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Le livre que vient d’écrire Mathieu Boisvert avec la collaboration d’autres chercheurs est à la fois original et novateur. Il porte sur des communautés transgenres des villes de Mumbai et de Pune (dans le Maharashtra, en Inde) et repose sur une série d’entrevues d’environ quatre heures chacune avec vingt-six hijṛās. La méthodologie est multiple, lit-on en page 20 : « […] elle intègre l’analyse de récits de vie, l’entretien semi-dirigé et l’observation sur le terrain ». On trouve dans une sorte d’annexe, insérée avant la conclusion (« Les récits », p. 191-227), deux exemples de récits de vie, ainsi qu’un fascinant récit d’Utkarsha Kotian, une des interprètes qui a travaillé sur ce projet, et qui s’intitule « Quand j’ai regardé celles que l’on ne veut pas voir ». L’essentiel du livre consiste en sept chapitres rédigés par l’auteur principal : 1. « Le thème de la religion chez les hijras » (p. 27-33) ; 2. « Le rīt » (le rituel d’entrée) (p. 35-48) ; 3. « Le nirvāṇ » (le rituel de l’ablation totale du pénis et des testicules) (p. 49-62) ; 4. « Le pèlerinage » en tant qu’actualisation de certains mythes (p. 63-80) ; 5. « Les pratiques rituelles de bénédiction » (p. 81-98) ; 6. « Les rituels funéraires et postfunéraires » (p. 99-108). Les derniers chapitres me semblent particulièrement bien réussis : 7. « La famille et la structure sociale » (p. 109-144) ; 8. « Les perceptions et les expériences du vieillissement », rédigé par Isabelle Wallach (p. 145-164) ; et 9. « L’acquisition de droits », rédigé par Mathilde Viau-Massé et Karine Bates (p. 165-190). Outre la conclusion qui couvre les pages 229-236, on trouvera un glossaire et une bibliographie, ainsi qu’un tableau des vingt-six participantes à cette recherche identifiées par des pseudonymes, sauf dans le cas des deux qui souhaitaient être présentées sous leur véritable identité. Une série de photos en couleur figure dans un encart après la page 144 et complète agréablement une somme impressionnante de recherche dans un milieu réputé difficile à percer.
La thèse qui se profile peu à peu à l’horizon de ce livre, et qui apparaît en clair dans sa conclusion, donne à penser que les hijṛās formeraient une sorte de nouvelle communauté d’« ascètes » avec une structure sociale spécifique et un ensemble de pratiques grâce auxquelles ils se confectionneraient une nouvelle identité de la même façon que les saṃskāra (les rites échelonnés tout au long de la vie) servent à « parfaire » progressivement l’individualité du petit d’homme. Les hijṛās posséderaient donc leur propre dharma, soit un univers de sens et de pratiques complexes qui leur sont propres (voir p. 232). Leur univers serait en quelque sorte polarisé par le travail du sexe et les pratiques rituelles de bénédiction. La badhāī est un rite plus solennel de « félicitations » lors d’une naissance, d’un mariage ou de l’ouverture d’un commerce, tandis que la maṅgtī consiste simplement en la sollicitation d’une « aumône », les deux rites culminant avec l’octroi soit de bénédictions (āśirvād) pour écarter le mauvais oeil soit de malédictions sur ceux et celles qui repoussent l’intervention du hijṛā. Boisvert avait montré au chapitre 4 qu’une série de pèlerinages à des déesses ou des saints servaient en fait à légitimer aux yeux de la société le statut de ces hijṛās et leur pouvoir de bénédiction (voir p. 232)[1]. Un peu comme les devadāsīs étudiées par F. Apffel-Marglin[2], tout en exerçant un métier impur, celui du sexe, les hijṛās tendent à se définir par l’auspicieux. Je regrette seulement que cette dimension de leur identité n’ait pas été davantage approfondie et mise en rapport avec les études qui se sont multipliées à ce sujet dans les années 1980.
Quelques autres remarques s’imposent. Tout d’abord, le lecteur trouvera quelques indications rapides sur les recherches effectuées concernant les hijṛās sous la rubrique « Le contexte de la recherche » (p. 17-19) et en bibliographie. J’aurais pourtant aimé un état des recherches un peu plus substantiel. Quelques coups de sonde m’ont fait immédiatement repérer deux travaux académiques qui auraient mérité de figurer quelque part : en 2006, un mémoire de Marie Genoud, qui comporte des interviews réalisées dans la région de Bangalore[3] ; puis en 2009, la thèse à dimension historique de Shane Gannon[4]. Un tel état de la question aurait certainement aidé à saisir la nouveauté de cette excellente étude.
