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Dans sa préface à la traduction américaine de l’ouvrage de Stephan Strasser, Das Gemüt[1], Paul Ricoeur indiquait, en 1977, qu’il était « urgent » de réécrire un « Traité des passions » :

D’une part, la réflexion philosophique a emboîté le pas de la psychophysiologie, sans que notre compréhension de ce que les émotions, les sentiments et les passions signifient ait été augmentée par une connaissance des niveaux organiques et physiologiques qui sous-tendent notre vie affective plus précise que celle des Anciens. Comparée à la philosophie des fonctions cognitives ou même de la philosophie de l’action qui est aujourd’hui si active, la philosophie des affects est dans un état quasi infantile. Parfois, elle est sujette à d’extrêmes simplifications, le terme « émotionnel » tendant à recouvrir tout ce qui n’est pas cognitif, tout ce qui n’est pas directement informatif, tout ce qu’on considère par conséquent, comme « purement subjectif »[2].

Le développement de la phénoménologie des émotions et de l’affectivité, sous l’impulsion des études husserliennes développées ces vingt dernières années, et consacrées aux analyses des textes de la phénoménologie génétique, montre que le vœu de Ricoeur a été entendu. Néanmoins, une relative dichotomie du « cognitif » et de l’« affectif » et une subordination, aussi bien épistémologique et morale que politique de l’« émotionnel » au « rationnel », semblent persister. Entravant la réflexion ou orientant l’action vers des buts difficilement universalisables, la sphère du sentiment semble in fine devoir être « dépassée » ou, dans le meilleur des cas, assumée pour que la raison puisse venir instaurer une véritable intersubjectivité, garante de nos libertés, de nos droits, de notre égalité. Néanmoins, des travaux récents se sont employés à défendre une dimension positive de la vulnérabilité comme capacité d’ouverture à autrui[3], une valorisation de l’amour comme condition de la fécondité d’un lien social vertueux[4], ou encore la possibilité éthique élaborée à partir de la dimension affective et inter-affective de l’existence humaine. Les développements de l’éthique contemporaine, d’inspiration analytique ou continentale[5], montrent, en effet, l’effort philosophique déployé pour articuler de nouveau l’anthropologie des émotions et l’éthique. Or, comme Ricoeur le souligne, les réflexions de Stephan Strasser, philosophe et phénoménologue allemand (1905-1991) ont très tôt — dans l’histoire du mouvement phénoménologique — porté sur ces difficultés et ces questions, et notamment sur la corrélation possible d’une perspective anthropologique et d’une perspective éthique, à partir notamment d’une reprise du thème philosophique du coeur. Dans son ouvrage majeur, intitulé Phänomenologie des Gemüts, Strasser, en effet, opère une synthèse des conceptions phénoménologiques de l’affectivité, telles qu’on les retrouve chez Husserl, Scheler ou Sartre. Cette présentation lui permet de déplacer le questionnement philosophique sur l’intersubjectivité à partir d’une refonte de l’anthropologie du sujet. Cette dernière ne serait plus à penser à partir de l’ego, mais à partir d’une éthique de l’altérité qui se doit de concilier paradoxalement l’irréductibilité de la liberté de l’autre mais également son inamissible proximité dans la relation.

Cet article vise à présenter et à analyser les éléments constitutifs de ce que Strasser nomme lui-même une « phénoménologie du dialogue » (1969), laquelle repose ainsi sur une double tentative : 1) il s’agit, premièrement, de restaurer une phénoménologie de l’intériorité, après la refonte husserlienne puis la critique merleau-pontienne du cogito cartésien. Strasser substitue une philosophie de l’intériorité spirituelle aux philosophies de la conscience et de la réflexivité, grâce à une reprise du motif philosophique et spirituel du coeur ; 2) il convient, deuxièmement, de prendre en compte la primordialité de l’affectivité dans la constitution de l’éthique, au moyen d’une archéologie du sujet qui place la rencontre de l’autre, sous la forme d’un « Tu », au premier plan du surgissement du monde commun. En effet, en pensant la rencontre de l’altérité à partir d’une phénoménologie de la vie de l’esprit, Strasser cherche à réhabiliter une approche spirituelle de la transcendance et de l’amour, qui lui paraît féconde pour penser l’affectivité sans pour autant la réduire à l’immanence de la sensibilité. Or pour mener à bien cette entreprise, Strasser refonde l’anthropologie philosophique en réintroduisant la notion de « coeur » (Gemüt ; thumos), véritable zone intermédiaire entre la conscience et la vie pulsionnelle et désirante. Le coeur désigne alors le lieu de métabolisation et de métaphorisation du réel qui rend la visée descriptive de la phénoménologie, sous la forme d’une explicitation des différentes couches de la réalité, compatible avec la visée normative et universelle de l’éthique. En effet, il désigne une forme d’intériorité qui n’est point close sur elle-même, mais plutôt ouverte aux autres et au monde sous la forme de l’accueil et de la disponibilité. Le coeur se fait aussi puissance de discernement et d’évaluation permettant de relier la sphère du désir et celle de la moralité. Dans quelle mesure la philosophie phénoménologique de Strasser amorce-t-elle une pensée de la vulnérabilité comme condition de possibilité de l’éthique ?

