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La métaphore de la philosophie comme thérapie de l’âme nous est familière. Le thème est d’abord antique, puisque dès ses origines, l’activité philosophique s’est explicitement pensée sur le modèle médical[1], là où dans le même temps, avec Platon, la médecine se trouvait elle-même rapprochée de la philosophie, en ce qu’elle supposait intrinsèquement un usage du logos[2]. Mais la métaphore a ressurgi aussi plus récemment en philosophie analytique, sous la plume de Wittgenstein pour lequel « la philosophie traite une question comme une maladie[3] ». Cette vocation thérapeutique de la philosophie s’entend alors comme une vocation à dissoudre les faux problèmes et à nous guérir des questions mal posées. Le traitement d’une question philosophique serait ainsi analogue à une cure, et c’est cela qui la distinguerait d’une question scientifique[4]. Il y a là un usage de la métaphore qui n’est peut-être pas étranger au rapprochement théorique qu’on opère fréquemment entre thérapies cognitives et psychologie stoïcienne. Ce rapprochement est attesté à la fois dans le champ des études de philosophie ancienne, au sein duquel celle de M. Nussbaum[5] fait date, mais aussi dans le champ de la littérature des thérapies cognitives elles-mêmes : il s’agit ici et là de repartir de la dimension cognitive du phénomène passionnel telle que le déploie la théorie stoïcienne des passions. Les thérapies cognitives (même si ce champ est en réalité extrêmement riche et qu’il recouvre des thérapeutiques très diverses, qui plus est lorsqu’on y fait entrer les thérapies comportementales) revendiquent en effet, plus ou moins explicitement, un héritage stoïcien. Il y a bien à première vue une analogie entre les deux méthodes qui repose essentiellement sur la focalisation sur l’efficacité pratique de nos représentations et leur constructivisme : c’est l’idée que ce sont nos représentations qui nous troublent et nous font agir, et non les choses elles-mêmes. Pour guérir du trouble, il faudrait donc s’attacher aux représentations qui le causent, les « corriger », les « amender », les « restructurer ».

Je voudrais néanmoins montrer que ce rapprochement, qu’il soit revendiqué par les relectures philosophiques des antiques ou par les TCC elles-mêmes, doit être relativisé au moins pour deux raisons. D’une part, si l’on entre dans le détail de ces théories, il n’est pas certain qu’elles partagent jusqu’au bout la même conception de ce qu’est le trouble psychique comme trouble cognitif. Dans la psychologie stoïcienne, la représentation et le jugement qu’elle enveloppe se trouvent toujours déjà associés à une dynamique impulsive mais aussi à des affects. On a affaire à une perspective beaucoup plus dynamique que la représentation de la cognition telle qu’on la trouve dans les TCC qui permet en partie d’éclairer ce que les TCC ont du mal à envisager : la résistance de la passion aux arguments rationnels qui souligne combien la condition psychique est fondamentalement conflictuelle.

Plus fondamentalement, les deux approches présentent selon moi une divergence qui constitue tout à la fois une divergence de finalité, de méthode et d’objet. Car la thérapeutique stoïcienne et les thérapies cognitivistes n’accordent pas le même statut à la vie psychique, et par là même ne s’accordent pas sur ce qu’est l’essence de la clinique. Je voudrais ici le montrer à travers le traité de Sénèque De la tranquillité de l’âme : il suggère que la « prise en charge » du symptôme est toujours en même temps le lieu d’une appropriation de soi, ce processus par lequel le patient s’engage dans la voie de la subjectivation, une voie qui n’est alors jamais réductible à celle de la normativité médicale ou sociale.

Mon intention ici est donc d’interroger la nature de l’identification entre philosophie et thérapeutique telle qu’elle se décline dans le traité de Sénèque et, avec elle, la nature de la fonction psychothérapeutique que la philosophie prétend assumer. Il n’est pas certain à cet égard que l’acte de soigner, therapeuein, puisse être considéré comme une tâche strictement conceptuelle ou logique. Car s’il s’agit bien d’user du savoir pour guérir, cet usage a des effets psychiques et éthiques irréductibles. En ce sens, soigner une âme engage toujours de s’attacher à une souffrance psychique qui, comme telle, mêle confusément une attente médicale — guérir[6] —, et une attente éthique — être enfin heureux.

