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Michel Steinmetz, La fonction ministérielle de la musique sacrée. L’approche originale de la Tradition par Vatican II. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Lex Orandi », 7), 2018, 379 p.

Dans cette étude, l’auteur se concentre sur l’innovation terminologique du concile Vatican II pour se référer à la musique dans l’action liturgique en termes de munus ministeriale, une expression latine que l’on traduit normalement par « fonction ministérielle ». Cette locution se trouve dans le paragraphe initial du chapitre VI de la constitution conciliaire sur la liturgie, Sacrosanctum Concilium, sur la « musique sacrée » (De musica sacra), le paragraphe 112. La spécificité de cette étude repose non seulement dans l’essai d’une herméneutique du munus ministeriale de la musique dans son site liturgique, mais aussi dans l’effort de prendre le discours de SC 112 comme indication méthodologique.

C’est ainsi que l’auteur porte son regard sur le discours des Pères de l’Église au sujet de la musique et du chant ainsi que sur le fameux motu proprio de Pie X Tra le sollecitudini sur la musique sacrée de l’année 1903, avant d’étudier l’invention du munus ministeriale de la musique par le concile Vatican II. L’auteur a donc voulu confirmer les termes utilisés par le Concile pour justifier ce munus ou cette fonction ministérielle de la musique dans la liturgie. En plus, il a voulu aussi creuser l’éventuelle signification et importance de ce choix terminologique, lequel est le fruit d’un amendement fait au texte et qui a consisté dans le remplacement du mot « aspect » (character) par celui de « fonction » (munus). Cette correction visait à éclairer le sens du supposé aspect ministériel de la musique dans la liturgie. Plus qu’un aspect que la musique peut acquérir de façon plus au moins extrinsèque, il s’agit, pour le Concile, d’un véritable « ministère » de la musique comme partie nécessaire on intégrante de la liturgie solennelle. Notre auteur a, donc, désiré explorer cette « ministérialité » de la musique, en suivant les indications offertes par SC 112, dans le contexte prochain où l’expression munus ministeriale apparaît.

Cette option méthodologique semble assez intéressante et cohérente. Elle peut même correspondre à une bonne première intuition de recherche, mais elle aurait besoin d’une élaboration critique plus poussée.

On le voit, en premier lieu, dans les maigres résultats de cette entreprise. Sur les Pères de l’Église, on revient sur des lieux communs, sans oser de pistes nouvelles de recherche. Les Pères auraient été particulièrement attentifs à la qualité chrétienne de l’expression musicale, refusant les excès païens ainsi que la nostalgie de la splendeur du Temple de Jérusalem que l’utilisation d’instruments musicaux pouvait susciter. La préférence retombait sur le chant vocal, mais encore ici selon un ethos chrétien particulier. La difficulté, qui exigerait d’autres options de recherche, est celle de déterminer cet ethos musical chrétien. Il ne suffit pas de citer les mises en garde des Pères contre les passions créées par les pratiques musicales païennes, notamment en l’absence d’informations plus concrètes sur celles-ci dans ses multiples aspects, des techniques de composition à la teneur et contexte des mises en oeuvre. Je présuppose (peut-être à tort) que les chrétiens n’avaient pas la capacité de créer ex nihilo le langage musical rituel de leurs célébrations. Je présuppose également que celles-ci devaient assumer certains traits identitaires propres, tout en ayant recours au(x) langage(s) humain(s) selon les dynamiques expressives du cadre rituel. Bref, le discours musical des Pères a besoin d’être éclairé par des données contextuelles plus précises, illustrées par des pratiques musicales et rituelles encore à repérer.

Ensuite, à propos du motu proprio de Pie X sur la musique sacrée, on ne voit aucune marque d’originalité non plus. L’auteur fournit une bonne synthèse et une analyse pertinente du document, mais il échoue dans la tâche de mettre en évidence la problématique dans toute son ampleur. Dans les faits, on revient sur ce que l’on pensait savoir déjà : l’influence du motu proprio sur le Mouvement liturgique, la croissante prise de conscience de l’importance de la musique sacrée et de la liturgie par le Magistère des papes, ainsi que son influence sur la législation liturgique. Par contre, on s’efforce de dissimuler les enjeux du cécilianisme, sans mettre en évidence toute la richesse des déplacements conciliaires par rapport à la situation antérieure. Par exemple, rien n’est dit sur la rencontre du mouvement liturgique avec le mouvement missionnaire, une rencontre qui se solderait déjà avant le Concile par l’admission à l’usage liturgique des traditions musicales autochtones, à condition que celles-ci ne portent pas atteinte aux valeurs chrétiennes et liturgiques. Pourtant, on ne sait rien ou très peu sur les règles et la mise en oeuvre d’un tel jugement axiologique.

