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Introduction

L’intérêt des historiens de la philosophie du xxe siècle pour la pensée de Nicolas de Cues et plus particulièrement pour sa théorie de la connaissance a émergé dans le contexte spécifique des études sur la genèse de la pensée moderne. Les contributions néokantiennes d’Ernst Cassirer, dans Le problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes, sont tout à fait significatives à ce sujet[1]. Dans le premier volume, Nicolas de Cues apparaît en tant que fondateur de l’époque moderne. Après 1923, la collaboration avec Aby Warburg a été décisive[2]. Cassirer développe la « philosophie des formes symboliques ». Il s’intéresse alors aux formes de culture propres aux époques historiques, à savoir l’art, le mythe et la religion. Le livre Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance[3] représente l’aboutissement de cette nouvelle méthode de recherche. Nicolas de Cues y est mentionné dans les deux premiers chapitres. Bien que Cassirer ait décrit la philosophie de la Renaissance selon deux perspectives différentes dans ces deux oeuvres, il a toutefois conservé le même jugement historiographique à propos de la nouveauté que représente l’époque moderne par rapport au Moyen Âge[4]. Cassirer a notamment identifié le fait que la philosophie de Nicolas de Cues marque un point de rupture fondamental avec la logique aristotélicienne et scolastique du Moyen Âge. Cassirer a soutenu que Nicolas de Cues, avec ses doctrines sur l’homme, sur le monde et sur Dieu, représente un tournant puisque l’on passe avec lui des problématiques caractéristiques de la philosophie médiévale du xive siècle, intéressée par la nature de l’âme et son destin après la mort, à celles qui sont typiques de la modernité kantienne, à savoir la question d’une connaissance possible de l’individu, de sa condition et de ses limites. Il s’agira dans cet essai d’exposer l’interprétation de la philosophie de Nicolas de Cues que Cassirer a produite et d’évaluer l’impact qu’elle a pu avoir sur l’historiographie cusaine du xxe siècle. Ce travail peut aider les futures études sur le Cusain qui seront publiées en français à mieux connaître les lectures historiographiques italiennes et allemandes du xxe siècle ; de nombreux points et problèmes abordés ici et en ces textes ont en effet été répétés plusieurs fois dans l’importante production francophone de ces dernières décennies : cela témoigne de leur actualité et de l’intérêt qu’ils suscitent encore aujourd’hui[5].

I. Nicolas de Cues, un philosophe moderne

Dans Le problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes, Cassirer s’est appliqué à reconstruire les mouvements intellectuels qui ont contribué à faire naître une époque et qui ont participé à la définition de son principal idéal théorétique. Dans cet ouvrage, « toutes les tendances consacrées à créer une nouvelle méthode des sciences expérimentales ou à donner un nouveau fondement aux sciences de l’esprit dans un approfondissement du concept d’auto-conscience[6] » sont condensées. C’est au cardinal allemand Nicolas de Cues qu’Ernst Cassirer a attribué les balbutiements de cette nouvelle philosophie fondée sur la place centrale de l’homme dans le cosmos, la recherche d’une nouvelle méthode d’investigation dans le champ de la connaissance de la nature et un intérêt nouveau pour les sciences quantitatives qui auraient trouvé leur terreau, en leur première et élégante expression, dans l’humanisme italien. Ce « nouvel idéal » inauguré par Nicolas de Cues n’a pas seulement touché la philosophie, particulièrement les nouvelles synthèses naturalistes des xve et xvie siècles et les formes « symboliques » de penseurs tels que Giordano Bruno, Bernardino Telesio ou Tommaso Campanella. En effet, il a aussi ouvert de nouveaux horizons scientifiques au sein de disciplines telles que la mathématique, la physique et l’astronomie, auxquelles ont contribué Nicolas Copernic, Léonard de Vinci et Galilée.

La naissance de cet idéal théorétique moderne se situe, selon Cassirer, en 1440, lorsque Nicolas de Cues formule le principe méthodique de la docte ignorance : c’est avec la Docte ignorance que Nicolas de Cues a coupé « le lien qui, jusqu’à aujourd’hui, unit la théologie et la logique scolastique[7] ». Dans la mesure où elle a pour objet d’étude l’infinité de Dieu, Nicolas de Cues pensait que la théologie ne pouvait pas se fonder sur le principe aristotélicien de non-contradiction qui, quant à lui, a un caractère « fini ». C’est pour cette raison que, selon Nicolas de Cues, la logique de la scolastique doit toujours et nécessairement faire acte de renonciation là où on traite de l’infini. Cassirer démontre que pour Nicolas de Cues, l’inefficacité de la logique aristotélicienne consiste dans le fait que tous ses concepts sont des concepts de comparaison. Ils reposent, en effet, sur la réunion des mêmes et semblables et sur la séparation des différents et dissemblables. La logique aristotélicienne est donc seulement capable de décrire les relations déterminées entre les choses, mais elle ne peut rien dire sur ses origines infinies. De plus, elle conduit la philosophie à opposer le fini et l’infini, ce qui débouche « sur une théologie rationnelle[8] ».

