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Moins les sciences ressemblent à la philosophie, [et] plus, précisément, la nécessité intellectuelle de la philosophie apparaît[1].

Bien qu’il n’emploie pour ainsi dire jamais des termes propres à notre xxie siècle comme « interdisciplinarité », « multidisciplinarité », ou « transdisciplinarité », Georges Canguilhem (1904-1995) aura néanmoins été un penseur pionnier de l’interdisciplinarité en France, et ce dès les années 1940. Pourtant, relativement peu de commentateurs ont mis en évidence ce trait de sa pensée et de sa conception de la méthodologie. Cette note critique veut mettre en évidence les dimensions interdisciplinaires — avant la lettre — de sa pensée en se référant primordialement à ses premiers écrits, et pas forcément parmi les plus célèbres. Les liens fréquemment établis par Canguilhem entre philosophie, médecine et sciences de la société sembleront particulièrement innovateurs et féconds. La parution récente d’un nouveau tome de ses « Écrits complets » servira de base à notre argumentation et sera l’occasion d’une relecture de Canguilhem, dans le texte. On rappellera également l’influence de ce chercheur infatigable et sa place assez unique dans le panorama de la philosophie dans la France du xxe siècle.

I. La place de Canguilhem en France

Qu’ont en commun des penseurs aussi différents que Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Fernand Dumont et Camille Limoges ? Tous les quatre ont eu comme directeur de thèse le professeur Canguilhem. Ces quatre éminents chercheurs ne furent évidemment pas les seuls à avoir reçu les enseignements de ce grand philosophe et épistémologue, dont l’intégralité des écrits est maintenant disponible dans une édition critique ; mais la postérité et la diversité de leurs recherches respectives forcent l’admiration et pourraient en outre nous inciter à mieux connaître — ou à redécouvrir — celui qui les a formés et inspirés durant leurs études doctorales[2]. On peut déjà reconnaître que ces quatre auteurs influents sont, encore de nos jours, lus et étudiés par plusieurs générations de chercheurs oeuvrant dans différents domaines des sciences humaines et sociales, des lettres et de l’épistémologie, ce qui reconfirme la portée de l’approche tantôt multidisciplinaire, tantôt interdisciplinaire, voire transdisciplinaire insufflée dès les années 1940 par Canguilhem, qui était à la fois philosophe et médecin de formation. Autre signe tangible de son statut social et de son actualité au xxie siècle, tout un ouvrage de la prestigieuse collection « Que sais-je ? » a été consacré à l’oeuvre de Canguilhem, sous son seul nom propre, ce qui est assez exceptionnel pour cette vénérable collection thématique et généraliste des Presses Universitaires de France, mais aussi assez révélateur quant à l’impact durable de sa pensée[3]. Et ce n’est qu’un exemple — révélateur et éloquent — de la position qu’occupe encore de nos jours Canguilhem dans le monde du savoir.

Le LTP avait déjà présenté dans une note critique le premier volume des Œuvres complètes de Canguilhem[4]. Les Éditions Vrin ont par la suite fait paraître trois nouveaux tomes (le 4e, puis le 5e, et ensuite le 3e) dans cette série qui prévoit six titres d’au moins 1 000 pages chacun ; tout comme — dans un tout autre domaine — pour l’édition des oeuvres complètes de Freud publiée aux Presses Universitaires de France, les volumes de cette nouvelle série centrée sur Canguilhem ne paraîtront pas chronologiquement : c’est ce qui explique que les tomes 2 (principalement sur ses écrits de médecine et de philosophie, tout en incluant ses trois thèses) et 6 (comprenant une bibliographie critique) ne soient pas encore disponibles à ce jour[5]. Le présent texte portera uniquement sur le quatrième volume des Œuvres complètes de Canguilhem couvrant grosso modo les années 1940 jusqu’au milieu des années 1960. Le but de ce texte sera de montrer les dimensions interdisciplinaires déjà présentes dans certains de ses écrits, même parmi ceux remontant aux années 1940.

