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Introduction. Un système de santé en souffrance

Depuis un peu plus de cinq ans, je suis à la Faculté de médecine et des sciences de la santé de mon Université[1] ; j’y ai découvert et y découvre encore un environnement marqué principalement par des personnes compétentes dont plusieurs sont investies dans trois types d’activités : la clinique, la recherche et l’enseignement. Dans les activités cliniques, les soignants sont directement en lien avec des patients. Ils les rencontrent, font des anamnèses de l’histoire de leur maladie en vue de poser un diagnostic différencié et de mettre en branle des actions pour corriger ce qui cloche de manière aiguë (urgence du bras cassé ou de la péritonite) ou pour prendre en charge des pathologies plus complexes et délétères. Ici, l’accompagnement nécessaire durera plusieurs années, car la personne doit apprendre à vivre avec la maladie chronique identifiée. Tout n’est pas réparable dans un centre hospitalier ou de santé. Certaines personnes vivent avec des maladies difficiles à diagnostiquer, des maladies chroniques et pire encore, des situations impossibles à soigner, voire à guérir[2]. Il existe en fait des situations où les technologies les plus avancées et les traitements les plus sophistiqués sont mis en échec par l’avancée agressive de métastases découvertes trop tard ou simplement parce que le corps ne réagit pas comme il aurait dû à la suite de l’opération à coeur ouvert…

Il y a ensuite les travaux de recherche fondamentale où les chercheurs prennent à bras-le-corps des problématiques spécifiques pour chercher à l’aide d’analyses extrêmement poussées dans des laboratoires comment fonctionnent les mécanismes physio-biochimiques et comment se déploie l’effet de telles molécules ou de telles autres sur le développement de tel type de démence, par exemple chez les personnes âgées, ou encore sur la diminution des facteurs de prématurité chez la maman qui attend un bébé. Les impacts des médicaments, des diètes et des exercices dans des situations spécifiques permettent entre autres de mieux comprendre les situations difficiles de personnes et d’améliorer leur qualité de vie. Une personne diabétique pourra savoir à travers un protocole calorique spécifique comment faire de l’exercice sans tomber en hypo- ou en hyperglycémie et améliorer par conséquent sa qualité de vie[3].

Finalement, le dernier type d’activité facultaire est la formation où les enseignants accueillent les futurs professionnels de la santé et leur transmettent des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être. On les rencontre en salle de classe à « quizzer » les premières années, puis on voit ces patrons enseigner en tournée matinale, suivis de ces jeunes recrues, initialement bien timides et empathiques, puis prenant de plus en plus d’aplomb. Ces patrons deviennent des modèles de rôle. Plusieurs activités contribuent à développer des habiletés cliniques sur la base non seulement de savoirs avérés, validés et probés, si je puis dire, mais aussi sur la base d’expériences interprofessionnelles, éthiques et humaines.

Cette trop brève description assurément injuste des multiples activités des personnes côtoyées en milieu de santé reflète le contexte professionnel de mes collègues ; ces derniers performent dans les soins cliniques, en recherche et dans les enseignements offerts aux futurs professionnels de la santé[4]. Or, plusieurs de ces personnes sont aussi bien conscientes du maelstrom qui les happe (stress de performance, compétition et surcharge de travail, ressources limitées, etc.) et elles s’engagent à faire et à être autrement en dépit du « curriculum caché » dont elles sont souvent victimes bien malgré elles ; elles s’efforcent de garder la tête hors de l’eau par toute sorte de stratégies favorisant une saine hygiène de vie (diète, méditation pleine conscience, yoga, etc.)[5]. L’organisation est sensible à cette situation exigeante et difficile pour ses personnels. Plusieurs se retrouvent en arrêt de travail longue durée. Plusieurs actions et programmes veulent soigner cette souffrance. Une des manières est de passer d’une formation axée très fortement sur la biomédecine à une médecine centrée sur le patient, à une médecine plus holistique et intégrale[6].