Cassirer soutient qu’à travers la méthode instituée dans les livres sur la docte ignorance, Nicolas de Cues fait cesser « l’opposition des espèces et des genres logiques[9] ». Cela serait dû au fait que Nicolas de Cues refuse la conception aristotélicienne de la connaissance de l’objet externe comme adaequatio intellectus ad rem, conception qu’il a remplacée par la théologie mystique : « […] il giogo [della scolastica] — a écrit l’historien italien Bertrando Spaventa, mentionné par Cassirer — è non solo scosso, ma infranto da più secoli, e checché si dica o faccia per rappezzarcelo sopra le spalle, non sarà altro che un innocente desiderio o piuttosto una commemorazione[10] ». Cassirer souligne la manière dont Nicolas de Cues problématise le rapport entre le sujet fini de la connaissance, l’objet infini et l’acte intellectuel avec lequel le sujet fini tend vers l’objet. En fait, Nicolas de Cues exprime dans le De docta ignorantia le rapport entre le sujet et l’objet par la célèbre métaphore du polygone inscrit dans le cercle, niant que l’intellect (polygone) peut connaître la vérité (cercle) à travers un processus d’assimilation ou d’adaequatio. Il soutient l’idée selon laquelle il y a une différence de genre entre le polygone et le cercle, parce que le polygone est composé de lignes droites et le cercle d’une ligne courbe. Mais on ne peut pas assimiler la ligne droite à la courbe. La ligne droite peut adhérer à la courbe seulement si la droite change de nature et devient courbe elle aussi, ce qui constitue une contestation du fondement épistémologique sur lequel repose l’assimilatio médiévale. Selon Cassirer, un changement de méthode en philosophie s’amorce avec Nicolas de Cues, changement qui a ouvert la voie à la révolution copernicienne en astronomie et à la révolution philosophique réalisée par Emmanuel Kant dans la Critique de la raison pure. À propos d’un commentaire de Cassirer sur le De docta ignorantia, Kurt Flasch écrit : « […] il conoscere sarebbe stato interpretato non come un riprodurre le cose presenti, ma come la proiezione di forme concettuali autonome. Tutto ciò presupponeva una critica del concetto di sostanza aristotelico : l’intera evoluzione spirituale dell’età moderna avrebbe compiuto il percorso dal pensiero della sostanza al concetto di funzione : […] Cusano sarebbe all’origine di questo processo[11] ». Cassirer met ensuite en garde contre une interprétation de la philosophie de Nicolas de Cues qui s’attacherait trop aux sources et qui se préoccuperait peu de la contribution originale du Cusain à l’histoire de la philosophie. Selon Cassirer, cette ligne interprétative conduirait à considérer que la critique de Nicolas de Cues contre la logique scolastique n’est qu’une reproduction des critiques déjà formulées par la mystique médiévale contre la scolastique par la mystique médiévale. En fait, au cours des siècles précédents, la tradition dionysienne de la théologie négative avait déjà souligné les limites de la scolastique. Elle avait cherché, en outre, à dépasser l’opposition entre le sujet fini et l’objet infini dans l’obscurité très lumineuse de la vision mystique, pour reprendre les termes de Denys l’Aréopagite. En effet, c’est à la mystique que Nicolas de Cues fait référence, en particulier à Maître Eckhart, lorsqu’il se positionne lui-même dans la tradition dionysienne. En ce qui concerne le contenu de la critique envers la scolastique, Cassirer admet que Nicolas de Cues a réutilisé les écrits de Denys. Toutefois, ceci ne doit pas nous faire minimiser — dit-il — le caractère novateur de la philosophie de Nicolas de Cues, qui tient avant tout à sa méthode. Cassirer affirme d’ailleurs à plusieurs reprises que le De docta ignorantia n’est pas seulement une oeuvre de théologie négative. En fait, si le noyau dur de l’oeuvre de Nicolas de Cues ne consistait qu’à exposer l’idée que Dieu, en tant qu’être absolu, est posé au-delà de toute détermination positive possible et que seuls des prédicats négatifs conviennent pour parler de Lui et qu’on ne peut, en outre, concevoir Dieu en s’élevant au-delà de toute mesure, proportion, comparaison finie, alors la docte ignorance n’aurait frayé aucune nouvelle voie et aucun terme essentiellement nouveau ne serait apparu.

Cassirer a soutenu que la scolastique a réussi depuis le xiiie siècle à désamorcer le potentiel critique de la théologie négative[12], grâce à la croyance erronée selon laquelle le chrétien qui suivit saint Paul après le discours à l’Aréopage (Ac 17) n’était autre que Denys. Comme on considérait que Denys n’était pas inférieur aux Pères de l’Église, ses doctrines ne pouvaient pas entrer en conflit avec celles des chrétiens. Si cela avait été le cas, seule une mauvaise compréhension des interprètes aurait pu être mise en cause. Au xiiie siècle, les oeuvres de Denys l’Aréopagite ont été dûment commentées par des maîtres tels que Robert Grosseteste, Albert le Grand et Thomas d’Aquin. Ainsi, la scolastique a intégré les textes de Denys à l’héritage de la philosophie et de la théologie de l’époque, cherchant à harmoniser leurs contenus avec les doctrines d’Aristote et de la Bible, pour former autant que possible une image unifiée et cohérente. À ce propos, Cassirer note que Nicolas de Cues n’a jamais critiqué ce cadre de réflexion qu’il semble, au contraire, avoir présupposé, surtout dans sa jeunesse. Néanmoins, dès le premier livre du De docta ignorantia, il développe une pensée et une orientation spirituelle totalement nouvelles. Ce n’est donc pas une simple reprise de la pensée de Denys. Soudain avec Nicolas de Cues la « vieille pensée » a reçu une nouvelle empreinte et, d’une certaine façon, elle a pris un nouveau tour pour aller au-delà de ses frontières. À titre d’exemple, Cassirer montre comment Nicolas de Cues et la tradition scolastique avant lui ont interprété l’opposition entre le fini et l’infini, opposition que l’on trouve déjà dans le De divinis nominibus de Denys. En effet, si la scolastique avait confiné la doctrine dionysienne des grades hiérarchiques du cosmos dans le cadre de l’exégèse biblique et s’était donc montrée dogmatique, au contraire, Nicolas de Cues a élaboré cette doctrine dans le deuxième livre du De docta ignorantia dans une perspective philosophique, en particulier cosmologique, très attentive à l’idée d’« infini ».