En plus de ses livres et de ses recueils de cours ici réunis, Canguilhem a contribué par différents textes, articles et préfaces — de formats très variables — à une infinité de revues et de publications diverses, pratiquement impossibles à répertorier entièrement ou à rassembler intégralement ; en fait, la présente série en six volumes des Éditions Vrin se rapproche grandement d’une improbable exhaustivité et la table des matières détaillée de chaque tome regroupe de manière chronologique presque tous les textes de Canguilhem parus durant la période visée, et dans le cas précis de ce quatrième tome, entre 1940 et 1965[6]. Or, bien que ce tome 4 ne contienne pas l’ouvrage devenu classique Le normal et le pathologique[7], initialement paru en 1943, puis revu et augmenté en 1966 et maintes fois réédité, on y trouve néanmoins une partie substantielle des notes du cours que donnait Canguilhem à la même époque sur des thèmes assez proches de la normalité et du pathologique, comme « Les normes et le normal » (p. 81) et « Le normal et le problème des mentalités » (p. 89). Sans prétendre égaler la célèbre monographie sur les thèmes qui précèdent, ces pages méconnues sur le rôle de la philosophie pour établir et délimiter la normalité selon chaque individu sont parmi les plus stimulantes de tout ce quatrième tome (p. 87 et suiv.).

II. Philosophie et interdisciplinarité

Entrons dans le vif du sujet. L’introduction générale de cet avant-dernier tome, rédigée par l’historien montréalais Camille Limoges, recadre la production de Canguilhem selon une perspective à la fois interdisciplinaire et résolument philosophique, citant sa volonté maintes fois exprimée de vouloir « intégrer à la spéculation philosophique quelques-unes des méthodes et des acquisitions de la médecine » (Canguilhem, cité par Limoges, p. 31). En soi, cette formulation pourrait illustrer ce que l’on entend habituellement par « interdisciplinarité » : une tentative d’exploiter les approches et méthodes propres à une discipline pour les transposer vers une autre, avec d’indispensables ajustements et des recontextualisations. À l’époque des chasses gardées séparant tacitement les disciplines, Canguilhem était l’un des premiers défenseurs de l’interdisciplinarité, du moins en France. Mais comme on peut le vérifier dans ses écrits de ce tome 4, Canguilhem procédait toujours avec une prudence méthodologique exemplaire.

Il apparaît clairement que Canguilhem se considérait d’abord et avant tout philosophe ; la préoccupation épistémologique est apparue durant les années 1940. D’ailleurs, encore en 1961, il signait sous cette première étiquette son texte en « Hommage à Émile Vidal », paru sous le titre « Émile Vidal jugé par un philosophe » (p. 1 017-1 019). Sa conception de la philosophie n’est jamais isolée ni hautaine, mais au contraire ouverte et toujours en lien avec d’autres champs de spécialisation, selon diverses avenues disciplinaires. D’ailleurs, à propos de la pertinence et de la spécificité de la philosophie, Canguilhem écrivait : « Par comparaison avec les fonctions spécialisées, comme la science ou la technique, la philosophie apparaît non pas comme un redoublement — dont on devrait alors se demander quel peut bien en être l’intérêt ou l’importance — mais comme un examen critique et une assignation de valeur » (p. 45, n. 3).

