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Bruno Dumons, directeur de recherche au CNRS et membre du Laboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes (LARHRA), propose un imposant ouvrage sur l’action missionnaire des congrégations religieuses féminines en éducation, en santé et sous l’angle humanitaire. Les dix-neuf chercheurs qu’il dirige posent ainsi leur regard sur une large palette de congrégations actives sur tous les continents, permettant ainsi un survol transnational bénéfique.
L’ouvrage débute par un avant-propos de Sarah A. Curtis, « Invisible No More ! », qui rappelle avec justesse que les effectifs féminins déployés en terre de mission dépassaient largement ceux des communautés masculines actives sur les mêmes territoires et qu’elles ont souvent su — mieux que les hommes d’ailleurs — tisser des liens profonds avec les populations locales. Elizabeth A. Foster poursuit avec une introduction générale, intitulée « The Rich, Complex Histories of Catholic Missionary Women in the Modern World ». Elle souligne deux problèmes concrets ; d’abord, les difficultés récurrentes d’accès aux archives missionnaires pour les chercheurs, mais aussi leurs disséminations dans les fonds de nombreuses petites congrégations régionales. Cela a d’autant un impact sur l’analyse historique, que les chercheurs n’ont souvent pas facilement les moyens de parcourir de longues distances entre ces pôles archivistiques. Cela mène donc à des monographies congréganistes de grande valeur, mais qui ne permettent pas toujours de poser un regard global sur l’action missionnaire. Alors ne serait-ce que pour répondre à cette remarque, un tel ouvrage collectif permet justement de combler ce problème.
Le livre est divisé en trois grandes sections qui regroupent successivement l’Europe, le Proche-Orient et l’Afrique septentrionale (première section), les Amériques (deuxième section) et l’Asie ainsi que l’Océanie (troisième section).
Les six contributions de la première partie offrent un panorama qui donne le ton de l’ouvrage. Le texte de Christian Sorrel, « Une trajectoire transnationale. Les Soeurs de Saint-Joseph de Chambéry et l’éducation (1856-1939) », permet d’emblée de saisir « le processus de mondialisation et de romanisation du catholicisme contemporain » (p. 48-49) et « montre [la] belle capacité d’adaptation aux contextes locaux » (p. 49) de religieuses qui sont de véritables agentes autonomes de changement et de fines négociatrices, au sein de la sphère sociale, avec les clercs et les détenteurs du pouvoir civil.
Le texte suivant, « Representing Catholic Missions in the English Press. Education, Professionalism and Internationality (1950-1970) », celui de Carmen M. Mangion, pointe avec justesse les stratégies médiatiques utilisées par une congrégation hospitalière afin de soutenir la plausibilité de sa mission auprès du public en général, de ses donateurs et des différents ordres professionnels qui ne voyaient pas toujours « les bonnes soeurs » comme des actrices de la modernité.
On retrouve un peu de cette dynamique dans le texte de Norig Neveu, « Les soeurs de Nazareth et le développement de l’assistance aux réfugiés palestiniens en Jordanie (1948-1960) ». Ces religieuses européennes et palestiniennes se retrouvent à devoir constamment négocier leur place et leur identité, à tenir compte des rites pratiqués par les différentes dénominations chrétiennes et à maintenir les fondements de leur mission dans des contextes politiques et religieux explosifs. Un beau texte sur une réalité rarement présentée.
