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Franc-maçon, membre de la République des Lettres et des Sciences, Benjamin Franklin fait partie de ces philosophes cosmopolites décrits par René Pomeau dans L’Europe des Lumières[1]. Le grand spécialiste de Voltaire y dépeint ces hommes, qui, parcourant l’Europe voire le monde, et adoptant dans leur périple un regard ouvert sur les pays qu’ils traversent, tendent à se libérer du carcan des idées et de la culture de leur sol d’origine[2]. D’après Margaret C. Jacob, Franklin est également une figure éminente du cosmopolitisme protestant[3]. Sans être totalement représentatif des mondes protestants, l’Américain ajoute à sa curiosité naturelle et à son ouverture d’esprit, un prosélytisme qui le pousse à diffuser ses idées politiques, économiques et philosophiques, directement issues de la moralité religieuse réformée. Tout d’abord représentant des colons américains auprès du gouvernement britannique, puis émissaire de la jeune république des États-Unis, Franklin voyage toujours chargé d’une mission politique. Soucieux de réussir cette dernière, l’Américain désire plaire à ses hôtes et leur démontrer son respect, en se conformant aux moeurs et aux usages des sociétés qu’il visite. Les facultés d’adaptation qu’il développe lui deviennent indispensables, lorsqu’en 1776, il arrive en France dans le but d’obtenir d’un gouvernement monarchique une aide financière et militaire pour une république en guerre avec l’Angleterre, alors que les cuisantes défaites de la guerre de Sept ans restent encore dans toutes les mémoires. Grâce à ses qualités de cosmopolite, les portes de nombreux salons parisiens s’ouvrent à Franklin, qui finit par devenir un véritable homme du monde à la française. Sa francophilie croissante, au coeur de sa stratégie de conquête de la haute société, devient réelle et ainsi dangereuse, risquant d’anéantir sa propagande savamment étudiée et son image d’homme aux goûts simples qu’il diffuse alors en France. Certains de ses contemporains se demandent alors si cet état ultime du cosmopolitisme n’a pas conduit Franklin à renier tous les préceptes à la base de sa construction identitaire.

Cosmopolitisme mondain : sociétés distinguées et localités

Le Congrès a envoyé trois émissaires plaider sa cause en France : Franklin, Silas Deane et Arthur Lee. Leur mission, fort délicate, consiste à convaincre un roi d’entrer en guerre contre un ennemi redouté et de cautionner la révolte d’un peuple contre son propre souverain. Lorsque Franklin et Lee arrivent en France en décembre 1776, Deane a déjà réussi à obtenir une aide officieuse du gouvernement français : une société fictive montée par le célèbre écrivain et dramaturge Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, fabrique et vend secrètement des armes aux Insurgents. Sa réputation et son âge avancé – soixante-dix ans – font de Franklin le chef de file naturel des commissaires américains. Le traducteur de la lettre officielle que le Congrès envoie au gouvernement pour présenter ses émissaires en est pleinement convaincu. Si, dans l’original, les trois hommes ont pouvoir de négociation, dans la traduction française, seul Franklin est détenteur de cette autorité[4]. Louis XVI n’en semble pas étonné. Son secrétaire d’État des affaires étrangères, Charles Gravier de Vergennes, reçoit en effet le 28 décembre 1776, les instructions suivantes de son maître : « Vous pouvez voir Monsieur Franklin, je m’en rapporte à votre prudence sur ce que vous lui direz[5] ». Malgré ses nouveaux titres d’émissaire et de diplomate, l’Américain sait cependant que sa position sociale détermine le regard porté sur lui par Louis XVI et son entourage. Or, à leurs yeux, il est resté ce qu’il était : un simple artisan[6]. Conscient de ce handicap, il sait qu’il se doit d’obtenir l’appui d’hommes influents dans la société des salons parisiens.

Les trois commissaires américains, puis John Adams et John Jay qui remplacent les premiers collègues de Franklin à partir de 1778, appartiennent à l’élite des États-Unis. Il n’existe pas un type uniforme de grand monde dans les treize colonies, ces dernières édictant des normes sociales hétérogènes, qui s’expliquent entre autres choses par les origines variées des colons. Chacun de ces cinq émissaires possède de ce fait une conception différente du comportement approprié en société. L’exemple du séjour d’Adams à New York de 1774 est révélateur de cette particularité :

With all the Opulence and Splendor of this City, there is very little good Breeding to be found. […] I have not seen one real Gentleman, one well bred Man since I came to Town. […] There is no Modesty – No Attention to one another. They talk very loud, very fast, and all together[7].

Adams voit l’homme bien éduqué comme un être modeste, discret et à l’écoute des autres. Il souffre ainsi de l’exubérance et de la spontanéité des New-Yorkais.

Or si les codes de la bienséance diffèrent entre chaque colonie, que dire des divergences entre le nouveau et le vieux continent à ce sujet ! Lee et plus encore Franklin ont fréquenté la gentry et l’aristocratie anglaises et ont appris les règles sociales de ce groupe. Arrivés en France, il leur faut s’adapter à un univers bien différent. La conversation constitue l’un des exemples les plus manifestes de la dissemblance de ces sociétés. Dans les grandes maisons anglaises, on retrouve, clairement détaillés par Paul Langford[8], les mêmes critères que ceux d’Adams, cités plus haut : le gentleman se doit d’user des mots avec la plus grande parcimonie et le silence prévaut comme témoignage de sagesse et de modestie[9]. Des convenances exactement opposées règnent dans les salons parisiens. Sarcastique, Louis Sébastien Mercier observe : « Il n’y a qu’en France où l’art de se taire n’est point un mérite. Vous reconnoîtrez moins un François à son visage et à son accent qu’à la légéreté qu’il a de parler et de prononcer sur tout […][10] ».