La première partie de cet article présente les enjeux de la phénoménologie de l’intériorité proposée par Strasser et la reformulation philosophique de l’anthropologie qu’elle sous-tend. En effet, il ne s’agit pas de revenir à un modèle cartésien de l’intériorité, mais bien de comprendre comment se donne à la conscience cette dimension d’intériorité inaliénable qui rend chaque sujet différent de tout autre, et lui confère une unité existentielle et une perspective singulière sur le monde en tant qu’il en est partie intégrante. L’intériorité dont il est ici question n’est pas l’envers d’une extériorité mondaine mais plutôt le lieu de son explicitation (Ausleitung) et de son déploiement. Elle structure l’empreinte du sujet dans le monde et en unifie l’expérience. La deuxième partie aborde la manière dont cette unité existentielle est rendue possible par les médiations de la rencontre avec autrui et, plus encore, par la médiation du « dialogue ». La cohérence du « coeur » (Gemüt), défini comme le centre de la personne, s’appuie sur une disposition particulière de l’être au monde du sujet et une dynamique de réciprocité qui, selon Strasser, est intrinsèque à l’intersubjectivité. S’appuyant sur la philosophie religieuse de Buber, Strasser développe une conception de l’intersubjectivité qui réinstaure un sens de la transcendance sans pour autant revenir à une conception monadologique de la subjectivité. Enfin, la troisième partie de cet article expose les résonances de la phénoménologie de Strasser dans la philosophie et l’éthique contemporaines. Son analyse du « coeur » permet d’une part une articulation nouvelle de la métaphysique du sujet et de la phénoménologie, et d’autre part une mise en avant de la dimension interpersonnelle de l’éthique, mettant en avant la dimension responsive de cette dernière et une certaine forme de sensibilité éthique au monde qui tend à substituer au paradigme de la reconnaissance celui de la sollicitude et de la participation à la vie d’autrui.

I. Phénoménologie et intériorité

1. Introspection et intériorité

Strasser a été l’assistant de Husserl et a été proche, durant toute sa vie, des travaux d’édition des manuscrits du fondateur de la phénoménologie[6]. Il se considère, de fait, comme phénoménologue. Néanmoins, il souligne la variété des approches des auteurs se réclamant de la phénoménologie. Selon lui, dans l’œuvre de Husserl, « deux tendances se croisent[7] ». La phénoménologie vise, d’une part, la fondation d’un idéalisme transcendantal et cherche, d’autre part, à appréhender le caractère concret de l’existence individuelle dans la perspective d’une monadologie. Ces deux tendances — de la phénoménologie éidétique et de la phénoménologie génétique — sont plus ou moins accentuées par les successeurs de Husserl, allemands et français, selon qu’ils mettent l’accent sur le processus de constitution de la conscience intentionnelle, ou bien sur son rapport au monde de la vie et à l’intersubjectivité. Pour Strasser, cependant, la description des vécus de conscience et l’analyse du développement de la subjectivité au sein du monde de la vie ne nécessitent pas une égologie, c’est-à-dire la postulation d’un ego transcendantal, comme source inconditionnée de toute signification. Par voie de conséquence, ce qu’on appelle la « voie cartésienne » de la phénoménologie[8], c’est-à-dire le fait que la constitution du sens dépend de l’activité d’une conscience rapportée à un ego transcendantal doit également être abandonnée. Pourquoi ? Parce que selon Strasser, ce point de départ philosophique conduit à « un style monologique de la pensée[9] » qui aboutit nécessairement au solipsisme. Strasser ne réclame pas seulement un point de départ théorique différent. Il cherche un ancrage philosophique qui soit plus conforme aux données phénoménologiques révélées, selon lui, par l’épochè. En effet, écrit Strasser :

Même si je suis l’exemple de Descartes, que je m’enferme dans une chambre pour philosopher en solitaire, je découvre d’autres philosophes qui sont venus avant moi et qui ont élaboré une réflexion philosophique. Même si je suis tout seul quand j’entame une méditation philosophique, cette réflexion est, néanmoins, toujours d’abord un dialogue — peut-être un dialogue critique — avec d’autres penseurs qui m’ont fait devenir philosophiquement vivant. Ce fait a, évidemment, une implication plus large. Regardant en arrière, je prends conscience que je suis devenu conscient de la vie uniquement à travers la conscience d’autres personnes[10].

Ainsi, pour Strasser, l’intentionnalité de la conscience n’est pas d’abord le fait d’un ego absolu, séparé des autres et du monde et dont l’intériorité serait sans porte ni fenêtre. Elle est de nature dialectique, c’est-à-dire dialogique au sens où elle est toujours entrelacée avec d’autres consciences qui co-constituent le monde et me précèdent, historiquement, sur la scène du monde, afin de m’en dévoiler le sens. Pour Strasser, la structure fondamentale de la conscience est donc une structure dialogique et responsive. Fortement influencé par Buber[11], il considère que l’intentionnalité est d’abord une relation avant de signifier une constitution.