Après Denys, d’autres traditions philosophiques ont cherché à s’opposer à la logique aristotélicienne de la philosophie scolastique, par exemple les nominalistes (ou modernes). Du point de vue de Cassirer, la nouveauté de la philosophie de Nicolas de Cues par rapport au nominalisme et aux autres formes de critique qui ont pu être adressées à la scolastique réside dans le fait que la docte ignorance n’a jamais eu pour objectif une réforme de la logique aristotélicienne. Cassirer estimait que Nicolas de Cues voulait plus radicalement remplacer la logique aristotélicienne par la docte ignorance en tant que principe méthodologique pour pénétrer la Sagesse. Contrairement aux modernes, Nicolas de Cues avait compris que son siècle avait de nouvelles exigences philosophiques, théologiques et politiques, qui ne pouvaient être résolues avec une simple réforme de la scolastique. Il lui était donc nécessaire de révolutionner la méthodologie de la philosophie. Mais il faudra attendre la science moderne et son idéal subjectiviste de connaissance pour y parvenir. Cassirer a alors érigé Nicolas de Cues en champion et fondateur de la philosophie moderne, le considérant comme l’unique philosophe qui, dès 1440, a compris la nécessité de donner à la philosophie un Novum Organon pour rendre intelligible, clarifier et appréhender les nouvelles découvertes dans le domaine des savoirs et des techniques de son temps.

Cassirer montre que Nicolas de Cues était conscient de l’importance que revêtait son oeuvre pour la réforme de la philosophie. Dans l’incipit du De docta ignorantia, il qualifie la méthode de la docte ignorance de « nouveauté absolue » par rapport à la tradition précédente et il précise qu’elle est une clé méthodologique adéquate pour appréhender la complexité des problèmes de son époque[13]. Nicolas de Cues a effectivement appliqué la méthode de la docte ignorance à tous les domaines de l’esprit : la théologie, la philosophie, la mathématique et les sciences naturelles. C’est précisément grâce à cette nouvelle règle que Nicolas de Cues découvre des « choses inouïes auparavant (ista prius inaudita) » dans le domaine de la cosmologie et qu’il annonce dans le deuxième livre de la Docte ignorance : l’univers n’a pas de centre, la terre n’est pas sphérique, peut-être que la vie est présente dans d’autres mondes. Avec Nicolas de Cues, on suit alors un itinéraire destiné à repousser les frontières de la pensée médiévale, itinéraire qui sera aussi repris par les humanistes italiens. La continuité entre la docte ignorance et la philosophie italienne des xve et xvie siècles est analysée par Cassirer principalement dans le deuxième chapitre de son livre Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance. Dans ces pages, Cassirer soutient que la nouvelle perspective envisagée par Nicolas de Cues au sujet de l’esprit humain, du monde et de Dieu aurait trouvé un sol fertile dans l’humanisme italien. Selon Cassirer, la philosophie du De docta ignorantia sera développée dans les années qui suivent par la culture laïque et non académique qui a caractérisé la Renaissance en Italie et qui était intéressée par l’expression de la créativité humaine dans les arts et les techniques. De Leon Battista Alberti à Léonard de Vinci, chaque penseur de cette époque a représenté le nouveau milieu culturel italien, qui a constitué, selon Cassirer, le principal lectorat de la docte ignorance.

II. Une contextualisation des thèses de Cassirer et ses héritages

Il faut tout d’abord noter que la lecture historiographique de Cassirer n’était pas totalement originale pour ses contemporains. On ne sait pas précisément qui fut le premier historien de la philosophie à soutenir qu’il fallait considérer la philosophie de Nicolas de Cues comme le début de la philosophie moderne — il y en a eu plusieurs à partir du xixe siècle ; Cassirer est, de ce point de vue, seulement le plus célèbre[14]. Mais de nombreuses études avaient déjà présenté Nicolas de Cues comme le précurseur de la philosophie moderne. Cassirer cite principalement Francesco Fiorentino et Hermann Cohen, son maître[15]. Mais cette interprétation de Nicolas de Cues était déjà bien répandue au xixe siècle[16]. Sur ce point des études ont déjà été publiées[17]. On soulignera ici que les oeuvres de ces historiens de la philosophie du xixe siècle ont été en fait caractérisées par des investigations isolées du point de vue de l’historiographie. Ces enquêtes étaient souvent uniquement axées sur des aspects spécifiques de la pensée de Nicolas de Cues, pensée qu’ils ont qualifiée de « moderne ». Mais leurs jugements furent formulés sans que l’étude des oeuvres de Nicolas de Cues n’eût été véritablement menée de manière approfondie et, parfois aussi, ces jugements ont été affectés par des controverses relevant de problématiques caractéristiques de leur propre époque. C’est notamment le cas de la querelle du panthéisme (Pantheismusstreit) dans le milieu germanophone.