Ce substantiel tome 4 se subdivise en trois grandes sections ordonnancées de manière chronologique. Le premier tiers reprend en plusieurs leçons de larges extraits du premier « Cours de philosophie générale et de logique » donné par Canguilhem à partir de 1941, ce qui comprend entre autres une critique du positivisme selon Auguste Comte (1798-1857) et quelques pages sur les mentalités (p. 65-110). Ces passages riches en éclaircissements permettent d’apprécier un Canguilhem davantage pédagogue pour de nombreuses notions de base en épistémologie et en méthodologie ; ainsi, il définit concisément pour ses étudiants ce qu’est une hypothèse de recherche : « L’hypothèse c’est l’anticipation d’un rapport capable à la fois de définir le concept impliqué dans la perception du phénomène et de l’expliquer » (p. 74). Plus loin, Canguilhem reprend ce même point et précise sa pensée en la reformulant, ce qui est le propre de la problématisation : « L’hypothèse, c’est un jugement de valeur sur la réalité » (p. 74). Avec quelques articles plus polémiques sur l’institution de la philosophie (comme cette longue « Note sur la situation faite en France à la philosophie biologique », p. 307-320), la première partie se termine par des écrits circonstanciels comme cette série d’hommages à des confrères disparus pour lesquels Canguilhem avait de la considération (par exemple pour son collègue Maurice Halbwachs, p. 275-289), suivis de portraits de résistants parus à l’occasion de mélanges (à Pierre Janet) ou de courtes nécrologies. Enfin, trois textes séparés (ayant déjà fait l’objet d’un livre) rendent hommage à l’ami Jean Cavaillès (1903-1944), philosophe et Résistant, ce qui inclut une présentation approfondie de ses travaux, suivie d’une bibliographie (p. 251-271). D’ailleurs, on trouvera plus loin, dans la dernière section, un texte rare et bouleversant sur ce qui fut leur dernière rencontre, texte intitulé ambigument « Le combat d’un philosophe » (p. 903-907)[8]. Parmi les autres passages les plus surprenants de cette première partie, on retiendra cette autocritique de Canguilhem qui regrette d’avoir déconsidéré le bergsonisme au temps de sa jeunesse (voir p. 319, n. 2), et juste après son apologie réaffirmée de l’hégélianisme, au moment où la France sortait d’un conflit dévastateur avec l’Allemagne (« Hegel en France », 1949, p. 321-341). Par sa volonté de réhabiliter ce philosophe allemand juste après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, cet essai méconnu de Canguilhem reconsidérant l’hypothétique athéisme de Hegel conserve aujourd’hui encore toute sa pertinence, bien au-delà de sa dimension polémique ou de la simple étude sur l’histoire des idées (p. 331).

III. Définir la philosophie

On apprécie chez Canguilhem ce style volontiers pédagogique cherchant à fournir d’emblée des définitions utiles et clairement énoncées, par exemple pour définir le rôle fondamental de la philosophie : « Historiquement, la philosophie nous apparaît comme un effort de l’esprit pour donner une valeur à l’expérience humaine par la recherche critique et l’appréciation systématique des valeurs spontanément incluses dans les civilisations et dans les cultures » (p. 87). Ailleurs, un entretien avec Alain Badiou daté de 1965, placé en annexe mais indispensable, permettra à Canguilhem de fournir d’autres définitions de notions philosophiques comme l’épistémologie, la connaissance scientifique, etc. (annexe VI, p. 1 201 et suiv.).

La partie centrale de Résistance, philosophie biologique et histoire des sciences 1940-1965 procède de la même manière et couvre la période où Canguilhem agissait dans l’administration française comme « Inspecteur Général de l’Instruction Publique », ce qui ne l’empêcha pas de faire paraître divers articles et essais sur des sujets très variés, par exemple sur « la création artistique selon Alain » ou encore sur les besoins élémentaires comme la faim et la soif, mais aussi « l’instinct sexuel » selon Freud (p. 502). De plus, certains discours de Canguilhem sont retranscrits, parfois sous la forme indirecte d’un rapport ou d’un compte rendu partiel rédigé par un tiers (voir p. 393-398). En outre, des textes s’apparentant à des rapports gouvernementaux portent sur l’état de l’enseignement de la philosophie en France et sur les perspectives d’emploi d’une cohorte de finissants devenus philosophes au début des années 1950. Dans une autre perspective, le recueil de textes Besoins et tendances, paru initialement en 1962 chez Hachette et reproduit ici, comprenait de courts extraits d’exposés de différents auteurs classiques provenant de diverses époques (comme Platon, Auguste Comte, Marx) et choisis par Canguilhem pour illustrer certains de ses cours (p. 445-524). Durant ces quelque 80 pages synthétiques et pédagogiques composées de courts extraits, le lecteur prend momentanément congé de Canguilhem pour parcourir certains des auteurs de référence que ce dernier avait choisis pour les citer dans ses enseignements. Les thèmes abordés sont variés et comprennent même un éloge du sommeil (« Dormir c’est se désintéresser », par Henri Bergson, p. 478 et suiv.).

