Article body

La thèse que défend l’auteur de cet essai d’épistémologie religieuse est qu’en matière de foi — contrairement à ce qui se passe pour les autres croyances — la certitude n’est pas fonction de l’évidence.

Qu’est-ce que l’évidence pour Anthony Feneuil ? C’est « une croyance dotée d’une forme supérieure d’intensité » (p. 19), une croyance qui influe sur toutes les autres croyances de celui qui la détient. L’évidence (subordonnée à des justifications qui ne sont pas toutes rationnelles) concerne donc moins le contenu d’une croyance que sa position au sein d’un ensemble de croyances. Feneuil recourt à une analogie avec ce que dit Bergson de l’intensité d’un effort musculaire, dont l’accroissement se traduit par une modification, non de la sensation principale, mais de son rapport avec d’autres sensations contiguës. Plus une évidence sera fondamentale — au sens logique comme au sens psychologique —, plus elle sera forte : il peut s’agir d’une croyance d’intensité vitale.

La certitude, quant à elle, caractérise le degré d’adhésion à une croyance. « En règle générale, écrit l’auteur, le degré de certitude d’une croyance est proportionné à son degré d’évidence » (p. 26). Mais ce n’est pas le cas pour la « croyance religieuse en Dieu », autre nom de la foi. Selon Anthony Feneuil, c’est l’évidence même de cette croyance qui conduit à en douter.

L’auteur, pour conforter sa thèse, s’appuie d’abord sur Schleiermacher (Der christliche Glaube, 1821). Pour ce dernier, l’existence de Dieu n’a pas à faire l’objet de « preuves » : « La croyance théiste est en elle-même la manifestation de Dieu » (p. 34). Ce qui nous relie à Dieu est un « sentiment de dépendance absolue ». Cette croyance immédiate, Schleiermacher l’appelle la piété. Dans la connaissance en général, le degré de certitude est lié à la valeur épistémique de la croyance — il y a de bonnes raisons de croire. Les croyances religieuses, pour leur part, sont réflexives : elles ont cette particularité d’avoir pour objet leur propre certitude. Ainsi l’auteur peut-il trouver dans l’œuvre de Schleiermacher une confirmation de l’idée selon laquelle, en ce qui concerne la foi, la certitude ne coïncide pas avec l’évidence.

En effet, pour Schleiermacher, la piété est une manière de douter. Si, de façon générale, nos croyances ne sont pas libres (nous ne sommes pas maîtres de nos perceptions), cette dépendance toute relative n’a rien à voir avec le sentiment de dépendance absolue défini par Schleiermacher : ma liberté est limitée aussi et surtout par le fait qu’elle n’est pas à elle-même sa propre source. Le « codéterminant » de ce sentiment ne peut être qu’infini, absolument libre, et créateur, ce qui, remarque Feneuil, est « une définition facilement acceptable de Dieu » (p. 46). Cette évidence, au sens de l’auteur, ne peut qu’affaiblir la certitude de nos croyances doctrinales, parce qu’elle est en soi un sentiment d’incomplétude, la reconnaissance que je ne suis pas la source de ma propre spontanéité. Pour Feneuil, Dieu est le nom de l’impossibilité de détenir une certitude.

En matière de foi, donc, la certitude décline à mesure que l’évidence s’accroît. Cela implique, selon l’auteur, que le fanatisme — cette adhésion volontairement maximale à certaines croyances —, loin d’être la forme pure du religieux, n’en est qu’un dévoiement. Anthony Feneuil se réfère aux travaux d’Albert Piette, en particulier au « mode mineur » qui, d’après cet anthropologue, caractérise la croyance religieuse : pour adhérer à des contenus aussi contre-intuitifs que, par exemple, la vie après la mort, serait nécessaire un certain « flou cognitif », un exercice de la pensée ne dépassant pas un seuil « minimal ». Mais, comme l’observe Feneuil lui-même, la conception d’Albert Piette ignore la théologie, ce qui nous éloigne de la position défendue dans L’évidence de Dieu.

Après Schleiermacher, l’auteur fait appel à Thomas d’Aquin pour étayer sa thèse. Un principe de la théologie médiévale veut que rien ne soit plus certain que la foi : Nihil est certius fide. Feneuil en propose une interprétation probablement trop littérale lorsqu’il prête à l’expression le sens suivant : la foi n’est pas moins certaine que les autres croyances qui sont certaines. En réalité (et conformément à l’interprétation qu’en ont donnée les théologiens du Moyen Âge), la formulation même de la maxime suggère que la foi est la plus certaine de toutes les croyances. En revanche, l’auteur a raison de souligner le caractère étrange de cette affirmation ; voudrait-elle dire qu’une proposition comme 2 + 2 = 4 n’est pas aussi certaine que la croyance religieuse ?

On ne peut, selon Feneuil, sortir de cette impasse qu’en considérant que la foi relève de l’évidence et non de la certitude. L’évidence est plus qu’une certitude. Rien n’est certain comme peut l’être la foi. Pour Thomas, il y a deux sortes de sciences : celles qui procèdent d’un principe connu par la lumière naturelle de l’intelligence et celles qui sont « subalternées » aux premières (par exemple, la perspective et la musique reçoivent respectivement leurs principes de la géométrie et de l’arithmétique). Or, la théologie est une science subalternée à la science même que Dieu seul possède. Elle est l’unique science inférieure dont l’objet est le même que celui de la science qui lui est supérieure : cet objet, c’est la vérité première, c’est Dieu.