La rupture consommée entre Nicolas de Cues et la philosophie scolastique a dû alors toucher non seulement l’humanisme italien, mais aussi le domaine de la science. Pierre Duhem avait montré quelques années avant Cassirer qu’il fallait attribuer à Nicolas de Cues l’honneur d’avoir ouvert la voie à de nouvelles sciences empiriques et quantitatives[18]. Selon Duhem et Cassirer, Nicolas de Cues a exprimé cette perspective philosophique dans le deuxième livre sur la Docte ignorance et dans le De mente. Il a, en outre, donné un exemple pratique de science du poids et de la mesure dans le De staticis experimentis[19]. On peut alors faire remonter la genèse de la modernité philosophique et scientifique à certains thèmes directeurs de l’oeuvre de Nicolas de Cues :

  • la centralité du sujet de la connaissance dans la philosophie ;

  • l’attention consacrée à la question de l’expression de l’esprit humain dans les arts et les techniques ;

  • la quête d’une nouvelle méthode de recherche scientifique.

La compréhension historiographique du Cusain, que Cassirer a fournie dans ses textes, est donc complexe, originale et exhaustive, car elle représente l’interprétation globale d’une époque entière : la modernité. Néanmoins, elle a laissé de nombreuses tâches aux historiens, par exemple :

  • enraciner la philosophie et la science moderne au coeur de la pensée de Nicolas de Cues ;

  • déterminer quelle fut la première réception de la philosophie de Nicolas de Cues dans le milieu de l’humanisme italien ;

  • déterminer dans la tradition néoplatonicienne et surtout dionysienne quelle fut la source de la gnoséologie et de l’anti-aristotélisme de Nicolas de Cues.

La diffusion rapide et le succès des oeuvres de Cassirer ont incité un grand nombre de jeunes chercheurs à se pencher sur la pensée et les oeuvres de Nicolas de Cues, développant les trois lignes de recherche ouvertes par Cassirer dans Individu et cosmos, à savoir la pensée philosophique et scientifique de Nicolas de Cues, ses rapports avec l’humanisme italien et les sources néoplatoniciennes de sa gnoséologie. Ces problématiques furent les lignes directrices de la recherche cusaine durant la première moitié du xxe siècle. La prolifération des études sur Nicolas de Cues après la publication des oeuvres de Cassirer fut telle que, pour désigner cette période historiographique, on a souvent utilisé en allemand l’expression Cusanus-Renaissance. Des chercheurs de renom ont participé à cette nouvelle période des études cusaines. Citons entre autres Joachim Ritter[20] et plus tard Alexandre Koyré[21]. Ils ont pour point commun d’avoir remis en question l’approche adoptée par Cassirer en ce qui concerne la modernité de la pensée de Nicolas de Cues.

Ernst Hoffmann[22] revêt une importance particulière dans ce contexte, dans la mesure où il a soutenu, dans les années 1930, un grand projet d’édition critique des oeuvres de Nicolas de Cues, dont la publication est toujours en cours. Hoffmann était le collègue et l’ami de Cassirer depuis leurs études à l’Université de Berlin. Ils ont été tous les deux confrontés à Berlin à la philosophie néo-kantienne, particulièrement attentive aux problématiques gnoséologiques et à la dimension transcendantale de la philosophie. Mais, au contraire des néo-kantiens, ils ont porté une attention toute particulière à la reconstruction des contextes historiques : c’est l’époque de l’historicisme. À ce propos James Hankins a judicieusement remarqué que « a central issue that concerned […] Hoffmann […], was how to reconcile historical research and historicism in general with a commitment to philosophical truth[23] ». Hoffmann a en outre partagé une grande partie des idées historiographiques de Cassirer à propos de l’importance de Nicolas de Cues pour l’histoire de la philosophie moderne. C’est dans ce contexte, en 1932, sous le parrainage de l’Académie des sciences de Heidelberg, que le projet d’édition critique des Opera omnia de Nicolas de Cues a pris forme[24]. Sa direction fut confiée à Ernst Hoffmann lui-même et à son élève Raymond Klibansky. Le De docta ignorantia (1932), l’Apologia docta ignorantiae (1932) et les dialogues de l’Idiota (1937) ont été publiés au cours de cette période.

La Deuxième Guerre mondiale a rapidement freiné l’impulsion qui avait été donnée par le lancement de l’édition critique. Lorsque, dans les années 1950, les études ont repris, la direction de l’édition critique d’Heidelberg fut confiée à Joseph Koch. Il était déjà directeur de l’édition critique des écrits de Maître Eckhart auprès de la même Académie. Dans tous ses travaux sur l’oeuvre du Cusain, Koch s’est consacré à l’exégèse philologique et à l’apparat critique des sources de Nicolas de Cues. Ainsi, les études cusaines, qui ont connu une première phase marquée par les idées de Cassirer, ont beaucoup changé après la Seconde Guerre mondiale. À partir des années 1950 et 1960 une nouvelle phase s’est amorcée, une phase plus philologique. Au cours de celle-ci, les historiens de la philosophie se sont de plus en plus attachés à approfondir les questions portant sur :

  • les sources médiévales de la pensée de Nicolas de Cues[25] ;

  • la cohérence des textes — en particulier si l’on considère que les thèses que Nicolas de Cues soutient dans le De docta ignorantia sont les mêmes que celles du De coniecturis[26] ;

  • les mouvements philosophiques du Moyen Âge qui ont inspiré Nicolas de Cues[27].

Seulement quelques auteurs, tels Karl-Heinz Volkmann-Schluck[28], Hans Blumenberg[29] et Norbert Henke[30], ont continué à étudier l’oeuvre de Nicolas de Cues dans la foulée de la Renaissance déjà mentionnée.