Une question, peut-être vaine, est venue hanter ma lecture. Le mot hijṛā est masculin en hindi, non pas féminin ; il est senti comme masculin par les locuteurs de cette langue, ainsi que par ceux des autres langues du nord de l’Inde. Toutefois, une remarque préalable suggère que la réalité est plus complexe : « L’utilisation du féminin et du masculin [dans ce livre] est directement liée au genre auquel s’identifie la personne au moment précis où se déroule l’action. Pour une même personne, donc, le genre peut être différent d’une période à une autre de sa vie » (p. 11). Le rituel d’initiation (rīt) confère nettement à l’individu une nouvelle personnalité féminine (nom féminin, vêtements féminins, etc.), ce qui ne veut pas dire que la transformation soit dans les faits si immédiate. Par une sorte de fiction, ces hijṛās finissent par adopter ensemble des comportements de femme, tandis que l’entourage semble continuer à parler d’eux au masculin. Il y a là sans doute un problème complexe qui aurait mérité qu’on s’y attarde davantage, d’autant plus qu’il pourrait coïncider avec une transformation en cours des représentations sociales en Inde.
Bien qu’un certain nombre d’indices laissent croire que le groupe spécifique qu’étudie Boisvert ait des liens avec la tradition musulmane des eunuques[5], il reste que la tradition indienne connaît depuis longtemps ceux qu’on appelle maintenant plus volontiers les transgenres et que l’Inde situe encore à partir de très anciennes catégories. Depuis au moins les Brāhmaṇa en effet, elle les décrit comme « ni homme ni femme ». On peut ne pas être d’accord avec cette façon de s’exprimer, la critiquer, mais il faut convenir que c’est de cette façon que la tradition indienne s’est exprimée jusqu’à récemment. C’est ce parti pris qu’adoptent plusieurs chercheurs indiens comme Serena Nanda[6]. Mieux vaudrait donc sur le plan méthodologique bien distinguer l’analyse proprement historique, qui a sa place dans les études académiques, de tout autre type d’analyse qui cherche à analyser une situation sociale dans le but de transformer les mentalités et qui est tout aussi pertinente. Remarquons que l’appellation également traditionnelle de tṛtīyā prakṛtiḥ, « troisième nature », la première étant celle du mâle et la seconde celle de la femelle, toutes deux seules jugées normales, paraît plus acceptable de nos jours, à condition qu’elle soit curieusement traduite par « troisième genre ». La tradition artistique a également utilisé un artifice à première vue similaire qui consiste à représenter la fonction conjointe du dieu et de la déesse sous la forme d’une image unique réunissant une demie de corps d’homme et une demie de corps de femme (Ardhanārīśvara, « le Seigneur à demi femme »). Ce sont les śivaïtes qui ont eu recours à ce subterfuge, le Puruṣa ou Nara étant alors Śiva. Cette image n’est toutefois pas de l’ordre du « ni homme ni femme ». Elle semble bien reposer sur l’idée que le Puruṣa (Esprit mâle) et la Prakṛti (Nature féminine) sont à la fois distincts et non distincts (bhinnābhinna). On combine alors habilement l’évocation du dieu et de la déesse comme pour les englober et les dépasser[7]. Mais l’intéressante discussion qu’on trouve aux pages 185-190 montre aussi que ces questions se heurtent désormais au droit des personnes et n’ont vraisemblablement pas fini d’évoluer.
On me permettra de m’étonner des multiples erreurs de translittération qui finissent par perturber le lecteur et qu’il aurait été facile de corriger. Je ne signalerai ici que deux points plus techniques, mais néanmoins importants du point de vue interprétatif. J’ai été d’abord surpris de la facilité avec laquelle Boisvert passe de rīti (ou rīt) à ṛta (ordre) (voir p. 35). Le mot sanskrit rīti (également le prakrit rīi) vient selon toute vraisemblance de la racine ri/rī au sens de « laisser aller, relâcher ». Le suffixe –ti confère à cette racine le sens de « cours des choses, allure », de sorte que le mot finit par désigner les « usages, coutumes, méthodes ». Rīti-kāl, c’est l’époque de la littérature hindie qui va du xviie au xixe siècle, une période où l’on mettait l’accent sur les procédés de style de la rhétorique ancienne. Ce terme désigne toute « procédure », « manière de faire », notamment celle qui permet de s’intégrer à une « maisonnée ou communauté spécifique » (gharāṇā) de hijṛās. Selon les informations recueillies en p. 46, rīti désignerait de la même façon le processus rituel par lequel on devient une devadāsī ou jogtī (jogatī), quoiqu’on puisse aussi employer jogta-panth (fautivement écrit pant, p. 46 ou pānth, p. 243), qui signifie « la voie des jogta » et s’emploie régulièrement en contexte religieux (par exemple, le varkārī-panth, une secte populaire au Maharashtra)[8]. Il s’agit d’un constat qui va dans le sens d’un rapprochement entre la communauté des hijṛās et les voies sectaires (panth, mārg, saṁpradāy, etc.) et aurait pu être utilisé dans le sens de la thèse défendue dans ce livre. Mais étant donné que les liens familiaux de type « belle-famille » (sasurāl, maison du beau-père) et de type « famille de la mère » (māykā), censés avoir été coupés par l’entrée dans la communauté de hijṛās, y sont symboliquement recréés (voir p. 127-128), je serais pour ma part davantage porté à qualifier cette communauté de quasi-secte.