L’auteur relève que Thomas, au fil de son œuvre, a proposé successivement deux distinctions en ce qui concerne la certitude. Dans un premier temps, il a opposé l’évidence de l’objet auquel se rapporte une croyance et la fermeté de l’adhésion de la volonté au contenu d’une croyance. Plus tard, dans la Somme théologique, sans renoncer à cette première distinction, il en a établi une autre, entre la certitude envisagée selon sa cause et la certitude envisagée du point de vue du sujet connaissant. Dès lors, la foi, tout en étant la plus grande certitude en soi, se manifeste pour nous comme une certitude moindre, la possibilité d’un doute. L’intuition de Schleiermacher se trouvait donc déjà chez Thomas d’Aquin.

Selon Feneuil, cette conception offre une solution simple au problème classique des rapports entre foi et raison, entre théologie révélée et théologie naturelle. Le modèle « territorial » (foi et raison ayant leurs juridictions respectives) doit être abandonné. Une telle séparation ne peut mener, écrit l’auteur, qu’à l’écrasement d’une des deux dimensions par l’autre. La foi, selon lui, ne limite en rien les croyances rationnelles mais elle les affaiblit en y ajoutant la conscience de leur insuffisance : l’évidence, répétons-le, réduit la certitude. Anthony Feneuil rapporte ce paradoxe apparent au renversement de la force en faiblesse qui définit la doctrine chrétienne : « […] la plus grande grâce s’est manifestée par la mort en croix du Fils de l’Homme » (p. 132).

Jean-Luc Marion a critiqué ce qu’il a appelé « l’univocité épistémologique » de Thomas d’Aquin, qui risquerait de faire de la théologie un ensemble de propositions du même type que celles des autres sciences. Anthony Feneuil estime que la pensée de Thomas n’encourt pas cette critique : l’univocité en question n’est pas un obstacle à la manifestation de la foi, elle en est au contraire la condition. Dieu conserve sa liberté, la raison humaine ne pouvant juger de la révélation. Marion voit dans cette univocité le risque que n’importe quelle connaissance naturelle devienne une « révélation anonyme ». Pourquoi, demande Feneuil, ne pas en assumer l’idée ?

L’auteur note que l’expression de « chrétiens anonymes » est plus répandue que celle de « révélation anonyme ». Qu’il y ait des chrétiens « sans le savoir » est une idée très ancienne. Mais la thèse de Feneuil le conduit à relativiser l’écart pouvant exister entre foi implicite et foi explicite : pour lui, aucune foi n’est complètement explicite. Dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage, il rapproche l’évidence de l’espérance. L’espérance du salut ne peut se manifester selon lui que comme un doute au sujet de nous-mêmes. La même incertitude réunit les chrétiens anonymes et les autres. Croire, pour l’auteur, « c’est se croire différent de ce que l’on est, et croire que le monde n’est peut-être pas ce qu’il est » (p. 156).

Le doute en matière religieuse est un sujet fréquemment abordé. Ce qui fait l’originalité de ce livre, c’est que le doute n’y est pas rattaché à la raison mais à la foi. La position de l’auteur — qui voit dans ce qui maintient le doute à propos de Dieu la définition même du religieux — peut sembler extrême mais elle est présentée avec force et clarté. (Un point de détail : l’usage des italiques est excessif. On ne se fait pas mieux comprendre en soulignant sans cesse les « mots importants ».)

L’auteur a-t-il délibérément écarté de son étude la question de la vérité ? Il estime qu’une religion ne doit pas être « une candidate à la vérité parmi les autres, un savoir humain standard » (p. 73). Il reprend l’idée de Thomas selon laquelle, contrairement aux croyances rationnelles où la position du sujet ne compte pas, la foi est une croyance en trois dimensions. La certitude et l’évidence étant deux sentiments, leur étude présente un caractère essentiellement subjectif, et a trait aux croyances plus qu’à la vérité. Mais comme on ne peut détacher durablement la question de la vérité de celle de la croyance, on peut se demander si l’opposition que récuse l’auteur entre foi et raison ne risque pas de se réintroduire par le biais de ce qui serait deux sortes de vérités, distinctes non par leur objet mais par leur principe, pour utiliser les termes de la constitution dogmatique Dei Filius. La séparation ne serait plus territoriale mais perspective.

Quoi qu’il en soit, même s’il ne l’exprime pas de cette façon, il apparaît clairement que pour l’auteur la vérité se trouve davantage du côté de l’évidence que de celui de la certitude. Anthony Feneuil pourrait souscrire à ce propos issu d’une conférence, « Certitude et vérité », donnée par le philosophe Émile Boutroux en 1914 : « Chercher obstinément la certitude n’est pas toujours un bon moyen d’atteindre à la vérité. Le besoin de certitude est impatient, et il tend à un état d’âme absolu, inébranlable ». La foi, qui est sans cesse en mouvement, se situe aux antipodes de la certitude et s’approche ainsi de la vérité.