I. Une analogie épistémologique réelle entre thérapies cognitives et thérapie stoïcienne des passions ?

On rapproche volontiers ce qu’on appelle les « thérapies cognitivo-comportementales[7] » — et la discipline stoïcienne du jugement. L’expression recouvre en fait une diversité d’approches théoriques qui ont pour point commun de trouver leur origine dans les théories de l’apprentissage reposant sur un schéma mécaniste de l’esprit[8]. C’est ici la thérapie cognitive en particulier qui va m’intéresser, dès lors qu’elle se définit par un programme « métacognitif » : rectifier les cognitions pour modifier les réponses comportementales qui en procèdent. En ce sens, comme cela a été remarqué[9], il semble bien exister une certaine affinité épistémologique entre le remodelage cognitif que proposent les thérapies cognitives et le bon usage des représentations préconisé par les stoïciens.

Pour le mesurer, revenons brièvement sur la compréhension stoïcienne de ce qu’est une passion, à savoir un double jugement erroné[10]. À l’instar de Médée, qu’Épictète prend pour exemple, tout sujet passionné est sous l’emprise d’une chaîne signifiante qui est deux fois fautive, une première fois s’agissant du jugement sur la valeur accordée à l’objet de la représentation — l’abandon de Jason est une humiliation — et une seconde fois, qui en découle, s’agissant du jugement normatif sur la nature de ce qu’il convient de faire — se venger de lui :

  • — Comment [Médée] peut-elle dire :

  • Oui je sais tout le mal que je vais accomplir ;

  • Mais c’est ma colère qui est maître de mes résolutions !

  • — Parce que cela même, s’abandonner à la colère et se venger de son époux, elle le croit plus avantageux (συμφορώτερον ἡγεῖται) que de sauver ses enfants.

  • — Oui, mais elle s’est trompée ἐξηπάτηται complètement.

  • — Montre-lui clairement qu’elle s’est complètement trompée (δεῖξον αὐτῇ ἐναργῶς ὅτι ἐξηπάτηται) et elle ne le fera pas (οὐ ποιήσει). Tant que tu ne lui auras pas montré, que peut-elle suivre d’autre que l’apparence (τίνι ἔχει ἀκολουθῆσαι ἢ τῷ φαινομένῳ) ? Rien. Pourquoi donc te fâches-tu contre elle parce qu’elle s’est égarée, la malheureuse, sur les choses les plus importantes, et est devenue vipère au lieu d’être humain ? Mais, si toutefois cela arrive, ne dois-tu pas plutôt avoir pitié, comme nous avons pitié des aveugles ou des boiteux, ceux dont les parties les plus importantes sont aveuglées et rendues boiteuses[11] ?

Ainsi, « ce ne sont pas les choses (τὰ πράγματα) qui troublent les hommes, mais les jugements sur ces choses (τὰ περὶ τῶν πραγμάτων δόγματα)[12] ». Si l’on s’en tient à cette lecture de la passion, nous avons affaire à une démarche tout à la fois objectivante et intellectualiste, qu’Épictète semble assumer jusqu’à l’affirmation d’un constructivisme :

  • ― De sorte que les actions, grandes et terrifiantes, ont également cette origine, ce qui apparaît (ὥστε καὶ τὰ οὕτω μεγάλα καὶ δεινὰ ἔργα ταύτην ἔχει τὴν ἀρχήν, τὸ φαινόμενον) ?

  • ― Celle-là et pas d’autres. L’Iliade n’est rien de plus que représentation et usage des représentations (ἢ φαντασία καὶ χρῆσις φαντασιῶν). Il a paru (ἐφάνη) [bon] à Alexandre d’enlever la femme de Ménélas, il a paru [avantageux] à Hélène de le suivre. Eh bien, s’il avait paru [bon] à Ménélas d’éprouver (παθεῖν) la perte d’une telle femme comme un avantage, que serait-il arrivé ? C’en était fait de l’Iliade, et non seulement de l’Iliade, mais aussi de l’Odyssée[13].

