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Même si nous n’avons encore que peu de recul face à ce qui nous arrive, nous pouvons toutefois affirmer que la crise du COVID a révélé plusieurs fragilités : non seulement celles du système médical qui a été mis à mal dans sa capacité à réparer, à guérir et à soigner l’être humain, mais aussi, plus globalement, celles de notre société, que ce soit dans ses aspects économiques, sociaux et environnementaux pour ne citer que ceux-là.

Ainsi, cette crise sanitaire présente notamment des liens avec la crise environnementale, ne fût-ce que par ses causes et ses conséquences. Pour ne citer qu’un exemple, beaucoup d’Européens ont récemment découvert l’existence du pangolin, ce petit mammifère sauvage couvert d’écailles, particulièrement braconné en raison de son pouvoir de guérison, et soupçonné d’avoir servi d’hôte dans la transmission du virus de la chauve-souris à l’homme. De fait, le braconnage, la déforestation, la surexploitation de la nature et la destruction des écosystèmes naturels provoquent non seulement la diminution du territoire des espèces sauvages menacées mais favorisent aussi le développement des zoonoses, ces maladies se transmettant de l’animal à l’homme et vice versa[1]. Du point de vue des conséquences de la crise sanitaire, rappelons-nous qu’au début du premier confinement, nous avons assisté à une baisse drastique des émissions de CO2 dans les grandes villes mais que cette diminution n’a été que de courte durée.

Ainsi, ces crises sanitaire et environnementale comportent un aspect global : elles ravivent nos propres fragilités et nos fausses sécurités, tout en affectant nos modes de vie et de pensée de manière complexe, profonde et systémique.

Dans ce contexte d’urgence et dans la perspective de cette crise écologique sur laquelle nous nous concentrerons désormais, notre réflexion portera sur la question du salut, un terme probablement devenu obsolète pour la plupart de nos contemporains. Tillich lui-même avait observé l’obsolescence de ce terme, lui qui avait déjà tenté de lui redonner vigueur à son époque en déployant de multiples métaphores, notamment celles de « la pénurie et de l’approvisionnement », celle de « la libération de l’esclavage » ou encore celle de « la guérison de la maladie[2] ». Mais à l’heure où des crises globales bouleversent notre quotidien, ne serait-ce pas le moment opportun pour reparler de salut en nous demandant quel serait le sens du salut dans ces épreuves que nous traversons ?

En analysant trois sermons de Paul Tillich[3], nous pensons que le regard du théologien germano-américain nous permettra de mieux comprendre ces crises que nous vivons et de mieux agir pour une création renouvelée, précisément en vertu de sa conception théologique du salut. Pour montrer cela, notre exposé comportera trois points : tout d’abord, afin de donner des perspectives au « jour d’après » dans une logique d’écologie intégrale, nous partirons de la théorie des strates de la philosophe belge Charlotte Luyckx. Ensuite, nous découvrirons la notion de salut chez Tillich, une conception qui n’est étrangère ni à la nature, ni au monde. Enfin, dans une troisième partie, à partir du fondement ontologique tillichien et de trois signes (la réconciliation, la réunion et la résurrection) de la création nouvelle, nous commenterons ces prédications et montrerons qu’il s’agit de s’engager dans les kairoi de notre temps, et donc notamment dans celui de l’écologie intégrale. En procédant de la sorte, nous espérons non seulement démontrer que le raisonnement de Tillich sur le salut offre des perspectives nouvelles et complémentaires pour répondre aux défis actuels mais qu’il continue aussi d’alimenter la réflexion théologique d’une manière déterminante.

I. Apports philosophiques concernant l’« écologie intégrale »

Il y a un peu plus d’un an, la Faculté de théologie de Genève organisait une discussion en ligne entre Benoît Bourgine et Sarah Stewaert-Kroeker sur le thème de « la pandémie et du monde de demain[4] ». S’interrogeant sur les leçons de cette pandémie d’un point de vue théologique, les deux intervenants avaient regretté que la place prépondérante de l’économie dans les débats ait trop souvent dicté l’agenda des réponses à la crise. Par ailleurs, alors que le professeur de théologie systématique de l’Université catholique de Louvain a insisté sur la privation de nos libertés par le politique, l’éthicienne de Genève s’est demandé si la rapidité des réactions face à la pandémie ne devait pas inspirer l’éthique chrétienne de l’environnement afin de construire ce « monde d’après ».

