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« Que le meilleur l’emporte ! » ; « Les élèves les plus doués recevront les notes les plus hautes ! » ; « Les candidats les plus méritants obtiendront des positions supérieures ! » (p. xiv) ; « Les universitaires les plus talentueux sont les plus cités ! » (p. 134)… Nous entendons tous les jours ces formules convenues, auxquelles beaucoup de décideurs veulent croire, mais qui seraient en fait basées sur le mythe — bien enraciné — de la méritocratie, qui sévit autant dans le monde de la recherche que dans les milieux universitaires, sans parler du secteur financier et dans les médias. Finaliste au prix du « Financial Times and McKinsey Business Book of the Year » en 2016, ce livre du professeur Robert Frank déboulonne habilement cette thèse pourtant séduisante et largement répandue voulant que chacun soit récompensé en fonction de son mérite, de ses capacités, de ses efforts. L’auteur est professeur émérite à l’Université Cornell et à l’École Johnson Graduate School, situées dans l’État de New York, c’est-à-dire au pays de l’individualisme triomphant, où la méritocratie se confond quotidiennement avec un autre mythe : celui du Rêve américain, qui perpétue la croyance voulant qu’aux États-Unis, chacun puisse réussir et s’élever jusqu’aux plus hautes sphères de la société, à condition de travailler ardemment et de toujours persévérer[1].

Selon Robert Frank, le mythe de la méritocratie néglige un aspect déterminant mais souvent occulté : la chance de ceux et celles qui réussissent simplement en se trouvant « au bon endroit et au moment le plus opportun ». D’autres perspectives invoqueront, au lieu de la chance, un heureux hasard (« good fortune ») pour expliquer comment certaines personnes auraient réussi à gravir opportunément les échelons de l’ascenseur social ou hiérarchique. Ces deux facteurs apparaissent fort pertinemment dans le titre même de cet essai resté méconnu. Mais pourquoi alors les personnes qui sont arrivées à se hisser au sommet d’une hiérarchie n’invoquent-elles pas, elles aussi, le « facteur chance » pour expliquer leur succès ? Pour Robert Frank, le mythe — solidement ancré — de la méritocratie repose précisément sur la négation du facteur chance dans l’équation de la réussite : « […] en mettant l’emphase sur le talent et le travail acharné, les gens ayant réussi renforcent leur mérite et la prétention qu’ils ont de valoir un salaire très élevé » (p. 11).

Ce mythe de la méritocratie dans une société néolibérale ne devrait toutefois pas se confondre avec le concept sociologique de statut social et la prise en compte des origines socio-économiques ; de plus, la méritocratie ignore les distinctions et discriminations en raison du genre ou de l’ethnicité. Rien à voir non plus avec le destin, la destinée ou l’hypothétique intervention de « la main de Dieu ». Et on laisse ici de côté les études sur la douance pour se concentrer uniquement sur celles et ceux qui parviennent à s’élever socialement (ou professionnellement) et qui s’en vantent. Néanmoins, Robert Frank n’ignore pas l’impact des inégalités sociales qui empêchent beaucoup d’enfants issus des familles à bas revenu d’accéder aux grandes universités américaines dont les frais de scolarité sont souvent très élevés (p. 88). Même à propos des choix vocationnels, de l’orientation scolaire et professionnelle, des inégalités persistent toujours, parfois subtilement, et l’auteur précisera ailleurs que chez les étudiants provenant de familles bien nanties, les mauvais choix et « les erreurs dans le cheminement ont beaucoup moins de conséquences » (p. xiv), dans la mesure où les étudiants qui auraient été mal orientés mais qui appartiennent à des milieux aisés auront toujours la possibilité de bifurquer, de recommencer leurs études autrement ou de se réorienter vers un autre domaine, et ce en dépit des frais de scolarité élevés et des semestres supplémentaires qui s’ajoutent (ibid.). Autrement dit, ceux-ci auront droit à une deuxième chance, peu importe le coût. Ce n’est pas le cas de tous.

Robert Frank n’affirme pas pour autant que les personnes qui prennent du galon seraient toutes incompétentes ou des imposteurs qui seraient parvenus à leur niveau d’incompétence, comme dans Le Principe de Peter, le best-seller de 1969 devenu un classique, de Laurence Peter et Raymond Hull[2]. L’argumentaire nuancé de Robert Frank, combinant une méthodologie mixte (qualitative/quantitative), est étayé et laisse une large place à la compétence, à la persévérance, mais aussi à l’humilité. Le propos est facile à suivre, mais la multiplicité des sources utilisées pourra parfois surprendre : on y trouve beaucoup de statistiques sur les revenus et la fiscalité, différents sondages très rigoureux, mais aussi le compte rendu de diverses expériences très intéressantes sur les perceptions générales face aux « personnes qui ont réussi » (p. 137), avec en prime quelques « tranches de vie » plutôt anodines et quelquefois révélatrices sur le parcours personnel de l’auteur, qui ne néglige aucunement le « facteur chance » pour décrire son propre cheminement. Autre remarque : on reprochera à certains tableaux comparatifs d’être partiels ou incomplets ; ainsi, les données recueillies sur les taux de taxation des ménages dans différents pays industrialisés sont incomplètes, notamment à propos du Canada, et ne fournissent en fait que des résultats pour l’Ontario, mais sans aucune autre province (voir le Tableau 6.1, p. 88, sur la colonne de gauche). L’ouvrage se conclut sur une note de sagesse, incitant les mieux nantis à être reconnaissants de leur bonne étoile et à tenir compte du « facteur chance » dans leur cheminement au moment de faire leur bilan (p. 145).

À l’évidence, ce livre audacieux et accessible de Robert Frank constitue une avancée originale en philosophie de l’éducation, basé sur une argumentation indiscutablement rigoureuse, mais il se situe aussi à contre-courant à propos de la méritocratie et de l’illusion persistante que celle-ci colporte. Peu importe que l’on soit d’accord ou non, ouvert à la critique ou non, il serait néanmoins important d’être au moins exposé momentanément au point de vue des détracteurs de ce mythe de la méritocratie. Depuis cette parution, d’autres chercheurs ont prolongé ce questionnement et en ont étoffé la critique, selon des approches similaires, et toujours critiques. Je pense notamment à ces deux ouvrages : Against Meritocracy[3] par Jo Littler et The Myths of Measurement and Meritocracy[4], par J.M. Beach.