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Tirée de l’Évangile de Jean (chap. 11), la figure de Lazare inspire la livrée 2017 de la collection Graphè (no 26). Cet ouvrage multidisciplinaire couvre vingt siècles de productions artistiques et littéraires qui se basent sur le célèbre ami du Nazaréen. Dans la préface du numéro original — alors un périodique —, Jacques Sys proposait une vision : « Qu’une méditation s’élève parmi des universitaires sur l’intrication des textes sacrés et de la culture occidentale » (1992, no 1, p. 10). En 2011, le périodique est alors intégré aux collections thématiques d’Artois Presses Université. S’il y a un changement dans la facture de la publication (papier plus lourd et satiné, intégration d’images en couleurs, etc.), son directeur d’alors, Jean-Marc Vercruysse, confirme l’orientation initiale : Graphè traite de la Bible et de « son influence dans les cultures, les littératures et les arts ». L’édition sur la Résurrection de Lazare propose donc treize études comme autant de facettes du thème à travers l’histoire. Pour en simplifier la présentation, je les ai rassemblées en quatre ensembles : 1) analyse de la péricope (Jn 11), 2) relectures juives ou judaïsantes du texte évangélique, 3) relectures croyantes ou intra-ecclésiales, 4) relectures laïques ou extra-ecclésiales.

D’abord, le premier texte d’Yves-Marie Blanchard analyse le récit de l’Évangile de Jean « en tant que littérature », c’est-à-dire avec une approche synchronique. Utilisant librement le schéma quinaire de l’analyse narrative, il explore avec finesse le récit. En définitive, le personnage de Lazare semble presque accessoire, d’autant qu’il est muet, et sert de prétexte à mettre en valeur un discours sur l’identité de Jésus et la profession de foi de l’entourage, dont celles de Marthe et de Marie. L’auteur souligne la valeur littéraire de l’épisode et la richesse des personnages. L’intrigue est « menée de façon magistrale » (p. 31), avec ce qu’il faut de tension pour rendre le tout intéressant. Par-delà les défis de nature historique, le récit évangélique, en lui-même, peut expliquer son rayonnement exceptionnel dans les siècles subséquents. Le personnage « plat » de Lazare (il ne dit rien, ne fait rien, sinon être présent au repas de l’onction au chapitre 12) ouvre toutes grandes les possibilités de relecture et de réinterprétation. Les textes suivants illustreront ce propos parfaitement.

Ensuite, deux articles, très différents, présentent des relectures « juives » ou judaïsantes du récit. Nanine Charbonnel commente le texte comme un midrash. À partir de l’héritage biblique, elle propose une audacieuse lecture où Lazare (hb. Dieu secourt) personnifie le peuple juif, souffrant et réduit au silence, qui accueille l’action salvifique de Jésus (hb. Dieu sauve) que l’évangéliste Jean considère comme Messie. Tablant sur l’étymologie de Lazare et sur les occurrences de ce nom dans les livres bibliques et extrabibliques (Nombres, Josué, ainsi que 2-3-4 Maccabées), voici que le prénom est enrichi de noblesse dans l’épreuve et de fidélité dans la souffrance. De plus, le binôme Jésus-Lazare est aussi informé par celui de Josué-Él’azar, les successeurs de Moïse et Aaron. Donc, autour des révoltes juives (70 et 135 de notre ère), le nom Él’azar aurait été, selon l’auteur, « porteur symbolique de l’identité juive » (p. 41). Par-delà la trame immédiate du récit, l’Évangile de Jean propose un signe (semeion) qu’il faut déchiffrer et interpréter ; il annonce, bien sûr, la passion de Jésus, mais ouvre aussi et surtout un espace où plusieurs lectures sont possibles. Dans un autre article, Géraldine Roux en proposera une, un peu comme un « dyptique » : Lazare en face de la figure folklorique du Golem. D’inspiration biblique (hb. galmi = masse informe, Ps 139,16), la tradition juive tant à l’époque talmudique que médiévale en fait un être informe, sorte de mort vivant, plus ou moins pourvu de conscience (p. 135). Madame Roux propose une lecture fort étonnante et stimulante, où les autorités juives du récit évangélique — dans ce qui semble un entêtement devant le prodige — ne savent que penser de la réanimation de cette personne qui ne dit rien et qui porte encore les traces de la mort. En contraste, pour l’évangéliste, Lazare pointe résolument vers la résurrection de Jésus et contrairement au golem qui sera détruit par ses créateurs, la vie terrestre qui lui est redonnée ne fait qu’annoncer une vie plus grande qu’inaugurera le Christ.