Cependant, ce débat sur la construction du monde de demain n’est pas l’apanage des théologiens, loin de là. De nombreux penseurs ont en effet tenté de contribuer à la réflexion sur la transition écologique dans leur domaine respectif. Parmi ces analyses, l’une d’entre elles, celle de la philosophe Charlotte Luyckx, a retenu notre attention, car elle a la particularité d’articuler les savoirs dans leur complexité, en développant une approche holistique, en soutenant une pluralité de solutions complémentaires, et en allant au-delà des clivages de la modernité[5]. Dans sa vision plurielle transmoderne[6], la philosophe identifie les apports de plusieurs courants écologiques (veines laïque, chrétienne et transconfessionnelle) et de plusieurs disciplines qu’elle relie ensuite de manière intégrative afin de former un modèle global et cohérent qui ne se limite pas à un simple verdissement des pratiques.

Cette modélisation en strates de C. Luyckx s’appuie sur la métaphore des couches géologiques. Dans chacune de ces strates, elle identifie les causes de la crise écologique ainsi que des pistes pour résoudre ces problèmes. Ce schéma comporte cinq dimensions :

Les strates de l’écologie intégrale selon Charlotte Luyckx

Les strates de l’écologie intégrale selon Charlotte Luyckx

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  • Tout d’abord, dans la première strate, les données scientifiques disent que, malgré l’amélioration nécessaire des technologies existantes (éoliennes, panneaux solaires, etc.) pour limiter notre dépendance aux énergies fossiles, il serait illusoire de croire que cette crise se résoudra uniquement par la science, la technologie étant elle-même confrontée aux limites physiques du renouvelable. Cela nécessite donc d’aller au-delà du clivage entre foi aveugle en la technologie et le rejet des solutions techniques ;

  • Ensuite, dans la seconde strate, afin de répondre à la crise du productivisme, les économistes nous invitent à dépasser l’opposition entre croissance et décroissance. D’un côté, certains mettent en avant l’intérêt de transformer les indicateurs économiques afin d’intégrer une palette de facteurs qui relativisent la croissance du PIB et la pondèrent. D’autres économistes mettent en évidence l’importance d’aller vers une économie permacirculaire qui réduirait le flux de matière et la quantité de nos activités afin d’inscrire notre empreinte écologique à l’intérieur des limites planétaires. Par ailleurs, une autre manière de produire moins mais mieux serait de revoir nos modes de vie (posture du colibri, pratique du zéro déchet, etc.) à la manière des alter-consommateurs qui ont choisi de consommer moins mais autrement ;

  • La troisième strate suit la même logique intégrative que les deux premières. Elle montre la nécessité pour le politique de repenser notre société en crise au-delà des clivages traditionnels « gauche/droite », « local/global ». Il s’agit de dépasser ces approches binaires et de combiner des convictions plurielles dans un nouveau projet de société. Dans ce projet propice au vivre-ensemble, le respect des libertés individuelles et de la diversité irait de pair, tout comme celui de la justice et du lien social ;

  • Puis, dans la quatrième strate, les philosophes expliquent que la crise touche également notre représentation de « la vie réussie », nos croyances et notre vision de la réalité issues de la modernité : « [La crise de la culture moderne] porte en germe l’éclosion d’une nouvelle vision ontologique du monde », indique C. Luyckx, qui nous invite une nouvelle fois à aller au-delà des clivages. En reprenant au sociologue E. Morin le concept de « reliance », la philosophe indique que, s’il est primordial de recréer du lien et de se reconnecter à la nature et à soi-même (éco-psychologie), cela ne signifie pas pour autant que l’écologie intégrale doit encourager la fusion avec l’univers. Dans le même ordre d’idée, par l’intermédiaire d’une ontologie repensée, l’anthropocentrisme ne s’opposerait plus au bio- ou à l’éco-centrisme. De fait, en passant d’une conception binaire à une ontologie qui intègre une hiérarchie des êtres, on pourrait penser l’humain comme étant à la fois un être vivant parmi les autres, tout en ayant un statut spécifique en vertu de sa valeur intrinsèque ;