Étonnamment, informellement et individuellement, au café ou en marge d’une réunion, il arrive, sachant que je suis théologien, qu’on aborde avec moi des thèmes plus métaphysiques, spirituels, voire religieux. Ces rencontres à la dérobée illustrent l’intérêt et le malaise à aborder ces dimensions de la réalité humaine, car elles peinent à se frayer un espace, si minime soit-il, au sein des interventions cliniques, des recherches fondamentales et des enseignements universitaires[7]. De fait, le questionnaire servant de grille pour rencontrer les patients ne contient aucune question sur la détresse ou le bien-être spirituel ; pour le résident en médecine qui interroge son patient, cet aspect semble plutôt impertinent pour les patrons. Ce thème est plus systématiquement abordé en soins palliatifs, dans la mesure où des questions existentielles de sens surviennent en fin de vie. La structure des recherches fondamentales, même si elles intègrent de plus en plus des Patients-Partenaires, n’a pas non plus d’espace dans un protocole de recherche pour aborder les questions existentielles du sens ou encore celles portant sur la spiritualité[8]. Et dans les formations universitaires des futurs professionnels de la santé, l’accueil de la dimension spirituelle varie grandement ; dans une formation de trois ou quatre ans, elle peut osciller entre une plage d’une heure dans un bloc de deux heures portant sur le constat de décès pour les futurs médecins et une intégration un peu plus conséquente de cette dimension transversale dans les études en sciences infirmières[9]

La stratégie des petits pas semble peut-être ici la plus appropriée. C’est donc dans ce contexte d’un système de santé en souffrance et avec ces premiers constats du terrain que s’impose une méditation sur les notions de santé et de salut pour aujourd’hui. Le titre de cet article présuppose que la santé est une réalité en mutation et que nous ne savons plus vraiment si elle a affaire ou non avec le salut. Pendant des millénaires, la santé était profondément ancrée dans des terreaux religieux et spirituels, mais depuis quelques siècles/décennies, elle se déploie dans une société sécularisée et elle est prise en charge par des professionnels et des scientifiques, fonctionnant avec des données probantes, des essais comparatifs aléatoires, etc. Mais tout n’est pas si tranché. Des compréhensions diverses de la santé existent, différentes, complémentaires et alternatives ; ces dernières sont derrières plusieurs démarches de personnes qui prennent une distance du système de santé dominant[10]. Nous voulons apporter quelques clarifications aux notions de santé et de salut, et nous demander si ces deux notions peuvent, d’une part, être utiles aux collègues d’une factulté de médecine et des sciences de la santé et, d’autre part, si elles permettent d’exercer un discernement critique de certaines démarches complémentaires et alternatives actuelles.

Ce premier texte exploratoire repose sur la distinction entre la culture première et la culture seconde mise de l’avant entre autres par Fernand Dumont[11]. Cette distinction met en évidence le passage du monde familial ou communautaire à celui de la société (études, travail, vie intellectuelle) ; elle permet d’apprendre à réfléchir et à théoriser la culture première dans le cadre de la culture seconde, d’une culture plus réflexive, plus distanciée de la vie au quotidien. N’est-ce pas ce qui se produit analogiquement avec la santé qui est au coeur de la vie humaine, qui intègre des éléments des traditions familiales, culturelles, religieuses et spirituelles et que nous recadrons à travers nos réflexions et travaux scientifiques ? Gardons en tête que deux démarches se croiseront implicitement : tout d’abord, une description de la culture première de la santé, où le salut y est étroitement intriqué (peut-être même étriqué par certaines représentations bancales magico-superstitieuses du salut), puis, une seconde pour mieux saisir ce que la santé devient dans notre culture actuelle. L’étymologie sera initialement utile pour bien illustrer comment la culture première tient ensemble santé et salut, jusqu’à ce que la culture scientifique (culture seconde) vienne changer la donne (I). Nous chercherons ensuite, en nous référant aux travaux de Tillich, à poser quelques balises préalables qui permettront de nouvelles clarifications (II), pour enfin ouvrir les portes d’un chantier, où devient possible un dialogue entre les univers, mais aussi entre les épistémologies religio-spirituelles et scientifiques, qui devraient apprendre à se respecter mutuellement (III). Notre objectif général est ultimement de pouvoir prendre en compte de manière globale la personne humaine, menacée par l’expérience de la maladie au sens large, afin de lui offrir les meilleurs soins possible ; l’atteinte d’un tel objectif me semble possible, si nous avons aussi accès à une perspective où sens et transcendance permettent une espérance au-delà des illusions et des superstitions. Notre posture spécifique présuppose que la santé ne peut éclipser aussi aisément la notion de salut et ses diverses représentations.

