Abstracts
Résumé
Le présent article s’interroge sur la notion d’abandon mise de l’avant dans plusieurs ouvrages de spiritualité. Plus précisément, il se penche sur l’acception du terme « abandon » chez deux mystiques chrétiens catholiques qui ont marqué l’histoire, soit Charles de Foucauld (1858-1916) et Madame Guyon (1648-1717). Par le biais de deux textes fondamentaux de ces deux auteurs et selon une grille d’analyse en trois volets (l’abandon selon la relation à soi, à Dieu et à l’autre), l’article permet de montrer que, loin d’être évidente, la notion d’abandon varie selon plusieurs facteurs et ne saurait se réduire à une seule définition. Par exemple, alors que, chez Foucauld, l’abandon tend à se traduire par une intense pratique extérieure et un appel à suivre l’exemple de Jésus, chez Guyon, l’abandon renvoie plutôt à une expérience intérieure et une volonté de partager cette expérience. La recherche permet également de déceler un trait d’union historique entre les deux mystiques, c’est-à-dire le livre L’abandon à la Providence divine. En conclusion, l’article suggère une piste de réflexion sur la notion contemporaine de l’abandon chez Alexandre Jollien.
Abstract
This article examines the notion of abandonment put forward in several works of spirituality. More specifically, it examines the meaning of the term “abandon” in two Catholic Christian mystics who marked history : Charles de Foucauld (1858-1916) and Madame Guyon (1648-1717). Using two fundamental texts by these authors, and according to a three-part analysis grid (abandonment in relation to oneself, to God and to the other), the article shows that the nuanced intricacies of the concept vary according to several factors and can hardly be reduced to a single definition. For instance, while in Foucauld, abandonment tends to result in intense external practice and a call to follow the example of Jesus, in Guyon, abandonment refers rather to an inner experience and a willingness to share this experience. The search also reveals a historical link between the two mystics, that being the book The Abandonment to Divine Providence. In conclusion, the article suggests a way of thinking about Alexandre Jollien’s contemporary notion of abandonment.
Article body
Introduction
Le thème de l’abandon est souvent évoqué dans les ouvrages religieux, de spiritualité et de croissance personnelle. À titre d’exemple, il suffit de mentionner le livre du philosophe suisse Alexandre Jollien, Petit traité de l’abandon, qui a paru en 2012 et qui figurait dans le palmarès des ventes de cette même année[1]. Par ailleurs, le terme « abandon » est souvent rapproché d’autres notions telles que le « détachement », l’« abdication », le « dépouillement », la « capitulation », le fait de « confier à Dieu » ainsi que l’expression qui semble être un des mots-clés de la spiritualité contemporaine, le « lâcher-prise ». De plus, nous invoquons ces termes, notamment la notion d’abandon, comme s’ils revêtaient d’emblée une aura d’universalité, comme si l’unique énonciation de ce thème suffisait à le définir. Mais qu’en est-il exactement ? Est-ce que tout cela consiste en la même chose ? Qu’est-ce que l’abandon ? À quoi se réfère-t-il exactement ? Est-ce même possible de le définir ? Est-ce que l’utilisation qu’on en fait est toujours la même ?
Pour tenter un début de réponse, il est pertinent de revenir dans le temps et de se rapporter aux mystiques chrétiens des siècles passés. En effet, l’utilisation du terme « abandon » dans un sens spirituel est très ancienne. Dans le monde chrétien, on entend encore aujourd’hui les échos des grands maîtres qui ont évoqué de manière abondante ce concept. Parmi ceux-là, nous retrouvons ces deux mystiques chrétiens importants : Madame Guyon et Charles de Foucauld.
Charles de Foucauld (1858-1916) a écrit une prière dont le titre est « Prière d’abandon ». Ce court texte est très fameux dans le paysage chrétien contemporain. Plusieurs personnes, dont les Petits frères de Jésus, le récitent et de nombreux auteurs actuels en parlent et l’étudient, notamment Robert Scholtus, dans son ouvrage Faut-il lâcher prise ? Splendeurs et misères de l’abandon spirituel [2]. Foucauld a vécu essentiellement durant la deuxième moitié du 19e siècle. Je me propose donc de mettre sa conception de l’abandon en dialogue avec celle de Madame Guyon (1648-1717), une mystique chez qui l’abandon est un thème central et qui a vécu 200 ans plus tôt, soit pendant la deuxième moitié du 17e siècle. Ce faisant, il sera possible de comparer le champ sémantique de cette notion chez deux mystiques chrétiens catholiques, à deux siècles d’intervalle. Par ailleurs, le fait de rester dans un environnement francophone permettra d’éviter les problèmes que pourrait soulever la traduction du terme « abandon ».
Il est évident que je procéderai à une définition complète de l’abandon chez ces deux auteurs, et que j’apporterai, espérons-le, quelques éléments nouveaux, quelques chemins intéressants à emprunter, mais ce n’est pas l’objectif principal de la présente recherche. En effet, le but de la recherche ne sera pas tant de définir ce que ces deux mystiques entendaient par « abandon » que de mettre la conception qu’ils s’en faisaient en relation, de voir s’il y a des rapprochements à faire, des distinctions à établir, etc. Dans cette optique, la recherche permettra de revisiter les mystiques du passé qui ont utilisé cette notion, mais elle servira surtout à montrer que la notion d’abandon n’est pas si évidente qu’elle ne paraît, que des nuances s’imposent selon les situations, selon les personnages, leur éducation, leurs expériences, selon le cadre conceptuel et référentiel, selon la culture, les époques, etc. Elle permettra ainsi d’exposer la richesse et la complexité de la notion ainsi que la difficulté d’y appliquer une définition stricte et ultime. Par ailleurs, le but ne sera pas de comparer les notions actuelles d’abandon et de lâcher-prise. Toutefois, la recherche pourra certes constituer un premier pas en ce sens, et je me permettrai d’offrir en conclusion une piste de réflexion à cet égard.
Je me pencherai plus spécifiquement sur deux textes : la « Prière d’abandon » de Charles de Foucauld et le texte « De l’abandon » de Madame Guyon, qui est le chapitre VI d’un ouvrage intitulé Moyen court. La raison de ce choix de textes est simple : chaque texte représente la synthèse de la pensée des deux auteurs concernant l’abandon, on en retrouve toute la substance. La méthode envisagée m’amènera également à me référer à d’autres écrits des auteurs ainsi qu’à leur biographie respective, ce qui me permettra d’apporter des nuances et de meilleurs éléments de réponse.
Je procéderai ainsi : après avoir repéré les éléments biographiques pertinents des auteurs et établi le contexte dans lequel les deux textes ont été rédigés, j’analyserai chez les deux auteurs le concept d’abandon sous trois angles différents : l’abandon quant à la relation à soi, à Dieu et aux autres. À quoi répondront spécifiquement ces trois angles d’entrée ? L’abandon selon la relation à soi répondra à la question « Qu’est-ce qu’on abandonne au niveau personnel ? » ; l’abandon selon la relation à Dieu posera la question : « Pour qui et pourquoi on abandonne cela ? » ; finalement, l’abandon selon la relation à l’autre permettra de relever notamment comment se traduit cet abandon dans les relations humaines et l’action dans le monde. Un tel examen, mené dans un triple rapport, aura l’avantage de rendre la comparaison plus complète et plus nuancée. Toutefois, il faut souligner le fait que les frontières entre ces points de vue sont nécessairement fluctuantes et poreuses. Les différentes relations se chevauchent, s’entremêlent et se complètent. Elles relèvent d’une dynamique où tout est à la fois séparé et uni.
I. Charles de Foucauld
Charles de Foucauld est né en 1858, à Strasbourg, en France. En 1864, il devient orphelin de père et de mère. Il est donc élevé par son grand-père, un ancien colonel de l’armée. À l’instar de son grand-père, Foucauld commence à 16 ans une formation militaire. La même année, il perd la foi. Il a des problèmes de discipline au sein de l’armée, on l’en chasse, il la réintègre, il démissionne finalement en 1882, il a 23 ans. À propos de cette période, il écrira plus tard, en 1892 : « Jamais je ne crois n’avoir été dans un si lamentable état d’esprit. […] j’étais toute vanité, toute impiété, tout désir du mal ; j’étais comme affolé[3] ». Ensuite, en 1883-1884, il part en voyage d’exploration au Maroc. Pour passer inaperçu, il se déguise en rabbin. Il rédige un ouvrage intitulé Reconnaissance du Maroc, qui obtient un grand succès. La foi des musulmans l’impressionne grandement.
