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Introduction

Cet article[1] a pour postulat que la dimension de « négativité » connaît aujourd’hui une crise profonde qui la conduit peu à peu à son effacement des dynamiques qui traversent et transforment le social au profit d’une culture de la « coïncidence ». Nous appuierons cette intuition d’un effacement contemporain de la négativité par l’exploration de trois lieux disciplinaires qui abordent, chacun dans son propre langage, cette problématique. Nous commencerons par le champ de la psychanalyse, plus particulièrement avec le diagnostic clinique posé par le psychanalyste belge Jean-Pierre Lebrun sur les transformations qui affectent le social et la culture. Nous verrons alors comment la négativité occupe pour lui une place centrale dans la construction et l’économie du sujet, ainsi que la manière dont cette dimension de négativité est aujourd’hui progressivement effacée au profit d’un néo-sujet caractérisé par la positivité, notamment dans son rapport à la langue. Ensuite, nous explorerons le champ de la littérature, en nous centrant sur les analyses proposées par Milan Kundera sur la notion de kitsch, qu’il définit comme le désir d’un « accord catégorique avec l’être », moteur d’une existence idyllique. Enfin, nous envisagerons le champ de la théologie chrétienne, où ces débats sur l’effacement de la négativité trouvent une actualité et une résonance particulière, dans un contexte contemporain de transformation du rapport du sujet au religieux.

Notre intuition est qu’il existe une parenté profonde entre ces trois contextes disciplinaires fort différents les uns des autres. Dans cette perspective, nous chercherons à montrer que la positivité qui habite le néo-sujet, que l’accord catégorique avec l’Être, et que la transformation du croire en savoir sont autant de symptômes, exprimés de manière différente, d’une crise plus générale de la négativité et de l’émergence d’une culture de la coïncidence au coeur du socio-culturel contemporain.

Nous devons encore préciser que tout ce parcours, nous l’assumerons comme théologien, et cela même si les problématiques classiques de la théologie n’affleureront pas toujours au premier regard, en tout cas dans les deux premières parties de l’article. Nous pensons en effet que du théologique (ou mieux, du théologal) traverse de manière souterraine, et imperceptible, les structures et les ressorts de la culture et du social, sans pourtant s’épuiser dans ce qu’il est convenu d’appeler une théologie. Toutefois, ce positionnement ne pourra être entrepris que dans une perspective interdisciplinaire qui n’épuise pas la théologie dans le registre du confessionnel, ni la culture dans celui de la pure immanence.

I. La crise contemporaine de la négativité : regard psychanalytique

Nous rencontrons dans l’histoire de la philosophie et de la théologie chrétienne de nombreuses occurrences et définitions de la notion de négativité. Qu’il suffise de penser à la philosophie grecque, à la théologie négative, à la mystique. Dans ces différentes démarches, Dieu n’est pas défini à partir d’une série de caractéristiques ou de traits positifs, mais en fonction de ce qu’il n’est pas. S’esquisse ainsi un portrait de Dieu où ce qu’il n’est pas vient dessiner, mais en creux, les traits de son identité. Pour notre part, nous prenons acte de cette généalogie théologico-philosophique de la notion de négativité, mais comme théologien, nous préférons pourtant analyser la négativité à partir d’une autre clé d’interprétation, ici psychanalytique, que nous empruntons au psychanalyste belge Jean-Pierre Lebrun, dans son ouvrage La perversion ordinaire. Vivre ensemble sans autrui[2].

1. Une première définition de la négativité

Dans cet ouvrage, Lebrun intègre en effet la notion de négativité dans la perspective plus large d’une clinique du social, et la contextualise en lien avec les traits propres de notre époque :

Ce qui a été aujourd’hui étouffé, c’est la place du transcendantal. Et par là même l’exception, l’interstice, la faille, la fente, la fêlure, l’hiatus, la lézarde, la négativité… Tous ces mots qui désignent ce qui ne colle pas, ce qui ne fait pas rapport, ce qui n’est pas réciproque, ce qui ne communique pas, ce qui résiste, ce qui échappe, ce que le sujet ne voit jamais de lui dans le miroir, ce qui déborde de l’image, ce qui est en deçà — ou au-delà — du symétrique, de la parité, de l’égalité, de la réciprocité […] l’existence même de cette faille, de « ce qui ne colle pas », de ce réel, nous apparaît aujourd’hui comme incongrue, offense à nos compétences, traumatisme à éponger, blessure dont il faut guérir, maladie honteuse, déficit à combler, vide à évider[3]

D’une part, cette approche proposée par Lebrun situe volontairement la négativité au milieu d’une série d’autres termes, au coeur d’une pluralité terminologique (exception, faille, hiatus, etc.), qui empêchent une stricte définition de cette notion. Ce choix du psychanalyste nous semble fort judicieux, dans la mesure où il permet de comprendre le sens et la dynamique de cette notion de négativité à travers une diversité d’acceptions, qui rendent possible une meilleure appréhension de la complexité et de la diversité des enjeux liés à l’effacement de cette notion. D’autre part, nous rencontrons dans cette citation de Lebrun l’idée — fondamentale pour notre propos — d’une crise contemporaine de la négativité, cette dernière apparaissant en effet, et pour de nombreuses raisons que Lebrun développe longuement, comme étant « étouffée ». Lebrun l’indique clairement lorsqu’il affirme que « les sujets d’aujourd’hui se définissent d’abord comme des tenants de la positivité », ce qui a comme conséquence de conduire « l’Imaginaire social à ne plus transmettre la lisibilité de la négativité inhérente à l’humain[4] ».