De ce point de vue, la passion s’enracine bien dans un jugement en notre pouvoir, puisque l’assentiment que nous décidons ou pas de lui accorder dépend de nous, et que notre âme est intégralement rationnelle : il est donc impossible de nous délester de notre responsabilité en la transférant à quelque chose en nous d’irrationnel qui ne serait pas véritablement « nous ». C’est dire que, conformément au paradoxe socratique selon lequel nul n’est méchant de son plein gré, l’ignorance que trahit l’opinion erronée est bien toujours involontaire, mais que les stoïciens considèrent néanmoins que nous sommes responsables de ce que nous faisons sous l’emprise de la passion[14].

Les thérapies « cognitives » revendiquent de reprendre à leur compte cette analyse de la passion qui la reconduit à un jugement erroné qui cause le trouble. Pour guérir, elles proposent dès lors une « restructuration cognitive », selon le vocable structuraliste utilisé à son époque par le père fondateur des thérapies cognitives, A. Beck[15]. Ce travail de restructuration se traduit par une déstabilisation puis une mise en évolution des « schémas cognitifs inadaptés ou dysfonctionnels », toujours selon A. Beck, ou de ce que l’autre fondateur des thérapies cognitives, A. Ellis appellera les « croyances irréalistes » du patient[16].

En rester à cette analogie apparente reviendrait néanmoins à oublier un peu vite que dès ses débuts, la psychologie stoïcienne insiste sur l’irréductibilité de la passion à un simple jugement erroné : de ce point de vue, toutes les opinions fausses ne sont pas des passions. La passion se définit toujours en même temps comme une impulsion qui se traduit en une sorte de force d’emportement, à l’image du coureur qui, ayant perdu tout contrôle sur lui-même, ne parvient pas à s’arrêter à temps[17]. La passion est ainsi à la fois une erreur de jugement et une impulsion excessive[18]. Le sujet ne peut s’extraire de cette chaîne de jugement du fait de la force contraignante de l’élan passionnel qu’elle conditionne :

[Les stoïciens] disent que la passion est une impulsion excessive (ὁρμὴν πλεονάζουσαν) et qui désobéit aux décisions de la raison (ἀπειθῆ τῷ αἱροῦντι λόγῳ) ou un mouvement de l’âme irrationnel et contraire à la nature (κίνησιν ψυχῆς ἄλογον παρὰ φύσιν) et que toutes les passions sont du ressort de la faculté directrice de l’âme (εἶναι δὲ πάθη πάντα τοῦ ἡγεμονικοῦ τῆς ψυχῆς)[19].

L’excès et l’illimitation dans lesquels la passion s’origine rompent la capacité de l’esprit à « être en sa propre puissance », pour reprendre une formulation de J. Brunschwig[20] ou, pour le dire autrement, d’être le sujet de ses actes. L’analyse stoïcienne des passions reconnaît ainsi le phénomène de résistance de la passion à toute argumentation extérieure, toute tentative de raisonnement, de sorte que traiter une passion engage toujours une prise en compte de la dimension conflictuelle de la vie psychique. C’est pour ainsi dire le coup de force de l’intellectualisme stoïcien que de soutenir qu’il ne suffit pas d’avoir sous les yeux le « bon jugement » pour guérir.

II. Une divergence de finalité, de méthode et d’objet

Si en apparence il s’agit dans les deux cas d’user du savoir — un savoir qui assure une prise sur les représentations — pour guérir, la validité de ce rapprochement épistémologique est donc contestable, et ce d’abord en vertu d’un différend de finalité, mais aussi d’un différend de méthode, lié à un différend d’objet, cet objet particulier qu’est le sujet du symptôme. Les deux « thérapeutiques » recouvrent in fine deux conceptions distinctes du sujet de la thérapeutique et, avec elle, de la subjectivation.

En effet, leur divergence tient d’abord à la finalité de la méthode thérapeutique et par là même au sens que l’on donne à cette pratique. Il est de ce point de vue manifeste que la philosophie stoïcienne et les thérapies cognitives ne visent pas la même guérison, et par là même ne partagent pas la même définition du soin psychique. L’activité philosophique comme thérapie de l’âme consiste non pas à normaliser ses conduites en fonction d’exigences hétéronomes (qu’elles soient sociales, politiques ou économiques) mais à conduire un sujet à être en capacité de choisir sa vie. Ce n’est évidemment pas dire que la réforme de soi n’engage pas notre inscription dans le monde social, un monde de normes (ce qui serait, stoïciennement parlant, un contresens), mais qu’elle implique toujours une réflexion en première personne sur le pouvoir que nous décidons de leur accorder, en vertu de notre nature rationnelle.

