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Présentation

En philosophie comme en sociologie, l’étude de la doxa constitue un sujet de base afin de saisir, du moins en surface, une partie de ce qu’Edgar Morin désignait (au début des années 1960) comme « l’esprit du temps[1] ». Par la suite, Pierre Bourdieu a repris la notion philosophique de doxa pour lui conférer une dimension sociologique, correspondant aux idées largement reçues, répandues et généralement acceptées d’une époque donnée, sans pour autant être justes ou légitimes. Dans un passage de ses cours, récemment publiés, Bourdieu tenait à distinguer la doxa de l’orthodoxie et de l’hérésie[2]. On ne saurait toutefois réduire la doxa à « l’esprit du temps » ni à l’idéologie dominante ; l’expression « le sens commun » pourrait peut-être s’en rapprocher, mais il faudrait en fait tout un article pour explorer les similitudes et distinguer les nuances entre ces différentes acceptions. Nous amenant au coeur de ce problème à la fois philosophique et sociologique, le dernier livre de Mathieu Bock-Côté évite l’usage du terme « doxa » pour porter spécifiquement sur la rectitude politique dans trois contextes particuliers : au Québec, mais aussi aux États-Unis à l’ère de Donald Trump et dans la France du Président Emmanuel Macron. En somme, l’idée de doxa fera ici place au concept de rectitude politique, qui reste tout aussi problématique, autant pour les philosophes que pour les sociologues et les politicologues.

I. Manifestations, symptômes et conséquences de la rectitude politique

Le LTP avait examiné le sixième livre du sociologue Mathieu Bock-Côté, Le multiculturalisme comme religion politique[3]. Son plus récent ouvrage, paru chez le même éditeur, porte sur la rectitude politique, sujet souvent débattu aux États-Unis, par exemple dans le livre inattendu d’un penseur de gauche comme Keith Preston[4]. De nos jours, le « politiquement correct » (expression calquée sur l’anglais political correctness) s’apparente en certains points à la bien-pensance des siècles passés[5]. Ainsi, dans un ouvrage méconnu intitulé La Bienpensance, orthographiée en un seul mot[6], le sociologue Claude Javeau identifiait le romancier Georges Bernanos comme le premier pamphlétaire moderne ayant pourfendu la bien-pensance en France, dans La grande peur des bien-pensants, et ce dès 1931[7]. Et ce sujet délicat continue d’intéresser philosophes et sociologues[8]. Les mutations récentes de la rectitude politique et de ce qui tourne autour de la soi-disant « philosophie du bien » prennent tour à tour différentes étiquettes, à quelques variantes près : on parlera de la « cancel culture » ou « culture de l’annulation », mais aussi la « call-out culture » ou « culture de la dénonciation » pour décrire ces tentatives de discréditer un interlocuteur stigmatisé, un personnage honni dans la sphère publique ou un point de vue dérangeant lors d’un débat[9].

II. Conceptualiser la rectitude politique

L’empire du politiquement correct se subdivise en sept chapitres suivis d’une conclusion sous la forme élégante d’un « Éloge du conflit civilisé » (p. 255 et suiv.). Pour Mathieu Bock-Côté, la rectitude politique doit être comprise comme une forme disproportionnée d’orthodoxie, voire une nouvelle dérive dogmatique de la part de ceux qui promeuvent inconditionnellement des modèles de sociétés hybrides et métissées : « […] le politiquement correct repose sur une culture de la surveillance généralisée : qui entre en contradiction avec l’orthodoxie diversitaire est dénoncé par des groupuscules qui se comportent comme des professionnels de l’indignation — et il s’agit d’une profession rentable » (p. 65).

L’ouvrage débute par une affirmation redoutable, qui se veut un constat : « La censure est de retour », afin de dénoncer ceux et celles qui verraient une hérésie là où d’autres percevraient simplement un problème de société ou un sujet de débat. On peut être en désaccord avec ceux et celles qui ne partagent pas nos idées, mais on ne saurait les réduire au silence ou les soumettre à la disgrâce et à la vindicte de tous. Or, bien des débats semblent, au départ, biaisés, pour ne pas dire faussés, ne serait-ce que par le fonctionnement de la machine médiatique qui sert souvent d’assise : « Chose certaine, l’espace public n’est pas axiomatiquement neutre » (p. 13).