Il se convertit au christianisme en 1886, il a 28 ans. Selon ses dires, cette conversion est en grande partie attribuable à l’abbé Huvelin, que Charles appelait mon bien-aimé père. C’est ce dernier qui l’aurait initié à la religion chrétienne. Les deux hommes resteront toute leur vie en contact, notamment par le biais d’un important échange épistolaire. Dès 1888, Charles de Foucauld fait un pèlerinage en Terre sainte. En janvier 1890, il entre chez les Trappistes et part vivre à Akbès, en Syrie actuelle, dans le couvent de cet ordre religieux. Il prononcera ses premiers voeux deux ans plus tard. À cette époque, il prend le nom de Frère Marie-Alberic. Dès 1893, il projette d’établir un nouvel ordre monastique. En 1897, il quitte les Trappistes et s’affaire à rédiger de nouvelles règles. En 1901, il part vivre en Algérie, à Béni Abbès, dans le but d’évangéliser. Il y habite jusqu’en 1905, année à laquelle il partira pour Tamanrasset, un des endroits les plus reculés de l’Algérie saharienne. Entre-temps, il fait quelques allers-retours en France. Il fait des pèlerinages dans le désert. Les tensions politiques de l’Algérie sont alors très complexes et critiques. L’armée française est présente, il y a des soulèvements de la population locale, des pillards, des rebelles, des luttes de pouvoir. Dans le cadre de ces conflits, le 1er décembre 1916, Charles de Foucauld est assassiné par un rezzou senoussiste.
1. Contexte d’écriture de la « Prière d’abandon »
Charles de Foucauld rédige la « Prière d’abandon » en 1896, à Akbès. À ce moment, il songe, comme mentionné, à établir un nouvel ordre religieux, plus strict que celui des Trappistes : la Congrégation des Petits Frères de Jésus, qui ne verra pas le jour de son vivant. Ainsi, il est dans une période d’incertitude au niveau de l’orientation de sa vie religieuse. De plus, les chrétiens de la région, entre autres, sont victimes de persécutions : « Autour de nous, il y a eu des horreurs, une foule de massacres, d’incendies, de pillages[4] ». Il est donc également dans une période où sa propre vie court de grands risques, où il est confronté à la possibilité de la mort.
La « Prière d’abandon » provient d’un manuscrit intitulé Méditations sur l’Évangile au sujet des principales vertus. Il s’agit précisément d’une méditation sur Luc 23,46 : « Mon Dieu, je remets mon esprit entre tes mains », que Jésus prononce alors qu’il est sur la croix. Foucauld se met à la place de Jésus et développe l’idée du verset. Le texte à l’étude est présenté comme étant une prière. Or, Antoine Chatelard, un moine de l’ordre religieux inspiré de Charles de Foucauld, ne pense pas que ce texte puisse en être une, car « […] il ne l’aurait pas adressée au Père mais à Jésus, son Frère, son Seigneur et son Dieu. C’est la caractéristique de sa prière qui est toujours centrée sur la personne de Jésus[5] ». Nous avons donc affaire à une méditation.
Par ailleurs, il est important de noter que le texte tel qu’il a été popularisé est différent de l’original. En parlant de la version abrégée, Pierre Auffret soutient : « On aura voulu éviter les redites et on a en fait porté atteinte à la composition du texte, lui enlevant du même coup une grande part de son souffle. Peut-on espérer qu’un jour la prière même écrite par frère Marie-Albéric se substitue à cette version abrégée qui gardera toujours le mérite de l’avoir fait connaître[6] ? » Donc, afin de rester fidèle le plus possible à l’esprit de Foucauld, j’utiliserai la version manuscrite.
2. L’abandon quant à la relation à soi
Commençons par analyser le vocabulaire relié à la notion d’abandon. En fait, le mot « abandonner » n’apparaît qu’une seule fois dans le texte de Foucauld. Cependant, comme il figure tout au début, il donne pour ainsi dire le ton au reste (c’est d’ailleurs cette ouverture qui a conféré au texte son nom de « Prière d’abandon »). Par ailleurs, Foucauld utilise le verbe « s’abandonner », et non pas le substantif « l’abandon ». Il ne parle donc pas explicitement « de l’abandon » au sens où il s’agirait d’un concept qu’il chercherait à élaborer, il dit simplement « je m’abandonne ».
Cela étant dit, la « Prière d’abandon » semble évidente au regard de l’abandon selon la relation à soi : elle consiste en la volonté de s’offrir à Dieu, tel un don de soi : « Mon Père, je me remets entre Vos mains ; mon Père, je me confie à Vous ; mon Père, je m’abandonne à Vous ; mon Père, faites de moi ce qu’il Vous plaira ; quoi que Vous fassiez de moi, je Vous remercie ; merci de tout ; je suis prêt, à tout ; j’accepte tout ; je Vous remercie de tout […][7] ». Ce n’est pourtant pas si évident. Qui est en fait ce « je » ? Il semble que ce ne soit pas Foucauld… mais le Christ. En effet, Foucauld prête ces mots à Jésus alors que celui-ci affronte la croix. La phrase d’introduction qui précède la « Prière d’abandon » éclaire le sens du texte, Foucauld y dit : « C’est la dernière prière de notre Maître ; et de notre Bien-Aimé… Puisse-t-elle être la nôtre… Et qu’elle soit non seulement celle de notre dernier instant, mais celle de tous nos instants ». Ainsi, le « je » du texte correspond indubitablement à Jésus.
Toutefois, dans le même souffle, Foucauld dit bien : « Puisse-t-elle être la nôtre… ». Ainsi, il est clair que Foucauld voudrait faire sienne, faire nôtre, cette dernière prière de Jésus. Ceci me semble fondamental, puisque, pour Foucauld, le but vital est d’imiter Jésus et d’atteindre le degré d’abandon dont celui-ci a fait preuve vis-à-vis de la volonté de son Père. Foucauld aspire au « je » de Jésus. Dans cette optique, il est possible de soutenir que le texte est une prière, au sens où c’est la prière que Foucauld prête à Jésus alors qu’il se trouve sur le Golgotha, et que Foucauld lui-même cherche à s’approprier. Or, cette attitude relève de l’idéal. Quand il dit « Puisse-t-elle être la nôtre… », il ose aspirer à faire la volonté de Dieu, mais il n’ose toutefois pas prétendre la réaliser complètement[8]. Pourtant, dans les faits, sa vie le démontre, Charles de Foucauld s’évertue à imiter en tout point Jésus : il ne veut rien amasser pour lui-même, il renonce à tout pour Jésus, il reste dans la pauvreté, dans l’abnégation, voire dans l’abjection. Il veut accomplir totalement cet « abandon de soi » et, comme Jésus, être le dernier des derniers, aimer et donner sa vie.
C’est dans cet esprit que Foucauld veut fonder un nouvel ordre monastique, pour s’abaisser encore plus. Huvelin lui dit à ce sujet en 1896 : « J’avais espéré que vous trouveriez à la Trappe ce que vous cherchez, assez de pauvreté, d’humilité, d’obéissance. Je regrette que cela ne puisse être[9] ». Foucauld était très sévère envers lui-même, la règle qu’il s’imposait était très stricte : « […] nourriture insuffisante et déséquilibrée. Sept heures de sommeil tout habillé sur le sol de terre battue […]. Ni linge, ni vêtements de rechange : pieds nus (sandales à l’extérieur). Aucune propriété, même collective, donc aucune sécurité matérielle. Pas de provisions[10] ». L’abandon selon la relation à soi chez Charles de Foucauld semble s’inscrire dans cette veine. Dans ce même esprit, Foucauld médite régulièrement le thème de ce verset : « Quiconque ne renonce pas à tout ce qu’il a ne peut être mon disciple » (Luc 14,33)[11]. Imiter et suivre Jésus, c’est donc son leitmotiv, sa raison première, sa source d’inspiration et son but, cela à un degré radical, un degré fatal…
En effet, comme nous l’avons vu plus tôt, la vie de Charles de Foucauld est en danger à l’époque où il rédige cette méditation. Donc, d’une certaine manière, il veut se préparer à la mort, il se prépare à mourir en martyr, si telle est la volonté de Dieu. L’abandon est complet et radical : « J’accepte tout », fait-il dire à Jésus, même la mort : « Pourvu que Votre volonté se fasse en moi ». En somme, chez Foucauld, l’abandon en rapport à la relation à soi concerne l’entièreté de la personne : sa volonté propre, tout son coeur, toute sa pensée, tout son temps, toute son énergie, tous ses biens personnels, et la vie elle-même.