2. Implications langagières

À partir de ce premier cadre psychanalytique posé par Lebrun sur la notion de négativité, ainsi que sur le rapport problématique que la société entretient à son égard, nous allons maintenant voir comment son diagnostic d’un étouffement contemporain de la négativité se retrouve particulièrement marqué dans les mutations et les transformations qui affectent aujourd’hui notre rapport à la langue. Selon Lebrun, qui développe son diagnostic clinique du social et de la culture à partir du cadre conceptuel lacanien, la dimension du langage est en effet une dimension constitutive du sujet humain, qui possède en propre le fait de parler. Dit autrement, c’est bien par le langage, c’est-à-dire par sa capacité à parler, et pas simplement à communiquer un message, que l’être humain se définit comme humain, comme sujet humain. En ce sens, langage et humanisation sont deux notions qui apparaissent comme indissociables l’une de l’autre.

Cependant, cette situation d’enracinement du sujet humain dans le langage entraîne de nombreuses conséquences pour le sujet. En effet, comme l’écrit Jean-Pierre Lebrun : « […] ce que [la] capacité de parole permet, elle le paye aussi d’un prix et ce prix, c’est que nous habite le vide, le négatif, l’absence. C’est une condition de possibilité pour la parole […][5] ». Et dans un autre texte, Lebrun souligne une chose très importante :

De devoir en passer par la langue, le désir humain, de fait, est comme atteint d’un vice de structure. Toujours inadéquat, il est condamné à la seule représentation. […] Donc, pour l’être parlant, plus jamais de pure et simple présentation, plus de transparence, plus d’être-là saturant. Ni, non plus, d’accord parfait, de concordance, d’harmonie totale, de communication idéale. Tous ces manques ne relèvent pas d’une impuissance provisoire qu’un lendemain pourrait réduire, mais d’une impossibilité radicale, irréductible : c’est le prix payé pour que puisse se poursuivre la possibilité de la parole. Le passage par la langue met donc le malentendu et la dissymétrie au coeur de nos relations[6].

Comme l’indique Lebrun, ce qui est en jeu dans le langage, c’est donc bien d’être confronté à de la négativité, c’est-à-dire à un impossible à dire qui est pourtant constitutif de l’acte même de parole, à une non-coïncidence fondamentale qui est pourtant paradoxalement nécessaire pour que du sens puisse s’énoncer et circuler entre les sujets.

Au regard des principes ici avancés par Lebrun, qui caractérisent la situation du sujet parlant, nous pouvons légitimement soutenir qu’être constitué par le langage implique de vivre dans cette condition qui empêche la possession d’une totalité, qui interdit la jouissance paisible d’un sens (ou d’un objet) dont nous pourrions faire le tour, dont nous pourrions tout dire, c’est-à-dire le dire adéquatement et en toute transparence. Le fait de parler implique plutôt de vivre dans un ouvert qui demeure ouvert, qui jamais ne se clôture sur lui-même, qui jamais ne se replie sur un sens que nous pourrions épuiser dans les mots qui l’expriment. Finalement, quand nous pensons à cette condition qui est celle du sujet parlant, et à toutes ses implications, nous nous rendons compte qu’il n’est pas toujours évident d’assumer quotidiennement cette condition du langage, et que le simple fait de parler (fait banal par excellence) peut être, en réalité, très inconfortable à soutenir de par la négativité qui le constitue.

En ce sens, je me permets d’insister sur ce point, le fait de parler se présente pour Lebrun de manière très différente du schéma communicationnel développé par Jakobson, schéma consistant pour un destinateur à communiquer un message à un destinataire. En effet, si la parole exige une distance, et donc une non-coïncidence fondamentale, avec l’objet dont elle parle, la communication suppose, pour sa part, un langage complet, c’est-à-dire un langage qui se construit précisément sur la réduction croissante de la distance qui sépare le mot de la chose. De ce fait, parler et communiquer apparaissent bien comme deux modalités des usages de la langue : deux modalités solidaires l’une de l’autre, mais qui sont également irréductibles l’une à l’autre.

3. Un rapport problématique au langage

Dans un ouvrage qui a pour titre L’altérité est dans la langue, le même Jean-Pierre Lebrun, suivant toujours en cela Jacques Lacan et son Séminaire XXII, écrit que la parole humaine peut toujours se situer au niveau de l’apparence et se satisfaire de cette situation de bavardage, qui est très fréquente aujourd’hui, notamment en raison de la prolifération des réseaux sociaux. Agissant de cette manière, indique Lebrun, la parole a justement la possibilité de combler le vide, d’effacer la coupure ou la négativité dont elle procède, mais ce serait toutefois oublier l’essence de la parole. En effet, « ce sont les paroles elles-mêmes qui engendrent l’impossibilité de tout dire ». Pour Lebrun, les paroles portent en effet avec elles le fait que leur émergence même suppose la négativité, c’est-à-dire l’impossibilité du recouvrement total de ce que ces paroles viennent désigner. Cependant, selon lui, c’est précisément cela qui est aujourd’hui en crise, oublié, au profit d’un tournant pragmatique dans le rapport du sujet à la langue. Rapport pragmatique qui a par exemple pour effet d’abolir la dimension métaphorique du langage au profit d’un rapport purement descriptif, informatif et immédiat.