Même si l’auteur a coutume d’être critique envers ses compatriotes, il n’est pas moins vrai, comme le souligne Antoine Lilti[11], que la société parisienne aime les bons orateurs qui savent briller en public pour la distraire de l’ennui. Franklin et les autres commissaires n’ont d’autre choix que de s’adapter, alors même que la langue de rigueur dans ces cercles reste toujours le français, quelle que soit l’origine des invités. D’autres règles propres à la conversation divergent d’avec celles suivies par les élites anglaises, tel que le choix de ses interlocuteurs. Ainsi, à Londres, lors d’un repas, il convient de ne s’adresser qu’à ses deux voisins directs et en aucun cas ne doit-on parler à un convive se trouvant de l’autre côté de la table[12]. À Paris, afin de réaffirmer la cohésion du groupe, un bon mot doit au contraire faire rire toute l’assemblée. Celui qui ne plaisante qu’avec un seul convive fait alors montre de médisance, pratique « qui rompt la civilité[13] ».

La place de la femme dans les cercles mondains oppose tout autant les sociétés française, britannique et américaine de cette fin de xviiie siècle. Aux États-Unis comme à Londres, la femme est tenue de faire montre de modestie, de discrétion et de candeur, qualités révélatrices de sa vertu[14]. Dans les salons français, initiatrice même du groupe alors réuni, elle est responsable de l’harmonie qui doit y régner[15]. Ainsi son rôle de maîtresse de maison diffère-t-il d’avec ses homologues anglophones, puisque pour affirmer sa maîtrise de l’hospitalité mondaine, elle se doit de lancer toutes sortes de sujets de conversation qui rapprochent les invités. Les thèmes sont nombreux : politique, économie, science, littérature, art, musique, mais aussi potins et érotisme. Sans montrer de grands talents oratoires ni, moins encore, intellectuels – ce qui, dans cette France encore fidèle à certains axiomes de Molière, l’exposerait au pire des ridicules – la salonnière offre à ses convives un lieu et un auditoire idéaux pour se mettre en valeur[16]. Le contraste entre les deux mondes est donc grand. Lilti va même jusqu’à opposer nettement république et monarchie dans le rôle que ces deux modes de gouvernement prêtent à la femme en société, la seconde offrant à la gent féminine un espace propre à la « sociabilité » et à la « représentation[17] ».

Cosmopolitisme, acculturation et patriotisme : des concepts antinomiques ?

Ces quelques exemples d’antagonismes entre les bonnes sociétés américaine, britannique et française permettent de mieux appréhender les difficultés que rencontrent les trois commissaires en mission. Pragmatique, Franklin adopte une stratégie de séduction à la française. Mises à part les obligations vestimentaires – sur lesquelles je reviendrai plus tard – l’Américain se plie à toutes les exigences de cette société. Il accepte de mêler diplomatie et plaisirs, cause républicaine et mondanités, jusqu’à ne plus dîner dans sa résidence de Passy que le dimanche, comme il l’écrit en 1779 à son amie Mary Stevenson : « I have abundance of Acquaintance, dine abroad Six Days in seven[18] ». De salon en salon, son réseau s’étend et la rapidité de son adaptation lui offre une réputation de grand cosmopolite, puis de francophile. Certes ses démonstrations d’affection pour la France relèvent tout d’abord d’un stratagème. Néanmoins, très vite, la question de sa sincérité ne touche pas uniquement ses hôtes mais aussi ses collègues. Elle n’est pas absente aujourd’hui dans l’historiographie américaine, comme le montrent les réflexions d’Orville Theodore Murphy[19] et de Jonathan R. Dull[20], qui, soulignant l’ouverture d’esprit et la tolérance de Franklin, précise : « Unlike Arthur Lee[21] ». En effet, la francophilie affichée de Franklin suscite chez la plupart de ses collègues un profond trouble, qui se transforme en méfiance puis en véritable suspicion de trahison.

Le responsable principal de la mésentente qui règne chez les commissaires est Arthur Lee. Alors que Deane s’occupe avec Beaumarchais de répondre aux demandes pressantes de matériel militaire du Congrès et que Franklin étend ses réseaux d’influence et déploie une vaste propagande pour obtenir l’alliance française, Lee, choisi par défaut par le Congrès, qui aurait préféré Jefferson[22], ne trouve pas sa place dans le groupe des envoyés. De nature méfiante, voire paranoïaque, il se convainc que ses collègues ne désirent que sa perte. En 1777, le Congrès l’envoie en Espagne, puis en Prusse, dans le but de trouver de nouveaux alliés. Ses missions, note Dull, se soldent par un « fiasco[23] ». À son retour, Lee constate que Deane s’est installé à Passy avec Franklin, ce qui exacerbe sa jalousie et son penchant pour les théories du complot. Outre Lee, l’on trouve aussi à Paris son frère William, revenu bredouille d’une mission à Vienne destinée à nouer une alliance, et Ralph Izard, qui a subi la même rebuffade à la cour de Toscane. Aigris et oisifs, partageant jalousie et goût pour la calomnie, ces trois hommes mènent auprès du Congrès une campagne systématique de diffamation contre Deane, qui, selon eux, se serait enrichi frauduleusement. Ces dissensions et rivalités portent atteinte à la crédibilité des émissaires américains et nuisent de ce fait à l’avancée des négociations avec la cour de France[24]. Après la victoire américaine de Saratoga du 17 octobre 1777, Franklin souffle le chaud et le froid avec Vergennes. Un jour « cajoleur » et prodigue en promesses intenables, il devient menaçant le lendemain, jouant sur la peur que les États-Unis ne s’allient avec l’Angleterre. Ce comportement dangereux, l’Américain ne l’adopte que parce que ses maîtres du Congrès n’ont de cesse de le lui ordonner[25]. Lorsque les deux traités d’alliance – l’un commercial, l’autre militaire – sont signés en février 1778 entre les États-Unis et la France, Deane est rappelé par le Congrès pour répondre des accusations de ses détracteurs. John Adams, après avoir réussi sa mission diplomatique aux Provinces-Unies, arrive à Paris en avril 1778 pour le remplacer. La calomnie ne cesse pourtant pas. Le patriotisme de Franklin est clairement mis en cause par Lee, qui accuse son collègue, devenu trop proche des Français à son goût, de ne s’occuper que de mondanités. C’est ce que souligne Adams dans son autobiographie : « Mr. Franklin kept a horn book always in his Pockett in which he minuted all his invitations to dinner, and Mr. Lee said it was the only thing in which he was punctual[26] ».

