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La pertinence philosophique caractérise l’ensemble du cheminement intellectuel de Claude Panaccio.

Le statut de Claude Panaccio comme interprète phare, sur le plan proprement philosophique, de l’oeuvre du franciscain anglais Guillaume d’Ockham, alias le célèbre « Vénérable incepteur » (en théologie) au xive siècle, est internationalement attesté par la référence obligée qu’il est devenu depuis longtemps en regard de la pensée ockhamienne, particulièrement en théories de la connaissance et de l’esprit, ainsi qu’en sémantique (incluant la logique) et en épistémologie — une « autorité » (auctoritas) que font fortement résonner les nombreuses contributions contenues dans un magnifique volume récemment publié en l’honneur du Professeur Panaccio[1].

Il faut savoir que — préparés, accompagnés et complétés par de nombreux articles — quatre livres de Claude Panaccio jalonnent principalement son approche à la fois originale, stratégique et méthodique de l’oeuvre d’Ockham.

En 1991, coup d’envoi monographique longuement réfléchi et percutant à l’extrême, le livre Les mots, les concepts et les choses. La sémantique de Guillaume d’Occam et le nominalisme d’aujourd’hui [2] a tout à la fois illustré et établi une nouvelle méthode en philosophie — le « reconstructionnisme » — et, sur cette base précise, engagé un fructueux dialogue entre, d’une part, les doctrines médiévales d’Ockham (premièrement sur le langage mental, deuxièmement sur la signification et la vérité, troisièmement sur la sémantique des prédicats généraux) et, d’autre part, celles, contemporaines et correspondantes, chez trois leaders de la philosophie analytique : Jerry Fodor (aussi psychologue cognitiviste), Donald Davidson et Nelson Goodman.

En 1999, Le discours intérieur de Platon à Guillaume d’Ockham[3] a prouvé que son auteur pouvait fournir une contribution de premier plan à l’histoire des idées dans la longue durée (chez Aristote, les Stoïciens, Philon, Plutarque, Porphyre, Plotin, la Gnose, Augustin, Boèce, Ammonius, Damascène, Anselme, etc.), tout en démontrant que le Vénérable incepteur se démarquait de cette tradition par sa façon — absolument résolue et systématique — de prendre au sérieux la théorie d’un véritable langage naturel (donc universel) de la pensée, justiciable alors d’une analyse logico-syntaxique analogue à celle dynamiquement appliquée, depuis le xiie siècle par les scolastiques occidentaux, à une langue conventionnelle comme le latin.

Mondialement sur la sellette, il restait à Claude Panaccio la tâche de rectifier des erreurs herméneutiques tenaces véhiculées principalement par certains ténors américains de l’interprétation de la philosophie ockhamiste. D’où, en 2004, le magnifique Ockham on Concepts[4], paru dans la langue utilisée par les principaux lecteurs visés par ses neuf chapitres denses et décapants sur l’intuition, l’abstraction et le langage mental, sur les actes intellectuels et leur combinaison, sur les concepts comme signes, sur les termes connotatifs dans le langage mental, sur le rôle des définitions nominales, sur la connaissance et la connotation, sur les concepts comme similitudes, sur les concepts logiques et sur la signification des mots ; un livre mature et bien ciblé, qui a rempli sa fonction.

Dans cette foulée, le monde francophone a eu droit, en 2011, au synthétique Qu’est-ce qu’un concept ?[5], abordant clairement la question des « unités de la pensée », de la « réalité des concepts », de la « catégorisation », de la « représentation », des « concepts lexicaux » et des « concepts naturels », le tout complété par des traductions commentées de textes clés de Guillaume d’Ockham et de Jerry Fodor sur la conceptualisation (d’où il ressort, comme l’annonçait Les mots, les concepts et les choses, que la psychologie cognitive de Fodor pourrait éviter les impasses qu’elle identifie en s’inspirant des développements théoriques bien compris d’Ockham sur le mentalais).

Depuis plus de vingt-cinq ans, Claude Panaccio (continuiste « reconstructionniste ») a aussi mené, souvent en dialogue avec Alain de Libera (« holiste » discontinuiste), une réflexion critique et féconde sur la méthode en histoire de la philosophie[6]. En 1994, le chapitre « De la reconstruction en histoire de la philosophie » d’un ouvrage collectif [7] campait la méthode « panacciste » et lançait la discussion toujours en cours, en 2019, dans le livre Récit et reconstruction[8], où l’auteur, signant ainsi une réelle contribution philosophique, présente de manière plus détaillée, plus frappante et plus éclairante que jamais son analyse nominaliste de ce qu’implique fondamentalement le fait d’écrire, de manière davantage historienne ou doctrinale, l’histoire de la philosophie — le tout en cinq chapitres : « La philosophie dans l’histoire », « Le travail historique en philosophie », « Référence et continuité », « La portée philosophique des récits historiques », « Les reconstructions doctrinales ».

De telles réalisations — en plus d’autres travaux en philosophie analytique et d’une constante implication sociale dans le monde académique depuis les années 1970 — ont valu à Claude Panaccio de se voir décerner, le samedi 16 juin 2018, un doctorat honorifique de l’Université Laval. Cette cérémonie a été précédée, le vendredi 15 juin, d’une journée d’activités scientifiques — table ronde et conférence — dont les versions remaniées des contributions orales sont ici offertes sous forme d’articles.