3. L’abandon quant à la relation à Dieu
Avant d’aller plus loin, une remarque s’impose. Chatelard souligne un élément important au sujet de l’acception du mot « abandon » tel qu’énoncé dans le texte à l’étude. Avant le texte de la « Prière d’abandon », Foucauld note que l’abandon de Jésus consiste en un « tendre abandon d’un fils qui se sait aimé […]. Tendre familiarité, laisser-aller, abandon absolu ; Jésus pense tout haut en parlant à son Père : comme les pensées viennent, il les dit avec l’abandon d’un fils. Le caractère général de cette prière c’est la confiance, l’abandon […]. C’est un fils qui parle avec un familier et tendre abandon à son Père[12] ». À cet égard, Chatelard faire la remarque suivante : « Ces phrases […] définissent l’abandon comme le font les dictionnaires : “s’abandonner, c’est se laisser aller (à ses sentiments, à ses goûts)”. Or, on l’interprète souvent en termes de résignation, d’acceptation, voire de démission[13] ». Chatelard en conclut que ceux qui s’intéressent à Foucauld pourraient avoir tendance à plaquer leur conception actuelle de l’abandon spirituel sur la « Prière d’abandon » de Foucauld.
Le point de vue de Chatelard est défendable, il y a très certainement une part de vérité, mais cela ne saurait épuiser la question. Comment pourrait-on en effet réduire à un simple laisser-aller la teneur de l’abandon dans la « Prière », qui est ni plus ni moins saturée d’intensité et de force ? Par ailleurs, si on se réfère aux autres écrits de Foucauld, on note que le mot « abandon » signifie plus qu’un laisser-aller. En effet, quelques années après avoir écrit la « Prière d’abandon », Charles de Foucauld met la main sur un ouvrage faussement attribué à Jean-Pierre de Caussade (1675-1751) intitulé L’abandon à la Providence divine, un livre qui fait grande impression sur Charles de Foucauld. Il écrit à ce sujet : « Je ne cesse de le relire depuis deux ans et toujours j’y trouve du nouveau[14] ». Il écrit également dans une lettre de 1904 : « C’est le livre dont je vis le plus ». De plus, dans une lettre au Père Jérôme de 1903, en parlant de la communion, qui serait comme un baiser entre Jésus et le communiant, il dit : « […] Jésus nous tendant les bras et voulant se donner à nous […] la marque d’amour infinie que renferme cet abandon, ce don qu’il nous fait de lui[15] ». Les termes à retenir ici sont « abandon » et « don de soi ». Finalement, quelques mois avant sa mort, Charles de Foucauld notera une citation d’un autre livre important, soit L’Imitation de Jésus-Christ : « Qui n’est pas prêt à tout souffrir et à s’abandonner entièrement à la volonté de son bien-aimé ne sait pas ce que c’est d’aimer[16] ».
Il est impossible donc de réduire la portée de « je m’abandonne à toi » à un laisser-aller ; étant donné le contexte d’écriture de la « Prière » ; étant donné qu’il s’agit d’une notion présente dans la vie et l’oeuvre de Foucauld ; et parce que toute la littérature portant sur la pensée foucaldienne interprète le terme abandon dans le sens radical du don total de soi à Dieu, notamment Boulanger. Je crois donc qu’il est raisonnable de penser que Foucauld connaissait et utilisait également ce terme dans la même acception. Il faut toutefois garder à l’esprit que le terme « abandon » n’est utilisé qu’à de rares occasions chez Foucauld, que l’occurrence présente dans la « Prière » précède les autres mentions relevées dans les textes subséquents de Foucauld, donc qu’elle n’a peut-être pas été utilisée dans le même sens que ce qu’on trouve dans ces deux derniers ouvrages (L’abandon à la Providence divine et L’Imitation de Jésus-Christ) ; et que dans la « Prière » la notion d’abandon n’est pas spécifiquement isolée en tant qu’objet conceptuel, dans le sens que ce n’est pas le but de Foucauld de développer cette notion d’un point de vue intellectuel. Nous pouvons donc poursuivre.
La notion d’abandon chez Foucauld sous le prisme de la relation à Dieu dans la « Prière d’abandon » se décline de plusieurs manières. Ce qui ressort d’emblée de manière éloquente, c’est la manière dont il s’adresse à Dieu. Il dit « Mon père », cinq fois plutôt qu’une. Et le texte termine avec emphase en disant : « […] car Vous êtes mon Père ». Dans la « Prière d’abandon » originelle, Foucauld vouvoie le Père ; dans la version de la « Prière » qu’on connaît, on est passé du « vous » au « tu ». Foucauld n’aurait osé ce genre de familiarité. Plus encore, comme nous l’avons souligné, il n’aurait osé s’adresser directement à Dieu. Ne perdons pas de vue le fait que c’est Jésus qui parle et que Foucauld aspire seulement à imiter Jésus : « Les rares exceptions où Foucauld s’adresse à Dieu se trouvent justement dans ces méditations faites à la Trappe quand le sujet, par exemple le commentaire du Notre Père, l’oblige à s’adresser au Père[17] ». Par ailleurs, dans ses autres écrits, Foucauld « dit seulement : “J’aime le Père”. Mais Charles de Foucauld ne pouvait s’empêcher de mettre un “Je T’aime” dans la bouche de Jésus[18] ». Dans la « Prière d’abandon », on peut lire également « mon Dieu » à trois reprises, et si l’on se réfère aux autres écrits, on peut noter les occurrences suivantes : « Coeur Sacré de Jésus », « Mon Seigneur et Mon Dieu », « mon Maître », « mon Créateur », « mon Sauveur », « mon Dieu Bien-Aimé[19] ». Ainsi, la figure de Jésus est omniprésente. Et s’il fait parler Jésus dans la « Prière d’abandon », c’est pour mieux le comprendre, pour mieux l’approfondir, et finalement, pour mieux s’unir à lui et mieux l’imiter, car sa conception de Dieu se retrouve entièrement dans la personne de Jésus, sa conception est résolument christocentrique. La force de son action semble être puisée dans cette conception concrète de Dieu.
Pour Foucauld, toute la vie de Jésus dans les moindres détails est révélatrice et constitue un message pour le croyant. Foucauld s’en inspire dans tous les détails et s’en remet à la Providence, à Dieu, à Jésus, pour tous ses besoins matériels et spirituels. Sa relation avec Dieu est donc une relation d’obéissance complète, de foi et d’amour : « Je remets mon âme entre Vos mains. Je Vous la donne, mon Dieu, avec tout l’amour de mon coeur, parce que je Vous aime, et que ce m’est un besoin d’amour de me donner, de me remettre entre Vos mains, sans mesure, avec une infinie confiance, car Vous êtes mon Père ». Dans le même ordre d’idée, Foucauld dit lui-même ceci, ce qui résume bien l’essence de sa pensée : « Si j’aime Jésus, je ne suis attaché qu’à Lui seul […]. L’imiter, ne faire qu’un avec lui, me perdre en Lui, par la perte de ma volonté en la Sienne… Tout cela crie : détachement total de tout ce qui n’est pas de Lui[20] ! » Ainsi, « Foucauld veut vivre cette qualité d’être qui est celle de Jésus à Nazareth. Et d’abord, comme lui, un intense amour envers le Père : s’abandonner le plus totalement possible à lui[21] ».
Ainsi, et c’est ce qui me semble fondamental de relever et de comprendre ici, c’est que Charles de Foucauld ne veut pas seulement imiter Jésus, il veut le vivre. Il veut se fondre en Jésus, et accéder au Père. Le « je » de la « Prière d’abandon », s’il est interprété à la lumière d’un sens mystique et théologique, c’est Charles de Foucauld fusionné à Jésus et, ainsi, dans le Père. C’est donc par le Christ et dans le Christ que Foucauld s’adresse au Père. Ce serait le faîte de la relation à Dieu chez Foucauld.
4. L’abandon quant à la relation à l’autre
Si nous cherchons dans la « Prière d’abandon » des éléments de réponse concernant la relation aux autres, nous ne trouvons que les énoncés « Vos créatures », « Vos enfants » et « tous ceux que Votre coeur aime ». Pour Foucauld, les autres, les humains, sont les enfants aimés de Dieu. Or, pour approfondir l’aspect de la relation à l’autre, il faut se référer à la vie de Foucauld, à son action.
D’emblée, il faut souligner le fait que Foucauld suit toujours les conseils de l’abbé Huvelin et les ordres du Vatican[22]. Son rapport à l’autre est donc en partie un rapport d’obéissance. Par ailleurs, et c’est fondamental, dès que Foucauld s’est converti, il a répondu corps et âme à cet appel. La conversion et l’action vont de pair. Comme il a été dit, le but de Foucauld est d’abandonner sa volonté personnelle pour épouser celle de Dieu, de Jésus, ce qui impliquait en effet pour Foucauld de prendre la dernière place, pour être près des autres : « Celui-ci se voulait “frère universel” — ce qu’il faut bien comprendre : il ne s’agissait pas d’éprouver un “sentiment océanique”, idéaliste et vague, envers l’ensemble de l’humanité, mais de passer à l’acte de façon personnelle, d’être frère de celui-ci, de celle-là, de chacun “sans exception”, “bon ou mauvais, ami ou ennemi, bienfaiteur ou bourreau, chrétien ou infidèle” », selon les mots mêmes de Foucauld[23]. Ainsi, pour Foucauld : « C’est en aimant les hommes qu’on apprend à aimer Dieu[24] ».