Même si l’on admet le goût particulier de Lee pour la diffamation, il reste que l’inclination de Franklin pour la culture française déplaît également à Adams et à John Jay. Ce dernier, après une mission infructueuse auprès d’un roi d’Espagne peu pressé de soutenir son cousin Bourbon, vient remplacer Lee, dont le rappel est exigé par Vergennes, littéralement effrayé par tant de volonté de nuire, comme il l’écrit à son émissaire aux États-Unis, Conrad-Alexandre Gérard : « Je crains Mr. Ar. Lee et ses entours[27] ».

Adams s’étend longuement dans son autobiographie sur les habitudes mondaines de Franklin, qui l’irritent et le portent parfois à penser que son collègue se laisse asservir par le plaisir et ne songe plus à travailler :

The Life of Dr. Franklin was a Scene of continual discipation. I could never obtain the favour of his Company in a Morning before Breakfast which would have been the most convenient time to read over the Letters and papers, deliberate on their contents, and decide upon the Substance of the Answers. It was late when he breakfasted, and as soon as Breakfast was over, a crowd of Carriges came to his Levee or if you like the term better to his Lodgings […][28].

Adams interprète les habitudes de Franklin selon sa conception de la chose diplomatique. Comme l’explique Antoine Lilti, pour les colons américains, « l’action politique » ne devait en aucun cas devenir synonyme d’ambition ou de plaisir mais de « sacrifice[29] ». Adams ne mentionne pas le fait que les matinées de Franklin sont entièrement consacrées à l’écrasante correspondance qu’il reçoit et que la réception de Français, issus de toutes les strates de la société, fait partie intégrante de la propagande proaméricaine qu’il soigne particulièrement. Il est fort probable qu’Adams ait parfaitement compris la stratégie de Franklin, cette volonté de s’adapter aux moeurs de ses hôtes et leur prouver ainsi son respect. Cependant, il convient de ne pas oublier que, tout d’abord, les Français sont les ennemis d’hier et, qu’en outre, Adams reste un exemple du républicain méprisant la monarchie française, qu’il regarde comme un despotisme. Même son patriotisme et le besoin d’argent toujours pressant de l’armée américaine ne suffisent pas à lui faire cautionner l’acculturation de Franklin, qu’il ressent comme une humiliation. Pour lui, les Français devraient prendre exemple sur les Américains, vertueux et épris de liberté, et non l’inverse. À cela s’ajoute une jalousie croissante pour la considérable célébrité de son collègue, très précieuse pour l’historien puisqu’elle pousse Adams à donner force détails sur les nombreux visiteurs de Franklin et les raisons de leur venue :

[…] with all Sorts of People ; some Phylosophers, Academicians and Economists ; some of his small tribe of humble friends in the litterary Way whom he employed to translate some of his ancient Compositions, such as his Bonhomme Richard and for what I know his Polly Baker &c ; but by far the greater part were Women and Children, come to have the honour to see the great Franklin, and to have the pleasure of telling Stories about his Simplicity, his bald head and scattering strait hairs, among their Acquaintances[30].

Ce ton sarcastique constitue un témoignage supplémentaire de la popularité de Franklin, que ce dernier ne cesse d’étendre par le truchement d’une propagande bien orchestrée, et que j’évoquerai plus tard. Grâce à sa volonté et ses capacités d’adaptation, l’Américain connaît un vif succès dans les cercles mondains, succès qui survit à la curiosité des débuts de la révolution. Si les autres commissaires sont également invités et accueillis avec la plus grande courtoisie, seul Franklin reconnaît l’agrément de ces réceptions : « But these incessant Dinners, and dissipations were not the Objects of my Mission to France[31] ». Voilà en quoi Adams se trompe. Comme Franklin l’a compris et accepté, ces mondanités font partie intégrante de leur mission. « I was always invited with him, till I found it necessary to send Apologies, that I might have some time to study the french Language and do the Business of the mission[32] ». Consciencieux et travailleur, le commissaire s’applique à apprendre la langue française dans le but de la parler parfaitement. Franklin, plus pragmatique, décide d’aller à l’essentiel : écouter, puis prononcer quelques bons mots, propres à divertir la société et lui valoir d’y briller malgré une grammaire déplorable. Adams lui reproche ses lacunes. Mais lui-même, victime de son perfectionnisme, et malgré le bon accueil qu’il reçoit dans cette société, ne réussit pas, selon ses propres dires, à s’y défaire de sa raideur[33]. Il perçoit cependant le rôle central qu’y tient la conversation :

Although my Ignorance of the Language was very inconvenient and humiliating to me, yet I thought the Attentions which had been shewn me from my first landing at Bourdeaux by the People in Authority of all ranks, and by the principal Merchants, and since my Arrival at the Capital by the Ministers of State and others of the first consideration, had been very remarkable and portended much good to our Country[34].

Par ailleurs, la place de la femme dans les salons constitue un deuxième écueil, de taille celui-ci, pour ce protestant aux moeurs puritaines. Or, comme il a déjà été précisé plus haut, Franklin trouve de nombreux soutiens nécessaires à la cause américaine dans ces salons dirigés par des femmes, qu’il fréquente assidûment :

He went according to his Invitation to his Dinner and after that went sometimes to the Play, sometimes to the Philosophers but most commonly to visit those Ladies who were complaisant enough to depart from the custom of France so far as to procure Setts of Tea Geer as it is called and make Tea for him. Some of these Ladies I knew as Madam Hellvetius, Madam Brillon, Madam Chaumont, Madam Le Roy &c. and others whom I never knew and never enquired for[35].

Adams l’accompagne souvent, mais il condamne cette « perte de temps », et se défie même de s’être intéressé un tant soit peu aux dames. L’une de ces salonnières les plus connues heurte tout particulièrement sa sensibilité. Il s’agit de Anne-Catherine de Ligniville Helvétius, veuve du philosophe. Peu de temps après son arrivée, Adams est invité chez elle avec Franklin et les petits-fils de ce dernier. Il y rencontre quatre abbés, jeunes et d’une grande beauté selon lui, qui fréquentent assidûment la société de son hôte et bien d’autres encore, comme le font alors nombre d’ecclésiastiques mondains. Adams y voit le signe ostensible d’une église catholique dépravée, dont les membres cèdent volontiers au péché de la chair. La mondanité cléricale lui semble l’antithèse même des valeurs républicaines :

What Absurdities, Inconsistencies, Distractions and Horrors would these Manners introduce into our Republican Governments in America : No kind of Republican Government can ever exist with such national manners as these[36].