I. Santé et salut

Amorçons notre réflexion/méditation en soulignant des rapports à travers le jeu de l’étymologie[12]. Déjà la racine du mot méditation (meditari-meditatio) renvoie à l’idée de penser, d’exercer l’esprit ; dans ce champ lexical, nous trouvons le mot mederi qui signifie soigner, d’où viendront des mots comme remède, médicament et, surtout, le mot médecin. Au coeur de ces mots, la racine med renvoie à l’idée de mesure. Le méditant prodigue des soins à quelqu’un ou à quelque chose, il prête attention à, il a à coeur cette personne ou cette chose ; la pratique de la médecine n’est-elle pas un art du prendre soin, un exercice pour trouver la juste mesure en santé ? Quant à la racine latine du mot santé (sanitas), elle renvoie à l’idée de santé du corps et de l’esprit, idée elle-même dérivée de sanus, sain, bien portant (au sens physique et moral). La racine latine du mot salut (salus) renvoie tout d’abord elle aussi au bon état physique, à la santé, puis elle est action de saluer, le salut, lui-même dérivé de salvus, qui signifie être bien portant, en bonne santé, en bon état ; on souhaitait une bonne santé à ceux que l’on rencontrait en les saluant. Théologiquement et bibliquement, le salut est un terme qui prend racine dans l’hébreu et le grec et est associé à l’idée d’arracher, de libérer, de sauver, pour donner le terme de libération ou encore le terme plus concret d’affranchissement, en payant le prix de la rançon. Le sozein de la LXX, qui se répercutera dans les écrits néotestamentaires, c’est concrètement sauver, préserver, prendre soin[13].

Pourtant, en dépit de cette proximité étymologique, on dirait que la santé et le salut apparaissent aujourd’hui comme deux univers séparés, deux univers en dérive, comme si la santé s’était technicisée et professionnalisée au point d’en perdre sa valence salvifique. La santé est réservée aux professionnels (médecins et autres) et le salut serait affaire de religieux et/ou de spirituels. Cette séparation aurait son origine dans les méditations cartésiennes d’il y a quelques siècles, Descartes inaugurant clairement et distinctement un clivage entre ce qui est de l’ordre du matériel, de l’objectivité et de la science, et ce qui est de l’ordre du subjectif, de l’imagination, voire de la chimère. C’est ainsi que s’est développée une science du corps, qui scrute les diverses mécaniques des systèmes et qui permet de réparer, voire de changer ce qui fonctionne mal ou ne veut plus fonctionner. La médecine s’occupe du corps machine que nous avons et la religion prendrait en charge ce qui est de l’ordre de l’esprit ou de l’âme. L’histoire de cette séparation stricte a aussi eu un impact sur les troubles et les maladies psychiques ou mentales. Devions-nous les traiter comme des éléments du corps ou comme des éléments plus subjectifs, auxquels la médecine n’a rien ou si peu à faire[14] ?

Mais santé et salut n’ont-ils pas aussi un lien avec la souffrance et la maladie, avec le soin et la guérison ? Pour reprendre Dietrich Rössler cité par Thorsten Moos, la santé « n’est pas l’absence de dysfonctionnements, mais elle serait plutôt la force de vivre avec ceux-ci[15] ». Il devient alors nécessaire de mieux saisir ce que sont ces dysfonctionnements, ce qu’est la maladie. Toujours selon Moos, une personne malade est potentiellement affectée selon quatre niveaux de désintégration : elle connaît une désintégration de son corps, une déchirure entre être un corps et avoir un corps ; puis, elle connaît une désintégration sociale, son réseau social se rétrécit comme peau de chagrin ; elle connaît ensuite une désintégration pratique, plusieurs des activités ne lui sont plus possibles ; enfin, elle connaît une désintégration temporelle, le temps acquiert d’autres qualités[16]. En d’autres mots, faire l’expérience de la maladie, c’est faire une expérience de désintégration de son existence humaine, que ce soit un problème d’ordre mécanique ou physique, que ce soit un problème d’un autre ordre (psychique ou mental, relationnel, social, voire religieux ou spirituel). Faire cette expérience de la maladie entraîne une diminution de son identité dans l’espace et dans le temps, identité engagée socialement, ou c’est voir s’effriter sa propre totalité existentielle et relationnelle au gré de l’évolution clinique. À l’inverse, pourrait-on affirmer que la guérison est la réintégration ou la reconstitution de la totalité de la personne qui est dans la maladie douloureusement expérimentée comme désintégrée[17] ?