Or c’est là le point de divergence fondamental entre les deux approches. La thérapie stoïcienne ne peut être réduite à une rééducation normative, elle se définit comme l’appropriation (oikeiôsis)[21] qui constitue la finalité de toute vie proprement humaine. C’était déjà ce qui était en question dans ce que les Grecs nommaient paideia, cette éducation qui confie à chacun le soin de décider pour lui-même le sens de son existence, qui engage à ce titre la mise en question et l’élaboration en première personne d’un désir singulier sur lequel nul autre que lui-même ne doit pouvoir prendre le pouvoir. C’est à cette condition que l’on peut considérer qu’il est véritablement question de subjectivation, c’est-à-dire de la construction d’un rapport à soi qui marque la conquête d’une autonomie véritable. Dans la perspective cognitiviste, on assiste à une distorsion par rapport à la perspective stoïcienne puisque c’est ici la normativité sociale, et avec elle une certaine représentation de ce qu’est l’« autonomie[22] », qui constitue la mesure de la normativité thérapeutique.

En outre, les thérapies cognitives et la thérapie stoïcienne diffèrent aussi quant à leur manière d’appréhender le trouble lui-même, et avec lui la nature même de la vie psychique. En effet, si Épictète semble faire de Médée une passionnée aveugle qui ne voit pas que son jugement est erroné, il arrive pourtant aussi que le passionné agisse pour ainsi dire en connaissance de cause, et qu’en lui coexistent simultanément et son désir de « mal agir » et la conscience que ce désir est fondé sur un jugement erroné[23]. Et c’est bien cette expérience d’une forme de conflictualité psychique qui est l’apanage de celui qui se trouve engagé sur la voie de la sagesse que le stoïcisme va aussi s’efforcer de penser. La discipline du jugement n’est donc pas le seul ni même le dernier mot de la thérapeutique stoïcienne. À cet égard, il me semble que la réponse stoïcienne permet d’entrevoir une complexité absente de la matrice des thérapies cognitivistes et qui tient à la reconnaissance de la dimension conflictuelle de la vie psychique. C’est ce que je voudrais désormais suggérer à partir du traité sénéquien De la tranquillité de l’âme.

III. La clinique stoïcienne comme clinique de la conflictualité psychique

Avec Sénèque, le stoïcisme a proposé un certain réaménagement du modèle « intellectualiste[24] », en particulier dans un dialogue qui se présente comme une clinique des affects : le De tranquillitate animi. Or cette clinique, c’est ce que je voudrais désormais suggérer, reconfigure le pacte clinique : en effet, elle inaugure une thérapeutique du logos tout à fait singulière, et irréductible à une simple discipline intellectualiste. C’est paradoxalement non pas un jugement erroné mais un certain savoir sur soi-même qui est cause du trouble de l’âme, parce que savoir ne suffit pas à assurer la constance de la volonté bonne, seule à même de nous assurer le bonheur[25].

Le De tranquillitate animi fait le récit d’un savoir qui fait l’épreuve de sa propre impuissance. Le dialogue s’ouvre en effet sur la formulation par Sérénus d’un désir de guérison. Ce trouble qui l’anime, et qui le fait souffrir, Sérénus peine à le nommer : cette faiblesse (infirmitas) qui l’affecte résiste à une catégorisation diagnostique, et c’est en fait une image, celle du mal de mer, qui donne le mieux à la penser :

Je te prie donc, si tu as quelque remède avec lequel tu puisses mettre un terme à ce trouble qui m’agite, de me tenir digne de te devoir ma tranquillité. Que ces mouvements de l’âme ne sont pas dangereux et qu’ils n’entraînent pas de perturbation avec eux (nec quicquam tumultuosi adferentis), je le sais ; et pour exprimer ce dont je me plains, par une comparaison juste, ce n’est pas la tempête qui me tourmente, mais le mal de mer. Délivre-moi donc de ce mal quel qu’il soit, et secoure le passager qui souffre en vue du port (in conspectu terrarum laboranti)[26].

