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Nous proposons de nous pencher ici sur l’autobiographie spirituelle que Marie de l’Incarnation (1599-1672) composa à la demande de son fils, Claude Martin, en 1654, alors que l’ursuline originaire de Tours s’était établie à Québec où elle avait fondé, en 1639, le premier monastère d’Ursulines et le premier institut scolaire féminin de la Nouvelle-France. Le texte en question, intitulé Relation de 1654 dans l’édition critique établie par Dom Albert Jamet[1], a reçu d’innombrables éloges. Le premier est contenu dans l’antonomase « la Thérèse de nos jours et du Nouveau Monde » rendue célèbre par Bossuet[2]. Ensuite, l’autobiographie a valu à la moniale une place parmi les mystiques examinés dans l’un des volumes de l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France de l’abbé Henri Brémond[3] et, dernièrement, Chantal Théry a défini la religieuse comme « la première intellectuelle de la Nouvelle-France[4] », aspect finement analysé dans l’étude intitulée De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan[5] où Patricia Smart met en lumière le rôle joué par les écrits autobiographiques de l’ursuline dans l’évolution de l’écriture intime féminine au Québec, depuis l’époque de la Nouvelle-France jusqu’à nos jours.

Si nous reconnaissons aujourd’hui la valeur intellectuelle de Marie de l’Incarnation, il n’en allait pas de même au xviie siècle, une époque partagée quant à la question féminine. À ce moment-là, ainsi que le montre l’historienne Éliane Viennot, il existait autant de publications qui louaient les qualités des femmes que d’ouvrages misogynes[6]. La contradiction relevée dans le domaine de l’opinion revient sur le plan des pratiques. Malgré les distinctions génériques par rapport aux rôles sociaux et à l’accès à des formes de pouvoir et à l’instruction qui maintenaient les femmes dans un état de subordination par rapport aux hommes, le xviie siècle tendait tout de même vers des usages marqués par un certain égalitarisme entre les sexes. L’un des facteurs qui contribua à la modification de la condition des femmes fut le renouveau spirituel contre-réformiste qui engendra un foisonnement d’ordres féminins séculiers et réguliers, de congrégations et de maisons religieuses qui offraient des espaces de refuge et d’épanouissement pour les vocations religieuses, mais aussi dans d’autres cas, pour des femmes qui, d’après Viennot, « échapp[ai]ent de la sorte à la domestication familiale ou à l’obéissance d’un maître, aux intimidations et aux violences menaçant les femmes seules, à la sexualité contrainte, à la mort en couches, à la solitude[7] ». L’évolution de la mentalité est également prouvée par le processus d’alphabétisation qui impliqua l’ouverture de lieux d’éducation destinés à tout enfant, comme les écoles paroissiales et « buissonnières », ou aux filles, comme les pensionnats et les classes des ordres enseignants, entre autres des Ursulines, où les élèves apprenaient à lire, à écrire et à compter, et où elles recevaient une instruction chrétienne, pierre angulaire de leur formation, et un apprentissage manuel pour assurer les tâches du futur foyer conjugal[8].

Le parcours de Marie de l’Incarnation témoigne de l’émancipation féminine qui était en gestation au cours du xviie siècle. Devenue veuve très jeune, Marie attendit quelques années avant de passer au-dessus de ses devoirs de fille et de mère pour entrer, en 1631, dans l’ordre de Sainte-Ursule. Ensuite, soutenue par l’inspiration divine, elle contribua à l’évangélisation de la Nouvelle-France en assurant l’établissement et la direction du monastère des Ursulines de Québec. Le sens aigu de liberté et de détermination qui apparaît dans le choix de ces deux états de vie se perçoit également dans l’accès à la culture et à l’écriture de la moniale. Nous nous proposons donc de relire la Relation de 1654 pour dégager le portrait intellectuel que Marie de l’Incarnation esquisse d’elle-même. Dans ce but, nous allons mettre en relief son rapport au livre en nous focalisant, tout d’abord, sur sa relation au savoir en termes de formation et de lecture et, ensuite, sur sa production et sa conscience auctoriale.