En tant que relation, l’intentionnalité suppose certes mon activité mais aussi la reconnaissance de ma passivité[12], c’est-à-dire du fait que je suis affecté, transformé, interpellé, et en un sens, moi-même constitué par le monde et l’action de ceux qui vivent avec moi : « […] la genèse de ma vie consciente ne peut évidemment pas être décrite sans prendre en compte le fait qu’elle est entrelacée avec d’autres vies conscientes[13] ». Strasser semble donc ici plus proche d’une phénoménologie merleau-pontienne qui assume l’impossibilité d’une réduction complète opérée par le sujet transcendantal et qui entérine le primat de l’intersubjectivité et des opérations du corps propre sur l’activité réflexive d’un cogito supposé éternitaire, comme le développait la Phénoménologie de la perception : « Le véritable cogito ne définit pas l’existence du sujet par la pensée qu’il a d’exister, ne convertit pas la certitude de la pensée du monde, et enfin ne remplace pas le monde par la signification monde. Il reconnaît au contraire ma pensée comme un fait inaliénable et il élimine toute espèce d’idéalisme en me découvrant comme “être au monde”[14] ». Néanmoins, Strasser tient à maintenir la catégorie d’intériorité, tout en la reformulant, c’est pourquoi il s’emploie à critiquer l’insistance merleau-pontienne sur l’extériorité du corps.

2. La critique de la conception merleau-pontienne

Dans un article intitulé « Réhabilitation de l’intériorité. Réflexions sur la dernière philosophie de Merleau-Ponty », publié dans la Revue philosophique de Louvain en 1986[15], Strasser analyse les notions-clés du Visible et l’invisible. Selon Strasser, Merleau-Ponty aurait, certes, reconnu cette dimension dialogique et cette passivité opérante qui enracine le sujet dans le monde et rend la réduction nécessairement incomplète, mais il aurait nié la notion d’intériorité. Cette négation reposerait, selon Strasser, sur une triple dénonciation : 1) le rejet de l’intériorité cartésienne, présentée comme « res cogitans » ; 2) le rejet de la conscience transcendantale husserlienne ; 3) le rejet de la conscience sartrienne, c’est-à-dire d’une « intériorité qui n’existe que dans la mesure où elle est négation et manque[16] ». Si le « sujet est pure négativité, il ne saurait appartenir à la réalité du monde[17] ». Les notions merleau-pontiennes de réversibilité, de chair, d’entrelacs et d’intercorporéité seraient ainsi les principaux outils de cette triple critique de l’intériorité. Selon Strasser : « Le dernier Merleau-Ponty réagit de façon radicale contre le spiritualisme traditionnel, contre l’idéalisme phénoménologique et contre le négativisme de L’être et le néant. Sa réaction est non seulement compréhensible, elle contient aussi des idées nouvelles et précieuses pour l’anthropologie phénoménologique ; seulement il va trop loin[18]. » En effet, selon Strasser, la notion d’expression, telle que Merleau-Ponty la développe dans sa phénoménologie du langage et son esthétique[19], présuppose la notion d’intériorité, « non que l’idée résiderait toute prête dans un “for intérieur” et ne serait transportée dehors que grâce à un deuxième acte, l’acte expressif [20] », mais dans le sens où le style lui-même imprime la coloration singulière de l’intériorité créatrice qui anime le sujet. Nous pouvons nuancer la critique de Strasser en nous appuyant par exemple sur les cours de Merleau-Ponty au Collège de France publiés après l’article de Strasser. Le cours sur Malebranche, Maine de Biran et Bergson[21], comme une lecture plus détaillée de la Phénoménologie de la perception, montrerait que Merleau-Ponty n’éradique pas la catégorie d’intériorité[22] et la repensait bel et bien à partir de l’expressivité du corps. En réalité, c’est précisément ce problème de l’expressivité du style propre et intérieur à l’être que Merleau-Ponty s’emploiera à décrire dans la dernière période de sa pensée. Néanmoins, la critique de Strasser insiste, à juste titre nous semble-t-il, sur les conséquences éthiques d’une telle réflexion. En effet, la reformulation phénoménologique de la catégorie d’intériorité n’est pas sans conséquence sur la manière dont nous allons penser la liberté, la vérité dans une relation, ou l’engagement envers autrui. En somme, Strasser s’interroge sur la manière d’articuler les plans phénoménologiques, ontologiques et éthiques dès lors qu’on propose une phénoménologie centrée sur le corps (Merleau-Ponty) ou sur la conscience (Sartre). Pour ce qui relève de la philosophie merleau-pontienne, Strasser ajoute, en effet : « […] la question qui nous intrigue, c’est la possibilité du mensonge. Si l’expression était vraiment l’occupation de “flotter dans l’Être avec une autre vie, se faire le dehors de son dedans et le dedans de son dehors” (VI, 189), personne ne saurait feindre, tromper, jouer la comédie[23] ». Strasser se demande alors si l’intériorité et l’extériorité d’une personne sont parfaitement réversibles. Il s’interroge sur le caractère inaliénable et irréductible de l’intériorité éthique, en abordant notamment le phénomène de la honte ou le sentiment de responsabilité et en questionnant le statut de la réflexivité et de la motivation dans le contexte merleau-pontien. Selon Strasser, la dernière philosophie de Merleau-Ponty est une « théorie du monde », qui décrit « le logos du monde esthétique », sans jamais pouvoir rendre compte des motivations de l’agir éthique, car elle évacuerait le principe d’une séparation radicale du même et de l’autre, pourtant aux sources du discours éthique[24]. La vie anonyme qui caractérise la dynamique ontologique de la chair du monde et d’où procèdent les singularités par un processus de génération ne permet pas de faire droit à une conscience éthique qui pourrait être au monde, avec d’autres sans pour autant s’y fondre[25].