Le meilleur résumé du projet de Foucauld se trouve peut-être dans cette citation d’une lettre de 1903 :
Je désire simplement et nettement aller […] chez les Touaregs […]. Je ne puis faire mieux pour ce salut des âmes qui est notre vie ici-bas, comme fut la vie de Jésus « Sauveur », que d’aller porter ailleurs, à autant d’âmes que possible, la semence de la divine doctrine, non en prêchant mais en conversant […] en m’établissant chez eux, apprenant leur langue, traduisant le Saint Évangile, me mettant en rapports aussi amicaux que possibles avec eux[25].
Conformément à cela, Foucauld va vivre dans un lieu de désolation, le désert, à Tamanrasset, il travaille sans arrêt, se lève au milieu de la nuit. Il défend les gens qu’il côtoie et travaille pour leur développement matériel[26]. Il rachète des esclaves pour les libérer. Il rédige un imposant dictionnaire français-touareg. Il récolte 6 000 vers de poésie touareg. Dans ses écrits, on peut lire : « Je dois faire tout ce que je puis faire de meilleur pour les âmes de ces peuples infidèles, dans un oubli total de moi[27] ». Il embrasse la pauvreté extrême, il s’oblige à donner ce qu’il a, même s’il a peu. Il écrit sans cesse. Après ses longues journées, il répond à ses correspondants[28]. Donc, son rapport à l’autre est une volonté de servir l’autre, un désir d’évangélisation, dans le cadre d’un rapport d’obéissance à Dieu et à ses supérieurs.
À cet égard, dans les autres textes de Foucauld, on trouve plusieurs mots qui tendent à recouvrir le même champ sémantique que la notion d’abandon : anéantissement, dépouillement, détachement, simplicité chrétienne, humilité infinie, offrande de soi, don de tout son être, obéissance, esclave de ce Divin Coeur. Or, le mot qui en fait semble compter le plus d’occurrences est celui d’obéissance (à Dieu et à ses supérieurs), qui désigne une des trois vertus évangéliques de la tradition catholique. Ainsi, la « Prière » aurait pu aussi bien porter le nom de « Prière d’obéissance », mais, oserais-je dire, le terme « obéissance » n’a pas de résonance dans la culture contemporaine et ne lui aurait peut-être pas assuré une si grande postérité.
II. Madame Guyon
Dans le même pays que Charles de Foucauld naissait le 13 avril 1648 Jeanne-Marie Bouvier de la Mothe Guyon, plus connue sous le nom de Madame Guyon. Dans sa prime enfance, elle séjourne dans diverses communautés religieuses, telles que chez les Bénédictines et chez les Ursulines. À 15 ans, elle se marie à un homme de 34 ans, dont la mère exercera sur la jeune Guyon une domination domestique. Les écrits autobiographiques de Madame Guyon laissent entendre qu’elle était carrément le bouc émissaire du foyer. Les pratiques spirituelles lui auraient servi à cette époque de refuge[29]. Or, cela ne la satisfait pas. La rencontre du franciscain Archange Enguerrand constitue alors un pivot dans la vie spirituelle de Madame Guyon. Celui-ci lui aurait dit : « Madame, vous cherchez au-dehors ce que vous avez au-dedans. Accoutumez-vous à chercher Dieu dans votre coeur et vous l’y trouverez[30] ». Par la suite, lors de ses oraisons, il lui arrive de tomber en contemplation : « Je ne pouvais presque rien faire […] je passais les heures de cette sorte sans pouvoir ni ouvrir les yeux, ni connaître ce qui se passait en moi, qui était si simple, si paisible, si suave[31] ».
Elle donne naissance à cinq enfants, dont le premier naît alors que Madame Guyon a 17 ans. À 28 ans, son époux meurt. À la suite de ce décès, elle voyage et habite dans différentes villes européennes pendant cinq ans, mais déjà à partir de 1673, elle vit une « nuit mystique ». Elle est alors dans la vingtaine. Au début des années 1680, elle tombe très malade.
Par la suite, sa doctrine attire les suspicions de différentes personnes, dont Bossuet et Mme de Maintenon. S’ensuit le fameux procès sur le quiétisme[32], qui vaudra à Madame Guyon de passer quelque huit années (entre les années 1695 et 1703) en captivité, soit dans un couvent, soit à la Bastille. Madame Guyon dérangeait les institutions catholiques en raison du caractère « passif » de sa doctrine et du fait que les sacrements n’y étaient pas importants. Sa doctrine était par ailleurs très prisée des milieux protestants. À 55 ans, le scandale s’estompe et elle poursuit sa vie jusqu’en 1717, année à laquelle elle meurt à l’âge de 69 ans. Madame Guyon a écrit toute sa vie durant et a eu une vie apostolique. Sa postérité sera énorme. Pour le philosophe Henri Bergson, Madame Guyon serait « le témoin mystique à l’état brut[33] ».
1. Contexte d’écriture du texte « De l’abandon »
Madame Guyon a beaucoup écrit. En plus de ses diverses correspondances, on trouve des traités spirituels, des écrits autobiographiques, des commentaires bibliques et de la poésie. L’ouvrage qui nous intéresse a été écrit après son oeuvre la plus fameuse, les Torrents, et s’intitule Moyen court et très-facile pour l’oraison et ses explications de la Bible, maintenant connu sous le nom de Moyen court. Rédigé vers 1685 en Savoie-Piémont et considéré comme la synthèse des Torrents, ce manuel est écrit tout d’abord, selon les dires de Madame Guyon, « pour quelques particuliers qui désiraient d’aimer Dieu de tout leur coeur. Mais comme quantité de personnes en demandaient des copies […], ils ont souhaité le faire imprimer […][34] ». Le petit ouvrage sera par la suite réédité et connaîtra un grand succès.
2. L’abandon quant à la relation à soi
Avant tout, il convient de relever que le terme « abandon » est récurrent dans le court chapitre à l’étude : il y apparaît sept fois. À l’exception d’une occurrence à la forme verbale (« s’abandonner »), on le retrouve toujours à la forme nominale. L’abandon en est résolument le thème principal. Et il est aisé d’en cerner la teneur de la relation à soi : « L’abandon est ce qu’il y a de conséquence dans toute la voie, et c’est la clef de tout l’intérieur. Qui sait bien s’abandonner sera bientôt parfait. Il faut donc se tenir ferme à l’abandon sans écouter le raisonnement ni la réflexion. Une grande foi fait un grand abandon. Il faut s’en fier à Dieu, espérant contre toute espérance[35] ». Il s’agit donc de s’abandonner « sans écouter le raisonnement ni la réflexion » et de « perdre sans cesse toute volonté propre dans la volonté de Dieu, renoncer à toutes les inclinations particulières, quelque bonnes qu’elles paraissent, sitôt qu’on les sent naître, pour se mettre dans l’indifférence et ne vouloir que ce que Dieu a voulu dès son éternité ». La relation à soi est donc très simple : la volonté propre doit disparaître, elle doit se fondre dans la volonté de Dieu.
On doit voir la profondeur de la « corruption » qui est en soi, on doit en concevoir « l’horreur[36] ». Il faut cesser les efforts, « se laisser saisir », couper court à nos pensées, à nos « activités psychiques personnelles », à nos sensations et à nos élans charnels et à tous désirs[37]. Chez Madame Guyon, « le retour sur soi et tous les actes accomplis ne comptent pas, sont dépourvus d’intérêt : le soi mérite seulement d’être ignoré. Il s’agit de s’oublier, de s’effacer, afin qu’il n’y ait que Dieu[38] ». La seule chose qui semble rester de soi est la disposition à s’abandonner à Dieu, ainsi qu’une foi totale : « L’acte mystique a également la liberté initiale d’un consentement[39] ».
L’aboutissement de cet abandon est la purification par Dieu, la légèreté, la liberté et la joie[40]. Toutefois, la notion de l’abandon quant à la relation à soi chez Madame Guyon comporte une part de progression. Madame Guyon a vécu une « nuit mystique ». À partir de 1673, elle perd peu à peu « la présence de Dieu ». Ce troublant passage à vide sera interprété par Madame Guyon comme une « nécessaire purification ». Elle devait être purifiée des merveilleuses délices dans lesquelles la présence de Dieu la plongeait, étant donné que « l’âme Le conserve en quelque sorte pour elle-même. Flattée intérieurement de la faveur exceptionnelle qui lui est faite, et dont elle pourrait éventuellement se sentir digne, elle grandit à ses propres yeux et tend à mépriser les autres[41] ». Il s’agit donc d’aller contre le sentiment naturel de l’amour de soi, de l’estime de soi qui se terre au fin fond de l’être. En ce sens, même le désir du salut pour soi-même doit disparaître. Madame Guyon explique bien son idée dans les Torrents, lorsqu’elle parle des raisons profondes de cette « nuit mystique » :
Il n’y a que cette expérience qui puisse faire véritablement connaître à l’âme son fond infini de misères. Toute autre voie ne peut donner une véritable pureté : si elle en donne, ce n’est qu’en superficie et non dans le fond, où l’impureté est cachée et non exprimée et sortie. Ici Dieu va chercher jusque dans le plus profond de l’âme son impureté foncière, qui est l’effet de l’amour-propre et de la propriété que Dieu veut détruire[42].