À cette demande de guérison, Sénèque répond d’une manière assez inattendue, en tout cas non réductible à la discipline stoïcienne du jugement, puisqu’il lui affirme d’emblée qu’il est guéri, déplaçant par là même l’espace clinique de leur échange, et le situant du côté « des maux imaginaires ». Sérénus est comparé par Sénèque à un malade guéri mais à la guérison fragile. Le mécontentement de soi-même dont se plaint Sérénus n’a en fait pas grand-chose à voir avec les maux réels qui rongent les insensés[27].

Depuis longtemps, Sérénus, par Hercule, je me demande moi-même sans rien dire à quoi je pourrais comparer une telle affection de l’âme (affectum animi), et je ne saurais appliquer de plus propre exemple que celui de ceux qui, revenus d’une longue et grave maladie (ex longa et graui ualetudine), sont encore affectés de temps à autre de légers frissons et malaises et, qui lorsqu’ils se sont débarrassés de ces traces (reliquias effugerunt), s’inquiètent encore de maux imaginaires (suspicionibus tamen inquietantur), présentant le pouls au médecin, et prennent pour de la fièvre la moindre chaleur corporelle. De ceux-ci, le corps n’est pas peu sain (non parum sanum est corpus), Sérénus, mais leur corps n’est pas suffisamment habitué à la santé (sanitati parum assueuit), il est comme l’oscillation et le frémissement d’une mer tranquille ou qui se repose d’une tempête (sicut est quidam tremor etiam tranquilli maris motusque, cum ex tempestate requieuit)[28].

Cette requalification est absolument décisive puisqu’elle fait de cette conflictualité psychique dont souffre Sérénus la matière de la subjectivation, le lieu stratégique de l’appropriation à soi qui constitue pour le stoïcisme le telos absolu seul à même de nous rendre heureux.

Ce dont souffre Sérénus, c’est d’un conflit interne, qui engage bien la présence d’un savoir sur lui-même — en cela Sérénus n’est déjà plus un insensé — et sur lequel néanmoins le savoir ne peut pas tout — il n’en est pas pour autant un sage[29].

Sérénus sait où il devrait vouloir, et pourtant désire aussi parfois ailleurs. C’est dans le resurgissement inopiné de ce conflit dont il ne parvient pas à se débarrasser — c’est bien ce sur quoi porte sa demande — que Sérénus situe son trouble, et avec lui sa souffrance :

En cherchant pour moi, Sénèque, quelques défauts sont apparus en moi, exposés à tous les yeux, que je pouvais toucher du doigt, quelques autres plus obscurs, et cachés dans les replis de mon âme, d’autres enfin qui ne sont pas continuels (non continua), mais paraissent par intervalle (ex interuallis redeuntia) : ceux-là je dis qu’ils sont les plus fâcheux de tous (molestissima), comme des ennemis toujours changeant de place qui épient le moment de vous assaillir (ut hostes uagos et ex occasionibus assilientes) et avec lesquels il n’est permis ni de se tenir en haleine comme en temps de guerre, ni en sécurité comme en temps de paix (nec tamquam in bello paratum esse nec tamquam in pace securum)[30].

Là où la thérapeutique stoïcienne consiste toujours à reprendre la main[31], c’est-à-dire à s’ériger en sujet de ses actes, Sérénus souffre d’une inquiétante intranquillité caractérisée par un sentiment d’impuissance face à des ennemis cachés dont il ne pourrait décrypter les plans. C’est pour vouloir une fois pour toutes que Sérénus voudrait d’un savoir assuré[32]. Au lieu de cela, il fait l’épreuve de ce qu’il décrit comme une faiblesse (infirmitas), celle « d’une âme hésitante entre ces deux choses (animi inter utrumque dubii), n’incliner ni fortement vers la voie droite ni vers le vice (nec ad recta fortiter nec ad praua uergentis)[33] » :

Cependant cet état habituel (habitum) en moi que je surprends le plus souvent (car, pourquoi ne dirais-je pas le vrai comme à mon médecin ?), c’est celui de n’être ni délivré de bonne foi des vices que je redoutais et détestais (nec bona fide liberatum me iis quae timebam et oderam), ni d’être de nouveau sous leur empire (nec rursus obnoxium). Je me trouve dans une condition qui si elle n’est pas la pire, est pourtant plus que jamais douloureuse et la plus désagréable (in statu ut non pessimo, ita maxime querulo et moroso positus) : je ne suis ni malade, ni bien portant (sum nec aegroto nec ualeo)[34].