On reste dans la sphère proche-orientale avec le texte « Éduquer et soigner à l’heure des rivalités impériales (1880-1940). Les Franciscaines missionnaires d’Égypte dans la vallée du Nil », d’Annalaura Turiano. L’historienne rappelle les nuances à retenir à propos du lien entre l’impérialisme, le colonialisme et le religieux. S’ils vont souvent de pair comme vecteurs de « civilisation », du moins, dans les premières décennies des missions, le processus d’intégration des religieuses allochtones dans les communautés locales transforme les rapports de domination en des liens de collaboration et de respect. L’intégration de recrues locales, la mise en place d’organisations laïques socio-caritatives et la prise en charge d’institutions musulmanes dans une durée plus longue que celle de l’emprise des puissances impériales sur l’Égypte démontrent la capacité d’un modèle missionnaire féminin autonome qui définit ses propres modalités de déploiement et de développement. Ce sont à des conclusions relativement similaires qu’arrive Valentina Fusari dans « Le missionarie e la cura degli italo-eritrei. Maternage socioculturale in Eritrea durante e oltre il colonialismo », avec toutefois le bémol que toutes les sources ne sont pas encore accessibles et que la réalité locale de l’Érythrée, de même que des nuances spirituelles et apostoliques du côté des congrégations italiennes impliquées dans le processus, apporte des nuances.
La section se termine par l’étude « Les soeurs soignantes au Maghreb (xixe-xxie siècles) » de Claire Fredj, sur l’installation des congrégations religieuses en Afrique du Nord. Elle livre un portrait statistique, chronologique et descriptif précis. De facture classique, le texte n’en deviendra pas moins un incontournable pour quiconque se livrera à des études conceptuelles et thématiques plus novatrices sur le même sujet, dans cette région.
La deuxième section qui traite des Amériques débute avec le texte de Matthieu Brejon de Lavergnée, « Female Religious Empires. A transnational Network of Nursing Nuns in the Atlantic World (late 19th-early 20th Centuries) ». Grand spécialiste des Filles de la Charité et fin connaisseur du déploiement transatlantique de cette célèbre congrégation hospitalière française, Brejon de Lavergnée démontre avec finesse le processus de la professionnalisation des religieuses infirmières des deux côtés de l’Atlantique, mais dans une chronologie plus précoce du côté des États-Unis. On note de même que l’autonomie laissée aux missions dépend aussi des perceptions des actrices et des dirigeantes sur chacune des sociétés d’insertion, ses peuples et leurs degrés de proximité civilisationnelle avec la France. Cette très belle étude qui en appelle d’autres, notamment sur les dimensions de contrôles et de race, mérite le détour. Seule petite ombre, on se demande bien pourquoi, un historien français la rédige en anglais dans un ouvrage largement composé dans la langue de Molière.
Marion Robinaud, dont le nom est malheureusement mal typographié dans le haut des pages de son essai, « Religieuses, savoirs et activités parascolaires dans les pensionnats autochtones canadiens (1880-1962) : transformations et continuités », propose aussi un survol stimulant du rôle et des perceptions des religieuses dans les établissements du Nord canadien et de leurs interactions avec les enfants des Premières Nations. Ce faisant, elle constate dans son étude un glissement de la religieuse « auxiliaire » et « collaboratrice » à la religieuse « missionnaire » (p. 267). Sans jamais en cacher les visées assimilatrices, le ton et l’angle du texte de Marion Robinaud permettent d’apporter des nuances sur les interactions entre les religieuses et leurs pupilles autochtones, en plus de fournir des pistes intéressantes sur les processus d’inculturation et d’acculturation.
De son côté, Catherine Foisy pose un regard comparatif sur les Soeurs Missionnaires de l’Immaculée-Conception et les soeurs Missionnaires de Notre-Dame des Anges dans le texte « De continuités et de ruptures : éducation, formation et pastorale dans le champ missionnaire féminin québécois ». Elle note que ces congrégations n’ont pas épargné les investissements financiers et humains sur le plan de la formation et afin de répondre aux attentes de l’Église. Néanmoins, loin de se limiter à maintenir des formes de plausibilité classiques pour les oeuvres, les congrégations se sont adaptées aux besoins locaux, aux appels du concile Vatican II et ont su déléguer aux laïcs les oeuvres qui se perpétuent avec le souci de maintenir la dignité humaine et la justice sociale.