Finalement, en ce qui concerne la question du munus ministeriale, on apprend avec cet ouvrage que le terme munus a été introduit pour éclairer la portée de l’aspect ministériel de la musique dans la liturgie et qu’il implique une nette référence ecclésiologique, contexte dans lequel il est le plus utilisé. L’effort de collage de significations théologiques que fait l’auteur à partir de l’usage du terme technique munus dans des textes conciliaires qui doivent se comprendre plus précisément dans un contexte ecclésiologique et christologique est quelque peu artificiel, même s’il n’est pas entièrement dépourvu d’intérêt dans la mesure où l’on entrevoit des ouvertures théologiques reliant la pratique musicale, la pratique liturgique et la pratique ecclésiale dans le sens du « jeu des médiations » annoncé par le titre du chapitre trois de cet ouvrage. Toutefois, les médiations liturgiques et musicales se voient ici plaquées par l’immédiateté du discours théologique sur l’Église et sur le Christ et, par conséquent, privées de leur munus ministeriale. L’une des raisons de ce défaut est sans doute en lien avec la limitation géographique et culturelle des ressources bibliographiques mobilisées par l’auteur. Javier Basurco (El canto cristiano en la tradición primitiva, Madrid, Marova, 1966) avait déjà conduit une recherche bien documentée sur la question de la musique chez les Pères, en établissant l’état des lieux. Sur la question du munus ministeriale, Paulo Antunes (« Soli Deo Gloria ». Um contributo interdisciplinar para a fundamentação da dimensão musical da liturgia cristã, Porto, Universidade Católica, 1996) en avait déjà proposé une herméneutique renouvelée et prometteuse, en se concentrant non seulement sur l’enjeu du sacré musical, mais aussi sur la question de la morphologie et de la structure globale de la célébration ainsi que sur celle des différents ministères liturgiques des musiciens. Sur un plan théologique fondamental, à mon avis les meilleures perspectives sont encore celles ouvertes par Pierangelo Sequeri.

Une vision critique et plus détaillée de la revue de littérature aurait aidé l’auteur à donner un développement plus intéressant à son intuition de recherche initiale. Je ne m’explique pas la raison pour laquelle seules les références de la période textuelle où apparaît l’expression munus ministeriale ont été considérées (les Écritures, les Pères, les Papes dont notamment Pie X). L’auteur aurait pu travailler en cercles concentriques, de façon à considérer l’enjeu de la musique comme partie nécessaire ou intégrante de la liturgie ainsi que celui de la création d’un trésor par la tradition musicale de l’Église au long du temps. Ces deux aspects qui se trouvent aussi en SC 112 ont été passés sous silence par le choix méthodologique de notre auteur et, cependant, ils semblent bien constituer les coordonnées fondamentales du problème. Le reste du chapitre sur la musique suggère d’autres pistes et d’autres enjeux ; d’ailleurs comme l’ensemble de la constitution Sacrosanctum Concilium (dans le contexte du corpus des textes conciliaires et de la réception du Concile). Par exemple, SC 21 demande l’élaboration d’un critère historique d’intégration et de refus des parties « mutables » de la liturgie, un critère qui pourrait s’enrichir en lien avec un critère de jugement axiologique en vue de l’adaptation liturgique, tel que SC 37 le suggère. Ces deux critères semblent être implicitement à l’oeuvre dans l’enjeu de la création du trésor musical de l’Église. Toutefois, la dynamique concrète de constitution d’un tel trésor reste inconnue. Ceci n’est pas sans liens avec la question du munus ministeriale de la musique dans la liturgie actuelle. Au contraire, la mise en oeuvre de la réforme liturgique sur le plan musical a eu recours à plusieurs stratégies de création musicale et liturgique dont on ne connaît presque rien de façon critique. À quoi exactement a donné lieu la reconnaissance conciliaire d’un service ministériel de la musique en contexte rituel ? Il y a ici tout un domaine vierge qui attend des recherches véritablement innovatrices.