À la table ronde « Vérité et méthode en histoire de la philosophie » d’alors correspondent maintenant trois éléments du présent dossier thématique. Le premier élément, « Un défi préalable : l’intelligence des textes », est une réflexion qui insiste sur le point de départ incontournable — selon Claude Panaccio lui-même — de toute entreprise d’interprétation des textes du passé. Mais, pour les textes anciens et médiévaux du moins, une telle entreprise semble se heurter à la difficulté extrême de saisir leur sens véritable. Deux saisies inadéquates de textes célèbres relatifs au problème médiéval des universaux par des interprètes renommés sont données en guise d’exemple. S’il n’est pas possible de faire du vrai avec du faux et qu’une présentation juste de l’histoire de la philosophie requiert une véritable compréhension des pages clés, censément nombreuses et variées, sur lesquelles elle s’appuie, on doit admettre qu’il y a là un défi aussi véritable qu’élémentaire, car presque chaque texte pour être saisi avec acribie exige une familiarité qui ne s’acquiert qu’au prix d’une fréquentation longue et assidue, en plus de dynamique — la capacité d’une seule personne à en connaître correctement un grand nombre s’en trouvant de la sorte évidemment très limitée. Le second élément, intitulé « In Defense of Anachronism », en est un dans lequel Martin Pickavé — tout en s’inquiétant lui aussi des capacités quasi surhumaines que semble demander une parfaite maîtrise de la pratique de l’histoire de la philosophie et tout en renvoyant, par ailleurs, dos à dos comme également insensées tant l’approche purement historique que celle entièrement anhistorique de la discipline — entend valoriser l’utilisation de la boîte à outils conceptuels offerte par la philosophie actuelle, particulièrement analytique, pour mieux parvenir à faire ressortir l’intelligibilité intrinsèque et l’intérêt réel des oeuvres philosophiques du passé (bref, pourquoi se priver de ce qui à la fois nous intéresse aujourd’hui en philosophie et permet de mieux comprendre ce qui s’y passait autrefois). Dans le troisième élément, ayant pour titre « L’histoire de la philosophie et le discours indirect », Claude Panaccio examine méticuleusement comment ce qu’il appelle « l’équivalence sémantique » est une condition nécessaire du travail en histoire de la philosophie en identifiant ici cette adéquation de sens à celle du discours indirect que pratique, nolens volens, toute personne écrivant sur l’histoire de la discipline. Mais ce discours indirect est susceptible de multiples formulations selon la perspective prioritairement valorisée par chaque historien de la philosophie. Cela signifie que, même si « c’est toujours la fidélité qui prime sur la pertinence » comme on a cru devoir l’opposer à Claude Panaccio[9], ce dernier soutient en fait que, l’intelligence foncière du texte lui-même demeurant incontournable, la pertinence doit toujours être considérée « selon le contexte et les intérêts de l’historien ».

Quant à la conférence du Laboratoire de philosophie ancienne et médiévale, lui correspond désormais l’article de Claude Panaccio sur « Le nominalisme d’Ockham ». Même si le Vénérable incepteur n’est pas du tout explicite au sujet de son programme nominaliste, Claude Panaccio parvient avec clarté et rigueur à en dégager la teneur à partir de trois thèses (touchant les universaux, les relations et les quantités, qui, en tant que tels, ne sont pas ontologiquement dans le monde naturel, mais seulement sémantiquement dans l’esprit) et de remarques sur la notion de chose (res, régie par deux principes fondamentaux, la séparabilité et la reliabilité, qui réduisent l’ontologie aux substances et aux qualités singulières). Ce programme nominaliste reconstruit met en lumière le rôle capital de l’appareil sémantique constitué par la théorie des conditions de vérité, d’une part, et, d’autre part, par celle de la connotation qui ne doivent jamais requérir un engagement ontologique allant au-delà de l’existence des substances et des qualités singulières. Voilà les axes fondamentaux de ce que Claude Panaccio appelle l’« onto-sémantique » d’Ockham et qu’il considère, de manière convaincante, comme « la bonne façon de faire de la métaphysique ».

Afin de compléter ce dossier en donnant un substantiel accès direct à l’oeuvre du Vénérable incepteur relative aux éléments cruciaux que sont la logique, les universaux, les mots, les concepts et les choses, trois textes sélectionnés ont, avec Joanne Carrier, été introduits, traduits (en français) et accompagnés d’une nouvelle édition restituant l’allure orthographique du latin médiéval utilisé par Ockham, à savoir : 1. Proême de l’Exposé sur les livres de l’art de la logique suivi de l’Exposé sur le Proême du livre de Porphyre Des prédicables ; 2. Exposé sur le Proême du livre De l’interprétation d’Aristote ; 3. Questions sur les livres Des physiques d’Aristote, 1-7. Chacun de ces extraits (dont les deux derniers sont intimement liés) bénéficie d’une note explicative rédigée par Claude Panaccio (1. Note sur le Commentaire d’Ockham au traité Des prédicables de Porphyre ; 2. Note sur le Commentaire d’Ockham au traité De l’interprétation d’Aristote ; 3. Notes sur le statut des concepts dans les Questions d’Ockham sur la Physique d’Aristote) pour en souligner, particulièrement, l’intérêt doctrinal en lien avec le nominalisme d’Ockham.

Ainsi s’offre à la lecture cette configuration organique amicalement intitulée « Panaccio, Ockham et la philosophie ».