Les trois textes qui suivent sont parmi les plus intéressants du recueil et partagent comme terrain d’enquête l’Amérique du Sud. Les autrices Paula Leonardi et Agueda B. Bittencourt nous plongent dans les villes brésiliennes, dans « Les religieuses dans le paysage urbain du Brésil du xxe siècle », tandis qu’Alexandrine De La Taille-Trétinville s’intéresse aux confréries caritatives chiliennes, dans « Au-delà de la mission éducative : les Dames du Sacré-Coeur dans la charité chilienne. La confrérie des Douleurs (xixe-xxe siècles) ». Enfin, Susana Monreal s’intéresse, dans « Des soeurs soignantes aux religieuses enseignantes, d’Albi au Rio de la Plata. le long parcours des Soeurs dominicaines de Sainte-Catherine de Sienne », à l’agentivité et aux décisions des religieuses de cette congrégation en Uruguay. Il se dégage des trois textes des bilans nuancés sur le catholicisme au féminin pratiqués dans ces pays. Dans les trois cas, on peut clairement identifier une dynamique de réinvention propre à ces femmes consacrées et l’apport constant de religieuses étrangères. D’abord de souches européennes dans les premières décennies d’implantation, le texte laisse voir qu’elles proviennent désormais d’Asie et d’Afrique, ce qui n’est pas sans démontrer la dynamique nouvelle de la mission et des identités poreuses de ces « migrantes sans frontières » (p. 375).
La dernière partie du livre comprend trois études. Dans « Les congrégations féminines missionnaires en Asie du Sud-Est : état des lieux et perspectives (xixe-xxe siècles) », Marie de Rugy brosse un solide tableau de cette présence missionnaire dans les anciennes colonies françaises, anglaises et néerlandaises, ainsi qu’aux Philippines. C’est un survol précis et précieux pour quiconque veut se faire une idée globale de la présence des femmes consacrées dans cette partie suivante. Le titre de l’étude de Cindy Yik-Yi Chu, « The Sisters of the Sacred Heart as Early Pioneers of Globalization. Education in China with Special Reference to the Years from 1925 to 1927 », résume bien la portée de son texte : comprendre la dimension transnationale d’une congrégation qui maximise des effectifs venus d’horizons variés afin d’optimiser sa mission au coeur de l’Empire du Milieu. Enfin, Jessi Munro propose un magnifique portrait d’une figure française qui m’était totalement inconnue, la Lyonnaise Suzanne Aubert, dans « “Ka matutu taku mate. I am quite recovering” : Suzanne Aubert and her Rongoa. The Meeting of Cultures in Healing in Nineteenth-century New Zealand », qui témoigne d’une agentivité hors norme. Doté d’une curiosité scientifique, ethnologique et culturelle insatiable, son apport apparaît unique dans l’histoire des missions néo-zélandaises. À une époque où on ne lit souvent que des charges agressives et unidimensionnelles à propos des missions, ce texte est un modèle de nuances. Enfin, dans le texte « Sacrifice, Heroism, Professionnalization and Empowerment. Colonial New Guinea in the Lives of German Religious Women (1899-1919) ». Katharina Stornig creuse avec finesse, sous l’angle textuel et iconographique, la construction faite des missions en Nouvelle-Guinée, dans des revues religieuses allemandes. Grâce aux publications missionnaires, les donateurs et le public en général sont les témoins de la capacité des Soeurs du Saint-Esprit d’ériger, dans les îles lointaines, un nouveau pôle de civilisation. Les récits de leurs sacrifices et des conversions nourrissent une vision du monde attendue qui trouve paradoxalement un ancrage surprenant dans les foyers catholiques de l’époque.
Dans la postface, le dernier mot revient à Marianne Thivend qui parle des soeurs missionnaires comme des travailleuses qui désiraient soigner et réparer. Au-delà des critiques, je le répète, très justes faites à propos des processus d’acculturation forcée et des écarts de certaines religieuses, il est bon de se souvenir de cela. Cet ouvrage collectif est un apport significatif à l’historiographie francophone des missions, mais mérite un lectorat encore plus large, car il offre un panorama comparatif unique. Félicitons son directeur et ses rédacteurs et souhaitons-en une large diffusion.