ID., La musique : un sacrement ? La médiation de la musique rituelle comme lieu théologique : une participation à l’épiphanie du mystère de l’Église. Paris, Éditions Parole et Silence, 2017, 221 p.

Cette publication est chronologiquement antérieure au livre du même auteur sur la fonction ministérielle de la musique sacrée, de 2018. Toutefois, le lecteur avisé se rendra compte tout de suite que le livre de 2017 dépend de celui de 2018. En effet, le liminaire de La musique : un sacrement ? (p. 9-19) offre un résumé de l’ouvrage sur la fonction ministérielle. Ainsi, le présent ouvrage doit être lu comme la suite logique de celui de 2018. Et nous devons saluer l’auteur, puisque La musique : un sacrement ? est un livre intéressant et cohérent. Toutefois, on y trouve encore quelques aspects problématiques.

L’auteur se propose d’envisager la liturgie comme « lieu théologique », dans la veine du renouveau méthodologique inauguré par les auteurs du Mouvement liturgique depuis le début du xxe siècle. Notre auteur se confine dans les limites de la francophonie, en dialogue entre autres avec Dalmais, Chauvet, Bourgeois et Denis, en ce qui concerne une théologie sacramentaire ouverte à l’expérience liturgique, rituelle et symbolique. Pour ce qui est de la musique rituelle chrétienne, expression privilégiée dans cet ouvrage par rapport à d’autres locutions qui y circulent aussi, notre auteur est attentif notamment aux propos de Gelineau et de Stefani (auteur italien dont l’une des études fondamentales sur la question musicale a été traduite en français). Je souligne cet aspect d’inscription socio-culturelle pas exactement comme critique, mais comme mise en garde. L’aspect positif est celui d’un enracinement manifeste dans une théologie sacramentaire interdisciplinaire et « post-métaphysique », comme celle de Chauvet. C’est à n’en point douter le terrain épistémologique qui permet de considérer la musique comme élément constitutif de l’ordre rituel et symbolique de la liturgie chrétienne et, donc, aussi comme « lieu théologique » où l’aspect cognitif s’ouvre aux résonances plus que discursives qui façonnent l’action rituelle. L’aspect problématique est relié à la façon d’entrer dans ce terrain. Certes, Chauvet est un « incontournable », mais il est loin d’être une référence à reprendre à la lettre. Au contraire, l’autorité de Chauvet exigerait plus que la simple reprise synthétique de ses propos. Elle impose une nouvelle entrée dans le terrain du symbolique. La musique semble offrir exactement cette opportunité. Et notre auteur le fait à partir de « l’infra-religieux » de la brèche anthropologique du langage symbolique en empruntant les propos de Chauvet. L’auteur n’explore pas la possibilité inhérente aux rites chrétiens comme pratique symbolique qui consisterait à prendre ses aspects sonores et musicaux constitutifs comme véritable point de départ. On n’entre pas véritablement dans le terrain de la musique réelle pour rester dans l’univers sécuritaire d’une idée musicale. Du coup, la possibilité d’un dialogue plus poussé avec les sciences humaines et musicales, par exemple par le moyen des Performances Studies ou de l’intermédialité, ne se met pas en place. L’auteur affirme la sacramentalité de la musique rituelle en tant que médiation dans un contexte de multiples médiations de la foi. Toutefois, la musique n’est ici qu’une abstraction dans la mesure où l’acte musical dans ses différentes dimensions (de la poièsis à l’esthesis) n’est jamais convoqué. De même, en ce qui concerne le lien intrinsèque de la musique au rite. Et pourtant la liturgie chrétienne est riche de situations différenciées qui auraient mérité des recherches particulières, à partir d’études de cas qui pourraient être fournis par le dernier demi-siècle de créations et d’expérimentations essayant de marier la musique au rite, la participation active à l’héritage culturel de la Tradition de la foi, le langage contemporain à la célébration du Mystère du Christ.