La phénoménologie que Strasser cherche à développer doit donc critiquer le concept d’intériorité s’il conduit au solipsisme et qu’il renvoie à une constitution opérée de manière monologique par un ego transcendantal. Mais elle doit également s’employer à élaborer une autre compréhension phénoménologique de l’intériorité qui permettrait l’agir éthique et un véritable dialogue fondé sur une différenciation de l’espace du « je » et de l’espace du « tu », sans les opposer de manière irréductible, car l’un affecte l’autre, comme nous l’avons vu précédemment. Loin de s’opposer à la sphère des sentiments, de l’affection, de la passivité, des déterminations sensibles de l’existence, nous allons voir que cette intériorité éthique prend corps dans celle-ci et invite le sujet à « penser à partir du coeur[26] », selon la formule d’Édith Stein, évoquant ainsi une forme de responsivité éthique inhérente au sujet incarné. La phénoménologie dialogique, selon le titre d’un ouvrage de Strasser, exige d’abord de rouvrir l’espace philosophique du coeur.

3. Rouvrir l’espace du coeur

La notion d’intériorité chez Strasser présente une dimension plus éthique et spirituelle que réflexive, ce qu’il nomme une « intériorité authentique[27] ». L’intériorité de la conscience ne se résume pas à son activité réflexive. La conscience n’a pas vocation à se regarder elle-même comme dans un miroir mais plutôt à se posséder elle-même, à partir de son intériorité, de son centre : « […] être conscient n’est pas un être qui se regarde dans un miroir, mais un être qui se possède lui-même[28] ». Cette dimension de maîtrise de soi repose sur la plasticité de l’intentionnalité affective et motrice, dans la lignée des travaux de Merleau-Ponty. Selon Strasser : « […] posséder une intériorité spirituelle signifie par conséquent : avoir en soi-même sa propre fondation comme un être qui saisit des valeurs et les accomplit. Cela veut dire être primordialement un être, sachant et voulant, au sein d’une unité existentielle. Ce sont là les caractéristiques essentielles qui font de l’homme un être subsistant par lui-même doué d’un esprit ou, en d’autres termes, une personne[29] ». L’intériorité spirituelle est donc la caractéristique de la personne humaine qui est alors moins caractérisée par sa « rationalité », que par sa capacité à répondre de manière éthique, à partir de son centre, aux sollicitations des autres et du monde. L’intériorité ne vient pas ici nier l’inter-affectivité et l’interdépendance primordiales de notre existence, mais plutôt lui donner forme. Il ne s’agit donc pas de renier la finitude — ce que tendait à faire en un sens la philosophie transcendantale, mais à penser l’éthique à partir de notre finitude, c’est-à-dire à partir de la limitation existentielle que représentent notre vulnérabilité et nos incapacités. L’intériorité n’est pas le refuge de la raison, le lieu où elle penserait pouvoir outrepasser les limites de la condition humaine par son aspiration au savoir absolu. Elle est plutôt l’espace où la pensée tout incarnée se ressaisit et se recueille dans une temporalité faite d’émotions, de souvenirs et de présences qui nourrissent le rapport du sujet au monde et lui donnent sens.