Ainsi, tout le processus d’abandon serait progressif.
Par ailleurs, un autre terme pourrait couvrir le même champ sémantique que le terme « abandon », il s’agit du terme « désappropriation ». En ce sens, selon Henri Delacroix, tous les écrits de Madame Guyon tourneraient autour de ces notions, où le soi est appelé à disparaître complètement[43]. Devant une telle radicalité, un questionnement surgit. Quel est le but de cet abandon ? Selon Madame Guyon, pour qui et pourquoi devrait-on faire le sacrifice de tout cela ?
3. L’abandon quant à la relation à Dieu
Dans le texte « De l’abandon », Madame Guyon utilise plusieurs vocables pour se référer à Dieu. Elle utilise essentiellement le mot « Dieu » (13 occurrences), mais aussi le mot « Providence » ou « Père céleste ». La personne de Jésus apparaît dans le vocable « Seigneur » à deux reprises à l’intérieur d’une citation des évangiles. Madame Guyon dit qu’on doit « se convaincre fortement que tout ce qui nous arrive de moment en moment est ordre et volonté de Dieu et tout ce qu’il nous faut ». Il s’agit donc de faire preuve d’une confiance complète en la Providence. Le texte évoque cette idée à plusieurs reprises. Et pour appuyer ses dires, Madame Guyon cite des passages bibliques, notamment Matthieu : « Ne soyez pas en souci pour le lendemain, car votre Père Céleste sait tout ce qui vous est nécessaire » (Mt 6,34). Elle cite également les Psaumes et les Proverbes : « Exposer vos oeuvres au Seigneur et il fera réussir vos pensées » (Pr 16,3). De plus, à l’égard de cette confiance en la Providence, l’emplacement du chapitre consacré à l’abandon par rapport aux autres chapitres est révélateur : le chapitre I invite tout le monde à pratiquer l’oraison, le deuxième évoque la méditation et la lecture méditée, le troisième s’adresse à ceux qui ne savent pas lire et enjoint ceux-ci de se tourner vers l’intérieur puisque le « Royaume de Dieu est au-dedans d’eux[44] ». Le chapitre V aborde le thème des difficultés et des sécheresses possibles sur la voie. C’est donc après avoir évoqué les souffrances de la vie que Madame Guyon entame le chapitre sur l’abandon à Dieu.
Il s’agit donc d’un geste de confiance absolue et d’un acte de foi, en ce sens que l’abandon s’appuie sur une part d’inconnu, malgré tout, « espérant contre toutes espérances » (Rm 4,18). Il faut bien appuyer le « malgré tout », parce que Madame Guyon a vécu plusieurs épreuves, elle a notamment passé plusieurs années en prison. Malgré cela, elle a persisté dans son chemin d’abandon à Dieu.
L’abandon à la Providence constitue l’idée essentielle présente dans le texte. Or, cela ne se réfère pas seulement à la vie quotidienne dans le monde. Madame Guyon dit que la Providence travaille tant à l’extérieur qu’à l’intérieur : « Laissez-vous donc conduire à Dieu comme il Lui plaira, soit pour l’intérieur, soit pour l’extérieur ». Et je serais même porté à suggérer que l’intérieur est plus important dans l’expérience guyonnienne. En effet, la démarche de Madame Guyon « repose sur la conviction que Dieu est bien au fond de nous-mêmes, et que c’est là que nous l’y trouverons ». Dès que l’abandon du sujet est décidé, l’« âme est comme aspirée en Dieu une fois qu’elle s’est disposée vers lui[45] ». Dieu semble agir au niveau intérieur. De plus, à propos de ses expériences mystiques, Madame Guyon dira : « Il se faisait en moi sans bruit de paroles une prière continuelle, qui me semblait être celle de notre Seigneur Jésus-Christ lui-même[46] ».
Et quand elle se réfère à cette période de vide spirituel qu’elle a traversée, Madame Guyon évoque avant tout une « nuit mystique » intérieure. À l’époque de ce vide, elle pense que c’est « Dieu qui la juge et qui s’est retiré d’elle parce qu’elle est indigne[47] ». Or, une analyse a posteriori de cette épreuve lui fait dire que Dieu cherchait en fait à la purifier de la propriété : « La sortie de l’état de désolation est ainsi un retour de la présence, mais d’une présence appelée à s’épanouir […]. Plus de distinction entre moi et Dieu, en un sens. Ou plus exactement, l’âme devient le canal fini par lequel Dieu opère[48] ».
En résumé, l’abandon selon la relation à Dieu chez Madame Guyon consiste en une fusion avec un Dieu providentiel, en qui il faut avoir une confiance totale, tant pour l’extérieur que pour l’intérieur, et dont la conception, bien que fortement inspirée et nourrie par les Écritures et par Jésus-Christ, fait surtout appel à une relation intime et heureuse avec Dieu.
4. L’abandon quant à la relation à l’autre
Dans le texte à l’étude, l’autre est essentiellement appelé « créature », mais aussi « mes très chers frères ». C’est de cette dernière manière qu’elle s’adresse à ses lecteurs. Autrement, elle dit qu’il ne faut « rien attribuer à la créature de ce qui arrive, mais regarder toutes choses en Dieu et les regarder comme venant infailliblement de sa main à la réserve de notre propre péché ». Sa conception de l’autre, de l’humain en tant que tel, est donc résolument négative. Le péché vient de l’humain, le reste vient de Dieu. Cela rappelle la relation à soi, où tout devait y être vu comme indésirable.
Pour bien cerner la relation aux autres chez Madame Guyon, il faut se rapporter à sa biographie. Comme nous l’avons vu, au début de ses expériences mystiques, elle avait la propension à « mépriser les autres[49] ». Son expérience la portait à s’isoler : « L’âme voudrait conserver Dieu pour elle, refuser l’action, et par voie de conséquence s’éloigner de tout ce que l’on nomme communément les devoirs[50] ». Elle était pourtant active. Or, cette action est renouvelée lorsqu’elle sort de sa période de sécheresse spirituelle. Comme il a été évoqué, l’être ne fait alors plus qu’un avec Dieu et ne fait que Sa volonté, qui nous pousse vers les autres. C’est alors que « l’action acquiert une signification toute neuve. L’âme se laisse absolument conduire, puisqu’elle ne veut plus rien, ne raisonne plus rien […]. Elle se laisse guider[51] ». De cette manière, chez Madame Guyon, on trouve un « rapport singulier d’un mysticisme de l’abandon de soi, même de la négation de soi, avec une action, en l’occurrence un apostolat, soutenu et d’une rare intensité[52] ».
Son apostolat consiste en plusieurs choses : écriture abondante et automatique (notamment de la poésie), apostolat direct, elle accueille des gens, elle se laisse guider par ses impulsions et tente de convertir l’élite de la société (dimension politique)[53]. Rappelons à cet égard que le texte à l’étude a justement été rédigé spécifiquement pour les autres, pour les aider dans leur vie spirituelle. Il importe de souligner également que si :
[…] son propre salut ne la touche pas alors, celui des autres ne le fait pas non plus ; cependant, elle y est employée et elle y travaille par providence, mais sans soin ni souci, sans y penser, sans s’en occuper, sans se soucier du succès : tout périrait et renverserait qu’elle n’en serait point touchée. Tout lui est Dieu, et Dieu est tout : la gloire de Dieu se trouve autant dans la destruction que dans l’édification. On ne sait plus alors ce que c’est que parents, amis, biens, enfants, intérêts, honneur, santé, vie, salut, gloire, éternité : tout cela ne subsiste plus pour une telle âme ; Dieu est toutes ces choses en Lui et pour Lui[54].
En ce sens, Madame Guyon « a voulu montrer par son oeuvre que cette articulation (expérience mystique et action) n’est pas contingente, mais au contraire nécessaire. À l’en croire, toute âme mystique qui dépasse les premiers stades ou états de l’expérience sent irrésistiblement une poussée qui la porte à l’action[55] ». Cette poussée émanerait de Dieu. En bref, la relation à l’autre se résume au fait que Madame Guyon cherche à convertir les autres à l’acceptation des événements quotidiens, à la vie intérieure et à l’abandon à la volonté de Dieu.