Le thème de la distonie de l’âme est parfaitement stoïcien, mais ici le conflit entre jugements est référé à une résistance interne à la uoluntas : c’est en la uoluntas elle-même que s’éprouve la possibilité d’un écart du vouloir au savoir. On assiste donc à quelque chose d’assez singulier dans un cadre « intellectualiste » : c’est un affect, une préférence (fauor) qui semble imposer ces raisons au jugement, en lui faisant obstacle (judicio fauor officit)[35]. Là où le jugement est censé assurer la fermeté de la uoluntas, tout se passe comme si l’affectivité de Sérénus disposait d’une autonomie par rapport au jugement et que, dans un renversement paradoxal, ce dernier s’en trouvait ébranlé :

Je m’éloigne donc, non pas pire mais plus triste (non peior, sed tristior) ; et dans mon pauvre domicile je ne porte plus la tête si haute ; une morsure secrète m’arrive (tacitusque morsus subit) enfin je doute si ces choses-là ne sont pas préférables (dubitatio numquid illa meliora sint). Rien de tout cela ne me change mais il n’est rien qui ne m’ébranle (nihil horum me mutat, nihil tamen non concutit)[36].

Chez Sérénus, il y aurait donc bien quelque chose comme une rétroaction de l’affect sur le savoir. Sérénus décrit dès lors l’alternance de mouvements oscillatoires dans laquelle il se trouve pris[37] : il ne peut s’empêcher de regretter ce à quoi il a pourtant renoncé en conscience. L’amplitude de ces mouvements est pourtant limitée[38], mais elle se traduit par des variations d’humeur : se succèdent épisodes de repli et de haine de soi et épisodes d’exaltation frénétique. La description clinique de cette perturbatio l’assimile au vertige, c’est-à-dire de l’angoisse du gouffre où il pourrait chuter :

[…] en toute chose me suit cette même faiblesse de bonne âme (bonae mentis infirmitas). Je crains d’y succomber à la longue (paulatim defluam uereor) ; ou, ce qui est plus inquiétant, d’être toujours suspendu comme celui qui va tomber (semper casuro similis pendeam), et que la situation soit plus funeste, peut-être, que celle que je prévois[39].

Sérénus se compare ainsi à un funambule, pris dans le vertige dans lequel l’installe son savoir, celui de ce qui le sépare encore de la sagesse : si l’insensé se caractérise ordinairement par son déni, Sérénus quant à lui « ose se dire la vérité (sibi uerum dicere ausus est) » sur lui-même[40]. Et cette conscientisation a pour effet un déplacement sensible du terrain moral à celui des affects : Sérénus n’est pas pire mais plus triste.

Tout se passe ainsi comme si Sénèque venait pallier la limite même de la langue « intellectualiste », celle de l’expérience d’une certaine irréductibilité du vouloir au savoir dont l’appropriation en première personne signe déjà le début de la guérison tant espérée. Car si le vouloir est subordonné au savoir, il demeure un acte de l’âme irréductible à un acte de jugement. Mutatis mutandis, nous ne sommes pas loin de l’abréaction freudienne[41].

Il faut noter qu’à cette angoisse, Sénèque répond par une thérapeutique tout à fait singulière, lui prescrivant un savant mélange qui mêle la pratique du commerce avec les hommes et la solitude[42], un mélange censé non pas supprimer définitivement cette « cyclothymie », mais la rendre la moins forte possible. Loin de laisser penser à Sérénus qu’il pourrait le débarrasser de tout trouble, il le conduit à apprivoiser cette condition. Un autre passage du De tranquillitate animi file la métaphore de l’aménagement. À la manière d’un architecte ingénieux qui aménagerait un espace exigu, nous devons chercher à nous approprier notre condition, fût-elle des plus difficiles :

On voit souvent un emplacement exigu se prêter, grâce à l’ingéniosité de l’architecte, à une foule d’usages divers (exiguae saepe areae in multos usus discribentis arte patuerunt), et une habile ordonnance rendre le plus petit coin habitable (et quamuis angustum pedem dispositio fecit habitabilem). Pour triompher des obstacles, fais appel à la raison (adhibe rationem difficultatibus) : tu verras ce qui résistait s’assouplir, s’élargir ce qui était étroit, et les fardeaux s’alléger aux épaules qui sauront les porter (possunt et dura molliri et angusta laxari et grauia scite ferentes minus premere)[43].