La phénoménologie dialogique décrit ainsi la manière dont le dialogue devient une condition de possibilité de l’émergence du monde, au sein de la relation intersubjective. Strasser reformule l’anthropologie phénoménologique qui accordait jusque-là un certain primat — surtout dans son volet husserlien — à la conscience constituante. Pour ce faire, il se tourne vers la philosophie grecque et réhabilite la notion de thumos (coeur) présente chez Platon, notamment au livre IV de la République, et à laquelle Ricoeur se réfère explicitement dans le deuxième tome de la Philosophie de la volonté[30]. Le coeur est cet espace intermédiaire entre le désir et l’affectivité (epithumetikon) et la rationalité pure (noûs). Le thumos est traduit dans la philosophie allemande par le terme de Gemüt, et en français, tantôt par esprit, âme ou coeur, en fonction des contextes. Il désigne également cet espace intermédiaire qui, d’une part, est ouvert vers l’extériorité, puisqu’il reçoit des impressions et des affections de sa relation au monde — il est l’organe de l’émerveillement et de la contemplation esthétique chez Kant, par exemple — et qui, d’autre part, est ouvert vers l’intérieur, vers l’intériorité, puisqu’il est le siège des valeurs qui régissent l’agir éthique. Le coeur met donc ces deux dimensions en « relation » et se fait le siège d’une intentionnalité que Strasser considère comme étant l’intentionnalité propre au dialogue. L’approche dialogique de Strasser se nourrit donc à la fois de la pensée grecque de l’intermédiaire ou du metaxu qui voit dans le coeur l’élément médiateur (Platon) ou le siège de la vie de l’âme (Aristote), et de la pensée judéo-chrétienne qui fait du coeur le lieu de la volonté, de la mémoire mais surtout du dialogue entre le Créateur et sa créature où l’être humain se met à l’écoute tout intérieure du tout Autre, de ses commandements et de son Esprit. En insistant sur la dimension dialogique, Strasser réinstaure un lien possible entre le coeur et la pensée — une pensée dont la recollection prend la forme de l’accueil et de l’ouverture à une altérité qui la dépasse.

II. Les médiations du dialogue

1. La rencontre

Dans ce contexte, la « rencontre » interpersonnelle apparaît primordiale et constitue pour Strasser un lieu à part de l’expérience humaine. En effet, elle ne s’ajoute pas à un monde déjà là. Elle précède radicalement le surgissement du monde et en structure la signification. S’appuyant sur les travaux de Buytendijk, notamment son ouvrage intitulé Phénoménologie de la rencontre[31], Strasser affirme que le phénomène de la « rencontre » est intimement lié à une dynamique de communication entre les deux « sujets » de la rencontre. Elle diffère, en cela, d’une relation de « sujet à objet ». Elle révèle une autre dimension de l’intentionnalité de la conscience. Il ne s’agit plus d’une intentionnalité « constituante », au sens où il m’appartiendrait de définir le sens de cette mise en présence d’autrui, comme s’il m’était donné, offert à ma conscience. Mais plutôt, d’une intentionnalité propre à l’intersubjectivité et qu’il faut comprendre comme une co-constitution « ouverte » de significations, nommée « réciprocité ». Cette réciprocité est le fruit de la dynamique communicationnelle et intentionnelle qui anime les sujets de la rencontre. Strasser écrit en effet :

La « rencontre » est pour nous la communication entre personnes dans une situation significative pour elles. […] Il n’est pas certain que la situation qui donne lieu à la rencontre doive avoir pour les personnes qui se rencontrent le même sens. Otto Friedrich Bollnow souligne avec raison qu’une rencontre implique réciprocité, étant donné qu’elle est fondée sur une relation de sujet à sujet. Mais il n’est point nécessaire que les intentions des personnes se rencontrant soient identiques. En d’autres termes, réciprocité n’implique pas symétrie. Prenons par exemple un cas tout à fait banal : A se rend dans un restaurant déterminé pour y prendre son repas. B le sait. Il se rend à son tour au même restaurant pour s’y entretenir avec A. La rencontre n’est pas fortuite ; elle a été provoquée par l’un des deux partenaires. La situation est douée de sens pour tous deux ; mais elle a pour B un autre sens que pour A[32].

Cette distinction entre la réciprocité et la symétrie est fondamentale. On sait, par exemple, que Levinas centrera sa critique de la réciprocité impliquée dans l’intersubjectivité sur la nécessaire asymétrie exigée par l’éthique[33]. La rencontre interpersonnelle est donc la première condition de possibilité du dialogue, mise en avant par Strasser, puisqu’elle met en jeu une réciprocité entre deux sujets, qui est une réciprocité de disponibilité, une qualité de présence à la situation, ou à la relation qui s’offre à l’un comme à l’autre. Mais la dynamique thymique (au sens du thumos) de l’ouverture du coeur à la rencontre n’implique pas pour autant une symétrie entre les significations engagées dans la relation. Cette confrontation des « significations » se fait à un niveau supérieur qui est celui du « dialogue ».

2. La phénoménologie du dialogue et la cohérence du coeur

La phénoménologie du dialogue s’appuie sur un renversement de perspective lié à la refonte de l’intériorité précédemment évoquée. Autrui ne m’est pas donné, il me donne le monde. Le fait que la réciprocité ne vaut pas symétrie, renvoie à l’idée d’une disposition, d’une structure d’ouverture à autrui qui est le propre d’une relation intentionnelle bien comprise. Non seulement réciprocité ne vaut pas symétrie, mais Strasser ajoute également que le fait d’être disposé, ouvert à autrui et au dialogue, ne signifie pas non plus « se conformer » à ce qu’il pense. Ainsi la structure dialogique implique la possibilité de la différence et du conflit — tout l’enjeu phénoménologique et éthique consistera alors à identifier le principe d’unification de la sphère affective et volitive et de la sphère éthique, tant sur le plan personnel que sur le plan communautaire. Comme le précise Strasser :