Dans ce vaste problème de société, inépuisable en un seul ouvrage, l’auteur réussit à pointer des arguments spécieux, des errements, des stratégies bancales ou mal étayées, des jugements erronés ou reposant sur des prémices fallacieuses pour caractériser la rectitude politique. L’auteur revient notamment sur le problème du multiculturalisme, érigé en une forme de dogme par le gouvernement canadien à partir de 1971, et qui serait devenu incritiquable (p. 57). Trop souvent, constate Mathieu Bock-Côté, dans l’opinion publique et sur les réseaux sociaux, on confond sans nuance des termes aussi différents que le « multiculturalisme » à la canadienne, le « cosmopolitisme », voire même la diversité culturelle et par ailleurs la tolérance envers les autres cultures et/ou les autres ethnicités, alors que chacun de ces concepts ne saurait aucunement être réduit aux autres. Selon Mathieu Bock-Côté, quiconque s’opposerait à cette mouvance multiculturelle à laquelle nous assistons depuis un demi-siècle risquerait d’être stigmatisé ou de se voir accusé d’intolérance, voire de racisme par ceux qu’il désigne comme bien-pensants. Pourtant la critique du multiculturalisme est déjà présente dans différents milieux académiques et n’a souvent rien d’intolérant ou de xénophobe[10]. C’est davantage la gouvernance, la bureaucratie et la mise en application des politiques du multiculturalisme qui sont critiquées.

Sur un ton plus polémique, le cinquième chapitre (« Les Blancs, les racisés et les autres ») reprend entre autres certains des arguments de l’essayiste Pascal Bruckner[11] à propos de la décolonisation et de ses effets pervers (p. 166), pour mettre en évidence les controverses récentes sur des sujets sensibles comme l’appropriation culturelle, en prenant exemple sur le metteur en scène Robert Lepage, qui fut accusé d’appropriation culturelle (p. 180). En étudiant ce contexte initial dans différentes situations, Mathieu Bock-Côté note — fort à propos — la nécessité de l’acte de contrition, des excuses et des demandes de pardon des personnes incriminées lors de ces débats ou lorsque celles-ci sont pointées du doigt, souvent avec l’insistance persuasive du monde médiatique. Mais ce qui distingue les analyses de Mathieu Bock-Côté, c’est sa capacité d’inscrire ces phénomènes complexes dans des cadres d’analyse sociologique pour parler de « dispositif idéologique » et pour mettre en garde contre les stratégies du « safe space », voulant que certains mots et certains sujets délicats ne soient jamais abordés dans les universités nord-américaines (p. 187). Toutes ces questions et ces dérives nous ramènent inévitablement aux notions de liberté d’expression et de liberté académique, dont les enseignants et les universitaires connaissent trop bien le prix et la fragilité (p. 189).

La deuxième moitié de l’ouvrage aborde successivement des enjeux importants comme la modernisation et l’actualisation de la pensée conservatrice — ici prise au sens noble du terme et dépourvue de ses dimensions partisanes. Les dernières pages de L’empire du politiquement correct sont consacrées au philosophe et académicien Alain Finkielkraut, dont les travaux sur la question identitaire[12] ont souvent traversé le monde académique pour devenir des objets de débat d’idées largement couverts dans les médias français, et même à la télévision, pour le meilleur et pour le pire (p. 242-245).

III. Le problème de la rectitude politique, c’est l’évacuation du débat

D’un chapitre à l’autre, Mathieu Bock-Côté s’indigne contre la disqualification d’une large partie des grands débats de société auxquels on opposera des arguments à l’emporte-pièce, quelquefois perçus comme étant imparables, surtout dans les médias sociaux : pour ces raisons, la critique à l’endroit de certains problèmes de société qui persistent et s’aggravent — comme le manque de contrôle aux frontières ou l’idée de mieux encadrer l’immigration clandestine — devient alors impossible à soutenir ou même à aborder dans une partie de l’espace public, en raison du risque d’accusations exagérées et de dérives. Et comme on le sait, cette inquiétude face à l’intégrité des frontières réapparaît sous diverses formes autant en France, dans le sud de l’Italie et sur les îles grecques exposées aux vagues de migrants illégaux, mais aussi au Canada.