III. Une comparaison
D’emblée, il est primordial de garder à l’esprit que rien ici ne sera ni tranché ni catégorique. Foucauld et Guyon partagent plusieurs éléments communs, mais dans des proportions inégales, et c’est cela même que je tenterai d’illustrer ici.
1. L’abandon quant à la relation à soi
La relation à soi, chez Foucauld, se résume plutôt à un abandon extérieur. L’abandon concerne la volonté personnelle, ce que l’on peut apprécier surtout dans sa manifestation extérieure. Cela relève aussi d’une vie intérieure d’amour et de joie, mais pas aussi radicalement que chez Madame Guyon, qui s’efforce de décrire la dynamique de la vie intérieure. Donc, le premier use de sa volonté pour la fondre à celle de Dieu, la deuxième abandonne sa volonté et laisse Dieu agir. La finalité est peut-être la même, mais l’approche est différente.
Si pour Madame Guyon, il faut abandonner « toutes les facultés psychiques (imaginations, entendement, volonté) en tant qu’elles centrent l’individu sur lui-même » (cela n’exclut d’ailleurs pas tout discernement), il n’en va pas de même chez Foucauld. Dans ses différents écrits, notamment lors de sa retraite à Notre Dame des Neiges et au Sahara, Foucauld procède régulièrement et de manière incessante à un examen de conscience touchant à sa pratique et à sa dévotion pour Dieu, ce qui témoigne d’une vie intérieure intense, mais c’est dans le but d’appliquer concrètement la volonté de Jésus, ce même Jésus qui avait pris la dernière place et qui vivait dans la pauvreté. En somme, chez Foucauld, l’approche est plus rationnelle ; chez Guyon, elle procède plutôt de l’expérience intérieure.
À cet égard, Foucauld abandonne toute possession matérielle. Il vit dans une grande pauvreté, alors que Madame Guyon n’applique pas ce genre d’ascèse, puisqu’elle possède une petite fortune personnelle du fait de son mari. Elle est toutefois « indifférente à toutes choses, soit pour le corps soit pour l’âme ». Par ailleurs, pour les deux, l’être humain est limité et corrompu.
De plus, les deux mystiques sont dans la joie de l’union à Dieu. Madame Guyon affirme : « Le coeur demeure par ce moyen toujours libre, content et dégagé ». Donc, l’abandon accroît le bien-être et la joie. Toutefois, ce ne saurait être le but recherché. Par exemple, Madame Guyon a vécu de grandes souffrances (pensons à sa « nuit mystique »). Le but est donc d’accepter la volonté de Dieu, coûte que coûte, c’est donc un chemin de foi. Chez Foucauld, dans la « Prière d’abandon », c’est aussi cet aspect de la foi qui ressort : c’est un acte de confiance totale envers Dieu (Jésus) et d’acceptation complète de la volonté divine, quoi qu’il en coûte.
En effet, chez Foucauld, abandonner sa volonté à Dieu, cela peut consister à abandonner sa vie, à mourir, s’il le faut. Tel est essentiellement le sens de la « Prière d’abandon ». Madame Guyon, qui a passé quelques années en prison, était également prête à accepter toute souffrance. Elle affirmait aussi que la « marque de l’avancement intérieur est si l’on avance dans la croix. L’abandon et la croix vont de compagnie[56] ». On retrouve donc bel et bien le thème de la croix et de la mort chez les deux mystiques, mais seulement un des deux, nommément Charles de Foucauld, a réellement vécu la croix jusqu’au bout : il est devenu martyr.
2. L’abandon quant à la relation à Dieu
Quelles sont les raisons qui poussent une personne à s’abandonner ? L’amour de Dieu ? La foi en Dieu ? La peur de l’Enfer ? Ou encore en raison d’une inaptitude au bien ? À cause de la souffrance et du désespoir ? Dans le but de glorifier Dieu ? Par obéissance ? Par un raisonnement intellectuel ? En raison d’une soif spirituelle ?
Pour Foucauld, il semble que le point de départ soit une souffrance intérieure et une soif intense de vérité : « […] ce trouble de l’âme, cette angoisse, cette recherche de la vérité, cette prière : “Mon Dieu, si Vous existez, faites-le moi connaître !” Tout cela, c’était Votre oeuvre […][57] ». On peut par la suite déceler une démarche proprement rationnelle. Foucauld fait le raisonnement suivant : « Puisque cette âme est si intelligente (en parlant probablement de l’abbé Huvelin), la religion qu’elle croit si fermement ne saurait être une folie comme je le pense […]. Puisque cette religion n’est pas une folie, peut-être la vérité […] est-elle là ? […] Étudions donc cette religion[58] ». Par la suite, le point tournant et fondamental sera la foi et l’amour.
Pour Guyon, les raisons de son abandon sont plus difficiles à déterminer. Il semble que son enfance dans les institutions religieuses l’ait amenée à vouloir vivre la religion qu’elle côtoyait, animée qu’elle était par l’espérance et contente d’y trouver un refuge. Ensuite est survenue son expérience intérieure de paix savoureuse. Sa foi et la souffrance (sa « nuit mystique ») l’auraient poussée encore plus loin dans l’abandon. Donc, on retrouve l’idée citée précédemment : si, chez Foucauld, la démarche provient plutôt d’un raisonnement ; chez Guyon, la démarche émane plus de l’expérience intérieure.
De cette démarche semble se décliner le reste. Foucauld s’appuie sur une conception claire et concrète de Dieu : le Jésus des Évangiles. Madame Guyon, même si la figure christique et les Écritures sont pour elle tout à fait fondamentales, s’adresse quant à elle plus franchement à Dieu, un Dieu dont elle ne peut pas nécessairement appréhender tous les contours, puisque son abandon implique une foi qui s’appuie en partie sur l’inconnu. Elle a accès à Dieu surtout par une expérience intérieure. Foucauld se tourne plutôt vers les Évangiles et vers les figures d’autorité. La relation à Dieu de ces deux mystiques demeure une fusion complète à Dieu, tant intérieure qu’extérieure. Si Foucauld passe résolument par le Christ et vit par Lui, Madame Guyon semble évoquer une fusion à Dieu où la figure de Jésus est moins présente. Par ailleurs, pour chacun d’eux, la Providence fait tout, la prière peut tout. Et les deux veulent à tout prix faire un avec la volonté de Dieu, avec qui ils sont dans une relation de foi et d’amour dont ils éprouvent une joie entière.
Une autre conséquence de leur démarche respective est que Foucauld est dans l’obéissance stricte à l’égard de la figure de Jésus, mais aussi à l’égard des autorités ecclésiastiques, et de manière prégnante de l’abbé Huvelin. Pour Foucauld, la volonté de Dieu se trouve là. Madame Guyon, quant à elle, fait montre d’une certaine indépendance d’esprit émanant de son expérience intérieure (ce qui lui causera par ailleurs des soucis), mais sans obnubiler le fait qu’elle s’en remettait aussi aux Écritures et aux conseils extérieurs. Ainsi voyons-nous que le concept d’abandon chez Madame Guyon ne recoupe pas entièrement le concept d’obéissance.
3. L’abandon quant à la relation à l’autre
Quant à la relation aux autres, les textes en tant que tels annoncent déjà une divergence : la « Prière d’abandon » est une réflexion sur Jésus dans le but de l’imiter, de vivre pour et par Lui et d’inspirer par l’exemple les autres à faire de même ; tandis que le texte « De l’abandon » provient d’une expérience intérieure et vise à expliquer cette expérience pour le bien des autres. Donc, l’objectif de la méditation de Foucauld n’est pas d’expliquer l’abandon, comme s’il s’agissait d’un objet de réflexion en tant que tel, alors que c’est le cas chez Madame Guyon, dont le but est spécifiquement d’élaborer le concept d’abandon.
Par ailleurs, chez Foucauld, ce qui frappe d’emblée, c’est l’intensité de son action, comprise comme une action apostolique. Comme nous l’avons vu, sa conversion et sa vocation vont de pair. Il abandonne sa famille, il n’a pas d’enfants, il intègre un ordre monastique, il quitte son pays, il va dans le désert, il va à la rencontre de musulmans isolés et pauvres, il est lui-même dans le plus grand dénuement matériel. Il se dédie corps et coeur et âme pour les autres. Son but est de permettre au message évangélique de pénétrer en terre musulmane. Son but était de sauver les âmes.
Madame Guyon a été dans l’action toute sa vie, mais il y a eu une progression. Comme nous l’avons vu, son action apostolique a été intense. Or, la teneur de cette action était différente de celle de Foucauld. Elle a eu plusieurs enfants, elle était active dans le monde, allait vers les petites gens, mais aussi vers les riches, vers la haute société. De plus, son but n’était pas de convertir au christianisme ni à Jésus, puisqu’elle s’adressait à des chrétiens, mais de convertir à la vie intérieure et à l’abandon, « comme clé de tout l’intérieur ». Finalement, si le service à l’autre de Foucauld était inspiré et basé sur la vie de Jésus, celui de Guyon semble plutôt émaner de son expérience mystique.