Il faut élargir la notion de dialogue. Il comprend non seulement la communication au moyen de sons symboliques, mais toute forme de communication réciproque entre sujets. Conformément à ce que nous avons dit précédemment, nous parlerons d’être dialogique lorsque ma présence à un « tu » est sensible à la présence d’un « tu » à mon égard. Une définition dynamique correspond à cette description ontologique-statique : le dialogue en tant qu’interaction active-réceptive fait son apparition lorsque ma façon de « traiter » avec un « tu » s’accorde avec la manière dont le « tu » « traite » avec moi. Cette relation peut présenter un caractère pré-rationnel ; cela peut se faire sans un monde ; il peut reposer sur la compréhension qu’un sujet corporel a d’un autre sujet corporel. […] « Premièrement, répétons notre mise en garde, la réciprocité n’est pas une symétrie et que s’accorder à ne signifie pas se conformer à ». Deuxièmement, le partenaire dialogique mentionné dans notre définition, c’est le « tu ». […] Troisièmement, nous devons souligner qu’être à l’écoute n’est pas la même chose qu’être en harmonie avec ce qui est entendu. Au contraire, sans tensions, divergences d’opinions, divergences d’approches pratiques et théoriques, le dialogue s’arrêterait bientôt. Un « tu » qui ne peut pas contredire l’autre ne peut pas vraiment parler avec lui. De plus, l’opposition, l’inimitié et le conflit font partie des moyens fondamentaux par lesquels je peux gérer un « tu » ; ils font partie intégrante du dialogue[34].

La notion-clé ici présentée par Strasser est celle de « disposition », il s’agit donc d’une forme de vigilance attentionnelle à autrui qui permet d’accueillir son altérité et la différence de son point de vue, de chercher à le connaître comme tel sans résoudre la difficulté en postulant uniquement une inter-affectivité qui nous relierait de manière pré-rationnelle, comme cela serait le cas dans une optique merleau-pontienne. Le coeur — le Gemüt allemand repensé par Strasser — permet de rendre compte, tant d’un point de vue anthropologique que d’un point de vue normatif — de la possibilité même d’une telle disposition.

Dans son ouvrage intitulé, Phänomenologie des Gemüts, un essai sur le phénomène du coeur — préfacé par Ricoeur — Strasser décrit la polysémie associée à ce concept. Le coeur renvoie à la disposition éthico-affective impliquée dans toute relation, qu’il s’agisse de nos relations aux autres, sous la forme notamment de la communauté, de l’altruisme, de la charité, mais aussi du repli, de l’aversion ou de la haine ; de notre relation au monde, par exemple sous la forme de l’émerveillement ou du dégoût, ou bien encore de la qualité « d’intimité » et de proximité d’une relation ou d’une atmosphère. S’appuyant sur le dictionnaire étymologique allemand, Strasser rappelle que le Gemüt désigne l’ouverture intérieure du soi à une disposition, une inclination ou une conviction. Il correspond à la sphère de l’intimité, ou à une forme d’intériorité qui n’est pas directement orientée vers le monde, même si elle communique profondément avec lui. Le Gemüt est le lieu par excellence du « spirituel ». Pour Strasser, un comportement éthique et favorable au « dialogue » vient du « coeur », à la différence par exemple du comportement d’un « idéologue » — tel est l’exemple qu’il choisit — comportement de l’idéologue qui peut l’amener à dissocier de manière contradictoire les buts abstraits qu’il poursuit (le bien, la justice, etc.), et le comportement qu’il a lui-même dans sa propre existence. À ce sujet, Strasser parle de personnalités dissociées ou de dichotomie entre la théorie et la pratique, entre le jugement et le sentiment[35]. Le philosophe allemand vise une forme de complétude et de cohérence que permet l’unification de l’affect et de la connaissance au niveau du Gemüt. En ce sens, l’intériorité ici en jeu est indissociablement liée à une forme de conscience morale qui manifeste la dimension éthique de la connaissance d’autrui. Pour Strasser, le « coeur est le sol fondamental de cette unité et de cette cohérence requise par le dialogue[36] ».

III. Le coeur : entre métaphysique, phénoménologie et éthique

1. Gemüt, intériorité spirituelle et anticipation transcendante

Il importe alors d’insister sur cette dimension « intermédiaire » du coeur : intermédiaire entre la raison et l’affect, entre moi et autrui, mais aussi entre la description phénoménologique de la relation entre le sujet et le monde à travers ses expériences, et une métaphysique du sujet qui réhabiliterait, comme un fondement inconditionné, l’idée d’intériorité spirituelle comme un élément fondamental, et fondateur, de la subjectivité humaine. Loin d’être une profession de foi religieuse, la réhabilitation du motif du coeur tend à souligner le désir de transcendance — désir orienté vers une forme de transcendance qui, selon Strasser est inhérent à l’existence et à l’affectivité humaine et que l’on retrouve au centre de la relation interpersonnelle. Strasser évoque ainsi la transcendance du « Tu » — dans la lignée de Buber et de Levinas —, mais aussi une forme d’insatisfaction fondamentale du désir humain qui relance le désir du transcendant en chaque autre. Strasser développe ainsi la notion d’« anticipation transcendante » pour désigner cette aspiration qui motive la quête du bonheur humain. Chaque relation interpersonnelle tend vers le « pressentiment imparfait d’une complétude finale de notre propre existence[37] ». En ce sens, l’ancrage de la phénoménologie du dialogue dans une phénoménologie — voire une métaphysique — du coeur, vise ainsi une unification tant existentielle qu’éthique qui accueille la différence comme une source de richesse et de fécondité sur le chemin d’un désir de complétude qui échappe, par essence, à une « totalisation » et à une « assimilation ».