Comme nous l’avons déjà mentionné, il nous faut préciser que ce diagnostic psychanalytique sur le devenir de notre rapport à la langue s’inscrit dans une clinique plus générale de la culture et du social, que Lebrun construit avec un autre psychanalyste : Charles Melman. Les deux psychanalystes diagnostiquent en effet une mutation inédite du lien social qui a comme conséquence une série d’effets sur le sujet humain, qui devient pour eux, un « néo-sujet[7] ». Dans son commentaire de l’oeuvre de Lebrun, Thierry de Rochegonde écrit que ce changement que nous observons (et que nous pouvons comprendre comme un véritable changement de paradigme) peut être analysé comme « le passage d’une société hiérarchique — consistante mais incomplète — à une organisation sociale prétendant à la complétude — donc sans place d’exception — mais inconsistante. Les néo-sujets de cette nouvelle société seraient construits individuellement et collectivement autour d’un démenti de la négativité et de la castration symbolique[8] ». Et plus loin dans son texte, de Rochegonde écrit que Lebrun « considère qu’il est de la responsabilité des psychanalystes de prendre en compte cette situation et de participer à la réintroduction de la négativité dans le discours […][9] ». Il s’agit donc de toujours resituer l’analyse de Lebrun sur l’horizon d’un diagnostic clinique plus général touchant aux transformations contemporaines du social et de la culture, ainsi qu’aux mutations du (néo-)sujet humain qui y sont associées.

Si nous en revenons maintenant aux thèses de Lebrun sur les évolutions contemporaines de notre rapport à la langue, nous devons nous interroger sur le fait de savoir comment se traduit concrètement, dans les pratiques linguistiques que nous connaissons et vivons aujourd’hui, cette dénégation de la négativité ? Nous avons déjà vu un commencement de réponse à cette question lorsque Lebrun abordait le pragmatisme comme ressort contemporain du rapport à la parole. Toutefois, comment comprendre concrètement ce pragmatisme ? L’écrivain Nicole Malinconi, avec qui Lebrun dialogue dans l’ouvrage L’altérité est dans la langue, indique qu’elle a fait le constat, dans le champ du social et de la culture, d’une parole réduite à son « exécution immédiate, comme si la langue ne devait plus que servir, devenait outil d’efficacité, sans plus de place pour que prenne corps l’idée de ce que l’on dit, sans plus d’espace entre les mots. Comme s’il s’agissait de boucher le vide… qui pourtant fait la langue[10] ». Pour sa part, Lebrun parle d’une langue « saturée[11] » qui a pour objectif de faire disparaître le manque. Selon lui, il ne s’agit pas de situer ce phénomène dans la continuation des transformations continues, inévitables, et souvent fécondes, de la langue au cours de l’histoire. Il s’agit plutôt ici d’une mutation inédite et, pour lui, dangereuse.

Cette langue contemporaine consiste concrètement dans la novlangue[12] qui est promulguée par la logique néolibérale, c’est-à-dire une langue qui transforme la négativité qui est contenue dans les mots (et plus généralement dans le fait même de la langue) en quelque chose de positif, d’inoffensif, d’égalitaire. C’est ainsi qu’on ne parle plus d’un taux de pollution, mais d’une mesure de qualité de l’air ; qu’on ne parle plus d’une personne handicapée, mais d’une personne à mobilité réduite ; qu’on ne parle plus d’un contrôleur de train, mais d’un accompagnateur de train ; qu’on ne parle plus d’un pauvre, mais d’un exclu ; qu’on ne parle plus d’un chômeur, mais d’un demandeur d’emploi ; qu’on ne parle plus de parent ou de gouvernement, mais de parentalité et de gouvernance, etc.

Analysant ces transformations, qui affectent la signification même du mot, Lebrun précise encore qu’elles touchent aussi une série d’autres critères relatifs à la langue, critères qui sont au nombre de six pour le philosophe Dany-Robert Dufour : « La moindre articulation de la langue, la disparition du neutre, l’invasion de la langue par le jargon technique, l’effacement systématique des relations d’autorité, la destruction de la grammaire de l’ancienne langue, et pour finir, la valorisation du registre du coup gagnant[13] ». Lorsqu’elle regarde ces transformations, Malinconi indique que tout se passe comme si « la place d’autorité occupée par quelqu’un pouvait équivaloir d’office à de la tyrannie[14] ». Et Lebrun continue dans la même direction, en affirmant :

Oui, c’est comme si cette euphémisation du monde permettait d’estomper, voire d’escamoter le réel, et par réel, j’entends ici tout ce qui fait objection à la mêmeté, comme la différence des places, des sexes, le pouvoir de certains sur d’autres, l’impossibilité du consensus, l’irréductible désaccord entre les membres d’une communauté. Bref, ce qui peut toujours apparaître comme un échec, un ratage, alors que c’est bien plutôt l’impossible produit par la langue elle-même[15].