Couvrant presque la dernière moitié, la troisième partie de ce tome 4 (intitulée « La Sorbonne et la Rue du Four ») contient encore plus de textes que les précédentes et correspond aux années passées à la Sorbonne ; Canguilhem y semblait consulté sur une multitude de sujets allant parfois bien au-delà de la philosophie des sciences et de l’épistémologie — ce qui n’était jamais dénué d’intérêt. Parmi une foule de sujets apparemment disparates, on retrouve d’abord un plaidoyer collectif (« Pour la paix en Algérie » daté de 1955, p. 679-680), une défense et soutien au collègue Henri-Irénée Marrou (dont l’appartement avait été perquisitionné en 1956), ou encore la transcription de plusieurs conférences radiophoniques sur Descartes destinées au grand public, ce qui reconfirme la volonté pédagogique de Canguilhem (p. 683-702). Parmi les écrits proprement philosophiques, on découvre une étude approfondie sur la position épistémologique de Bachelard, qui contient des formulations lumineuses que Canguilhem emprunte à l’auteur de l’Essai sur la connaissance approchée : « La vérité n’a son plein sens qu’au terme d’une polémique. Il ne saurait y avoir de vérité première. Il n’y a que des erreurs premières » (p. 732). C’est un des textes les plus inspirés de ce volume.

Figurant parmi ses écrits les moins connus, une courte préface de Canguilhem précède une trentaine de pages d’extraits de livres du philosophe Alain (Émile-Auguste Chartier, 1868-1951) sur l’éducation à la citoyenneté ; ces différents textes avaient été choisis et présentés par Canguilhem en 1958 (p. 825-850). Ailleurs, certains autres textes reproduits dans la troisième partie accordent quelquefois une place toute relative à Canguilhem, comme dans cet article du journaliste Claude Bonnefoy (initialement paru dans l’hebdomadaire Arts) sur la jeunesse de Jean-Paul Sartre, sorte de compte rendu ou de procès-verbal qui retranscrit au passage quelques commentaires anecdotiques de Daniel Lagache et de Canguilhem à propos du jeune Sartre, étudiant à la Sorbonne (p. 955-963). Mais ces passages mineurs demeurent en soi pertinents en raison de la participation de Canguilhem, ce qui justifie leur inclusion dans cet ensemble.

IV. Canguilhem dans l’espace public

Durant toute sa vie active, Canguilhem s’est invité dans de multiples débats dans l’espace public. Parmi ses nombreux billets envoyés aux journaux, on peut lire avec grand intérêt un article polémique (« Âge atomique et laïcité ») paru dans La Dépêche du Midi du 22 juillet 1959, dans lequel Canguilhem s’attaqua au ministre de l’information du gouvernement gaulliste (Roger Frey, 1913-1997), qui laissait l’impression de remettre en cause le principe républicain de la laïcité (p. 897-901). Plusieurs des textes qui complètent ce volume sont des comptes rendus d’ouvrages savants, quelquefois en anglais, mais aussi la recension de la première édition d’une Histoire de la vigne et du vin en France des origines au xixe siècle, initialement publiée à compte d’auteur par un collègue du Collège de France, le professeur Roger Dion (p. 965-970).