  • Enfin, dans la cinquième strate, les représentants de diverses spiritualités considèrent que la crise environnementale ravive aussi l’angoisse existentielle : de fait, le champ lexical du désastre, de la catastrophe, de l’effondrement, de la fin du monde fait désormais partie de notre quotidien. Confronté tout autant à sa propre finitude qu’aux limites d’une planète dont il semble être séparé (en lui et en dehors de lui), l’humain doit continuer à avancer malgré tout, en affrontant l’angoisse de la mort et du vide. Face à cette crise du sens, la spiritualité écologique[7] souhaite rendre possible une nouvelle communion avec la nature. Elle invite à une redécouverte de la sacralité du monde par un travail intérieur, une métanoïa, une conversion du regard. Comme de coutume, cette spiritualité écologique dépasserait les oppositions stériles, notamment celle entre la transcendance et l’immanence. Cette fois, la philosophe indique que le panenthéisme[8] offrirait une piste convaincante pour réconcilier ces deux principes. Finalement, dans son effort pour relier les approches et intégrer la diversité culturelle et spirituelle, C. Luyckx défend une écologie intégrale pluraliste et spiritualiste déployant la vérité comme quête de sens, dans un « horizon de sens commun » (cf. Jean Ladrière).

À plusieurs reprises dans cette brève présentation de la théorie des strates, les spécialistes de la pensée tillichienne auront établi des liens entre ce qui vient d’être expliqué et des concepts chers à notre théologien. En effet, il est tout d’abord remarquable que C. Luyckx parte des multiples crises de notre temps pour tisser sa vision de l’écologie intégrale, tout comme Tillich s’est efforcé de porter un regard plus profond sur les crises de son temps afin de développer sa pensée théologique. Ainsi en est-il pour son concept de kairos sur lequel nous reviendrons plus loin. De plus, nous savons que Tillich appréciait particulièrement rapprocher philosophie et théologie, lui qui a obtenu un poste de « théologie philosophique » en 1940. En ayant fait de l’ontologie le terrain propice au dialogue entre ces deux disciplines, il est naturel d’entendre des échos entre la pensée de notre théologien et celle de notre philosophe, que l’on pense à la notion de panenthéisme[9] que l’on pourrait aisément rapprocher de « l’auto-transcendance » tillichienne[10] ou à l’importance de la strate spirituelle pour notre philosophe qui correspondrait à la « préoccupation ultime » (ultimate concern) chez le théologien.

Mais dès lors, que pourrait encore apporter la théologie de Tillich à la problématique contemporaine de l’écologie intégrale, présentée de manière si pertinente et si exhaustive par C. Luyckx ? Comment pourrait-elle la compléter ? En fait, probablement parce que notre philosophe souhaite tisser une vision plurielle, celle-ci passe à côté de la véritable question théologique en omettant (volontairement ?) la problématique du salut dans la strate spirituelle. Or, comme l’explique André Gounelle,

la préoccupation du salut permet de distinguer la religion ou la foi d’une conception du monde ou d’un savoir. Quand elle est absente, on a une philosophie, quand elle intervient on entre dans la théologie […]. Bien entendu, dans la pratique, il n’existe pas de frontières tranchées[11].

Par ailleurs, dans un article sur les rapports entre théologie et philosophie à la suite de Tillich et Barth, Benoît Bourgine précise cette distinction :

Philosophie et théologie posent la question de l’être, mais le théologien se caractérise par une démarche de foi qui tranche avec la distance du philosophe à l’égard de son objet […] ; le théologien vise l’être nouveau de la protologie et de l’eschatologie sous la préoccupation du salut, non d’abord, comme le philosophe, la structure de l’être dans sa manifestation cosmologique[12].

Dès lors, nous aimerions souligner la place de l’approche théologique du salut dans la résolution de la crise écologique, en suggérant que cette notion soit prise en compte afin d’approfondir la strate spirituelle de C. Luyckx. En effet, cette compréhension évangélique du salut[13], au sens « de libération et de guérison », au sens d’« accomplissement du fini », serait l’une des réponses possibles à la crise du sens, à ce désenchantement du monde.