Son opinion sur la dépravation de cette dame de 66 ans ne variera jamais. Six ans plus tard, lors d’un dîner chez Mme Helvétius, lui et son épouse Abigail, qui l’accompagne, sont choqués par l’attitude de la salonnière. Mme Adams écrit à son amie Lucy Crunch :

She carried on the chief of the conversation at dinner, frequently locking her hand into the Drs. and sometimes spreading her Arms upon the Backs of both the Gentlemans Chairs, then throwing her Arm carelessly upon the Drs. Neck[37].

De la réaction de l’épouse de l’envoyé ressortent deux importantes différences entre les codes en vigueur dans la bonne société bostonienne et ceux des salons français. On comprend parfaitement le saisissement de cette Américaine à la vue du comportement familier de Mme Helvétius envers ses invités de la gent masculine. Lilti précise que si la liberté de parole prédomine dans la plupart des salons, « les gestes en revanche étaient soigneusement maintenus dans le cadre d’une assez stricte décence […][38] ». L’historien se sent toutefois obligé d’ajouter le terme « assez », relativisant quelque peu cette « décence », même aux yeux d’un Français. Pour une Bostonienne, une telle conduite est littéralement criminelle. Mais le point le plus significatif dans ce témoignage reste que l’expression corporelle jugée licencieuse est mise au même niveau que l’acte, en tant que femme, de présider à la conversation. Voilà donc un exemple frappant du choc culturel, auquel sont confrontés les émissaires américains.

Ami de John Adams, John Jay éprouve un profond respect pour l’homme d’expérience qu’est Franklin. Ses nombreuses lettres envoyées, lors de sa difficile mission en Espagne, en témoignent :

I have often congratulated my country and myself on your being at present in France. I once expected to have seen you there, and to have profited by the lessons which time and much experience have brought you[39].

Mais, peu de temps après son arrivée, en juin 1783, il se met à partager l’opinion d’Adams, qui n’apprécie pas les liens étroits tissés entre Vergennes et Franklin, et considère le comportement de ce dernier excessivement profrançais[40]. D’une ancienne famille d’origine huguenote, Jay n’a pas été éduqué dans la vénération de la culture française[41]. C’est un pur francophobe que côtoie Franklin[42]. Le New Yorkais partage l’inquiétude d’Adams sur les intentions françaises et espagnoles, qu’il confie à Washington :

It is very evident to me, that the encreasing power of america is a serious object of Jealousy to France and Spain as well as Britain. I verily believe they will secretly endeavour to foment Divisions among us […][43].

Dans la crainte de voir les traités de paix entraver l’expansion des États-Unis vers l’ouest, Jay et Adams décident donc rapidement d’adopter une stratégie plus autonome que Franklin. Les instructions du Congrès, lors de la signature des traités de 1778, demandaient aux émissaires américains de toujours travailler avec le gouvernement français et non de prendre des arrangements avec l’Angleterre de leur propre chef. Adams et Jay jugent ces ordres « infâmes[44] » et décident de passer outre. Ils se rendent alors à Londres afin de négocier une paix séparée dans le but d’obtenir, entre autres choses, une nouvelle frontière occidentale pour les États-Unis, longeant le Mississippi, ainsi que des droits de pêche à Terre-Neuve[45]. Ils adoptent ici la meilleure stratégie possible pour le bien de leur patrie. Même si Franklin n’est pas tenu au courant des détails de leur plan, il le connaît et n’y fait pas obstacle. Auteur d’une étude sur les enjeux diplomatiques de la mission de Franklin, Lawrence S. Kaplan le dit « plus confiant[46] » que ses collègues dans la pureté des intentions françaises, mais cela semble très peu probable. Même si son attitude paraît ne pas cautionner les agissements de Jay et d’Adams, il existe en réalité peu de doutes sur son opinion à ce sujet : sa volonté d’améliorer le sort des colonies date de sa jeunesse et son zèle pour elles est bien antérieur à 1776. Loin d’être crédule et innocent, Franklin possède un esprit bien plus retors que ne le soupçonnent ses collègues, et prendre les Français et les Espagnols de vitesse dans le but d’optimiser les chances des États-Unis de prospérer n’a rien pour lui déplaire. Cependant, il se doit de les aider et la meilleure méthode reste de continuer son rôle de vieux diplomate, respectueux du gouvernement français. Ainsi ses collègues obtiennent les avantages désirés pour la patrie, et Franklin préserve la confiance que Vergennes veut placer en ces nouveaux alliés politiques et commerciaux.

Par son adaptation aux règles mondaines et diplomatiques françaises, Franklin a su gagner le respect de Vergennes, qui déclare au départ du diplomate en 1785 : « les États-Unis n’auront jamais plus un serviteur aussi zélé et utile que M. Franklin[47] ». L’Américain, au risque de faire douter de son patriotisme, a ainsi ménagé le premier allié de sa jeune nation, et l’on pourrait se demander, comme Orville Murphy, ce qui serait advenu de la cause américaine si Franklin avait possédé une personnalité aussi « vindicative et rigide[48] » qu’un John Adams. L’historiographie se plaint souvent des antagonismes entre les jeunes émissaires et Franklin, cependant – mis à part Arthur Lee – il semble que dans cette difficile mission, ils aient été parfaitement complémentaires. Par ailleurs, l’hésitation de Franklin à s’associer à la performance d’Adams et de Jay s’explique également de façon plus personnelle. Depuis 1776, il a tissé des liens très forts avec des Français fortement impliqués pour la cause américaine et il ne désire pas ostensiblement trahir leur amitié.