Tous ces problèmes sont pourtant bien réels et semblent devenus hors de contrôle dans plusieurs pays. Et en marge des circuits médiatiques confirmés, par exemple dans la presse écrite et à la télévision, les passions se déchaînent encore davantage dans les médias alternatifs, et principalement sur les médias sociaux, souvent sous le couvert de l’anonymat. Au fond, Mathieu Bock-Côté plaide pour une revalorisation du débat de fond dans la Cité et s’insurge d’abord contre l’ignorance, l’obscurantisme, l’occultation des sujets de débat — voire même de certains mots — qui deviennent tabous, puis il met en évidence toutes les nouvelles formes de censure dont une portion de la nouvelle bien-pensance serait teintée, souvent avec une certaine mauvaise foi (au sens de Jean-Paul Sartre)[13].

Le style de Mathieu Bock-Côté est vif et foisonnant, tout comme dans son ouvrage précédent. L’auteur fait preuve d’un sens indéniable de la formule très imagée, par exemple lorsqu’il intitule son deuxième chapitre d’une référence orwellienne : « 1984, c’est maintenant ; la refondation diversitaire de l’espace public » (p. 45 et suiv.). Quelquefois, si on se limite à une lecture stricte du texte, il n’est pas toujours facile de savoir où l’auteur se situe ; on le devine bien, mais son argumentation utilisant fréquemment la paraphrase a parfois le défaut de ne pas identifier systématiquement à qui appartient tel point de vue qu’il dénonce, par exemple dans ce passage du chapitre portant sur « Ce que la gauche appelle la droite », lorsqu’il est question de l’aveuglement de nombreux mouvements gauchisants : « Être de gauche consiste à avoir raison même lorsqu’on a tort, parce qu’on se trompe alors pour de justes raisons » (p. 100). Or, dans le cas qui précède, est-ce que cette phrase se veut un constat que l’auteur déplore du même souffle, ou est-ce au contraire la reformulation exagérée de l’argument des détracteurs de Mathieu Bock-Côté, ou sinon une manière ironique de décrire la mauvaise foi de ceux qu’il veut critiquer par l’absurde ? Ce type de problème revient à quelques endroits dans les autres chapitres, mais sans pour autant invalider le raisonnement et l’élan de son auteur. Ici, l’éditeur aurait dû signaler à l’auteur les ambiguïtés de certains de ces énoncés dès l’étape de la révision du manuscrit afin de mieux identifier, pour chacun des débats, qui sont les véritables porteurs ou encore les défendeurs de tel argument ou de tel contre-argument. Dans le genre de l’essai, il convient toujours de s’imaginer que l’on est lu par ses adversaires ou par des néophytes, et oublier provisoirement que l’on prêcherait uniquement auprès des convertis. Mais il s’agit là d’une critique mineure à un ouvrage qui demeure soigné et d’une grande clarté. Comme le disait Freud dans L’avenir d’une illusion, on doit continuellement tenir compte de son « critique imaginaire », un lecteur réticent qui s’objecterait immanquablement à nos arguments les plus évidents[14].

Conclusion provisoire

Par son argumentation élaborée et nuancée, un ouvrage comme L’empire du politiquement correct contribue à élever le débat de société — pris au sens large — auquel nous assistons presque quotidiennement et à approfondir la réflexion tout en mesurant le caractère bancal de ce que l’on identifie banalement comme « le sens commun », ces pseudo-évidences que l’on ne sent même plus le besoin de valider ou de reconsidérer dans l’espace public. N’est-ce pas là le remède le plus salutaire contre la facilité, les contre-vérités, la morosité ambiante et le nivellement par le bas[15] ?