Ces textes épars ne sont nullement anecdotiques, comme le prouve cet article important de la Revue de l’enseignement supérieur de 1961 qui propose des distinctions fondamentales (à la fois historiques, philosophiques et sociologiques) à établir entre la diffusion scientifique et la vulgarisation scientifique (p. 1 001-1 014). Ici encore, Canguilhem y réaffirme son goût pour les échanges entre les disciplines, faisant fi des chasses gardées : « Faire connaître aux mathématiciens le résultat des recherches des chimistes ou des physiologistes, et réciproquement, devient la tâche spéciale des sociétaires d’académies scientifiques » (p. 1 006). Déjà, Canguilhem notait fort à propos les résistances des milieux scientifiques français face aux dialogues entre disciplines, tout comme pour la vulgarisation scientifique, comme le prouve cette remarque concernant la vulgarisation scientifique, « loin d’être aussi communément acceptée et favorisée en France qu’elle peut l’être dans les pays anglo-saxons » (p. 1 007).

Ce quatrième tome se termine par diverses pièces courtes et la transcription d’une émission télédiffusée en 1965 réunissant Paul Ricoeur, Michel Foucault, Canguilhem et quelques autres professeurs, pour discuter du statut de la philosophie (p. 1 121-1 138). Ici, dans un bel article intitulé « Philosophie et vérité », les discussions entre ces penseurs permettent des échanges vivants, et ce qui est perdu en approfondissement est souvent compensé dans des formules spontanées et concises. Ainsi, dans la transcription d’un échange avec Michel Foucault sur le fait de « philosopher », Canguilhem tentera de clarifier les limites de la discipline philosophique dans ce qui touche la vérité scientifique : « […] le discours philosophique sur ce que les sciences entendent par “vérité” ne peut pas être dit à son tour vrai. Il n’y a pas de vérité de la vérité » (p. 1 126).

V. Sur une hypothétique « vérité philosophique »

Abondantes, les huit annexes (totalisant une centaine de pages) de ce tome 4 ne sont pas à dédaigner, car celles-ci contiennent quelques perles, dont une autre transcription d’un entretien instructif donné par Canguilhem à Alain Badiou ; ce dernier demandera à l’auteur du livre Le normal et le pathologique d’éclaircir certains termes philosophiques. Ainsi, devant définir à brûle-pourpoint l’épistémologie, Canguilhem commencera par dire que « l’épistémologie est une sorte de réflexion critique sur les principes, les méthodes, les résultats d’une science déterminée » (p. 1 204). Plus loin, questionné par Badiou sur la possibilité (ou non) d’une vérité philosophique, Canguilhem rétorquera ambigument : « Il n’y a pas de vérité philosophique. La philosophie n’est pas un genre de spéculation dont la valeur puisse être mesurée par le vrai et le faux » (ibid.). Cette même ambiguïté sur la vérité philosophique était déjà affirmée et contestée par Canguilhem dans un autre texte (voir p. 1 122). Enfin, sur sa conception critique de la technique et de ses avatars, Canguilhem affirmera que « la technique n’est pas la vérité de la science » (p. 1 207). On croirait lire ici un autre philosophe contemporain de Canguilhem, et tout aussi éminent : Jacques Ellul (1912-1994)[9].

Toute sa vie, Canguilhem se soucie autant de la vérité que de la neutralité de l’État, et en tant qu’éducateur et ancien Résistant, il se méfie des risques de dérives des administrations publiques. De nos jours, on dirait que Canguilhem redoute ce que l’on désigne péjorativement sous le signe de « la pensée unique ». En guise d’illustration de cette préoccupation, un débat public au moment du choix de la filière nucléaire par le Gouvernement français a piqué au vif le Professeur Canguilhem ; dans une petite phrase extraite d’une circulaire ministérielle datée de 1959, le ministre gaulliste Roger Frey soutenait péremptoirement que désormais : « À l’âge atomique, la querelle scolaire est dépassée » (p. 897). Cette affirmation basée sur la volonté de bonne entente laissait supposer qu’il n’était désormais plus pertinent de débattre de problèmes anciens — ou, autrement dit, de problèmes persistants. Dans La Dépêche du Midi (un journal toulousain), Canguilhem publia une réplique mordante, réaffirmant l’impératif de la laïcité et de la nécessité du débat public en toute chose, et surtout sur des questions fondamentales comme l’école publique ou l’énergie nucléaire. Ironiquement, Canguilhem rappelle que le ministre de l’information d’alors ne détient pas la vérité absolue : « Le ministre n’est, sauf erreur, ni savant atomiste ni sociologue » (p. 897). Puis, Canguilhem reformule sa vision de la laïcité : « L’idée de laïcité c’est celle d’une forme et d’un statut de l’enseignement, tels que la formation des esprits, dans ce qu’elle a d’impérieux et de fondamental, échappe en droit et en fait à toute influence séductrice, à tout infléchissement tendancieux » (p. 898).