Nous rencontrons ici, mais dans son versant opposé, la définition de la négativité proposée par Lebrun. Une négativité solidaire du langage, et qui est aujourd’hui en crise, produisant au terme une certaine déshumanisation du sujet humain.

Malinconi aura d’ailleurs une phrase forte pour parler de cette déshumanisation : « Non, en Europe, il n’y a plus de dictature et on n’envoie plus les gens dans des camps, mais on nie l’autre et on ne dit pas qu’on le nie… À force, on finira même par ne plus le savoir. On pourrait donc dire qu’il s’agit d’un pas de moins par rapport aux totalitarismes d’hier, mais d’un pas de plus pour ce qui est du déni[16] ». La phrase est forte, cependant, elle traduit également quelque chose de fort : avec cette euphémisation du monde, c’est l’essence du langage qui est niée, et par là c’est l’essence même de l’être humain qui est menacée. Dans ce contexte, nous comprenons pourquoi la mission du psychanalyste, qui fonde la possibilité même du langage sur son altérité et sa transcendance, consiste bien à participer (par sa pratique analytique) à la réintroduction de la négativité dans les discours.

II. Le kitsch comme accord catégorique avec l’être : regard littéraire[17]

Après avoir analysé la dimension de négativité à partir d’un point de vue psychanalytique, pour montrer son indispensable présence au coeur de la langue, et donc du projet d’humanisation, et pour souligner la crise que traverse cette dimension dans les transformations contemporaines de la culture et l’émergence de néo-sujets, nous entrons maintenant dans un nouveau contexte — seconde étape de notre parcours interdisciplinaire sur la négativité — pour montrer comment cette notion se retrouve thématisée, avec d’autres mots, dans un autre langage, dans le champ de la littérature.

Pour aborder ce nouveau visage de la négativité, nous avons choisi de travailler la notion de kitsch, que l’écrivain tchèque Milan Kundera définit comme un « accord catégorique avec l’être[18] », expression dont nous verrons qu’elle mobilise la thématique de la coïncidence. Dans cette recherche sur le kitsch, la question souterraine qui guidera inévitablement cette deuxième partie touchera au parallélisme qui existe selon nous entre les analyses de Lebrun sur l’effacement de la négativité et celles de Kundera sur la notion de kitsch. Au fond, et c’est l’hypothèse que nous soutiendrons ici, ne pourrait-on pas considérer que la critique de l’« accord catégorique avec l’être » que l’on retrouve chez Kundera fait écho à « l’étouffement de l’exception, de l’interstice, de la faille, de la négativité » souligné par Lebrun ? Dit autrement, ne pourrait-on pas soutenir qu’il existe dans ce désir d’identité avec l’être, démasqué par Kundera dans ses romans, un secret désir de se débarrasser, une bonne fois pour toutes, de la dimension de négativité, qui est pourtant constitutive du projet d’humanisation ? Au fond, ne peut-on pas voir dans ce passage d’un registre disciplinaire à l’autre deux approches différentes d’une même thématique relative à l’étouffement de la négativité et à l’émergence d’une culture de la coïncidence ?

1. La notion de kitsch chez Milan Kundera

Avant d’aborder la notion de kitsch telle qu’on la retrouve chez Milan Kundera, il nous faut d’abord présenter les analyses du théoricien autrichien Hermann Broch (1886-1951), qui en fut le précurseur. Pour Broch, la notion de kitsch est une notion qui, historiquement, a d’abord concerné un objet particulier, principalement l’objet artistique, dans lequel l’observateur ou le critique va reconnaître la trace d’un mauvais goût, qu’il va considérer comme du toc, comme un art de pacotille, et finalement comme une dénaturation de l’idée même d’oeuvre d’art. Toutefois, précise Hermann Broch, le kitsch a également une portée plus vaste, qui empêche qu’il soit réduit à la seule dimension de l’objet. Le kitsch vise en effet aussi à qualifier le sujet humain qui est en interaction avec l’objet, voire à faire du kitsch un véritable « mode de vie ». Cet élargissement du kitsch, de l’objet au sujet, est d’ailleurs tout l’enjeu de l’analyse d’Hermann Broch, qui évoquera en ce sens la figure de l’homme kitsch (Kitschmensch)[19]. Broch sera ainsi le premier penseur à dégager le kitsch de la seule « spécification d’objets », pour construire à son propos une réflexion plus ample, qui relie le kitsch à l’ensemble des activités et des « expériences humaines ». Nous pouvons alors reconnaître dans l’oeuvre de Broch, principalement dans son petit ouvrage Quelques remarques à propos du kitsch[20], un virage existentiel de la notion de kitsch.

C’est dans le sillage de cette compréhension brochienne de la notion de kitsch que l’écrivain tchèque Milan Kundera va inscrire ses propres analyses. Cet écrivain, né en 1929, est l’auteur d’une oeuvre littéraire considérable. Dans sa bibliographie, ses principaux titres sont : L’insoutenable légèreté de l’être (qui est sans doute son roman le plus connu, ayant fait l’objet d’une adaptation cinématographique), Le livre du rire et de l’oubli, La vie est ailleurs, La plaisanterie, L’immortalité, La valse aux adieux, etc. Dans le cadre de cet article, nous nous limiterons à son roman L’insoutenable légèreté de l’être, dans lequel il développe le plus abondamment, et non sans une certaine forme d’ironie, la critique de ce qu’il nomme le « kitsch ».