Francophilie et propagande : le façonnement d’une image publique en trompe-l’oeil

Franklin développe ses vertus cosmopolites bien avant sa mission diplomatique en France lorsqu’il est envoyé à Londres comme représentant des treize colonies. L’Américain ne cache pas alors son anglophilie. Comme la majorité des colons, avant que l’intransigeance de Georges III ne les mène vers la république, il éprouve un profond respect pour le mode de gouvernement anglais, qui s’oppose aux « tyrannies » comme la monarchie française. Il adopte alors les codes vestimentaires anglais et porte perruque. Il rencontre régulièrement des scientifiques anglais, devenus de véritables amis, tel que Peter Collinson, avec lesquels il entretient d’importants échanges épistolaires. Un glissement s’opère donc entre l’anglophilie de Franklin et sa francophilie et il passe par la notion, chère à Gordon Wood, d’américanisation d’un Benjamin Franklin initialement Anglais[49]. C’est au fond ce qu’observe le 27 décembre 1783 le Journal de Paris, qui expose comment, après la guerre d’Indépendance, les Britanniques se sont élevés contre les théories scientifiques de Franklin, après les avoir volontiers adoptées avant le conflit : « L’usage des conducteurs électriques […] suivant les principes de M. Franklin avoit été avidement adopté en Angleterre dans le tems où M. Franklin étoit Anglois. Il avoit cessé de l’être, il étoit devenu un des Chefs d’une révolution […][50] ». L’homme de science cesserait d’être Anglais au moment où éclate la révolte des colons. Or, selon Wood, la francisation de Franklin aurait précédé son américanisation, lors de ces deux premiers séjours en France, en 1767 et 1769, quand il rend visite aux savants français qui ont défendu ses théories sur la nature de l’électricité et son invention du paratonnerre devant l’Académie royale des sciences, contre l’abbé Nollet et ses partisans. Wood cite l’extrait d’une lettre que Franklin écrit à son amie, Mary Stevenson :

I had not been here Six Days before my Taylor and Peruquier had transform’d me into a Frenchman. […] They told me I was become 20 Years younger, and look’d very galante ; so being in Paris where the Mode is to be sacredly follow’d, I was once very near making Love to my Friend’s Wife[51].

Pour Wood, ces phrases démontrent que Franklin avait déjà commencé à devenir « Français » en 1767. Cette interprétation est contestable. Même si l’Américain apprécie déjà la qualité de la table et l’art de la conversation des cercles à la fois scientifiques et mondains qu’il fréquente, l’extrait ci-dessus s’apparente davantage à une critique de la légèreté de la société française qu’à son apologie. Il reste qu’un changement s’opère à partir de 1776.

Tout d’abord, à son arrivée, Franklin côtoie à nouveau ses connaissances scientifiques, avec lesquelles, comme en Angleterre, se créent des liens d’amitié. Ces amis l’introduisent alors dans des salons où les rencontres qu’il y fait, comme l’abbé Morellet ou Condorcet, s’avèrent capitales dans son acculturation française. Ses liens avec Morellet s’expliquent en premier lieu par le rôle pionnier qu’occupe alors la France dans les idées économiques libérales, idées que Franklin partage avec l’ecclésiastique. D’autres personnages d’importance se révèlent d’excellents mentors dans ces cercles mondains, que l’Américain désire conquérir pour trouver des soutiens à la cour. C’est le cas du duc Louis-Alexandre de La Rochefoucauld, très engagé dans la cause américaine. Son enthousiasme pour le libéralisme politique des Américains, son admiration pour le vieux scientifique et le prestige de sa famille, en font un allié de premier ordre, puis un véritable ami, dont la sincérité touche profondément Franklin[52]. Ces alliés de la première heure – que le cosmopolitisme de l’Américain pousse à mieux comprendre – partagent ses idées scientifiques, économiques ou politiques, et lui offrent ainsi un autre visage de la France, bien moins rétrograde que l’ancien anglophile déçu ne se l’imaginait. De stratégique à son arrivée, sa francophilie devient alors réelle au fil de son séjour. Cependant, si cet état ultime du cosmopolitisme sert les intérêts de la cause américaine dans les salons, celui-ci peut devenir préjudiciable à sa campagne de propagande diffusée dans toute la France. Par ailleurs, en plus de détruire l’image que le Philadelphien a savamment fabriquée, cette francophilie entre aussi en conflit avec les valeurs qui ont construit sa personnalité.

Insistons à ce stade de l’exposé sur la « Franklin mania[53] » qui se répand rapidement dans le royaume. Depuis son arrivée, Franklin orchestre la diffusion des idées politiques américaines par le biais de la presse. Cependant, comprenant vite que l’entourage du roi reste très partagé sur le sujet et concevant le même intérêt que Vergennes pour l’opinion publique[54], l’Américain décide d’adopter une stratégie de propagande atypique, centrée sur sa propre personne. Comme l’écrit Hale, en dehors des courtisans et du roi, les Français s’enthousiasmaient déjà pour l’Amérique et n’attendaient que l’arrivée de Franklin pour faire leur la cause des Insurgents[55]. Or Franklin possède l’art de maîtriser son image et d’en jouer. Déjà auréolé de la gloire de l’inventeur du paratonnerre, il décide d’offrir aux Français l’image d’un homme âgé et sage, au mode de vie simple, uniquement préoccupé par sa tâche. C’est pourquoi, contrairement à ses habitudes de cosmopolite lors de ses séjours en Angleterre, Franklin ne s’habille pas à la française et offre l’image d’un Américain, tel qu’on pouvait le fantasmer alors en Europe. Cette attitude risquée dans les salons et à la cour de Versailles, où la mode française reste de rigueur, est compensée par l’exotisme qu’elle génère. Quant au reste de la population, elle s’enthousiasme pour les médaillons, estampes et autres objets à l’effigie du diplomate, qui se multiplient de manière considérable et se diffusent sur tout le territoire[56]. Il n’est alors question que de la simplicité du « grand homme », que beaucoup croient quaker pour deux raisons : sa patrie pennsylvanienne, réputée pour abriter de nombreux Quakers, et sa coiffure aux cheveux lâchés sur les épaules. Dans un rapport de police adressé au gouvernement français, daté du 15 janvier 1777, on trouve une description de l’Américain, qui précise que ce « Quaker » porte le costume de « sa secte[57] ». Ici se trouve la pierre d’achoppement de son entreprise : l’homme simple par excellence doit, pour servir sa cause, courir les salons. Franklin réussit en grande partie à préserver l’intégrité de ces deux images distinctes, destinées à deux publics différents, même face à la curiosité de la presse. Ainsi, si les gazettes rendent compte de ses déplacements, l’accent est généralement porté sur sa mission diplomatique, ses visites à la loge maçonnique des Neuf Soeurs ou à l’Académie royale des Sciences. Même dans certaines feuilles les plus caustiques, la supercherie semble fonctionner, comme le suggère cet extrait des Mémoires secrets du 22 février 1778 : « Le Docteur Franklin s’humanise et se montre dans les sociétés, même galantes, ce qui manifeste de plus en plus sa bonne union avec notre gouvernement […][58] ».