4. Un trait d’union historique
L’abandon chez Madame Guyon et l’abandon chez Foucauld ont-ils un lien de parenté historique ? Il semble qu’il soit possible d’offrir un début de réponse à cette question. Nous avons vu que Foucauld avait en sa possession le livre L’abandon à la Providence divine, or Dominique Salin parle ainsi de ce livre : « […] le petit traité L’abandon à la Providence divine, qui venait d’être publié en 1861, mais qui avait été rédigé au milieu du xviiie siècle. Ce traité a longtemps été attribué au jésuite Jean-Pierre de Caussade. Son auteur demeure en réalité inconnu. Mais c’est un disciple de Madame Guyon et de Fénelon, donc de François de Sales[59] ». À propos de l’auteur de cet ouvrage, Jacques Gagey dit aussi que : « […] nous le devons à une dame inconnue, de l’aristocratie de Nancy, qui n’était point religieuse[60] ». Celle-ci aurait correspondu avec Jean-Pierre Caussade dans les années 1730. Et il est certain que cette dame connaissait bien l’oeuvre de Guyon, comme en atteste entre autres ce solide parallèle que Jacques Gagey a dégagé. Dans un chapitre de L’abandon à la Providence divine, l’auteure reprend presque tel quel un passage du texte de Madame Guyon à l’étude dans le cadre de cette recherche. La dame de Nancy avance que « […] tout l’ouvrage de notre sanctification consiste à recevoir de moment en moment toutes les peines et devoirs de l’état comme des voiles qui cachent et donnent Dieu[61] ». Ce qui est à comparer à cette phrase du texte « De l’abandon » de Madame Guyon : « […] se convaincre fortement que tout ce qui nous arrive de moment en moment est ordre et volonté de Dieu, et tout ce qu’il faut ».
Une boucle semble bouclée entre Madame Guyon et Foucauld. Le texte « De l’abandon » a constitué une influence pour la rédaction du traité L’abandon à la Providence divine. Ainsi peut-on affirmer avec un brin de véhémence que Foucauld a été influencé et nourri par Madame Guyon, et ce, par le truchement de l’ouvrage de la dame de Nancy. Toutefois, la « Prière d’abandon », qui constituait le point d’ancrage de l’étude de la notion d’abandon chez Foucauld, ne saurait avoir subi l’influence de L’abandon à la Providence divine puisque Foucauld a mis la main sur ce traité après la rédaction de la « Prière d’abandon ».
Quelle est la substance de ce traité sur l’abandon ? Sans en évoquer toute la richesse et tous les aspects, je dirais qu’en plus du concept de moment présent, il y a deux versants du concept d’abandon qui reviennent de manière récurrente dans le texte. D’une part, l’abandon est synonyme d’obéissance et se rapporte aux choses extérieures : « La pratique active de la fidélité consiste dans l’accomplissement des devoirs qui nous sont imposés, soit par les lois générales de Dieu et de l’Église, soit par l’état particulier que nous avons embrassé. Son exercice passif consiste dans l’acceptation amoureuse de tout ce que Dieu nous envoie à chaque instant[62] ». D’autre part, l’abandon est la simplicité du coeur et se réfère au monde intérieur :
[…] dites toujours au fond du coeur : Mon Dieu, vous le voulez, je le veux… Je ne refuse rien de votre main paternelle ; j’accepte tout, je me soumets à tout. Dans ce seul acte, continué ou plutôt habituel, consiste toute notre perfection. Voilà également ce qui entretient la paix dans le fond du coeur et dans le centre de l’âme, lors même qu’on se sent agité de divers troubles et mouvements contraires. Plus vous saurez vous maintenir dans cette sainte simplicité intérieure, et plus vous avancerez, ou, pour parler plus juste, plus Dieu lui-même vous fera avancer[63].
Il est possible au regard de cette conception de suggérer que Foucauld représente plutôt l’abandon extérieur évoqué dans L’abandon à la Providence divine, alors que Madame Guyon serait plutôt la représentante de l’abandon intérieur. Cela dit, les deux se rejoignent : l’abandon extérieur fait en sorte de travailler le coeur ; l’abandon intérieur part d’un changement de coeur qui se traduit par une action extérieure. Qui plus est, ces deux dynamiques sont évoquées dans L’abandon à la Providence divine sans établir de hiérarchie : « Il faut donc conclure qu’il n’y a pas de voie particulière qui soit la plus parfaite ; mais que le plus parfait, en général, est la soumission à l’ordre de Dieu, soit dans l’accomplissement des devoirs extérieurs, soit dans les dispositions intérieures[64] ». Le but de la recherche n’était pas d’évaluer l’importance de ce trait d’union entre Guyon et Foucauld, or la recherche a permis de l’établir solidement, mais de plus amples investigations sont nécessaires.
Conclusion
Nous avons pu constater que le terme « abandon » ne renvoie pas nécessairement à la même chose chez nos deux mystiques, bien que sur certains points, ils se rejoignent. Une chose est sûre : les avenues de recherche possibles sont multiples et fécondes. Elles le sont d’autant plus si nous tentons de faire le lien avec l’époque actuelle.
À titre d’exemple, dans le Petit traité de l’abandon, que j’ai cité en introduction, Jollien semble considérer la notion d’abandon apparaissant chez les mystiques chrétiens comme une notion parfaitement identique à celle rencontrée chez les philosophes occidentaux ou dans le bouddhisme zen. En ce sens, il se rallie à plusieurs penseurs, tels que Suzuki, Thomas Merton, Alan Watts, qui font de l’abandon mystique chrétien et de l’abandon présent dans le bouddhisme l’apanage d’une même expérience.
Peut-on établir en effet un lien entre la notion d’abandon chez Jollien et l’abandon chez les mystiques chrétiens à l’étude ? Ce n’est pas si évident qu’il n’y paraît. Pour alimenter le concept de l’abandon (dont le lâcher-prise fait figure de synonyme), Alexandre Jollien fait appel aux philosophes occidentaux (Épicure, Diogène, Sénèque, Spinoza, Montaigne, Nietzsche, etc.), ainsi qu’au bouddhisme zen. L’abandon n’est pas évoqué dans le cadre de la théologie chrétienne, bien qu’il cite quelques mystiques célèbres, tels que Maître Eckhart. Les références de Jollien ainsi que son cadre théorique semblent plus près du bouddhisme zen. Les citations provenant des milieux bouddhiques sont abondantes, il cite Dogen, Hui Neng, etc. Il utilise des expressions propres au bouddhisme telles que « l’illusion des constructions mentales », « la non-fixation », « la perte de l’ego », etc.
On peut lire par exemple : « S’abandonner, c’est accueillir la vie telle qu’elle se présente, vivre en un sens la non-fixation, chère à la pensée bouddhiste[65] ». On peut difficilement affirmer que Charles de Foucauld se serait reconnu dans cet énoncé et ce contexte. Quand celui-ci affirme « j’accepte tout » dans la « Prière d’abandon », on sent l’intensité de celui qui est prêt à tout, de celui qui vit dans le plus grand dénuement, de celui qui va mourir martyr. La radicalité de l’abandon ne saurait être la même. En fait, chez les chrétiens, il n’y a pas d’abandon total sans la présence de Dieu et de Jésus. Pour le chrétien, cela relève de l’ultime vérité, sans quoi l’expérience ne saurait être authentique et complète. Il s’agit d’une différence au niveau du cadre théorique, mais d’une différence fondamentale, qui a des conséquences sur l’expérience. Par exemple, cette théologie mène à une foi indéniable et inébranlable en Dieu, qui y est peut-être pour quelque chose dans cette apparente différence d’intensité. C’est d’ailleurs peut-être une force de l’abandon mystique chrétien au sens où il est étayé par une foi telle que la personne qui s’abandonne est prête à tout, même à la souffrance, au nom de sa foi en son Dieu. En ce sens, l’expérience de l’abandon est d’autant plus radicale que la foi est totale. Cette idée de la foi est justement, nous l’avons vu, très présente tant chez Foucauld et Madame Guyon que dans le traité L’abandon à la Providence divine. Cette foi apparaît nécessaire, étant donné que l’expérience de l’abandon ne semble pas toujours être aisée. Si la confiance n’est pas absolue, la peur et le désespoir s’emparent du pratiquant. Est-ce qu’on retrouve une telle foi et une telle radicalité dans les ouvrages actuels traitant de l’abandon ou du lâcher-prise ? Une analyse approfondie s’impose.