Rencontrer par exemple son médecin pour une douleur à la poitrine qui inquiète depuis quelque temps fait sens dans la mesure où, si l’omnipraticien soupçonne un problème grave, une référence sera faite au médecin spécialiste, qui possède l’expertise pointue pour investiguer plus à fond, diagnostiquer clairement et traiter conséquemment le patient. Mais qu’arrive-t-il avec des maladies, où des éléments psychiques, des troubles de la personnalité, des états dépressifs sont en cause ? Qu’arrive-t-il lorsque la vieillesse contraint à demeurer alité, esseulé, isolé ? Qu’arrive-t-il lorsque l’angoisse terrifiante de la maladie à la mort glace l’existence ? La maladie décrite par Moos comme désintégration touche aussi des sphères auxquelles les soignants ne peuvent toujours répondre. Si l’intervention chirurgicale ou le traitement médicamenteux aident certaines pathologies, d’autres astuces ou stratégies doivent être entreprises pour vivre avec ces pathologies, pour prendre soin des maladies de l’esprit ou de l’âme, maladies aussi comprises en termes de désintégration. D’autres adjuvants deviennent ici possibles comme la consultation de thérapeutes (psychologue ou psychanalyste), comme l’action de travailleurs sociaux ou encore la présence et le soutien d’intervenants en soins spirituels. Il y a donc des chemins alternatifs pour soigner de telles maladies ou de tels dysfonctionnements aux frontières du corporel. Ces voies complémentaires s’intéressent évidemment à la santé globale et s’efforcent de s’inscrire dans les balises dominantes, reconnues dans le système de santé ; mais tout ce qui évoque la notion religieuse de salut sera globalement laissé de côté, renvoyé aux religieux ou aux théologiens. Une telle éjection du salut du monde de la santé met bien en évidence la division avec laquelle nous comprenons aujourd’hui l’humain. Il est un être finalement divisé en plusieurs parties, parties devenues objet de spécialités pointues, selon les catégories anthropologiques dominantes et les critères favorisés par la rationalité techno-scientifique actuelle.

Mais pourquoi le théologien devrait-il encore et toujours insister sur la notion de salut ? La théologie (religion/spiritualité) n’a-t-elle pas perdu toute pertinence devant les travaux et les recherches des sciences médicales et de la santé ? Ne s’est-elle pas évanouie et dissipée dans le cadre immanent, pour reprendre une formule de L’âge séculier de Taylor ? La notion de salut serait-elle reléguée aux oubliettes depuis que nous avons appris à vivre de manière autonome en modernité ? D’avoir pris en main notre destin et notre liberté et d’avoir ainsi repoussé les frontières des mystères d’antan par le progrès et la science, n’ont-ils pas remis en question notre posture d’être créé, notre dépendance absolue, notre besoin de salut, c’est-à-dire notre besoin de vivre d’une relation avec une puissance supérieure ou transcendante, qui soutient le passage d’un état négatif à un état positif ? Ne sommes-nous pas capables de nous en sortir par nous-mêmes, de fabriquer nous-mêmes ce passage, de nous sauver nous-mêmes grâce à la science et la technologie, de créer notre bien-être et notre bonheur ? Cette capacité humaine aurait ainsi contribué à une mise à l’écart ou au rancart des religions, des spiritualités et de leurs rituels et symboles à travers lesquels les différentes traditions religieuses du monde rappellent la dimension de verticalité du monde et appellent à une compréhension anthropologique spécifique et conséquente, plurielle et ouverte.