L’écrivain définit le kitsch comme l’idéal esthétique de tout « accord catégorique avec l’être », ce qui correspond, dans son oeuvre, à la définition la plus connue de cette notion. Plus précisément, il écrit : « Le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde ; au sens littéral comme au sens figuré : le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable[21] ». Si l’on traduit cette citation en d’autres catégories, on comprendra encore cet accord catégorique avec l’Être comme la tentative idyllique (et selon Kundera illusoire) visant à faire coïncider la sphère de l’idéal (c’est-à-dire de l’Être) avec la sphère de la réalité (c’est-à-dire de l’existence humaine) — ce que Broch appelait, pour sa part, la « liaison entre le ciel et la terre ».

Dans cette approche du phénomène kitsch, que Kundera cherche à subvertir tout en le présentant[22], il semble que chaque chose doit toujours être rapportée à un au-delà supposé où celle-ci se penserait parfaitement, c’est-à-dire sans déformation, en toute transparence, telle qu’elle doit être. Toutefois, Kundera mentionne qu’un tel accord catégorique avec l’Être est par nature mensonger. En réalité, cet accord serait tout juste censé nous conforter dans l’idée d’un improbable ré-enchantement de l’existence humaine. Kundera situe ainsi le kitsch, tout comme Broch, dans l’horizon de l’attitude existentielle, dans « cette fascinante et indéracinable faculté humaine de substituer les rêves d’un monde meilleur (paradis perdu comme avenir radieux) à notre réalité, bref de travestir le réel en une vision idyllique et extatique du monde à laquelle on sacrifie sans scrupules toute conscience éthique et critique[23] ».

Un second élément qui est présent chez Kundera, et qui découle du premier, concerne l’origine de cet accord catégorique avec l’Être. Lui qui est à ce point ancré en nous, d’où provient-il ? Selon Kundera, son origine serait à trouver dans le premier chapitre du livre de la Genèse : « Derrière toutes les croyances européennes, qu’elles soient religieuses ou politiques, il y a le premier chapitre de la Genèse, d’où il découle que le monde a été créé comme il fallait qu’il le fût, que l’être est bon et que c’est une bonne chose de procréer. Appelons cette croyance fondamentale accord catégorique avec l’être[24] ». C’est dans le prolongement de cette idée que Kundera déploie ce qui nous paraît être une véritable réflexion « théologique », ou en tout cas une réflexion qui peut intéresser la théologie, dans ses structures et sa dynamique propre.

2. Kundera, théologien malgré lui ?

Au vu des analyses que nous venons de développer, il nous semble en effet que le qualificatif de théologique, pour qualifier l’oeuvre de Kundera, est particulièrement légitime, et cela non pas tant en fonction des concepts théologiques explicitement formulés par notre auteur, qu’en fonction des structures anthropologiques qui s’en dégagent. En effet, pour élaborer sa réflexion (que nous appellerons bien théologique, ou peut-être théologale), Kundera part de l’idée selon laquelle l’homme a été créé à l’image de Dieu. Découle de cette idée une série d’enchaînements logiques :

Quand j’étais gosse et que je feuilletais l’Ancien Testament raconté aux enfants et illustré de gravures de Gustave Doré, j’y voyais le Bon Dieu sur un nuage. C’était un vieux monsieur, il avait des yeux, un nez, une longue barbe, et je me disais qu’ayant une bouche, il devait aussi manger. Et s’il mangeait, il fallait aussi qu’il eût des intestins. Mais cette idée m’effrayait aussitôt, car j’avais beau être d’une famille plutôt athée, je sentais que l’idée des intestins de Dieu était blasphématoire. Sans la moindre préparation théologique, spontanément, l’enfant que j’étais alors comprenait donc déjà qu’il y a incompatibilité entre la merde et Dieu et, par conséquent, la fragilité de la thèse fondamentale de l’anthropologie chrétienne selon laquelle l’homme a été créé à l’image de Dieu. De deux choses l’une : ou bien l’homme a été créé à l’image de Dieu et alors Dieu a des intestins, ou bien Dieu n’a pas d’intestins et l’homme ne lui ressemble pas[25].

Avec cette figure d’un Dieu devenu impur (ou rendu compatible avec l’idée de négativité), ce qui est signifié par Kundera, c’est l’impossibilité fondamentale pour l’humain de tendre vers une quelconque forme d’accord catégorique avec l’Être, c’est l’impossibilité de tendre vers une existence pleine, harmonieuse et totalement réconciliée (qui serait, dans son vocabulaire, une existence idyllique), et cela bien qu’il s’en donne toujours l’illusion. L’enjeu pour lui est donc de « contourner et de subvertir le sérieux apodictique des discours théologiques[26] » qui chercheraient à conforter l’humain dans l’idée mensongère selon laquelle il pourrait vivre à l’abri de l’immonde, de la « merde », de la mort, c’est-à-dire dans l’illusion de la positivité d’un monde enfin débarrassé de la négativité.