Ainsi l’émissaire américain « s’humanise » et commencerait bien tardivement à côtoyer le monde et à se montrer dans les « sociétés galantes ». L’article n’insinue rien ici de tendancieux, puisque, pour le rédacteur, cette conduite prouve que la mission de Franklin se passe au mieux avec le roi et ses ministres. Or, à cette date, l’existence des traités d’alliance, signés le 6 février par les deux nations, n’a pas encore été rendue publique[59]. Cependant, depuis 1776, la guerre diplomatique anglo-américaine, qui sévit dans les salons, s’effectue aussi par le biais des rumeurs, procédé pour lequel Franklin se montre habile, affectant à chaque mauvaise nouvelle du front américain une grande sérénité et propageant avant l’heure les bruits de sa bonne entente avec le gouvernement français. D’après l’extrait ci-dessus, les rumeurs d’alliance ont en effet atteint la presse. Cependant le jeu de dupes auquel se livre Franklin n’échappe pas à tous ses détracteurs. Un pamphlet d’un auteur anonyme, mais visiblement royaliste et pro-anglais, imprimé en 1781 et intitulé Histoire d’un pou françois[60], décrit la contradiction entre l’image de simplicité de Franklin et sa francophilie croissante. Le narrateur du récit est un pou, qui, « visitant » de nombreuses têtes, rencontre certains personnages célèbres de son époque. Il fait ainsi une description de l’apparence de Franklin :

J’avoue que je ne pus m’empêcher de rire de bon coeur, en contemplant la figure grotesque de cet original, qui, sous l’habit le plus grossier, affectoit de temps en temps le ton et les gestes d’un petit-maître[61].

Cette description témoigne parfaitement du regard de la noblesse de cour sur une personne telle que Franklin. L’auteur le voit comme un « original » et l’explication de ce jugement se trouve dans la suite de la phrase : son costume ne suit pas les règles de convenances dans la bonne société française. Quant à son attitude de « petit-maître », elle semble ridicule à l’auteur, puisque ne pas respecter le protocole des gens de distinction interdit à Franklin de se conduire comme un homme du monde. Dans l’ouvrage, cet épisode a lieu chez l’Américain, à Passy, et l’auteur ne manque pas de préciser que le diplomate reçoit beaucoup. Tombé de la tête qui pourvoyait à ses besoins, le pou se retrouve à l’extérieur, sans doute près de la porte de l’hôtel Valentinois : « Je ne savais quel étoit le restaurateur à qui je pusse avoir recours ; j’en voyais bien des fourmilieres, qui passoient et repassoient continuellement, mais aucun ne s’arrêtoit[62] ». Les choix tactiques de Franklin, mis au grand jour et raillés dans cet imprimé, restent malgré tout assez bien maîtrisés. Toutefois cet exemple démontre les dangers de ridicule et de perte de crédibilité, auxquels l’exposent ces images en trompe-l’oeil, risques encore aggravés par son inclination croissante pour la société mondaine française.

L’émergence d’une identité plurielle

Si les affinités scientifiques, économiques et politiques, que Franklin partage avec nombre de Français, tels que Jean-Baptiste Leroy, Jacques Barbeu-Dubourg, Antoine de Lavoisier, Nicolas de Condorcet, Louis Alexandre de la Rochefoucauld ou encore l’abbé Morellet, expliquent en partie la naissance de sa francophilie, il convient de ne pas négliger l’homme, qui se crée de véritables amis, avec lesquels il goûte « cet art de la vie[63] », comme l’écrit Claude Fohlen, où le mot « plaisir » prend toute sa place. Or sa volonté accrue de vivre à la française entre en conflit avec les préceptes de son éducation, qui proviennent pour beaucoup de la religion protestante. Tout d’abord, même si cela favorise ses desseins de diplomate, ce qui contribue à écarter ses scrupules, les heures passées en réception chez lui ou en visite dans de nombreux salons parisiens s’apparentent en majeure partie à de l’oisiveté, que Franklin exècre au plus haut point. L’Américain garde un goût important pour l’imprimerie, son premier métier, et un grand respect pour les artisans. Il « prêche » depuis des décennies les valeurs du travail et de l’économie dans son célèbre almanach Poor Richard. En 1777, paraît en France un condensé de ses meilleures pages sous le titre La science du Bonhomme Richard. D’abord édité aux États-Unis sous le titre de The Way to Wealth, il est ensuite traduit par Barbeu-Dubourg et publié dans le second tome des Oeuvres[64] de Franklin sous le titre Le moyen de s’enrichir[65], le bonhomme Richard se nommant alors le « pauvre Henri ». Franklin le remanie et l’imprime dans sa presse personnelle – qu’il s’est rapidement créée en arrivant à Passy[66] – sous son titre le plus célèbre La science du Bonhomme Richard, ou moyen facile de payer les impôts, réimprimé plusieurs fois à Philadelphie et en France[67]. On y trouve sa vision de l’économie, que l’on appellerait microéconomique aujourd’hui, celle d’une entreprise ou même d’un foyer, traitée à la manière de son almanach. L’économie se veut ici compréhensible pour le plus grand nombre par l’utilisation de maximes et de proverbes. Ici, travail, argent, morale et vertu se retrouvent et, par là même, la pensée protestante qu’entretient Franklin. En 1784, répondant ainsi aux innombrables lettres qu’il reçoit depuis des années de Français désireux de s’installer dans la jeune république américaine, Franklin imprime à Passy un traité intitulé Avis à ceux qui voudraient s’en aller en Amérique[68]. Là encore l’Américain réalise l’apologie du travail et ainsi de la vertu, mettant à profit la fin de sa mission pour condamner les personnes « bien nées », qui l’ont beaucoup raillé à Versailles :

[…] le Peuple a Coutume de dire que Dieu tout-puissant est lui-même un Artisan, le plus habile qui soit dans l’Univers, et ils le respectent et l’admirent plus pour la Variété, l’Industrie et l’Utilité de ses Ouvrages qu’à cause de l’Antiquité de sa Famille[69].