Si les représentations de Dieu ne tiennent plus la route dans cet horizon scientifique et médical, et si le salut apparaît suranné pour les contemporains, les religions et les spiritualités deviennent-elles de simples récits du passé, bons à se remémorer lorsque le destin s’acharne et que les explications fortes de la science n’apportent pas le sens attendu ? Car c’est bien de cela dont il est ici question. La médecine qui traite l’organe malade et les autres professions gravitant autour du système de santé réussissent-elles à créer un espace où le soin ouvrira sur un récit biographique d’amour et de sens, où l’inscription de la dignité humaine sera au coeur de l’existence de celui ou de celle en souffrance, peut-être en chemin de guérison, peut-être en fin de vie ? La nécessaire compétence techno-scientifique des soignants-professionnels peut-elle aussi endosser le pallium de la relation humaine, c’est-à-dire écouter, accompagner et soigner même quand rien ne peut plus être fait et que la seule présence devient la mesure du sens ? Car surviendront toujours des anomalies chromosomiques, des violences psychiques et relationnelles, du racisme structurel et des injustices épistémiques, qui écrabouillent, déforment, déstructurent et désintègrent nos humanités ; tout cela fragilise la santé des uns et des autres. Le salut, ce passage du négatif à du positif, est-il imaginable avec nos seules ressources humaines ou doit-il survenir à travers celles-ci, transcender ce qui se trouve au coeur de nos humanités brisées et ambiguës, malades et agonisantes ? Ces dernières questions ouvrent la porte à une reconsidération du rapport entre la maladie, le soin, la guérison, la santé et le salut. Et si le salut était une dimension transcendante de sens et de vie, une transversale au coeur des expertises et des soins qui n’esquivent finalement pas la finitude, l’aliénation et les ambiguïtés de l’existence[18], mais qui les prennent à bras-le-corps pour cheminer vers la guérison ? Cette reconsidération, je souhaite la faire avec Paul Tillich[19].

II. Des clarifications essentielles à l’aide de Paul Tillich

Mon intention est ici de souligner certains éléments de l’oeuvre du théologien-philosophe germano-américain pour proposer un cahier de charge de ce qui pourrait ou devrait être remis sur le métier, afin de nous aider à dénouer l’impasse contemporaine au sujet de la santé et du salut. Ce cahier de charge renvoie en cinq points à divers éléments, où tout en explorant la pensée tillichienne, il devient possible de trouver une posture pour aller au-delà de l’impasse actuelle. Il ne s’agit ici ni d’antagoniser les exclusions mutuelles entre les deux univers, ni de diminuer les postures identitaires fortes des deux univers ; au contraire, il s’agit de nous efforcer de trouver des chemins de dialogues féconds, respectueux et audacieux. Mais avant d’esquisser brièvement ces cinq points, justifions pourquoi nous retenons l’oeuvre de Paul Tillich.

Il s’est particulièrement fait connaître en Allemagne par sa théologie de la culture, son socialisme religieux et sa résistance engagée contre la montée du nazisme[20]. Il analysait fréquemment d’un point de vue théologique son époque et il en soulignait tant les enjeux socio-économiques et politiques de son temps que les défis que cela pouvait entraîner pour la foi, la religion et la théologie. Il a développé des outils théoriques pour respecter l’autonomie de la culture et la substance de la religion, qui irrigue les sphères culturelles ; les notions de kairos et de théonomie, mais aussi celles de démonique et de réalisme croyant lui permettront de pointer aussi bien les irruptions créatrices que les irruptions disruptives et destructrices au sein des sphères culturelles.

Cette ouverture à la culture, à ses phénomènes, et cette capacité à être en dialogue avec ses différents représentants se sont retrouvées dans la besace du nouveau professeur fraîchement débarqué à New York fin 1933. Ne pouvant poursuivre une carrière professorale dans l’Allemagne nazie, se retrouvant aux frontières des mondes, comme son esquisse autobiographique l’exprime bien en 1936[21], il a alors puisé dans cette besace non seulement pour se faire connaître, mais aussi pour connaître les personnes de ce côté-ci de l’Atlantique et pour découvrir les résonances avec lesquelles il pourrait à nouveau faire théologie en Amérique. Nous avons entre autres répertorié près d’une trentaine de textes[22] entre les années 1944 et 1965 (année de son décès), où Tillich s’affaire à réfléchir plus spécifiquement sur des thématiques en lien avec la santé et le salut ; que ce soit sur les thèmes de l’aliénation et de la réconciliation, du sens du salut et de la santé, des rapports entre la religion, la psychologie et la psychanalyse, Tillich élabore à travers des rencontres et des échanges intellectuels une conception dynamique de l’humain, puisant dans les sciences des religions, mais aussi inscrivant et développant sa pensée en relation avec les horizons théoriques des savants de son temps. Ceci lui a permis de développer une théologie de la santé ou, pour traduire le titre de la monographie de Karin Grau, une théologie de la guérison[23]. Au cours de cet exercice d’ouverture et de dialogue avec des médecins, des psychiatres, des psychologues ou encore des psychanalystes, émerge une posture de travail que je voudrais articuler en cinq points. Une fois dépliés, ils devraient esquisser les conditions de possibilité d’un dialogue fécond pour aujourd’hui.