III. Nicolas de Cues, l’humaniste

Dans les années 1960, Paul Oskar Kristeller a décrit Nicolas de Cues comme un protagoniste de l’humanisme italien. Ancien élève d’Ernst Hoffmann, Kristeller a élaboré l’image historiographique de Nicolas de Cues en tant qu’humaniste, en s’appuyant sur le deuxième chapitre d’Individuum und Cosmos, qui traite du rapport entre Nicolas de Cues et l’Italie. Cassirer y a en effet mentionné l’importance des rapports entretenus par Nicolas de Cues avec le milieu humaniste en Italie pour comprendre d’une part sa formation et d’autre part le succès de ses oeuvres. Kristeller a proposé une reconstruction documentée des rapports qu’entretient Nicolas de Cues avec les humanistes lors du congrès cusain de 1964 à Bressanone[31]. C’est l’analyse de la traduction latine du De fato de Georges Gémiste Pléthon réalisée par Jean Sophianus, qui a lui en a donné l’occasion. La traduction de Sophianus est dédiée à Nicolas de Cues. Kristeller y a vu un témoignage du fait que le nom de Nicolas de Cues était connu parmi les humanistes italiens et que ses oeuvres ont circulé en Italie.

Cesare Vasoli a remarqué que les observations faites par Kristeller au sujet des contacts de Nicolas avec les philosophes, les philologues et les traducteurs italiens contemporains « rafforzavano la tesi di una evidente relazione tra il filosofo [Cusano], l’umanesimo rinascimentale e la tradizione filosofica del platonismo[32] ». Du point de vue de Kristeller, l’intérêt que manifeste Nicolas de Cues pour la philosophie platonicienne — et que Joseph Koch a d’ailleurs souligné — ne devrait pas conduire les historiens de la philosophie à voir en Nicolas de Cues un représentant de la tradition mystique médiévale. Au contraire, selon Kristeller, c’est précisément l’intérêt de Nicolas de Cues pour le platonisme qui révèle ses affinités avec les goûts propres à l’humanisme italien : « […] the humanistic scholarship of Cusanus, and his allegiance to the Platonic tradition […] should be taken most seriously[33] ». Il faudrait alors, pour Kristeller, resituer Nicolas de Cues dans le contexte du grand mouvement de redécouverte des textes platoniciens, mouvement caractéristique de la deuxième moitié du xve siècle et de la Renaissance florentine. Kristeller conclut son intervention en affirmant que la philosophie de Nicolas de Cues était largement imprégnée de la culture humaniste de son temps.

Par ailleurs, beaucoup d’autres indications — que Vansteenberghe[34] et Saitta[35] avaient déjà repérées pour certaines — ont conduit Kristeller à attribuer à Nicolas de Cues un habitus proprement humaniste. Selon Kristeller, la propension du Cusain à utiliser les manuscrits originaux pour étudier et annoter les oeuvres des philosophes antiques doit être mise au nombre de ses traits qui le rattachent foncièrement à l’humanisme[36]. On ne rencontre rien de tel au Moyen Âge, ni parmi les professeurs d’université, dans la mesure où ils utilisent des transcriptions partielles et des compilationes, ni parmi ces savants qui appartiennent au clergé séculier ou aux ordres mendiants, puisqu’ils ont essentiellement utilisé les bibliothèques des monastères et des diocèses où ils servaient, plutôt que des manuscrits personnels. Selon Kristeller, la passion que manifesta le jeune Nicolas toujours à la recherche de nouveaux manuscrits contenant des transcriptions des oeuvres classiques de la littérature latine constitue un fait de la plus haute importance. Nicolas de Cues possédait des codices contenant les oeuvres d’Horace, Plaute, Virgile, Tite-Live et Vitruve. Certains sont d’ailleurs toujours conservés à la bibliothèque de Bernkastel-Kues.

Kristeller a remarqué que ces textes « humanistes » auraient difficilement capté l’attention d’un Thomas d’Aquin, par exemple, ou d’un autre théologien médiéval. L’achat pour sa bibliothèque de Bernkastel-Kues de codices, contenant des transcriptions des oeuvres des Pères latins comme Ambroise, Lactance ou Augustin, n’est pas, selon Kristeller, l’expression d’un goût du Cusain pour la théologie, mais manifeste son intérêt pour les lettres latines. En fait, « it is important to remember that the return from the scholastic theologians to the Church Fathers is a trait of Renaissance humanism[37] ». Enfin, Kristeller souligne que son hypothèse est étayée par le grand nombre des études humanistes consacrées au xve siècle à Platon, dont Nicolas de Cues possédait les ouvrages, tout comme Pic de la Mirandole et Marsile Ficin. Par exemple, le Parménide de Platon fut traduit intégralement par Georges de Trébisonde. On peut également trouver dans la bibliothèque de Nicolas de Cues, dit encore Kristeller, des traductions d’oeuvres de Pythagore et de la tradition hermétique, qui ont bénéficié d’une large diffusion parmi les humanistes. Le Timée de Locres et l’Asclépius, qui appartenaient à Nicolas de Cues, se trouvent désormais à la Bibliothèque Royale de Bruxelles[38].