Bien sûr, comme théologien, la tentation est grande de s’arrêter au caractère, quelque peu blasphématoire, de l’analyse kundérienne, sans vouloir creuser davantage. On pourrait en effet penser que tout cela est sans rapport avec les enjeux contemporains de la théologie, ni avec les ressorts d’une dynamique chrétienne de la foi, et que Kundera se complaît en réalité dans l’écriture d’un texte plein de rancoeur contre la foi chrétienne. Or, nous pensons justement qu’il n’en est rien, et que sa démarche constitue un grand service pour la « situation spirituelle du temps présent », pour reprendre la formule du théologien protestant Paul Tillich, par exemple pour penser les recompositions contemporaines du religieux, qui ont tendance à évacuer de leur dispositif la notion de négativité[27].

À travers ces réflexions plus littéraires sur la notion de kitsch que Kundera, tout en cherchant à la subvertir, définit comme étant un « accord catégorique avec l’être », on voit donc se dessiner un certain parallèle avec la problématique de l’effacement de la négativité développée par Lebrun, ainsi qu’avec l’émergence d’une culture de la coïncidence. Dans cette perspective, nous soutiendrons que la critique kundérienne du kitsch, c’est-à-dire de « l’accord catégorique avec l’être » et de la « négation de la merde », entretient une parenté profonde avec la mission de réintroduction de la négativité que Lebrun attribue au psychanalyste, ces deux moments ayant pour but d’éviter que les discours et les pratiques sociales et culturelles ne deviennent « accord parfait, harmonie totale, communication idéale », c’est-à-dire coïncidence.

III. La négativité chrétienne et la transformation du religieux : regard théologique

Enfin, comme troisième et dernière étape de notre parcours sur la crise contemporaine de la négativité et l’émergence d’une culture de la coïncidence, nous avons choisi de travailler le domaine de la théologie, qui nous est plus particulièrement familier. Afin de montrer les résonances théologiques de nos précédentes analyses, nous commencerons par un parcours assez classique, en cherchant à montrer brièvement comment la dimension de négativité anime et traverse les grands lieux de la théologie chrétienne (de la compréhension de Dieu à la compréhension de l’homme), puis comment elle se retrouve aujourd’hui mise à mal dans les recompositions contemporaines du religieux.

1. Une négativité présente au coeur du dispositif chrétien

Pour aborder cette partie théologique, notre postulat sera que la dimension de négativité structure en profondeur les textes évangéliques, ainsi que la théologie chrétienne, dans ses différentes composantes. Ainsi en va-t-il, par exemple, de l’anthropologie théologique, qui étudie les diverses figures de l’humain dans sa relation à lui-même, aux autres, et à Dieu. Le théologien belge Adolphe Gesché l’indique clairement quand il écrit dans le premier chapitre de son volume L’homme[28] : « Nous le voudrions sans doute, mais nous ne sommes pas totalement transparents à nous-mêmes. Peut-être faut-il commencer par là pour bien se comprendre. L’homme est cet être toujours en quête de son humanité et du secret qu’elle recèle[29] ». Cette définition de l’homme, selon l’anthropologie théologique geschéenne, situe donc l’être humain dans la trame d’une perpétuelle énigme, c’est-à-dire dans une non-coïncidence fondamentale, dans l’écart infranchissable avec lui-même, ainsi qu’avec les idéaux qui le guident.

Cette non-coïncidence concerne l’humain lorsqu’il se pense lui-même (« Aucun d’entre nous n’est entièrement transparent à lui-même[30] »), lorsqu’il se pense en relation avec les autres (« Même l’amour le plus parfait ne donne pas toute clé, ni toute réponse sur nous-mêmes et sur l’autre[31] »), avec le monde (« la réalité est imprévisible […] et elle l’est non point par défaut et faiblesse de nos possibilités de connaissance, mais bien parce que la réalité est sans prévisibilité[32] ») et avec Dieu (« Dieu ne doit pas servir à résoudre nos énigmes […] Dieu n’est pas préposé aux significations, fonctionnaire de nos utilités […]. Il faut parler de Dieu, mais non pour le mettre à la remorque, même à la remorque du sens[33] »).

À travers ces quelques citations tirées du texte de Gesché, il ressort que l’être humain, dans ses multiples dimensions, est perpétuellement marqué du sceau du secret, du mystère, de l’énigme, c’est-à-dire de la négativité. Une négativité qui empêche la réduction de son identité à un savoir sur lui-même, qui empêche qu’il ne coïncide avec lui-même. Cette situation ne signifie évidemment pas que l’être humain serait condamné à l’échec de toute compréhension satisfaisante de lui-même, des autres et de Dieu, mais que la plénitude de vie à laquelle il est appelé ne pourra jamais faire l’impasse, dans une perspective chrétienne, sur la traversée et le renouvellement d’une négativité qui lui est constitutive en tant qu’être de désir et de langage, tout comme le montre le regard psychanalytique mobilisé par Lebrun. La négativité se situe donc au coeur de l’anthropologie chrétienne.