Les deux indications mentionnées plus haut, à savoir le fait que le théologien se préoccupe avant tout du « salut » et de « l’être nouveau », auront donc des conséquences pratiques sur la manière de penser théologiquement nos problèmes actuels, tout comme elles auront des impacts sur la manière d’agir en conséquence (ses motivations, ses objectifs, etc.). Afin de comprendre cela, mettons-nous à présent à l’écoute des trois sermons sélectionnés.

II. Le salut dans les sermons de Paul Tillich

Nous savons que Tillich considérait ses sermons comme une excellente entrée en matière pour appréhender sa pensée théologique[14] ; c’est la raison pour laquelle nous nous sommes penché sur trois de ces textes : « La nature aussi pleure un bien perdu » (NP)[15], « L’être nouveau » (EN)[16] et « Le salut universel » (SU)[17], qui restent d’ailleurs bien d’actualité. En parcourant ces sermons, nous découvrons tout d’abord l’omniprésence et la transversalité de ce thème du salut. Aussi, nous ciblerons notre travail de recherche au coeur de ces trois prédications sur la question suivante : « Que nous apprend Tillich sur notre salut et en particulier sur le salut de la création ? »

Commençons par ce sermon au titre très évocateur : « La nature pleure aussi un bien perdu ». Deux enseignements majeurs ressortent de cette prédication :

  • d’une part, il existe une communauté de destin entre l’homme et la nature, dans leur gloire, dans leur tragédie et dans leur salut : « la lettre de l’apôtre [Paul] (Rm 8,19-22) lie la tragédie de la nature à celle de l’homme » (NP, p. 98), « la nature […] souffre et soupire avec nous » (NP, p. 102), « la tragédie de la nature est liée à celle de l’homme comme le salut de la nature dépend de celui de l’homme » (NP, p. 104), « il n’y a pas de salut de l’homme sans salut de la nature, car l’homme est dans la nature et la nature est dans l’homme » (NP, p. 105) ;

  • d’autre part, en raison de cette communauté de destin, Tillich prêche l’unité et l’universalité du salut qui inclut la nature. Il ne peut être plus clair : « […] le salut est celui du monde[18] et pas des seuls êtres humains » (NP, p. 106).

Au passage, Tillich explique ce qui cause, selon lui, les problèmes de son temps. Nous pourrions aisément rapprocher ces racines de la crise à celles qu’identifie le pape François dans son encyclique Laudato si’, notamment le « paradigme technocratique » (§ 109) et la « grande démesure anthropocentrique » (§ 116). Dans le sermon du théologien, nous lisons :

La civilisation technicienne, fierté de l’humanité, aboutit à une effroyable dévastation de la nature originelle, de la terre, des animaux et des plantes. Elle garde la nature authentique dans de petites réserves ; elle domine et exploite tout ce qu’elle a envahi avec brutalité ;

NP, p. 100

Sommes-nous trop enfermés dans notre supériorité humaine, dans l’arrogance intellectuelle, dans une attitude dominatrice envers la nature ? Nous sommes devenus incapables d’entendre les sons harmonieux de la nature.

NP, p. 103-104

Malgré ce terrible constat, ce sermon est tout de même empreint d’espérance, car le théologien luthérien nous aide à entrevoir au milieu de ce marasme les signes d’une réalité nouvelle : « Réconciliez-vous avec [la nature] après en avoir été éloignés. Écoutez-la dans le calme et vous trouverez son coeur. Elle chantera la gloire de son origine divine. Elle soupirera avec nous dans l’esclavage et la tragédie. Elle parlera de l’espérance indestructible du salut » (NP, p. 108). Ces signes de la création nouvelle, au nombre de trois, correspondent aux trois « re- » que Tillich mentionne dans une autre prédication (« L’être nouveau ») : il s’agit de la -conciliation avec la nature, de la -union avec notre fondement et de la -surrection de tout le créé.