L’image historiographique de Nicolas de Cues a donc beaucoup changé après les années 1960. Les débats à propos du rôle de précurseur joué par Nicolas de Cues vis-à-vis de la philosophie moderne se sont raréfiés. Les historiens de la Renaissance comme Kristeller qui analysent la philosophie de Nicolas de Cues durant les années 1960 doivent toutefois beaucoup à Cassirer, en cela qu’il a créé le fond historiographique sur lequel ils ont travaillé. Ces chercheurs comme Kristeller ont ensuite mis à jour de nouveaux éléments concernant la contribution de Nicolas de Cues à l’humanisme, en analysant son apport de manière « synchronique », c’est-à-dire en considérant les évolutions de sa philosophie par rapport à son temps[39]. Ces dernières études n’ont toutefois pas ouvert de perspectives historiographiques totalement nouvelles en ce qui concerne la pensée de Nicolas de Cues, mais elles ont néanmoins largement contribué à redéfinir le rôle qu’il a joué, plutôt en tant qu’humaniste que philosophe moderne. Souvent, les études cusaines les plus récentes ont bien confirmé la thèse de Kristeller[40]. De nombreux commentateurs ont tenté récemment de jauger la pensée de Nicolas de Cues à l’aune de la « lumière méridionale d’Italie » — pour reprendre l’expression de Kurt Flasch[41]. Ce cadre de recherche a inspiré plusieurs de ces tentatives qui ont pour but de ne plus seulement considérer la philosophie de Nicolas de Cues comme le premier chapitre de l’histoire de la philosophie moderne, mais au contraire de l’inscrire dans une histoire de la philosophie de la Renaissance, au même titre que des penseurs tels que Marsile Ficin, Pic de la Mirandole et Giordano Bruno.

Les éléments historiques présentés par Kristeller en faveur d’une interprétation « humaniste » de la personnalité intellectuelle de Nicolas de Cues ont eu diverses répercussions sur les études ultérieures, dans la deuxième moitié du xxe siècle. Cesare Vasoli et Kurt Flasch ont enrichi de nouvelles précisions les arguments de Kristeller à propos des affinités italiennes de Nicolas de Cues. Flasch souligne que c’est Nicolas de Cues dans le De concordantia catholica qui a lui-même affirmé qu’il vit dans une époque de « Renaissance » et, en outre, que Nicolas lui-même, comme les humanistes, présente sa philosophie comme une reconquête des philosophies de Pythagore et de Parménide[42]. C’est l’argument de Kristeller selon lequel Nicolas de Cues a connu le Parménide de Platon et le commentaire de Proclus à l’occasion de son voyage en bateau de Constantinople à Venise en 1438 qui a le plus bouleversé les études ultérieures. Nicolas de Cues a de fait voyagé avec des personnalités qui seront quelques années plus tard les protagonistes de la renovatio platonica du xve siècle, comme Georges Gémiste Pléthon et Basile Bessarion de Trébisonde. L’hypothèse d’un lien intellectuel entre Nicolas de Cues, Bessarion et Pléthon, comme nous l’avons vu, peut-être noué en 1438, a frappé l’imagination des chercheurs, qui ont souvent attaché une grande importance historique à leur connaissance mutuelle. Kristeller, par exemple, a soutenu que Giovanni Sophianus a décidé de consacrer à Nicolas de Cues sa traduction du De fato de Georges Gémiste Pléthon sur la base de ce rapport d’amitié entre Pléthon, Bessarion et Nicolas de Cues.

En s’appuyant sur une connaissance bien documentée d’un point de vue historique des relations entre ces penseurs, quelques chercheurs ont soutenu la thèse selon laquelle Nicolas de Cues a joué un rôle dans la renovatio platonica du xve siècle. Par exemple Kurt Flasch a soutenu que la pensée de Nicolas de Cues pouvait être interprétée comme la conséquence première d’une attention renouvelée envers l’étude des classiques grecs et latins par Gémiste Pléthon et Bessarion. Flasch ne rejette donc pas les études de Koch sur Nicolas de Cues comme lecteur d’Eckhart, mais il situe l’intérêt du Cusain pour le platonisme et pour Proclus au carrefour entre l’héritage « allemand » de la mystique rhénane et l’humanisme italien[43]. Paul Richard Blum est plus radical. En effet, il a récemment classé Nicolas de Cues dans les philosophes de la Renaissance[44]. Blum cite à l’appui de cette thèse un certain nombre d’arguments généralement issus de l’étude de Kristeller et montre aussi, comme Cassirer, que la « modernité » de Cues ne consiste pas tant dans le contenu de sa spéculation, comparable à celle de la théologie mystique, que dans sa méthodologie. Blum souligne, de plus, quelques aspects frappants à propos de la manière dont Nicolas de Cues a raconté son voyage de Constantinople à Venise. Dans la lettre jointe au De docta ignorantia, Nicolas de Cues affirme avoir bénéficié, durant ce voyage, d’une illumination divine, « par un don du père des lumières, de qui vient tout don excellent (credo superno dono a patre luminum) », qui lui a révélé la méthode de la docte ignorance. À ce propos, Blum note qu’une telle utilisation du motif du voyage dans un cadre littéraire rapproche Nicolas de Cues d’autres auteurs humanistes et modernes, qui eux aussi utilisent l’artifice littéraire qui consiste à faire part d’un événement autobiographique afin de faciliter la transmission du contenu conceptuel du texte qui suit.