Toutefois, la négativité ne se joue pas seulement au coeur de l’anthropologie, mais elle se retrouve aussi au coeur de la compréhension que le christianisme offre de la figure de Dieu lui-même. Gesché le signale quand il affirme que le Dieu des chrétiens ne peut être pensé comme un fondement ou un principe qui épuiserait toute question : « Et qu’est-ce qu’un faux dieu, sinon ce qui nous renvoie à nos idées mythiques de tout pouvoir et de toute-puissance, de toute transparence[34] ? » Dans cette même perspective, l’exégète André Wénin écrit :

Quand je suis amené à devoir expliquer ce que figure Dieu dans le discours biblique, l’approximation à mes yeux la plus juste, c’est précisément celle-là. Ce « Dieu » représente un je ne sais quoi qui échappe radicalement aux prises de l’humain et qui permet à l’humain d’être ce qu’il est collectivement et individuellement. Au tout début de la Genèse — c’est ainsi que l’évangile de Jean l’interprète —, on lit qu’au commencement était la parole. Mais d’où vient la parole ? D’où vient le langage ? Et la Bible nous répond : de Dieu, c’est-à-dire précisément de ce qui est hors prise[35].

Cette citation de Wénin est très intéressante parce qu’elle ne situe pas seulement la négativité du côté de l’humain, sous le prétexte qu’il ne serait qu’un être fini et limité, mais également du côté de Dieu, qui apparaît, pour le lecteur attentif de la Bible, comme celui qui toujours échappe, comme celui qui s’éloigne de toute forme de savoir ou de compréhension définitive, en même temps qu’il se révèle et se donne à connaître.

L’écrivain Valère Novarina avance dans la même direction lorsqu’il écrit :

Dans toute phrase, Dieu est un mot en silence, un appel, un trou d’air qui permet à l’esprit de retrouver souffle et mouvement […]. C’est un appel d’air qui nous délivre le mouvement : un rien qui permet notre jeu et nous donne liberté. Aucun mot ne troue autant : c’est dans le langage un mot ouvrant, un mot aimant, un vide — une attraction dans la pensée : une gravitation, un principe d’amour dans l’univers aimanté. Un mot à l’envers de tous les mots et qui remet en mouvement l’esprit[36].

Une telle compréhension de Dieu, prise à travers le prisme de la négativité, signifie que dans une perspective à la fois anthropologique et théologique, la négativité se trouve au coeur du dispositif de la foi chrétienne.

De l’homme à Dieu, toutes les réalités chrétiennes qui se trouvent comprises entre ces deux notions, particulièrement tout le registre des médiations humaines (l’Église, les Écritures, etc.) se situent en réalité, elles aussi, sous l’égide de la négativité. Le Christ lui-même, dogmatiquement défini comme étant à la fois vrai homme et vrai Dieu, n’est pas dispensé de ce passage par la négativité, sans quoi il faudrait le comprendre à partir de l’hérésie gnostique postulée par Marcion, qui affirmait que Jésus, en tant que Sauveur, avait seulement une apparence humaine, ce qui a conduit à une polémique fameuse avec Tertullien, qui au contraire prenait au sérieux la dimension de l’incarnation, de laquelle il pouvait seulement résulter une négativité assumée et traversée. Un exemple de cette compréhension de Jésus-Christ à partir de la négativité se retrouve par exemple chez Michel de Certeau, qui écrit : « L’irruption de Jésus ne fonde pas un nouveau lieu. […] il introduit le non-lieu d’une différence dans un système de lieux[37] ».

2. Crise contemporaine de la négativité et transformations du religieux ?

Si nous admettons donc que la négativité se situe au coeur de l’anthropologie et de la théologie chrétienne, c’est-à-dire au coeur du dispositif chrétien, nous ne pouvons que nous demander si l’horizon socio-culturel dans lequel se déploie aujourd’hui le religieux chrétien est encore relié avec cette clé d’interprétation de la foi chrétienne. Dit autrement, peut-on observer une transformation du religieux chrétien qui exprimerait un effacement de la négativité qui lui est inhérente, ainsi qu’une traduction religieuse de la culture de la coïncidence ?

Pour aborder cette question, nous ferons simplement une incursion du côté de l’oeuvre du théologien Pierre Gisel, qui est un observateur reconnu des dynamiques sociales et culturelles qui traversent notre époque. Gisel déploie, en effet, l’idée selon laquelle « La religion chrétienne est un phénomène culturellement syncrétiste et développera, sauf idéologisation, une réflexion touchant le croire dans sa distinction du savoir, distinction nécessaire même si elle ressortit à une histoire socio-culturelle de la partition des ordres de rationalité[38] ». Dans le même ordre d’idée, Gisel écrit aussi : « Apparaît ici tout particulièrement en panne un minimum de consensus possible sur ce que peut être le croire, ce qui s’y joue et comment, anthropologiquement et socialement. Traditionnellement, dans notre histoire, le croire n’est en principe pas le savoir […], parce que le type de rapport à l’objet diffère[39] ».

Or, il est frappant de constater que Gisel reconnaît aujourd’hui à l’oeuvre dans les transformations et recompositions du rapport à la religion une certaine crise de la dimension du croire, qui se voit justement contestée au nom d’une volonté de savoir. Il se veut explicite sur ce point : « Que notre société soit en panne quant à ce qui peut et doit être spécifiquement entendu par croire, les recompositions contemporaines du religieux l’attestent : elles se présentent en effet, et se pensent à l’interne, comme des savoirs, des savoirs de type sectaire […] ou des savoirs anciens et méconnus […], des savoirs non accrédités par l’officialité bien-pensante, mais des savoirs quand même[40] ». Diagnostic appuyé un peu plus tard par cette affirmation : « À travers le créationnisme et ce qu’il est convenu d’appeler les fondamentalismes (qui débordent, comme on le sait, le champ du christianisme), les modifications qui affectent à l’interne les traditions religieuses historiques font voir aujourd’hui une même transformation de la croyance en savoir […][41] ».