1) Explorer l’anthropologie théologique chez Tillich. Cette exploration mettra en évidence non seulement les caractères dynamiques et intégrés de l’humain, mais aussi comment sa participation à la source de l’être comme créature dépasse de manière anticipée sa finitude aliénée. Tillich comprend la vie comme des mouvements de sortie de soi et de retour à soi, comme une participation à la source de l’être en mode finitude, cette dernière étant marquée par l’aliénation et des ambiguïtés existentielles qui viennent enrayer le processus de la vie ; la maladie apparaît alors comme une désagrégation, une aliénation et une destruction, la guérison comme une réconciliation, un rétablissement dynamique et une harmonisation. Les symboles théologiques soulignent le rétablissement de l’unité originelle brisée, dont celui du salut qui signifie rendre l’être sain et intégral : « Salvation, i.e., making whole and healthy[24] ». Une telle anthropologie théologique, qui déploie tout un espace participatif à la force symbolique du sacré, contrevient-elle frontalement à l’anthropologie médicale dominante ou peut-elle l’enrichir ultimement de ce qui nous échappe tous devant les mystères de la vie et de la mort[25] ? Développer une telle anthropologie médicale ouverte à y inclure les questions de sens, à y introduire une herméneutique de la relation, ne permettrait-il pas d’imaginer autrement la guérison et le soin ?

2) De fait, ne devient-il pas urgent de distinguer la guérison au sens où les professionnels de la santé l’entendent, la guérison religieuse/spirituelle et la guérison magique[26], que l’on retrouve dans certains rituels religieux du passé, mais aussi de certaines pratiques alternatives des médecines complémentaires ? S’il n’est pas toujours possible de tout guérir au sens médical (c’est parfois incurable ou parfois tout simplement une limite inscrite dans la vie d’une personne), cela se soigne et peut conduire à des guérisons à d’autres niveaux ou dimensions de la vie, comme dans les dimensions intérieures, existentielles et/ou relationnelles. L’apport de telles nuances n’importerait-il pas pour ne pas enrayer le dialogue entre les savoirs multiples et encore une fois éviter « l’excommunication » d’une perspective par l’autre ?

3) Ceci implique de rappeler le caractère multidimensionnel de la vie et les différentes interconnexions qui dynamisent l’existence humaine, d’une part, mais aussi toutes les autres dimensions par et avec lesquelles notre vie prend forme, d’autre part[27]. Si l’humain est un être ou une unité multidimensionnelle (mécanique, chimique, biologique, psychologique, spirituelle et historique), chacune de ses dimensions peut jouer un rôle dans la compréhension de la maladie et de la guérison, de la santé et du salut. Si l’humain participe à la source de l’être et de la vie, cette participation à l’être ne devrait-elle pas élargir à ses relations diverses, son environnement immédiat et cosmique[28] ? Cette interdépendance entre les différents aspects relationnels de l’humain, non seulement avec soi-même et les autres, mais aussi avec son environnement social, la nature, bref avec le monde visible et invisible (avec le monde matériel et immatériel, pourrait-on peut-être dire aujourd’hui), joue un rôle de plus en plus important dans notre compréhension globale ou holistique de la guérison et de la santé. Tillich, mais aussi d’autres auteurs et autrices récents, ont mis en place toute une réflexion à ce sujet. Je pense à Sallie McFague, à Raimon Panikkar et à d’autres, qui ont pris très au sérieux les contextes multiples des contemporains et les imaginaires métaphoriques de ce qui nous échappe, sans tomber dans le magico-superstitieux. Ceci engage donc à une réflexion/méditation rigoureuse !