En troisième lieu, cette édition de Graphè présente l’impact culturel et artistique dans un contexte intra-ecclésial (ou sous son influence). La figure de Lazare est essentiellement positive. Parmi tous les miracles du Christ, sa résurrection occupe une place de choix, sinon la première. L’itinéraire proposé inclut les essais de Billot (sarcophages chrétiens, iiie et ive siècles), Mori (Sédulius, poète, ve), Puigdengolas (Alphonse X, roi, médecin et poète, xiiie) et Corsi (peinture italienne, xive siècle). Les textes de Billot et de Puigdengolas sont particulièrement impressionnants, soit par la qualité des images ou par la profondeur du sujet. Par ailleurs, moins explicitement, certains grands écrivains, que l’on sait discrètement de foi chrétienne, s’inspireront de Lazare pour réfléchir sur la vie, la mort et ce qu’il advient par la suite. Christian Morzewski et Adrian Grafe se sont donné pour objectif d’analyser des oeuvres de Charles-Ferdinand Ramuz et Marilynne Robinson pour y percevoir l’influence d’une lecture biblique soutenue et profonde dans la création littéraire. Parfois, plus ou moins consciemment, le thème de la résurrection et la plénitude de vie traverse des oeuvres entières.

Et finalement, avec le Lazare d’Émile Zola, l’équipe rassemblée par Graphè explore la résonance du récit évangélique dans la culture moderne. Comme l’explique Guillemette Tison, le paradoxe du retour à la vie présente — c’est-à-dire sur terre — laisse le lecteur moderne sur une question sans réponse : qu’est-il advenu de Lazare ? Que lui est-il arrivé ? Zola, non croyant, lit tout de même les Écritures et autour de cette figure, il entame une réflexion sur la vie, la mort et le deuil. Ses personnages oscillent entre la joie de vivre et la fascination de la mort, présentée comme sommeil éternel. Le romancier est préoccupé, pour ne pas dire parfois obsédé, par ces questions et, pour lui, arrive un temps où chaque personne doit accepter d’embrasser la mort, comme un repos/sommeil, alors que la nouvelle vie jaillira dans la succession des générations.

Quelques années plus tard, avec Jean Cayrol (1911-2005), est né l’adjectif « lazaréen » pour désigner ces hommes qui ont vu la mort de trop près. Marqués au fer rouge, ils parviennent difficilement à partager ce qu’ils ont vécu au coeur de l’horreur ; condamnés à une sorte d’errance en ce monde, sans but, ils se sentent parfois coupables du sursis dont ils bénéficient. Sur cette prémisse, Danièle Henky explore des écrivains, aussi survivants de la Première Guerre : déchirés entre le devoir de témoignage et le souvenir, d’une part, la clairvoyance et la dénonciation, d’autre part (p. 159). Par exemple, des oeuvres de Giono, surgit la figure christique d’Eléazar (= Lazare) Bouffier, l’homme qui plantait des arbres. Doté d’une solide foi en la vie, ce « têtu dans la bonté » ressuscitera un pays que la guerre avait détruit. Le texte de Catherine d’Humière met en parallèle une oeuvre d’Andreiev et une de Borges, fort différentes, mais toujours préoccupées par les mêmes questions. Ceci dit, dans cette portion de l’ouvrage, il faut souligner la profondeur de la contribution de Sébastien Gallant. Le personnage féminin, appelé Lazare, dans Le Bleu du ciel de Georges Bataille (1935), recèlerait le souvenir d’une Simone Weil, mystique et philosophe engagée, rencontrée par l’auteur en 1934. La qualité des extraits ainsi que la juxtaposition des images laissent le lecteur abasourdi. La kénose du Christ, sa mort, comme expression la plus fulgurante du néant, est mystérieusement le moment ultime de l’expérience de Dieu. Dans l’abandon, l’être humain s’ouvre l’infini.

On quitte cet ouvrage avec l’impression d’avoir saisi « quelque chose », si minime soit-il, de l’impact que peuvent avoir des Livres sacrés lorsqu’ils sont lus, portés et recréés par les artisans et les artistes d’une époque. La vision du groupe fondateur était claire ; le présent numéro sur la résurrection de Lazare, vingt-cinq ans plus tard, relève le défi de manière admirable. Sans le moindre doute, j’irai explorer les pages des 24 éditions précédentes.