VI. Pour réussir une édition critique

Quelques remarques générales s’imposent sur cette entreprise ambitieuse de Camille Limoges. D’abord, bien que ce recueil ne contienne pas de « grand livre » de la plume de Canguilhem, son intérêt n’est pas moindre pour autant. Bien au contraire, ces pages diversifiées — qui sembleront inédites pour beaucoup de lecteurs, et même chez les plus familiers de ses écrits — donnent l’occasion de rencontrer un Canguilhem plus concis, plus pédagogue, parfois plus généraliste, et quelquefois allant hors des sentiers battus des humanités. Ensuite, on peut suivre à travers le prisme et les impressions de Canguilhem la lente évolution de la pensée française sur trois décennies éprouvantes, marqués par la guerre et l’Occupation, la Résistance, l’épuration, la reconstruction puis la modernisation de la France au tournant de la Cinquième République. Enfin, contrairement aux premières éditions de ces textes réunis pour la première fois, l’appareil critique apporté par l’équipe de Camille Limoges informe le lecteur sur une foule d’aspects pertinents, ici contextualisés puis mis en perspective dans des notes en bas de page : présentation des personnes citées, liens entre tel article apparemment isolé et un autre ouvrage de Canguilhem, correspondances à établir (ou à explorer) entre les différents tomes de cette intégrale, prolongements dans des écrits subséquents. Les innombrables notes en bas de pages sont infiniment pertinentes pour apporter une précision biographique ou pour situer tel ouvrage mentionné au passage par Canguilhem (voir p. 957, n. 1). Ces suppléments d’information apportés ici sont souvent inestimables pour éclairer la pensée d’un philosophe rigoureux, inspirant, influent, et, devrions-nous ajouter, à redécouvrir.

D’autres questions restent en suspens pour le lecteur d’aujourd’hui qui contemplerait pour la première fois cette somme impressionnante. Comment comparer ce quatrième tome au tout premier volume des Œuvres complètes de Canguilhem, déjà recensé dans une note critique antérieure ? Pour y répondre simplement, rappelons qu’en raison de l’ordonnancement chronologique des six volumes, le premier tome regroupe des écrits de jeunesse d’un enseignant prometteur tandis que ce quatrième tome couvre une période transitoire, soit juste avant et juste après son accession comme professeur à la Sorbonne. Ce sont donc des écrits du même auteur, mais à deux périodes très différentes, et comparer ces deux tomes reviendrait à opposer un jeune chercheur intuitif à un autre beaucoup plus accompli et dans la force de l’âge, puisque si l’on se fie uniquement aux affiliations ajoutées à la suite de ses signatures d’articles et de rapports, c’est en 1955 que Canguilhem passera du statut d’Inspecteur Général de l’Instruction Publique (p. 545) à celui, plus prestigieux, de « Professeur à la Sorbonne » (p. 676).