En ce qui concerne la réconciliation avec la nature, Tillich préconise de changer de point de vue afin de développer une « compréhension empathique de la vie de la nature » (NP, p. 100) : il s’agit de « compatir avec la nature » (NP, p. 104), d’avoir une « profonde empathie pour la vie de la nature » (ibid.). Pour se réconcilier avec elle, le théologien demande non seulement d’entendre sa voix comme le font les scientifiques (NP, p. 99), mais aussi de percevoir en elle ce qui est caché, « d’écouter [l]es multiples voix de la nature et à travers elle la musique silencieuse de l’univers » (NP, p. 100). Nombreux sont les artistes[19] qui se sont laissés toucher et transporter par cette préoccupation ultime, anticipatrice du salut (NP, p. 107). Ainsi, ces artistes ont perçu le sens éternel de la nature (ibid.).

Vient ensuite la question plus complexe de la réunion avec notre propre fondement, nécessaire à une réconciliation totale avec la nature : « […] seule la connexion entre le fondement de notre propre être et celui de la nature donne la capacité de saisir l’intérieur de cette tragédie » (NP, p. 103), nous apprend Tillich. De fait, de ses propres moyens, l’homme, aliéné et étranger à son être profond, n’est en mesure ni d’assurer son propre accomplissement, ni d’assurer celui de la nature : « Dans la mesure où il a échoué et continue à ne pas atteindre son propre accomplissement, il est incapable d’assurer l’accomplissement de la nature » (NP, p. 105), indique Tillich. Seul le Christ, en tant que médiateur du salut, peut assumer pleinement cette tâche : « […] en lui les forces de séparation et la tragédie sont surmontées non seulement dans l’humanité mais aussi dans l’univers » (NP, p. 105). D’ailleurs, la prédication intitulée « L’être nouveau » précise cet aspect lorsque Tillich indique que « le Christ introduit un état de choses nouveau » (EN, p. 34) ou un « régime nouveau » : en tant qu’être nouveau, il inaugure une création nouvelle, renouvelée. Grâce à cette réalité nouvelle, nous sommes déjà réconciliés : « […] nous n’avons rien à montrer pour entrer dans l’être nouveau, parce qu’il suffit de lui être ouvert pour qu’il nous saisisse » (EN, p. 41). De plus, cette réconciliation avec notre fondement rend possible la réunion avec notre être profond : « […] ce qui est séparé peut être réuni […] là où apparaît la réalité nouvelle, là on éprouve l’unité avec Dieu, fondement et sens de l’existence » (ibid.). Enfin, l’être nouveau permet notre guérison : « […] la création nouvelle est une création qui guérit parce qu’elle crée l’union avec soi et avec les autres » (EN, p. 42).

Finalement, après la réconciliation et la réunion, la résurrection constitue le troisième signe de cette réalité nouvelle. Cependant, il convient de préciser que Tillich comprend la résurrection comme « la victoire d’un état de choses nouveau, la naissance d’un être nouveau à partir de la mort du vieil être, ici et maintenant » (EN, p. 43). Pour lui, « là où il y a un être nouveau, est la résurrection, c’est-à-dire la création en éternité de chaque instant du temps » (ibid.). Cette résurrection a donc bien lieu hic et nunc, « en nous, autour de nous, dans l’âme, dans l’histoire, dans la nature et dans l’univers » (ibid.). Par ailleurs, le Christ lui-même est « lié » avec la nature ; c’est ce que nous indique le sermon « Le salut universel ». Si nous pouvions parler précédemment d’une compassion possible entre la nature et l’homme, nous découvrons ici que la nature a véritablement compati avec les souffrances du Christ en croix. Dans ce sermon, Tillich rappelle le rôle de la nature durant ces événements tragiques : le ciel s’est obscurci et le soleil s’est caché, la terre a tremblé et a frémi pendant que les rochers se sont fendus. Ainsi, « la nature est bouleversée parce que se produit quelque chose qui importe à tout l’univers » (SU, p. 226), parce que « l’événement du Golgotha est un événement qui concerne l’univers entier, la nature et l’histoire » (SU, p. 227). En conséquence, suite à cette même compassion entre la nature et le divin, avec la résurrection du Christ, « la nature a reçu une nouvelle signification » et « l’univers n’est plus soumis désormais à la loi de la mort [mais] à la loi de la vie » (SU, p. 229).