Cela dit, la pensée de Jollien est d’une grande profondeur, et on peut certes relever des éléments qui sans contredit se répondent. Par exemple, les thèmes de l’amour inconditionnel, de la foi, de la prière et de la méditation, de l’humilité, tous présentés par l’auteur dans le contexte d’un chemin d’abandon, sont très importants chez Jollien. Le thème du moment présent l’est également : « Plus on s’abandonne à l’instant présent, plus on est dans l’action et l’on répond adéquatement aux circonstances de l’existence[66] ». Il cite dans le même sens un moine bouddhiste, qui dit : « Quand tu es assis, sois assis ; quand tu es debout, sois debout ; quand tu marches, marche. Et surtout n’hésite pas[67] ».
Ce thème n’est pas absent de chez Madame Guyon, qui met également l’accent sur le moment présent, quand elle dit : « […] et donner le présent à Dieu. Nous contenter du moment actuel qui nous apporte avec soi l’ordre éternel de Dieu […] ». Il en va de même dans L’abandon à la Providence divine, où le thème du moment présent est fondamental et constitue ni plus ni moins le point d’ancrage central de l’abandon : « Une âme ne peut être véritablement nourrie, fortifiée, purifiée, enrichie, sanctifiée que par cette plénitude du moment présent[68] ». De plus, cela ne va pas sans rappeler la notion de moment présent actuellement très populaire dans les livres de croissance personnelle. Il faudrait reprendre ces derniers ouvrages et les analyser à l’aide de la grille d’analyse des trois relations.
Enfin, bien qu’il soit impossible d’affirmer que l’abandon renvoie à la même acception dans toutes les situations, parce que les différentes utilisations nécessitent mille nuances, quant au public ciblé (des laïcs, des moines, etc.), quant à l’éducation et au contexte culturel, quant à ce qui précède l’expérience de l’abandon (ascèse, souffrance, vie mondaine, etc.) et ce qui y succède (transformation de la personne, actions), quant à l’intensité (l’abandon d’une pensée, d’une rancoeur, de la soif charnelle, ou encore l’abandon total de soi, de sa vie physique), quant au cadre théorique et conceptuel dans lequel l’abandon est évoqué, il semble qu’il soit possible d’établir des ponts, de trouver des lieux de rencontre, et peut-être même de dégager des invariants universaux propres à l’expérience humaine.
Appendices
Notes
-
[1]
Alexandre Jollien, Petit traité de l’abandon. Pensées pour accueillir la vie telle qu’elle se propose, Paris, Seuil, 2012, 117 p.
-
[2]
Robert Scholtus, Faut-il lâcher prise ? Splendeurs et misères de l’abandon spirituel, Paris, Bayard, 2008, 99 p.
-
[3]
Jean-Claude Boulanger, L’Évangile dans le sable. L’expérience spirituelle de Charles de Foucauld, Paris, Desclée de Brouwer, 2005, p. 44.
-
[4]
Ibid., p. 95.
-
[5]
Antoine Chatelard, « La prière d’abandon de Charles de Foucauld », Vie consacrée, 67, 4 (1995), p. 5-6.
-
[6]
Pierre Auffret, « La dernière prière de Jésus selon frère Marie-Albéric (1896) : Étude structurelle », Science et Esprit, 48, 2 (1996), p. 182.
-
[7]
Les citations sans référence renvoient aux textes à l’étude.
-
[8]
Jean-Claude Boulanger, L’Évangile dans le sable, p. 102.
-
[9]
Jean-Jacques Antier, Charles de Foucauld, Paris, Perrin, 1997, p. 125.
-
[10]
Ibid., p. 125-126.
-
[11]
Charles de Foucauld, Seul avec Dieu : Retraites à Notre Dame des Neiges et au Sahara, Paris, Nouvelle Cité, 1975, p. 123-124.
-
[12]
Chatelard, « La prière d’abandon de Charles de Foucauld », p. 7-9.
-
[13]
Ibid.
-
[14]
Jean-Claude Boulanger, La prière d’abandon. Un chemin de confiance avec Charles de Foucauld, Paris, Desclée de Brouwer, 2010, p. 66.
-
[15]
Marcel Nadeau, L’expérience de Dieu avec Charles de Foucauld, Montréal, Fides, 2004, p. 92.
-
[16]
L’Imitation de Jésus-Christ, Tour, Cattier, 1870, p. 157.
-
[17]
Chatelard, « La prière d’abandon de Charles de Foucauld », p. 4.
-
[18]
Ibid., p. 8.
-
[19]
Charles de Foucauld, Écrits spirituels, Paris, J. de Gigord, 1927, p. 5.
-
[20]
Ibid., p. 215.
-
[21]
Jean-François Six, « La postérité de Charles de Foucauld », Études, 7, 397 (2002), p. 69.
-
[22]
Boulanger, L’Évangile dans le sable, p. 188.
-
[23]
Ibid., p. 69.
-
[24]
Six, « La postérité de Charles de Foucauld », p. 70.
-
[25]
Boulanger, L’Évangile dans le sable, p. 165-166.
-
[26]
Ibid., p. 203.
-
[27]
Foucauld, Écrits spirituels, p. 232.
-
[28]
Boulanger, L’Évangile dans le sable, p. 200.
-
[29]
Ghislain Waterlot, « Réflexion sur une doctrine d’une mystique redoutée », Revue de théologie et de philosophie, 142 (2010), p. 265.
-
[30]
Ibid.
-
[31]
Ibid., p. 266.
-
[32]
C’est l’Espagnol Miguel de Molinos (1628-1696) qui a premièrement élaboré l’idée du quiétisme, idée qui été condamnée en 1687 par l’Église catholique surtout en raison de l’aspect « passif » de l’approche. Madame Guyon a par la suite fait ressurgir le débat. Fénelon et Bossuet se sont affrontés à ce sujet et Bossuet, qui luttait contre le quiétisme, a gagné, ce qui a contribué à jeter le discrédit sur cette approche par la suite. Louis Cognet parle à cet égard d’un « crépuscule des mystiques » en France.
-
[33]
Madame Guyon, Oeuvres mystiques, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 7.
-
[34]
Ibid., p. 69.
-
[35]
Si la notice bibliographique est absente de la citation, prière de vous référer au texte à l’étude.
-
[36]
Ibid., p. 501.
-
[37]
Waterlot, « Réflexion sur une doctrine d’une mystique redoutée », p. 263 et 269.
-
[38]
Ibid., p. 264.
-
[39]
Marie-Louise Gondal, Madame Guyon (1648-1717). Un nouveau visage, Paris, Beauchesne, 1989, p. 271.
-
[40]
Ibid., p. 272.
-
[41]
Waterlot, « Réflexion sur une doctrine d’une mystique redoutée », p. 270-271.
-
[42]
Madame Guyon, Oeuvres mystiques, p. 208.
-
[43]
Waterlot, « Réflexion sur une doctrine d’une mystique redoutée », p. 274.
-
[44]
Ibid., p. 82.
-
[45]
Ibid., p. 268.
-
[46]
Ibid., p. 266.
-
[47]
Ibid., p. 270.
-
[48]
Ibid., p. 275.
-
[49]
Ibid., p. 271.
-
[50]
Ibid.
-
[51]
Ibid., p. 275.
-
[52]
Ibid., p. 262.
-
[53]
Ibid., p. 276.
-
[54]
Madame Guyon, Oeuvres mystiques, p. 39.
-
[55]
Waterlot, « Réflexion sur une doctrine d’une mystique redoutée », p. 277.
-
[56]
Madame Guyon, Oeuvres mystiques, p. 85.
-
[57]
Foucauld, Écrits spirituels, p. 80-81.
-
[58]
Boulanger, L’Évangile dans le sable, p. 66.
-
[59]
Dominique Salin, L’expérience spirituelle et son langage. Leçons sur la tradition mystique chrétienne, Paris, Facultés jésuites, 2015, p. 50-51.
-
[60]
Jacques Gagey, Jean-Pierre Caussade, L’abandon à la Providence divine d’une dame de Lorraine au xviiie siècle. Suivi des lettres spirituelles de Jean-Pierre Caussade à cette dame, Grenoble, J. Million (coll. « Atopia »), 2001, p. 5.
-
[61]
Ibid., p. 154.
-
[62]
Jean-Pierre Caussade (sic), L’abandon à la Providence divine, Paris, J. Gabalda, 1920, p. 5.
-
[63]
Ibid., p. 260.
-
[64]
Ibid., p. 22.
-
[65]
En ligne, http://www.alexandre-jollien.ch/?page_id=1272, page consultée le 17 mai 2017.
-
[66]
Alexandre Jollien, Petit traité de l’abandon, p. 14.
-
[67]
Ibid., p. 16.
-
[68]
Caussade, L’abandon à la Providence divine, p. 15.