Aurons-nous appréhendé « tout Canguilhem » avec ce quatrième tome, voire même avec ces six tomes des Œuvres complètes réunis aux Éditions Vrin ? Pas exactement. Car au passage, certaines notes de ce quatrième tome mentionnent un « manuscrit inédit » (non inclus) de Canguilhem (voir p. 86, n. 1) ou font allusion à un « passage supprimé » de Canguilhem (voir p. 86, n. 2), qui sera ici partiellement cité, ou encore restitué dans une note en bas de page où l’on citera même une phrase écrite puis biffée par Canguilhem dans son manuscrit, par exemple ce passage sur « la présence du normal et l’absence de toute norme » (p. 87), comme une petite phrase apparaissant uniquement « dans une leçon précédente et inédite de ce même cours » de Canguilhem (voir p. 87, n. 1). Mais on comprendra que les coresponsables de cette édition ont su établir un sage équilibre entre les écrits parus du vivant de Canguilhem, d’une part, et d’autre part les fragments (ou les ébauches) n’ayant pas atteint la qualité ou la cohérence nécessaire pour figurer dans des publications officielles approuvées par l’auteur lui-même. On aurait peut-être tort d’en redemander, car ultimement, l’ensemble des six tomes totalisera plus de 6 000 pages.

Conclusion

Que retenir de son oeuvre protéiforme ? À lui seul, ce quatrième tome ne saurait prétendre nous en donner un aperçu satisfaisant, en dépit du large spectre de la centaine de textes ici réunis. Néanmoins, trois dimensions distinctives pourraient être rappelées. Signalons d’abord ce penchant naturel et constant chez Canguilhem de vouloir appréhender le savoir et la science sans s’encombrer de la compartimentation disciplinaire qui caractérisait la pensée française de son temps. Maintes fois, Canguilhem réaffirmera la nécessité de concevoir les problèmes de recherche de manière interdisciplinaire, voire transdisciplinaire, sans jamais toutefois employer nommément ces termes qui se sont répandus au cours de la génération qui a suivi la sienne[10]. De plus, Canguilhem considérera la philosophie comme étant la voie la plus propice, plus légitime, plus fertile pour organiser une réflexion pleinement interdisciplinaire. Ses continuateurs et certains des penseurs ayant subi son influence — pensons notamment à Pierre Bourdieu — auront bien compris la pertinence des travaux en philosophie et surtout en épistémologie pour amorcer une réflexion fondamentale en sciences sociales[11]. Enfin, Canguilhem tentera sans cesse de clarifier, de vulgariser, de rendre accessible les concepts et les savoirs au lieu de vouloir complexifier ou jargoniser les notions philosophiques. Cette volonté pédagogique le distingue de bien d’autres penseurs de son époque[12].

Cette note critique se voulait une tentative de mettre en évidence la portée interdisciplinaire des écrits de Canguilhem afin de le présenter comme un penseur de l’interdisciplinarité, voire un précurseur. Ce constat n’avait que rarement été réalisé. En dépit de l’impact de sa pensée et de l’indéniable portée de ses intuitions, même l’énorme recueil de 37 textes consacrés à l’interdisciplinarité que les Presses de l’Université d’Oxford ont publié (The Oxford Handbook of Interdisciplinarity) ne consacre aucun article à Canguilhem, et le nom du chercheur français n’apparaît même pas dans l’index, qui compte pourtant des dizaines de noms d’auteurs de toutes provenances, essentiellement anglo-saxons, ayant travaillé sur les méthodologies interdisciplinaires[13]. Il n’en demeure pas moins que tout au long de sa carrière, les liens établis par Canguilhem entre philosophie, sciences de la vie et sciences sociales paraissent évidents et fertiles, ne serait-ce que par la lecture d’un tome de ses oeuvres complètes. On pourrait conclure que ce qui peut paraître comme une évidence en France apparaîtra au contraire comme une nouveauté dans d’autres pays, et chez une autre génération de chercheurs croyant peut-être avoir tout lu ou tout inventé. C’est pourquoi il faudrait éviter de s’en remettre uniquement aux ouvrages de référence en anglais pour tenter de cerner un sujet de recherche ; les travaux non traduits des chercheurs français y sont parfois ignorés sans que personne ne constate ce problème, pourtant flagrant[14].