III. Tentatives d’explication et conséquences pratiques

Dans cette troisième et dernière phase de travail, nous établirons quelques liens entre notre contexte de crise écologique globale et la sotériologie tillichienne. Cette dernière section visera non seulement une plus grande intelligibilité de la notion de salut chez notre théologien protestant mais elle fournira aussi des clés pour mieux comprendre les motivations et les finalités d’une action en faveur de l’écologie, suite à la lecture de ces trois sermons. De cette analyse devrait découler l’espérance d’un salut pour tous et pour toute la création.

Résumons nos acquis : grâce à la lecture des trois prédications, nous avons mis en lumière la communauté de destin entre l’homme et la nature, l’unité et l’universalité du salut qui comprenait donc bien celui de la nature. Par ailleurs, nous avons identifié trois signes de l’être nouveau et de la création nouvelle : la réconciliation, la réunion avec le fondement de l’être et la résurrection. Comment expliquer ces résultats ?

En fait, la théologie tillichienne repose avant tout sur un fondement ontologique. Pour notre théologien, la relation à Dieu s’exprime par l’image du « fondement de l’être[20] ». Cette expression désigne avant tout la dimension de profondeur : en d’autres mots, pour trouver Dieu, il s’agit de « creuser », de voir au-delà des apparences afin de discerner le fonds créateur de toutes choses dans notre réalité. Le « fondement de l’être » rappelle d’ailleurs l’image de la fondation, comme l’indique le sermon « Le salut universel » :

En tremblant et en frémissant, la terre a montré un autre fondement, le fond sur lequel elle repose, l’amour qui s’abandonne et contre lequel toutes les puissances terrestres et toutes les valeurs se liguent sans pouvoir la vaincre. […] [Lorsque] les rochers se sont fendus, la terre a cessé d’être le fondement de tout ce que nous bâtissons sur elle. Elle ne subsiste que dans la mesure où elle repose sur un fond plus profond. Elle ne peut durer que dans la mesure où elle s’enracine dans le fondement où la croix est plantée.

SU, p. 228

Comme indiqué plus haut, ce réalisme « auto-transcendant », se rapprochant un peu de la notion de panenthéisme défendue par C. Luyckx, part du principe que « la transcendance se rencontre au sein du réel, sans toutefois se confondre avec lui ; elle le dépasse infiniment tout en lui étant interne[21] ». Cette auto-transcendance parvient donc à réunir les notions de transcendance et d’immanence et à dépasser le naturalisme et le supranaturalisme : alors que le premier se caractérise par une « ontologie sans transcendance », le second est perçu par Tillich comme une « hétéro-transcendance » (Dieu étant isolé et extérieur à tous les autres êtres)[22]. Sur base de ce « terrain commun » entre le monde et l’Éternel, Tillich élabore son travail de révélation corrélationnelle (il n’y a de révélation possible que si quelque chose se révèle à quelqu’un). L’image de l’ellipse à double foyer rend bien compte de sa perception des relations entre l’homme et Dieu, entre la question existentielle et la réponse théologique[23].

Par ailleurs, dans le déploiement de sa christologie, Tillich parvient à fonder le salut de l’homme et de toute la création, tout en conférant à l’être humain un statut particulier, le Christ s’étant manifesté dans une forme humaine[24]. Présenté comme le Messie, le Christ est l’« être nouveau », inaugurant la « création nouvelle » et la réalité renouvelée. Par sa résurrection, Jésus le Christ communie avec la création entière, « Dieu [étant] plus proche de toutes les créatures qu’elles ne le sont à elles-mêmes[25] ». Ainsi, en tant que médiateur du salut, seul le Christ est en mesure de diffuser cette guérison, de réunir ce qui était séparé, et de communiquer sa puissance de guérison tant à l’homme qu’au monde. Ceci explique la formule selon laquelle l’homme est incapable d’assurer l’accomplissement de la nature par ses propres forces, tout comme il lui est impossible d’assurer cet accomplissement par et pour lui-même.