Il me semble également que l’auteur passe trop rapidement du rite de nirvāṇ au nirvāṇa bouddhique (p. 49). Qu’on me permette de rappeler que le grand grammairien Pāṇini (Aṣṭādhyāyī 8,2,50, autour de 500 avant notre ère) considère que ce mot est formé de la racine VĀ (souffler), avec le préverbe négatif nir et le suffixe de participe passé ta sous la forme ṇa. Le verbe nir-VĀ signifie donc « cesser de souffler » en parlant du vent ou de l’air, et désigne finalement tout passage à une situation de calme réconfortant. Le participe nirvāṇa signifie « soufflé, éteint » et au figuré « mort, disparu, couché » (en parlant du soleil) ; également « apaisé, calme, dompté, en parlant d’un ascète ». Les grammairiens traditionnels donnent les exemples suivants de l’emploi de ce participe : nirvāṇo ‘gniḥ, le feu est éteint ; nirvāṇaḥ pradīpaḥ, la torche s’est éteinte ; nirvāṇo bhikṣuḥ, le moine s’est éteint (comme une flamme qui s’éteint, sa vie s’est arrêtée, faute de combustible). En tant que substantif neutre, le terme se traduit par « extinction, disparition, cessation » et s’utilise comme euphémisme pour parler de la mort. Il s’utilise en contexte hindou, comme en témoigne la Bhagavadgītā (5,24-25 ; 6,15) qui parle du yogin qui a renoncé au monde et à toutes ses séductions et a atteint brahmanirvāṇam, c’est-à-dire « l’extinction en brahman, c’est-à-dire en l’absolu ». En contexte bouddhique, on continue par euphémisme à parler d’« extinction », d’« apaisement définitif », sans désigner ou fixer de terme ultime. L’épithète s’emploie encore en hindi au sens de « mort, décédé », et le substantif au sens de « death, extinction, eternal bliss ; annihilation » (voir le dictionnaire hindi-anglais de R.S. MacGregor). Compte tenu de ces remarques, il me semble que ce terme n’est en fait qu’un autre euphémisme pour parler de l’éradication des organes sexuels (et donc des désirs) et du nouveau bien-être ou état apaisé auquel l’opération donne accès, et qu’il est inutile de faire un détour par le bouddhisme pour l’expliquer.
Appendices
Notes
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[1]
Certains de ces cultes, entre autres à Yellammā et à Aravān/Iravān, ont déjà été bien étudiés et le lecteur curieux aurait bien aimé retrouver au moins les principales références à ces études.
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[2]
Frédérique Apffel-Marglin, Wives of the God-King. The Rituals of the Devadasis of Puri, Delhi, Oxford University Press, 1985.
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[3]
Marie Genoud, « Viparita. La communauté hijra en Inde », mémoire de master de l’Institut d’Études Politiques de Toulouse, Toulouse, 2006, 160 p., consulté le 29 octobre 2018 sur http://www.sciencespo-toulouse.fr/servlet/com.univ.collaboratif.utils.LectureFichiergw?ID_FICHIER=1494.
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[4]
Shane Gannon, « Translating the Hijra. The Symbolic Reconstruction of the British Empire in India », thèse présentée au Département de sociologie de l’University of Alberta (Edmonton), 2009, 454 p., consulté le 29 octobre 2018 sur https://era.library.ualberta.ca/items/5e6e812e-3808-4b3c-86b0-a250a97439fd.
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[5]
Voir la section « Les hijras et l’islam » du présent livre (p. 30-32). Il y a également le fait que plusieurs des participantes font un lien entre le mot hijṛā et l’hégire de Muhammad à Médine (p. 14). Au xixe siècle, le lien ne semblait faire aucun doute ; on pourra se reporter à Edgar Thurston, Castes and Tribes of Southern India, Volume III-K, Madras, Government Press, 1965 [1909], art. Khōja, p. 288-292.
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[6]
Serena Nanda, « Hijṛās », dans Brill’s Encyclopedia of Hinduism, ed. Knut A. Jacobsen, Helene Basu, Angelika Malinar, Vasudha Narayanan, publié en 2012, consulté en ligne le 1er novembre 2018, http://dx.doi.org.acces.bibl.ulaval.ca/10.1163/2212-5019_beh_COM_9000000015. Voir également de la même auteure, Neither Man nor Woman. The Hijṛās of India, Belmont, Wadsworth, 19992 [1990].
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[7]
Voir Marguerite E. Adiceam, « Les images de Śiva dans l’Inde du Sud. VI. - Ardhanārīśvara », Arts Asiatiques, 17 (1968), p. 143-172.
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[8]
Je me permets de référer ici au livre de Jackie Assayag, La colère de la déesse décapitée, Paris, CNRS Éditions, 1992, qui contient un important chapitre sur les Jōgati (p. 169-201), où il est expliqué que ces danseuses de temple étaient ainsi appelées parce que « les futures initiées se soumettaient à diverses austérités que subsumait le mot yōga, terme qui, par extension, leur donna le nom de jōgati » (p. 169). Ce livre est centré sur le temple de Saundatti en l’honneur de la déesse Yellamma (mentionné ici p. 66-70), de l’importance des devadāsī dans ce contexte, mais n’aborde pas la question des hijṛās.