4) Une exposition de la compréhension philosophico-théologique de la religion au sein des sphères de la culture chez le Tillich des années 1920, où une théorie du sens soutient sa réflexion avec l’univers de la santé et du salut, devient pertinente. Il sera aussi utile d’esquisser l’évolution de la notion de la religion dans les décennies subséquentes, périodes plus proches de notre réalité actuelle. Nous nous éloignons clairement, avec Tillich, de la religion entendue au sens confessionnel ou institutionnel et nous la saisissons comme préoccupation ultime. Deux ans avant la publication du Courage d’être, dans un texte de 1950, où Tillich répertorie les agents réducteurs d’anxiété dans notre culture, il donne la définition suivante de la religion : « If we define religion as being ultimately or infinitely concerned, then religion must be the place where anxiety of nonbeing as well as the word of banning anxiety comes to its full manifestation[29] ». Une notion renouvelée de la religion peut-elle devenir en notre temps un outil critique et heuristique pour dépasser soit la mise au rancart de la religion (les différents scandales et abus la ravagent et contribuent à sa désaffection massive), soit l’instrumentalisation de ce que nous nommons aujourd’hui la spiritualité. Même si cette dernière, d’une certaine manière, passe mieux la rampe dans l’horizon actuel, il devient légitime de se demander si et comment ces sensibilités spirituelles, consommées par plusieurs au sens large, ne sont effectivement pas domestiquées, voire instrumentalisées par ceux et celles qui oeuvrent dans le monde de la santé. Une telle domestication du spirituel survient quand sa pointe théologale est émoussée. Le spirituel ne porte-t-il pas en soi un élément prophétique, un élément interruptif, un élément transgressif ? En quoi, par conséquent, la religion/spiritualité devient-elle un atout au processus de guérison de la personne malade ? En quoi les ressources symboliques contenues dans les différentes traditions religieuses et spirituelles peuvent-elles ouvrir des horizons de sens et d’espérance, en dépit de tout, et donner un courage qui permet de vivre dignement les épreuves de la maladie et paisiblement les derniers moments de vie ? En quoi l’expérience de la maladie devient-elle, face à la crise, une ressource recadrant et ouvrant existentiellement sur une autre manière d’être et d’exister ? Nous avons un corps, mais nous sommes aussi un corps, qui encaisse et qui résonne tant aux tempêtes de la vie qu’à ses beautés extatiques.

D’autres notions tillichiennes comme celle de l’eschaton ou encore celle de l’expérience religieuse ou extatique soutiennent la pertinence de remettre en jeu le travail théologique dans le monde de la santé. Tillich y ouvre des espaces-temps au-delà de la totalisation habituelle, espaces-temps offrant une interruption herméneutique permettant de s’inscrire dans une histoire de sens en dépit de tout et de goûter à une courageuse espérance ; l’existence malade est saisie par la grâce de l’éternel, pour reprendre une catégorie plus religieuse.

5) Évaluer finalement et de manière critique l’instrumentarium tillichien pour notre temps. Certains éléments fondamentaux tillichien (fondement créateur et vision universalisante par exemple) apparaissent peu compatibles avec notre ère postmoderne. Cette vision du monde est aujourd’hui une parmi d’autres et plusieurs des personnes rencontrées à la Faculté de médecine et des sciences de la santé de mon Université n’accepteraient pas une vision différente que la vision matérialiste, positiviste et immanentiste. Or, en dépit de cette perspective scientifique clivante, plusieurs contemporains, dont des scientifiques, sont en quête de sens et de nouveaux repères symboliques pour mieux être et mieux vivre ; plusieurs propositions alternatives liant santé et spiritualité circulent. Certaines d’entre elles sont des élucubrations, voire des supercheries aux conséquences désastreuses[30]. Toutes sont marquées par les ambiguïtés de l’existence et nécessitent une évaluation critique, afin de discerner les stratégies symboliques issues des expériences de transcendance contemporaines. Il faut parfois aller au-delà de certains contenus tillichiens, les recevoir de manière critique pour déployer à notre tour un tel réflexe dialogal et critique avec les expériences des contemporains. Quelles sont les forces et faiblesses de développer une proposition théologique aujourd’hui, surtout quand nos contemporains n’envisagent pratiquement plus (ou de moins en moins) de recourir à la réflexion théologique pour faire sens devant l’épreuve de la maladie ? Peut-on tracer un champ de signifiance ou encore déceler une orbite entre ces deux foyers qui permettraient de mieux saisir les interactions entre santé et salut pour nos contemporains ?