Le rôle du salut est donc déterminant dans notre réflexion, d’autant plus que la puissance de guérison du Christ est d’ores et déjà à l’oeuvre dans notre réalité, de manière partielle et provisoire. Ainsi, pour l’homme, il est possible de soigner l’angoisse ontologique par la foi (comprise en tant que préoccupation ultime). C’est ce que Tillich nous explique dans le chapitre 3 du Courage d’être : si la triple angoisse ontologique de la mort, de la culpabilité et du non-sens ne peut pas être supprimée en ce monde, cette angoisse peut néanmoins être intégrée dans le courage d’être par la grâce[26]. Or, comme l’indique le sermon « L’être nouveau », « une réalité nouvelle est apparue dans laquelle vous êtes[27] réconciliés. Nous n’avons rien à montrer pour entrer dans l’être nouveau, parce qu’il suffit de lui être ouvert pour qu’il nous saisisse » (EN, p. 41). Ceci explique la raison pour laquelle certains artistes, captés par la préoccupation ultime, parviennent à mieux saisir que d’autres « la signification éternelle de la nature » et « anticipent [ainsi] la terre nouvelle » (NP, p. 107). En fait, seule la rencontre et la réconciliation avec notre propre fondement rendent possible cet état de grâce, cette réunion avec notre être profond et, simultanément, avec tout ce qui est en communion avec lui. Il s’agit là de moments de résurrection, hic et nunc, survenant au-dedans et au-dehors de nous-mêmes.

Cependant, cette puissance de guérison ne sera totale, éternelle et définitive qu’avec la venue du Royaume à la fin des temps, lorsque « Dieu sera tout en tous » (1 Co 15,28). Cette puissance de salut qui est déjà au travail en ce moment dans ce monde s’étend donc au-delà des conditions de l’existence. À ce moment-là,

la question de la guérison avec celle du salut dépasse le problème de la guérison de l’individu pour rejoindre le problème de la guérison au sein de l’histoire et au-delà de l’histoire ; elle nous conduit à la question de la vie éternelle symbolisée par le Royaume de Dieu. Seule la guérison universelle est la guérison totale : le salut, au-delà des ambiguïtés et des réalisations partielles[28].

Dès lors, non seulement en vertu de cette guérison définitive mais aussi au nom de cette puissance de guérison dans notre réalité corporelle et dans ce monde, celui qui a été saisi par la foi est entraîné par l’amour pour agir en vue de la réunion de ce qui est séparé[29]. Cette action doit se vivre dans un « réalisme croyant » conscient de trois éléments[30] :

  • le fait que le Royaume progresse et grandit effectivement dans l’histoire : « le vieil état de choses est révolu », « il y a un nouvel état de choses » (EN, p. 33), un renouvellement de toute la création ;

  • le fait que ce progrès devra affronter et surmonter des réticences, des oppositions, des retours en arrière, voire parfois des crises très rudes — telles que celles que nous traversons ;

  • le fait que cette perspective du Royaume implique une décision, un engagement des hommes dans les kairoi de notre temps, en l’occurrence celui de l’écologie intégrale. En effet, il ne s’agit pas d’attendre passivement que le Royaume s’accomplisse mais de faire fructifier le don reçu.

Pour mobiliser cette action, Tillich revisite la notion grecque de kairos[31], « cet instant favorable » qui, dans le Nouveau Testament, devient le temps où Dieu agit, fait pression et oriente vers le nouveau. S’appuyant notamment sur Mc 1,15 (« Les temps sont accomplis, le Royaume de Dieu s’approche, convertissez-vous »), Tillich explique que le kairos, ce temps qualitatif, donne un sens, une orientation et un but à l’histoire. Si le Christ constitue le kairos central et décisif structurant tous les kairoi, d’autres « temps riches en contenu et en signification » ont lieu dans l’histoire, à chaque fois que Dieu s’approche et se révèle.

Dès lors, si ce kairos ne dépend pas de nous, il requiert tout notre engagement en raison de son caractère à la fois prophétique et eschatologique. En tant que prophétique, le kairos annonce à la fois que du nouveau est en train de naître dans ce monde et, simultanément, il constitue un appel à la conversion, à une « métanoïa », afin de participer à l’oeuvre divine dans ce Royaume qui vient. En tant qu’eschatologique, le kairos porte sur l’ultime mais cet aspect ne doit pas nous faire oublier que ce Royaume est déjà en construction ici et maintenant. Même si en ce monde, le Royaume sera toujours partiel, incomplet et inachevé, il ne faut pas oublier que la création première ne sera pas annulée mais transformée et co-construite. Cette mobilisation nous met d’ailleurs en marche vers l’ultime.