Or c’est bien de cela qu’il est ici question : cette condition, c’est la condition humaine, celle de celui qui s’essaie à la vertu, et qui fait l’épreuve d’une conflictualité psychique et avec elle d’un savoir sur soi-même. C’est avec lui et en lui que l’on peut commencer à véritablement vouloir. Ce ne sont jamais ici ni la normativité sociale ni même la normativité médicale — n’avoir plus aucun symptôme — qui constituent ici la finalité véritable du soin. Celle-ci réside dans la reconquête d’un pouvoir sur soi-même, celui par lequel il (re)devient possible de répondre de soi, de ses pensées, de ses actes.

Dans ce dialogue tout à fait singulier qu’est le De tranquillitate animi, ce qui se donne à voir est moins l’absolu de la suppression de la conflictualité qu’un certain usage[44] de cette conflictualité. De ce point de vue, c’est un autre rapprochement qui surgit, cette fois-ci avec la cure psychanalytique. Lorsqu’elle éclaire l’acte d’un sujet par la conflictualité, et cela contre une certaine psychiatrie, elle retrouve à sa manière quelque chose du geste stoïcien qui engage son ambition constitutivement clinique. Tous deux mettent scène le soubassement conflictuel des logiques subjectives et des logiques de l’agir. Tous deux se donnent à ce titre comme un certain usage de la conflictualité psychique en posant l’horizon clinique de son réaménagement, sinon de son dépassement et dont le logos constitue la modalité privilégiée.

L’actualité de cette métaphore de la philosophie comme soin de l’âme nous rappelle avec force ce nouage de la thérapeutique et du logos qui fait de la médecine, essentiellement et non accidentellement, un colloque, a fortiori quand elle soigne en propre la psychê.

Il y a peut-être là de quoi questionner une certaine psychiatrie. Après avoir été chamboulée par l’arrivée des psychotropes par lesquelles elle conquérait un pouvoir inattendu sur les corps et les âmes, la psychiatrie a trouvé dans les neurosciences la possibilité d’incarner des processus auxquels elle n’avait accès jusque-là que par les conduites et les récits que le patient pouvait en faire. Elle a pour une part à cette occasion substitué les premiers aux seconds : les troubles mentaux sont alors définis comme des cibles neurobiologiques, en vertu de la réduction du trouble psychique en un trouble cérébral, c’est-à-dire somatique. Il s’agit ainsi de traiter les troubles selon les critères de la science naturelle (une nature bien peu du côté du logos) et des recommandations dressées par des diagnostics de santé mentale qui se prétendent athéoriques[45]. Les troubles psychiques sont perçus exclusivement comme des entités naturelles, organiques, cérébrales. On peut alors raisonner soi-disant « comme dans les autres maladies », en oubliant la leçon platonicienne : traiter les corps avec des techniques instrumentales (qu’il s’agisse de médicaments ou rééducations normatives) en évacuant les effets subjectifs de la relation clinique, sans même parler des effets collectifs des relations interhumaines au sein de l’institution médicale, revient à faire du médecin l’analogue d’un tyran[46]. Cette médicalisation du psychique, corrélée à un essor des neurosciences qui permettent d’illustrer les processus psychiques, d’en déterminer les bases cérébrales, évacue pour une part une dimension constitutive de la fonction thérapeutique que la philosophie antique la première a mise en lumière, dans cette alliance indépassable du logos et du thérapeutique. L’acte thérapeutique est un acte qui ne peut faire l’économie du propre du sujet humain du soin, le logos, de sorte qu’on ne saurait penser une thérapeutique hors logos. Identifier la philosophie à une médecine de l’âme comme l’ont fait les Anciens, c’est ainsi suggérer qu’en matière psychique, l’attente thérapeutique et l’attente éthique se mêlent nécessairement et que cette imbrication est constitutive de toute clinique psychique : c’est peut-être la plus urgente des leçons antiques, le soin de l’âme constitue l’opérateur privilégié de la subjectivation.