III. En conclusion : l’ouverture d’un chantier

Résumons-nous avant de conclure. L’univers du soin et de la santé est devenu selon moi un horizon privilégié pour développer une théologie en expérience. Après une brève description des principales activités des commettants de la Faculté de médecine et des sciences de la santé, je me suis affairé à mettre en évidence une tension ou un écart qui justifiait l’importance d’impliquer à nouveau une réflexion sur le salut dans l’univers de la santé. Cela signifie élargir les horizons de la santé au religieux, au spirituel, au sens de l’existence et ultimement, à la transcendance. Les travaux de Paul Tillich deviennent ici une ressource à explorer, car ils reflètent ce nécessaire élargissement tant dans la posture dialogale que dans les approches théoriques. Le travail amorcé ici rappelle à la culture seconde les forces de la culture première qui, malgré ses limites, est une incontournable ressource devant la vie, la souffrance, la maladie et la mort.

Ce chantier côtoie plusieurs spécialités et spécialistes et un dialogue devient nécessaire, si nous voulons aller de l’avant avec une réflexion sur la santé et le salut. Le réflexe dialogal déjà entamé par Tillich apparaît dans plusieurs textes publiés à son époque. Cet intense dialogue de Tillich avec des collègues médecins, thérapeutes, psychanalystes, philosophes illustre bien sa manière de développer une pensée philosophico-théologique originale et pertinente. Initialement tâtonnante, elle a conduit au fil de ses réflexions à ce que nous pourrions appeler une théologie de la santé. Il ne s’agit pas ici d’imposer quoi que ce soit à mes collègues du monde de la santé, mais de reprendre ensemble le dialogue en notre temps !

Voici, pour conclure, trois éléments sensibles et incontournables de ce chantier, dont nous devrions tenir compte, si nous voulons progresser dans notre queste. 1) Je pense tout d’abord aux différentes visions du monde (Weltanschauungen) qui s’entrechoquent et aux enjeux épistémologiques qui conditionnent notre réception de la différence. Les épistémologies doivent apprendre à se respecter mutuellement ; en s’apprivoisant, en principe, tout ce que nous entreprendrons ne pourra pas nuire à la personne malade et en quête de guérison : Primum non nocere. 2) Je pense aussi aux anthropologies sous-jacentes à ces enjeux épistémologiques, là où un recadrage théologique est possible ou non, là où une sécularité ouverte à la transcendance devient envisageable ou non, là où une praxis entre deux humains permet l’accueil, l’écoute et l’accompagnement donnant la chance au sens et à l’espérance de prendre racine dans le terreau de nos fragiles humanités. Face à la souffrance humaine et à l’avoir à mourir, face à la vie dénudée et à la possible bascule dans l’absurdité, l’apathie engouffre-t-elle la dignité, l’intériorité et la lumière du sens ? Nous sommes des êtres de chair vulnérables et des êtres spirituels courageux ; ceci importe quand survient la maladie. 3) Je pense encore aux ressources religieuses et spirituelles en lien avec la notion de salut qui ne devraient pas être mises en concurrence avec les compétences des professionnels de la santé. Ne devraient-elles pas apparaître comme un horizon de sens et d’espérance complémentaire pour ceux et celles qui souffrent et expérimentent les limites de la finitude aliénée dans leur corps, dans leur psychique, dans leur âme, mais aussi dans les ambiguïtés de leur existence et de leur histoire ? Refouler de telles ressources conduit bien souvent à leur retour sous des formes bigarrées et parfois dangereuses. Il devient donc important de s’outiller afin de déployer une anthropologie/théologie de la guérison et de la santé, à partir de laquelle nous pourrions exercer une critique de la « santé à tout prix », cette dernière risquant de mener au désarroi et au désespoir ceux et celles qui reçoivent un sombre diagnostic. La maladie peut être engendrée par de multiples facteurs (génétiques, physiques, psychiques, sociaux, environnementaux, existentiels ou spirituels), mais lorsqu’elle survient, et que la mort devient l’ultime impasse terrifiante, nous pourrions toujours nous interroger sur le rôle libérateur et pacificateur de la notion de salut.