Conclusions et perspectives

En somme, nous pourrions résumer notre approche comme suit : parce que Tillich refuse une conception du salut seulement individuel, nous nous sommes interrogé sur le sens plus profond du salut, sur la signification d’une guérison totale et universelle qui implique le salut du monde et de la création tout entière. Même si, en vertu de la notion de salut qui vient d’être déployée dans ses trois dimensions (réconciliation, réunion et résurrection), les motivations et les objectifs d’un engagement pour la planète sont bien spécifiques chez Tillich et différents de ceux avancés par Charlotte Luyckx. Néanmoins, la théologie tillichienne nous pousse elle aussi à agir hic et nunc en faveur de notre maison commune.

Sur cette base, nous sommes à présent en mesure de mieux percevoir l’apport de la sotériologie de Tillich tant pour notre problématique initiale que pour la théologie. En perspective de l’écologie intégrale, la réflexion de Tillich apporte deux éléments majeurs. D’une part, sur le versant philosophique, les orientations de Tillich permettent de répondre à la crise de la culture, en dépassant l’opposition entre l’anthropocentrisme et le bio-/éco-centrisme par le biais du réalisme auto-transcendant réconciliant l’immanence et la transcendance. Toutefois, peut-être que les fondements ontologiques de Tillich pourraient encore être enrichis et consolidés pour être mieux compris par nos contemporains. De fait, peut-être serait-il bon de poursuivre le travail ontologique élaboré par Tillich en développant l’importance des relations dans la perspective de l’Alliance afin de rendre cette ontologie encore plus « relationnelle[32] ». Dans cette optique, il serait intéressant de mettre le concept de « reliance » d’E. Morin en dialogue avec l’auto-transcendance de Tillich[33]. D’autre part, sur le versant spirituel, les propositions théologiques de Tillich répondent à la crise de sens. En effet, par une formulation de la grâce renouvelée (« accepter d’être accepté »), l’angoisse est intégrée au courage d’être. De plus, la notion de kairos, mise en perspective avec la venue du Royaume, redonne un sens et une orientation à l’histoire. Ainsi, tout en relativisant notre responsabilité (puisque le kairos ne dépend pas de nous), ce temps où Dieu se rapproche de notre monde mobilise notre engagement et notre énergie ici et maintenant en raison du caractère prophétique et eschatologique du kairos. Celui-ci ravive notre Espérance et nous pousse aussi à agir dans les crises actuelles. Pour compléter l’apport de Tillich dans une perspective chrétienne, peut-être serait-il bon de ne pas se limiter à l’irruption de Dieu dans notre monde mais de comprendre, à la manière de Lieven Boeve[34], le caractère interrupteur de Dieu dans notre réalité, ce qui permettrait aux chrétiens de recontextualiser leur récit, de réfléchir à la « révélation » de Dieu dans notre monde, en dialoguant avec les femmes et les hommes de notre temps.

Par ailleurs, dans une perspective plus strictement théologique, il semble possible de tirer un double enseignement de notre brève étude ne prétendant pas être exhaustive. D’un côté, le fait d’avoir travaillé la question du salut dans une perspective de crise écologique intégrale nous rappelle les limites d’une conception du salut qui serait trop anthropocentrique (centrée exclusivement sur le salut de la personne humaine) et pas assez cosmologique[35]. Avec Tillich (ou avec d’autres penseurs comme Rahner ou Moltmann), nous découvrons l’importance de revisiter aujourd’hui la sotériologie et d’y trouver une juste place pour chaque créature, en incluant, entre autres, le « frère animal[36] » ou le « frère soleil[37] » dans la réflexion théologique. D’un autre côté, nous ne pouvons qu’encourager la poursuite de l’entreprise de dialogue mise en place par Tillich entre la philosophie ontologique et la théologie. Ainsi, nous pourrions continuer de préciser une image du divin trop souvent réduite à sa dimension personnaliste. De fait, la réalité nouvelle décrite dans les trois prédications du théologien nous met en route vers la recherche d’un symbole plus adéquat et plus approprié, en accord avec l’être nouveau et la création nouvelle.