Il critique ensuite férocement l’oisiveté de cet ordre, comparant les aristocrates à un animal bien peu emblématique de la noblesse :

[L’Homme blanc] fait travailler un Noir, fait travailler un Cheval, fait travailler un Boeuf, fait travailler tout le Monde, excepté le Cochon ; il ne peut pas faire travailler le Cochon ; il mange, il boit, il se promene, il va dormir quand il lui plaît, il vit comme un Gentilhomme. [Ils sont] d’ailleurs bons à rien, jusqu’à ce qu’après leur Mort on puisse dépecer leur Fortune comme la Personne du Cochon […][70].

Franklin éprouve cependant une très grande indulgence pour les membres de l’aristocratie devenus ses amis, dont il partage à présent le mode de vie. On retrouve ainsi de nombreuses contradictions entre son train de vie français et l’exemple qu’il a toujours tenté de montrer à sa famille. Ainsi, dans une lettre de 1779 à sa fille Sarah Bache, l’Américain encourage l’« industrie » dont elle fait preuve en filant elle-même le tissu de ses nappes, mais la réprimande parce qu’elle lui demande de lui envoyer de France des produits de luxe :

I was charmed with the account you give me of your industry, the table-cloths of your own spinning, &c. but the latter part of the paragraph, that you had sent for linen from France because weaving and flax were grown dear ; alas, that dissolved the charm ; and your sending for long black pins, and lace, and feathers ! disgusted me as much as if you had put salt into my strawberries. The spinning, I see, is laid aside, and you are to be dressed for the ball ! you seem not to know, my dear daughter, that of all the dear things in this world, idleness is the dearest, except mischief[71].

Il paraît fort peu probable que se présentent à sa fille d’aussi nombreuses occasions d’assister à des fêtes, soupers fins, bals et autres amusements qu’à son père. De plus, ce dernier, qui ne tarit jamais d’éloges pour l’économie avec sa famille, prêche également depuis sa jeunesse pour la tempérance, qui constitue l’une des treize vertus[72], qu’il a tenté de s’imposer afin d’atteindre « la perfection morale[73] ». Or cette sobriété entre en contradiction avec l’« état de sa cave[74] » du 1er février 1779, qui ne décompte pas moins de 1241 bouteilles, dont 326 de champagne. Même si Franklin a déjà pleinement joui des plaisirs de la table dans la bonne société londonienne, ces nombreuses invitations chez ses amis parisiens lui font définitivement oublier certaines des vertus qu’il a si souvent recommandées. Seuls à les lui rappeler, ses violents accès de goutte, dont les références sont nombreuses dans sa correspondance. Lors d’une de ces indispositions, Franklin écrit l’une de ses Bagatelles qu’il imprime à Passy, et qu’il intitule Dialogue entre la goutte et M. F.[75], petite pièce caustique où la goutte lui reproche ses excès et son manque d’exercice :

M.F. : Mon Dieu ! La fièvre ! Je me perds. Eh ! Eh ! N’y a-t-il personne qui puisse prendre ces peines pour moi.
La Goutte : Demandez cela à vos chevaux. Ils ont pris la peine de marcher pour vous[76].

Cette autodérision se retrouve dans nombre de textes de l’Américain, ainsi que dans sa correspondance. Ce personnage ambigu, tout en s’adonnant aux plaisirs de la haute société française, n’en reste pas moins convaincu que les préceptes de cette dernière ne conviennent pas à l’éducation qu’il souhaite donner à son deuxième petit-fils, Benjamin Bache, qui a traversé l’Atlantique avec lui[77]. Il précise bien à la mère de l’enfant, sa fille Sarah, pourquoi l’environnement genevois lui semble plus adéquat pour l’avenir de son fils : « Ben, if I should live long enough to want it, is like to be another comfort to me : as I intend him for a Presbyterian as well as a Republican, I have sent him to finish his education at Geneva[78] ». Presbytérien et républicain, voilà ce que doit devenir le petit-fils de Franklin, afin de s’assurer le respect de ses compatriotes, ce dont ses habitudes mondaines l’ont souvent privé. La francophilie de Franklin n’a donc rien d’une inclination aveugle. Cependant, loin d’être feinte, son acculturation est parfaitement visible dans sa correspondance avec ses amis.

L’historiographie s’est souvent penchée sur ses amitiés féminines, le stigmatisant parfois comme un grand séducteur. Fréquentant les salons, il se trouve très souvent en galante compagnie et, veuf depuis 1774, il n’hésite pas à courtiser plusieurs dames riches et influentes[79]. L’une d’elles, Anne-Louise Boivin d’Hardancourt, épouse de Jacques Brillon de Jouy, échange une très importante correspondance avec l’Américain. De vingt-quatre ans plus jeune que son époux, sa beauté n’a d’égale que sa sottise[80], mais le salon de cette voisine de Passy procure à Franklin les premières ramifications d’un réseau qui ne tarde pas à s’étendre. Il y rencontre par exemple certains artistes, qui lui sont vite utiles pour sa propagande, comme Jean-Baptiste Greuze et Jean-Honoré Fragonard. L’Américain fait la cour à Mme Brillon, même s’il paraît fort probable que l’entrain en la matière de cet homme malade de plus de soixante-dix ans ne pouvait rester qu’épistolaire. Sa correspondance témoigne de la liberté de parole qu’il adopte dans certains cercles. Tout d’abord, une lettre qu’il écrit à M. de Brillon en 1781, alors que le couple se trouve en villégiature dans le sud de la France. Les six premières lignes sont destinées à M. Brillon. Au terme de ce préambule, l’Américain déclare à son interlocuteur que la suite ne doit être lue que par sa femme :

Le Reste de cette Lettre est pour Madame votre chere Femme. Et comme je propose d’y meler un peu de Galanterie, je vous en avertis, afin que vous aura la belle Occasion d’exercer vôtre Politesse en ne lisant plus loin[81].