Le coeur, dès lors, n’est pas l’objet d’une naturalisation — comme le souhaiteraient certaines entreprises philosophiques contemporaines visant à réduire l’affectivité au donné physico-biologique. Il ne se limite pas non plus au sentiment ou à une pure affectivité infra-rationnelle et dénuée de mots. Au contraire, il invite à une réunification des dimensions rationnelles et affectives en repensant la dynamique intériorité-extériorité, activité-passivité, à l’aune d’une dialectique qui permet le dialogue, car elle est, pour Strasser, une « logique incarnée » :

Ce qui est en jeu ici, nous pourrons l’appeler une « logique incarnée ». La dialectique dont nous parlons n’est pas celle de la Phénoménologie de l’esprit. Elle n’a absolument pas, pour moi, la signification qu’elle a chez Hegel : celle d’une décision de la pensée de ne pas s’abandonner et de demeurer fidèle à elle-même « afin de l’emporter et de résoudre dans la pensée même ses propres contradictions ». Nous en avons déjà indiqué les raisons, allusivement, au moment où nous avons refusé la conception de la « conscience inhumaine ». Notre notion de la dialectique, par conséquent, est tout autre. La dialectique à nos yeux n’est pas, comme pour Hegel, la démarche du sujet ou de l’esprit « engendrant elle-même le cours de son processus et se retournant en soi-même ». Par dialectique, nous entendrons, au contraire, le changement méthodique de perspective qui permet à l’homme cherchant à atteindre le sens de dépasser systématiquement les perspectives unilatérales et les horizons limités[38].

Dans la perspective hégélienne de la Phénoménologie de l’esprit, la pensée spéculative parvient à concilier les positions opposées en les intégrant à l’issue d’un processus de reconnaissance. Le paradigme hégélien de la conscience de soi et de sa médiatisation semble néanmoins reposer sur une image anthropologique négative qui recourt à une violence supposée inhérente à la conscience non médiatisée. Il suppose que le sujet est mû par une quête d’autonomie et de souveraineté qui constituerait nécessairement l’autre en obstacle à cette dernière. Levinas, dans Totalité et infini, a identifié et critiqué la tendance aliénante à l’homogénéisation et à la totalisation qui serait à l’œuvre dans la pensée de Hegel afin de promouvoir, pour sa part, une approche éthique de la singularité. Strasser reformule, quant à lui, le mouvement dialectique dans le sens d’un travail de l’intériorité qui diffère d’un processus d’auto-identification. L’intériorité du coeur, telle que la conçoit Strasser, est de part en part médiée par l’altérité. Mais le processus dialectique de retour sur soi est un processus dialogique d’ouverture et de disponibilité à l’altérité — altérité à soi et altérité d’autrui — qui fomente la genèse de toute pensée et ne réduit pas au même le différent.

Par ce dépassement, la personne se résout ainsi à « parler et à penser à partir du coeur », c’est-à-dire conformément à une disposition d’ouverture prenant en compte à la fois les jugements et les sentiments de sa propre conscience, mais aussi les jugements et les sentiments d’autrui, au sein d’une dynamique réciproque d’accueil qui ne nie pas la différence ou le différend.

2. Parler du fond du coeur : rencontre interpersonnelle et dialogue authentique

Une telle phénoménologie nous paraît doublement fructueuse : d’un point de vue strictement philosophique, elle permet de doter la description phénoménologique d’une orientation éthique qu’elle semblait refuser jusqu’alors, sans pour autant renier l’assise métaphysique et spirituelle qu’elle suspendait également, mais qui, pourtant, « phénoménologiquement » renvoie à un invariant de la conscience humaine. D’autre part, elle permet d’ouvrir des pistes de réflexion pour renouveler un débat trop souvent pris entre la dimension rationnelle (éthique de la discussion, universalité du jugement moral) et la dimension sensible ou affective (perspective utilitariste et théories du care) de l’éthique contemporaine. Ainsi le « coeur » permet de penser non seulement la différence entre autrui et moi (perspective génétique de l’individuation), mais aussi cet « écart » (perspective topologique de la rencontre) à partir duquel nos identités peuvent entrer en dialogue au sein d’un monde « commun ». Tel est d’ailleurs le vœu récent de François Jullien, qui écrivait en conclusion de son texte intitulé Il n’y a pas d’identité culturelle mais nous défendons les ressources d’une culture :