Si l’on fait maintenant le lien avec notre problématique initiale, nous constatons que les transformations contemporaines du religieux, dans le passage qu’elles opèrent du croire au savoir, c’est-à-dire d’un registre qui inclut la négativité (par exemple celle du doute et du risque inhérents au croire[42]) à un registre qui l’exclut, participent bien de cette problématique plus générale, antérieurement développée par Lebrun, d’un effacement contemporain de la négativité et de l’émergence d’une culture de la coïncidence. Diagnostic pour le moins problématique quand on connaît les liens intrinsèques qui unissent les dispositifs de la foi chrétienne et la thématique de la négativité[43].

Conclusion

En conclusion de cet article, et pour en ressaisir le fil conducteur, nous dirons simplement que notre projet partait d’une double intuition : d’une part, celle d’un effacement progressif, au sein des évolutions sociales et des transformations de la culture, de l’idée de négativité, et par conséquent, d’autre part, l’intuition d’une émergence de la figure de la coïncidence comme moteur et horizon de ces évolutions et de ces transformations. Pour appuyer ces intuitions, et attester de l’importance de ce double phénomène, nous avons exploré trois contextes disciplinaires très différents les uns des autres (la psychanalyse, la littérature et la théologie chrétienne), afin de montrer qu’une approche interdisciplinaire, et donc une certaine plasticité dans le maniement des concepts, pouvait conduire à mieux cerner la complexité d’un phénomène aussi essentiel que le changement de paradigme qui est en train d’intervenir aujourd’hui.

Nous avons donc commencé par travailler les thèses développées par le psychanalyste Jean-Pierre Lebrun, qui a montré l’importance décisive de la dimension de négativité pour les enjeux d’humanisation, ainsi que son effacement progressif en contexte postmoderne et néolibéral, suites aux profondes transformations qui affectent le social et la culture. C’est particulièrement le rapport problématique du sujet à la langue qui fut étudié, avec une insistance sur le fait qu’un virage pragmatique tendait de plus en plus à faire coïncider le mot et la chose, effaçant ainsi l’écart constitutif de tout langage. Au niveau linguistique, comme au niveau plus général d’une clinique du social, le diagnostic de Lebrun est sans appel, et indique que la négativité est en voie d’effacement et de remplacement par l’émergence d’une culture de la coïncidence. Il n’est donc pas étonnant dans ce contexte que tout le travail du psychanalyste doive justement consister, selon lui, à réintroduire de la négativité dans les discours sociaux et culturels.

Dans la deuxième partie de l’article, nous avons abordé un autre contexte, qui n’était pas sans rapport avec le précédent, mais que nous avons néanmoins voulu inscrire dans une certaine autonomie par rapport à ce dernier. Fidèle à notre double intuition de l’effacement de la négativité et de l’émergence corrélative d’une culture de la coïncidence, nous avons cherché à montrer comment, dans le champ de la littérature, nous pouvions assister à une thématisation de ce phénomène. Pour cela, nous avons exploré les thèses de Milan Kundera sur la notion de kitsch, qu’il définit comme un « accord catégorique avec l’être » et comme une « négation de la merde », expressions à travers lesquelles nous avons cru discerner la présence de notre double intuition de départ.

Enfin, dans la dernière partie de l’article, nous nous sommes concentrés sur une approche spécifiquement théologique, en montrant comment la négativité était d’abord constitutive du projet chrétien et de son élaboration théologique, et ensuite comment les transformations contemporaines de notre rapport au religieux affectaient cette dimension de négativité en provoquant, là aussi, une culture de la coïncidence. L’angle par lequel nous avons abordé ce glissement était celui du constat posé par Pierre Gisel du passage, au coeur de ces transformations, d’une logique du croire à une logique du savoir, ce que nous avons lu comme le passage d’une forme de rationalité impliquant la négativité (ici celle du doute, du risque, de la faiblesse) à un ordre de rationalité impliquant la positivité d’un savoir.

À travers cette triple analyse, marquée du sceau de l’interdisciplinarité, nous n’avons pas voulu comparer des contextes disciplinaires forcément fort éloignés les uns des autres, mais montrer qu’à travers des problématiques propres à chacun de ces contextes (le langage, le kitsch, le croire), une même logique de fond était à l’oeuvre et pouvait être discernée, qui effaçait la dimension négative au profit d’une logique de la coïncidence encore amplifiée par les injonctions contemporaines à l’efficacité, à la transparence, à l’immédiateté. L’enjeu n’était évidemment pas de fermer un débat, mais de l’ouvrir en posant quelques jalons devant conduire ensuite à des études plus poussées sur chacun des points mentionnés, afin de permettre une meilleure prise en compte des défis auxquels l’humanisation des sujets était — et allait être — confrontée dans l’époque qui est la nôtre.