On remarque ici quelques fautes de français. Contrairement aux missives officielles, la lettre n’a pas été retranscrite par le secrétaire du diplomate. Son auteur s’y montre à la limite de l’indélicatesse. Ce style pour le moins familier, digne des habitudes d’un homme du monde français, semble inapproprié dans la position de Franklin. Après quelques sages compliments adressés à Mme Brillon, la lettre prend une tournure étonnante :

On dit que les Dames des Pays que vous traversées, et que vous aurez à traverser en revenant, sont plus libertines que ceux de Paris. C’est esperer, donc, que vous serez apprivoisée par leur Conversation ; et que vous retournerez de cette Voyage, comme avec plus de Santé, ainsi avec moins de Rigueur. Vous ne serez pas aussi estimable, peutêtre, mais beaucoup plus aimable. Choisissez[82].

Ces propos de libertin semblent inconcevables sous la plume du célèbre et sage diplomate, qui écrit ces mots outrageants pour la jeune femme, alors même qu’il sait que l’époux ne peut qu’en prendre connaissance. Ces propos pour le moins lestes offrent un enseignement sur sa personne ainsi que sur celle de ses véritables amis. S’il ne redoute pas qu’ils se formalisent, c’est parce qu’ils se montrent eux-mêmes très légers dans leur discours. Franklin fréquente beaucoup le cercle des Brillon et il semble probable que leur influence ait été importante sur la grande liberté de parole qu’il adopte occasionnellement durant son séjour.

La volonté de s’adapter à la société française pour réussir sa mission ne peut justifier la teneur de ces lettres. La dichotomie entre le personnage de propagande et l’auteur de ces paroles de libertin atteint ici son paroxysme. Comment un homme si attaché à ne pas entacher son image publique peut-il se permettre de laisser des traces écrites si compromettantes ? Pourquoi ces dernières n’ont-elles pas émergé dans les écrits du temps, pamphlets, chansons ou nouvelles à la main, si friands de scandales[83] ? Ici apparaît la notion de confiance. Ces interlocuteurs, devant lesquels l’ambassadeur tombe le masque, ne sont pas de simples relations utiles à sa mission diplomatique, mais des amis, qui ont reconnu en lui le vrai francophile. Aucune source ne vient attester du fait qu’ils aient trahi sa confiance en révélant au public cette facette de sa personnalité.

Un deuxième exemple de correspondance édifiante concerne l’abbé Morellet. Voisin de Franklin à Passy, Morellet, qui partage les idées économiques de l’Américain, devient vite son ami. Suivant une coutume fréquente des salons, l’abbé compose une « chanson à boire », dans laquelle il décrit l’Américain comme bon buveur et de tempérament joyeux : « tout en fondant un empire / Vous le voyes boire et rire[84] ». La réponse de l’intéressé trahit plus qu’une adaptation aux moeurs françaises : elle témoigne d’une appropriation de la liberté de parole de ses amis. La missive se veut une démonstration scientifico-religieuse prouvant, Saintes Écritures à l’appui, que dieu aurait durement travaillé afin que l’homme profite pleinement du plaisir de boire de l’alcool. Ces propos irrévérencieux, qui n’épargnent pas le premier miracle du Christ aux noces de Cana, prennent également à témoin les Pères de l’Église, ainsi que les apôtres :

Je dis ceci à vous comme homme du monde ; mais je finirai comme j’ai commencé, en bon chrétien, en vous faisant une observation religieuse bien importante, et tirée de l’Ecriture Sainte, savoir, que l’apôtre Paul conseillait bien sérieusement à Timothée de mettre du vin dans son eau pour la santé ; mais que pas un des apôtres, ni aucun des saints pères, n’a jamais conseillé de mettre de l’eau dans le vin[85].

Dans le post-scriptum, l’Américain, à l’aide de dessins, va jusqu’à feindre de prouver que dieu aurait choisi la place du coude sur le bras des hommes dans le but de les voir boire le vin plus aisément. Cette longue démonstration, qui confine au blasphème, est suggestive de la liberté de ton qu’adopte Franklin en France, du moins dans certains milieux. Ces deux exemples n’ont rien d’anecdotique et la correspondance de Franklin comprend de nombreuses missives de ce type, où la défiance de l’émissaire d’une jeune république en guerre laisse la place à un homme confiant en la sincérité de ses amitiés françaises.

Revenu dans sa patrie, Franklin ne cesse de rendre hommage au pays qui l’a accueilli. « I love France[86] » avoue-t-il à La Rochefoucauld[87]. À Jean-Baptiste Leroy, il évoque les nombreuses « gentillesses[88] », dont il fut l’objet. À Mme Lavoisier, il confie que, durant la nuit, ses plus beaux rêves ont pour décor Paris et ses environs[89]. Ses lettres qui expriment le mieux sa nostalgie et sa francophilie sont celles qu’il adresse à Mme Helvétius :

Je pense continuellement des Plaisirs que j’ai joui dans la douce Société d’Auteuil. Et souvent dans mes Songes, je dejeune avec vous, je me place à côté de vous sur une de vos mille sofas, ou je promène avec vous dans votre belle jardin[90].

Mais sans doute est-ce à travers son essai, The Art of Procuring Pleasant Dreams (1786), que la portée finale de ce cosmopolitisme poussé à l’extrême apparaît : « If while we sleep, we can have any pleasing dreams, it is, as the French say, tant gagné, so much added to the pleasure of life[91] ».

À l’instar des différentes images qu’il a diffusées en France lors de sa mission, Franklin semble montrer dorénavant plusieurs visages. L’épistolier libertin, le faiseur de bons mots, côtoie un homme qui demeure convaincu que les artisans et les paysans restent les seules personnes utiles à la société, et que la vertu, le travail et l’économie sont indissociables de la réussite. Son successeur, Thomas Jefferson, qui devient à son tour francophile, réalise pourquoi Franklin a pu s’épanouir au contact d’une société française bien plus ouverte aux nouveautés qu’il ne le croyait initialement. Il y a trouvé une seconde patrie. L’Américain, patriote cosmopolite, aurait ainsi pu faire siens ces mots de Cicéron, que Fougeret de Montbron a choisis en 1750 comme épigraphe de son ouvrage, Le cosmopolitisme ou le citoyen du monde[92] : « Patria est ubicumque est bene[93] ».