Car, à la différence de la différence qui laisse retomber chacun des termes de son côté, dans son isolement, c’est l’écart qui, mettant en regard et maintenant en tension ce qu’il a séparé, peut seul produire effectivement du commun : un commun, non pas pauvre, mais qui soit actif et intensif. Car, dans l’entre ouvert par écart, chacun entrant en rapport avec l’autre, se dépossède de sa suffisance, déborde de la clôture de son quant-à-soi […]. Si « dialogue » peut encore avoir un sens, n’est pas qu’un cache-misère pour éviter le clash, il faudra donc le penser dans cette tension générant du commun à partir de l’écart et du vis-à-vis. D’écarts qui ne se referment pas en différences identitaires, mais ouvrent de l’entre où se produit un nouveau commun[39].

L’anthropologie du coeur de Strasser — comme le soulignait Ricoeur dans son avant-propos et dans la Philosophie de la volonté — esquisse ainsi une assise théorique à cet « entre », à cet intermédiaire, nécessaire à toute rencontre et à l’unification sans uniformisation de toute société qui valorise sans les opposer la singularité et la dignité de toute vie comme l’autonomie de la raison.

Dans un livre récent, Anthony Steinbock soutient que le coeur implique une forme de connaissance, un discernement particulier fondé sur le sentiment : « […] le sentiment de réactivité provient du centre “créatif” de la personne, par exemple, par l’incitation, et dans un lien interpersonnel[40] ». Dans ce cadre, la vulnérabilité apparaît donc comme une condition préalable à la « cognition du coeur » au même titre que la « naïveté » et « l’attitude naturelle » étaient les conditions préalables à la cognition épistémique réalisée par l’époque phénoménologique. Cette réactivité du coeur prend la forme de ce qu’on pourrait appeler une « responsivité », une capacité de réponse qui rejoint certaines aspirations de l’éthique contemporaine.

3. Éthique phénoménologique du dialogue

Comme « tension générant du commun », la dynamique thymique qui régit le dialogue selon Strasser devient ainsi créatrice d’unité et de lien social, dans une réciprocité qui maintient l’asymétrie des significations. On perçoit alors la fécondité d’une telle analyse pour les réflexions éthiques contemporaines qui insistent sur la dimension responsive de la relation — et notamment de la relation de soin. La vulnérabilité et l’interdépendance qui apparaissent dans cette relation n’empêchent pas la formulation d’une éthique du consentement qui ménage une place à l’intériorité et à la liberté du sujet. La philosophie de Strasser manifeste également une volonté de rouvrir l’accès de la subjectivité à une dimension spirituelle, qui aurait toute sa place dans une ontologie phénoménologique. S’appuyant sur Buber, Scheler et Ricoeur, Strasser reformule le projet husserlien de la conscience constituante afin de l’ancrer dans une intersubjectivité structurelle et primordiale qui donne corps à la relation éthique. Penser le dialogue à partir du motif philosophique du coeur permet ainsi de penser conjointement la question de l’expression qui en garantit la possibilité et la question de l’intersubjectivité qui en garantit la nécessité éthique. La redécouverte de l’œuvre de Stephan Strasser bénéficierait ainsi autant à la phénoménologie responsive et critique qu’à la phénoménologie morale qui s’emploie à redécouvrir l’importance du coeur, notamment à partir des œuvres de Max Scheler ou d’Édith Stein. Une telle œuvre nous montre également qu’une réflexion sur la transcendance peut se dessiner à même l’incarnation, en substituant la dynamique dialogique à la dialectique hégélienne, dans la singularité d’une rencontre où autrui toujours me précède et m’appelle. Ainsi, une éthique de la responsabilité envers autrui pourrait-elle s’ancrer dans une éthique de la réponse, telle que la formule notamment Kelly Oliver :

Par conséquent, la principale obligation de l’éthique de la réponse est la responsabilité d’engendrer une réponse ou de faciliter, plutôt que de fermer, la capacité de répondre en soi-même, chez les autres êtres vivants et dans l’environnement. L’éthique de la réponse est basée sur la prise de responsabilité de la capacité de l’autre à réagir, c’est-à-dire non seulement en écoutant l’autre, mais aussi en assumant la responsabilité de cette écoute et de ses conséquences[41].

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La philosophie de l’intériorité et la phénoménologie du coeur de Strasser mettent en lumière la dynamique vécue de résonance et de responsivité à l’œuvre dans la relation interpersonnelle comme dans l’approfondissement de la conscience de soi. La dimension spirituelle — au sens d’une vie de l’esprit ouvrant sur une altérité inaliénable — n’éloigne pas le sujet du monde. Au contraire, la promesse de la philosophie de Strasser — et peut-être de toute philosophie du coeur — tient à l’affirmation du caractère indissociable de l’unification de la personne et de la sensibilité éthique, aux autres et au monde, qui transforme progressivement, par la rencontre et le dialogue, sa vulnérabilité en capacité d’aimer.