IV. Le Cusain « mystique »

Dans l’historiographie cusaine du xxe siècle, il y a eu aussi d’autres tentatives de remise en question et de critique de la thèse néo-kantienne faisant de Nicolas de Cues un « moderne ». Edmond Vansteenberghe, médiéviste érudit et contemporain de Cassirer, catholique, était lui-même représentant de la Cusanus-Renaissance. Il a écrit une célèbre biographie de Nicolas de Cues en 1920. À propos du problème de la source de la pensée néoplatonicienne dans les écrits de Nicolas de Cues, Vansteenberghe a soutenu qu’il était tout aussi irréaliste de supposer que Nicolas de Cues avait découvert les livres de Proclus quelques mois seulement avant de composer le De docta ignorantia. En 1439, année de sa mort, Traversari n’avait achevé qu’une première partie de la traduction de Proclus. Nicolas de Cues a reçu le code 43 avec les traductions partielles de Traversari par Paolo Toscanelli selon les indications de Tommaso Parentuccelli à la fin 1439[45] : Nicolas de Cues n’a pas eu assez de temps pour lire le texte de Proclus, le méditer et finalement écrire le De docta ignorantia, achevé le 26 février 1440 à Kues. Vansteenberghe a fort justement remarqué qu’une « oeuvre comme le De docta ignorantia ne s’improvise pas : elle est le fruit de longues méditations[46] » et il en conclut que Nicolas de Cues a donc connu la philosophie néo-platonicienne avant 1438, et plus précisément « avant le concile de Bâle et après la fin des études juridiques à Padoue[47] », c’est-à-dire dans les universités « médiévales » allemandes entre 1425 et 1431 — non plus en Italie avec les humanistes. Personne ne connaît précisément quelles lectures Nicolas de Cues a bien pu faire après son départ de l’Université de Padoue en 1423. Pour cette raison, Vansteenberghe peut bien dire que « les origines de son traité de la Docte ignorance, en particulier, demeurent enveloppées de mystère[48] ». Vansteenberghe a toutefois identifié un manuscrit de la bibliothèque de Strasbourg qui a appartenu à Nicolas de Cues ; daté de 1426 selon Vansteenberghe[49], mais de 1443 selon Haubst, donc postérieur à l’écriture du De docta ignorantia[50]. Dans ce manuscrit étaient copiés la Theologia mystica de Jean Gerson et l’Itinerarium mentis in Deum de Bonaventure. Vansteenberghe ajoute que ces oeuvres ont dû jouer un rôle fondamental en ce qui concerne la connaissance que Nicolas de Cues a pu acquérir de la philosophie dionysienne. C’est un exemple typique de manuscrit sur lequel était susceptible de travailler un étudiant médiéval : une Collatio de fragments de textes. Selon Vansteenberghe, Nicolas de Cues n’a lu intégralement la Theologia mystica de Denys qu’en 1437[51]. Mais c’est surtout par l’intermédiaire de Jean Gerson que Nicolas de Cues a rencontré la pensée de Denys, qui est à la base de toute sa philosophie. Des traces de ses lectures de jeunesse pourraient être aussi retrouvées dans le débat qui l’oppose à Vincent d’Aggsbach et aux moines bénédictins des monastères de Melk et de Tegernsee en 1453, au sujet de l’interprétation correcte des oeuvres de Denys. Nicolas de Cues n’a donc pas eu accès aux textes originaux de Denys et de Proclus, mais il a pris connaissance de ces doctrines néoplatoniciennes grâce à la médiation de Jean Gerson, un auteur de la scolastique : c’était tout ce qu’il y a de plus normal pour les étudiants à l’université au Moyen Âge.

Vansteenberghe explique aussi que dans la partie finale du manuscrit 84, on trouve des notes en graphie cursive, qui semblent avoir été écrites directement par Nicolas de Cues : c’est « une sorte de tableau synoptique[52] », où il y avait quatre séries de trois noms, chacun référé à une personne divine. Deux des quatre séries seront mentionnées par Nicolas de Cues dans le De docta ignorantia. Elles semblent provenir des textes d’Augustin, De doctrina christiana I, c. 5 : « unité, égalité, concorde ou connexion (unitas, aequalitas, concordia seu connexio) », « pouvoir, sagesse, bonté (potentia, sapientia, bonitas) », « de qui, par qui, en qui (ex quo, per quem, in quo) » ; et de saint Hilaire, De trinitate, II, c. 1 : « éternité, espèce, usage (aeternitas, species, usus) ». Une ligne plus loin, on trouve une note de la main de Nicolas de Cues, dans laquelle il recopie un texte de Thomas d’Aquin. Vansteenberghe soutient que ces études de Nicolas de Cues devaient dater de la période au cours de laquelle il a étudié « à Cologne, sinon à Heidelberg[53] ». Dans ce manuscrit on trouve aussi d’autres notes, qui proviennent du Timée de Platon, de la Théologie platonicienne et du Commentaire du Parménide de Proclus. Ce sont toutefois de brefs extraits. Le Codex 84 de Strasbourg démontre selon Vansteenberghe que le jeune Nicolas a abordé les principales oeuvres de l’école scolastique parisienne du xiiie siècle, y compris celles de Thomas d’Aquin et de Bonaventure, et de plus récentes, comme la Théologie mystique de Jean Gerson. Le mérite de Vansteenberghe est d’avoir montré que Nicolas de Cues, en 1426, avait déjà identifié dans les oeuvres de Gerson et dans les sources même du chancelier parisien, en particulier Denys et Augustin, quelques points de repère importants pour la philosophie et la théologie. À propos des extraits des oeuvres de Platon et de Proclus que Nicolas de Cues a annotés de sa propre main, comme l’a aussi admis Vansteenberghe, nous ne savons pas s’ils proviennent d’une étude directe des oeuvres de Platon et de Proclus ou si d’autres textes ou collationes circulaient dans l’environnement que Nicolas de Cues fréquentait. En fait, bien qu’on reconnaisse que le jeune Nicolas de Cues n’a pu avoir accès aux textes originaux et intégraux de Proclus avant 1439, le manuscrit de Strasbourg confirme que, dès 1426, il doit avoir eu connaissance, au moins partiellement, de la doctrine de Proclus, et ce, de manière indirecte. Il s’agit, selon Vansteenberghe, de la formation intellectuelle typique d’un philosophe du Moyen Âge.

Rudolf Haubst a plus tard trouvé dans Vansteenberghe un point d’appui solide pour sa thèse sur Nicolas de Cues. Haubst, qui était prêtre catholique, a critiqué Cassirer, disant qu’il a sous-estimé l’importance de la christologie dans la pensée de Nicolas de Cues et qu’en outre, il n’a pas pris en compte la production cusaine de sermons. En particulier, Haubst a souligné que Nicolas de Cues a mis en oeuvre de nombreuses notions d’Albert le Grand dans les sermons prononcés à Coblence entre 1428 et 1431 : cela démontre sa formation « médiévale[54] ».

V. Le Cusain de Garin

Lors du même colloque de Bressanone, où Kristeller avait développé ses arguments sur Nicolas de Cues et les humanistes, Eugenio Garin intervient sur le même sujet déclenchant une critique sévère de Cassirer[55]. Garin a élaboré une critique historiographique et politique de l’hypothèse historique de Cassirer, selon laquelle la Renaissance italienne était — dans les mots de Kurt Flasch — « une importation venue du Nord[56] ». Ce qui a d’ailleurs été examiné dans certaines études récentes[57]. Nous présentons seulement quelques-uns des arguments de Garin. La principale référence de Garin sur le sujet est le deuxième chapitre d’Individuum und Cosmos de Cassirer, ce qui fut aussi le cas de Kristeller. Mais Garin critique Cassirer et il affirme même que Nicolas de Cues a très peu à voir avec l’humanisme italien. Garin propose beaucoup d’arguments pour soutenir sa thèse. Par exemple, il souligne, comme l’avait déjà montré Martin Hoenecker[58], que Nicolas de Cues ne connaissait pas bien le grec ancien — « non fu per nulla dotto in greco[59] » — même si nous savons aujourd’hui que Nicolas pouvait lire les textes en grec ancien[60]. Mais comme le remarque aussi Garin, la connaissance de la langue grecque est un signe particulièrement distinctif de la génération humaniste. En effet, Ambrogio Traversari, Andrea de Bussi, mais aussi Vittorino da Feltre, Enea Silvio Piccolomini et Lorenzo Valla étaient de très bons connaisseurs du grec ancien. C’est notamment l’une des raisons qui a poussé Garin à refuser l’hypothèse de Kristeller, selon laquelle Nicolas de Cues aurait subi une influence platonicienne par le biais des philosophes byzantins. En fait, il est possible que Pléthon et Bessarion aient montré à Nicolas de Cues le manuscrit de Proclus en 1438, comme le soutient Kristeller. Mais Garin fait remarquer que Nicolas de Cues ne connaissait pas bien la langue grecque à cette époque et qu’il ne pouvait donc pas comprendre correctement ces écrits de Proclus. Pour cette raison il les aurait plutôt rapidement confiés à Ambrogio Traversari, afin qu’il les traduise en latin[61]. Ces considérations ont conduit Garin à conclure que l’hypothèse de Kristeller est très peu solide. Garin est convaincu que les aspects médiévaux de la figure intellectuelle de Nicolas de Cues l’emportent sur sa dimension « moderne » ou « humaniste ». Garin affirme que cette conclusion est évidente si l’on prend en compte les lectures de Nicolas de Cues : dans la bibliothèque de l’Hôpital « St.-Nikolaus » à Bernkastel-Kues se trouvait un répertoire manuscrit — Garin dit qu’il est — « typique d’un philosophe médiéval », contenant la Bible, les commentaires de Chalcidius, les écrits d’Albert le Grand, d’Henri de Gand, d’Henri Bate de Malines et de Thomas d’Aquin, mais encore les Quaestiones disputatae de la scolastique et en particulier un certain nombre de textes copiés partiellement sur les manuscrits, et enfin des Collationes de textes. En revanche, « l’humaniste » accumule dans sa bibliothèque les oeuvres de Platon, Proclus, et de la littérature grecque classique et latine dans des copies parfaites et des traductions élégantes, ainsi que des textes de magie appartenant à la tradition hermétique[62]. Mais surtout, l’humaniste ne travaille pas avec des parties de texte ou des fragments, parce qu’il veut voir le texte original et complet.

Conclusions

Dans cet article, nous avons montré que l’interprétation de Nicolas de Cues donnée par Ernst Cassirer au début du xxe siècle a eu un impact décisif sur l’historiographie cusaine. En effet, Cassirer a ouvert trois pistes de recherche : la première a permis de considérer Nicolas de Cues comme un précurseur de la pensée moderne, la deuxième comme un humaniste italien du « Quattrocento », et la troisième, a contrario, comme un philosophe du Moyen Âge. La thèse formulée par Cassirer a tantôt bien été acceptée par les historiens de la philosophie (Kristeller, Blum), tantôt critiquée (Garin, Vasteenberghe). L’analyse de l’histoire de l’historiographie cusaine après les années 1930 a montré que Cassirer a été néanmoins à l’origine de la plus grande partie des études du xxe siècle. Le « béryl » avec lequel Cassirer a examiné la philosophie de Nicolas de Cues a donc permis le lancement d’un débat sur les catégories mêmes de « modernité » et de « Moyen Âge », et plus encore il a éclairé l’histoire culturelle de la Renaissance au xve siècle. Le débat à distance entre Cassirer et ses critiques sur ces deux représentations de Nicolas de Cues n’est pas encore arrivé à son terme. Il est, en effet, d’actualité dans les derniers travaux de la recherche internationale sur Nicolas de Cues[63].