De la lecture

Même si l’autobiographie spirituelle consiste à retracer les étapes du cheminement spirituel de la religieuse, c’est-à-dire les épreuves que son âme a dû surmonter pour atteindre un état d’union de plus en plus profond avec Dieu, les références à la vie courante ne manquent pas. Toutefois, elles sont limitées et approximatives étant donné qu’elles ne servent que de support à la narration de la vie intérieure. C’est dans ces scènes de la vie extérieure que Marie de l’Incarnation évoque sa formation et son expérience de lectrice.

De sa formation initiale, Marie de l’Incarnation ne dit quasiment rien. D’ailleurs, toute la période de l’enfance passe sous silence, à l’exception d’un épisode – un songe prophétique qui eut lieu lorsque Marie avait sept ans (R 160-161) – qui témoigne de la précocité d’une vie tournée vers Dieu, avant que n’advienne le moment décisif de la conversion, selon l’un des topoï de la reconstruction hagiographique[9]. L’alphabétisation de la petite Marie demeure donc dans le domaine de la conjecture, ainsi que le souligne Dom Guy-Marie Oury dans sa biographie critique sur l’ursuline[10]. Tout en supposant un début de formation maternelle, le moine avance l’hypothèse d’un complément d’instruction. En jugeant de la maîtrise linguistique de la religieuse, il songe à des cours dispensés dans une petite école ou par un membre de sa famille appartenant au clergé ou, encore, par les jeunes filles des congrégations enseignantes séculières. Cette première formation est confirmée par sa mise à l’épreuve et son exercice lorsque Marie, pendant son veuvage et avant son entrée au couvent, s’établit pendant une dizaine d’années chez sa soeur aînée et son beau-frère qui dirigeait une entreprise de transports. Si au début la jeune femme se limitait à l’entretien de la demeure et des écuries, et aux soins des ouvriers, par la suite son emploi s’éleva à des tâches gestionnaires, comme la rédaction de contrats et de lettres d’affaires ou le règlement de paiements[11].

Dans la Relation, la seule formation à mériter une expansion textuelle est l’instruction chrétienne, celle que la jeune Marie reçut tout d’abord dans sa famille. C’est ce que nous lisons dans le premier chapitre, lorsque la narratrice livre un commentaire sur ses pratiques dévotionnelles d’antan :

Il est vrai que la bonne éducation que j’avais eue de mes parents, qui étaient bons chrétiens et fort pieux, avait fait un bon fonds dans mon âme pour toutes les choses du christianisme et pour les bonnes moeurs, et lorsque j’y fais réflexion, je bénis Dieu des grâces qu’il lui a plu me faire en ce point, d’autant que c’est une grande disposition pour la vertu et pour être vraiment disposée à une vocation d’une haute piété

R 165

Marie de l’Incarnation rend grâce à Dieu pour l’exemple et les enseignements qu’elle reçut de ses parents, l’éducation qui la rendit une bonne chrétienne.

Dans les pages consacrées à sa jeunesse, la religieuse rend compte de sa fréquentation régulière de l’église en soulignant son désir démesuré de participer aux célébrations religieuses. Ces rencontres collectives représentaient pour la jeune fille un moment d’instruction supplémentaire, car les souvenirs montrent que Marie était particulièrement touchée par les prédications et leurs auteurs :

J’avais en si grande vénération les prédicateurs qu’alors que j’en voyais quelqu’un par les rues, je me sentais portée d’inclination de courir après lui et de baiser les vestiges de ses pieds. […] Je ne trouvais rien de plus grand que d’annoncer la parole de Dieu, et c’était ce qui engendrait dans mon coeur l’estime de ceux auxquels Notre-Seigneur faisait la grâce de la porter et de la produire

R 168

C’est à travers les sermons que Marie se familiarise avec l’Écriture sainte et avec la parole de Dieu que ses ministres lisent et commentent pour la communauté chrétienne. Le premier rapport au Livre est donc oral et médiatisé par les hommes d’Église. En plus d’exprimer son admiration pour les exégètes de la Bible, Marie de l’Incarnation signale sa disposition singulière et d’origine divine à l’écoute :

Dieu me donnait de grandes lumières dans cette assiduité d’entendre sa sainte parole, et mon coeur en était embrasé jour et nuit : ce qui me faisait parler à lui d’une façon intérieure qui m’était nouvelle et inconnue. Car, comme j’avais entendu dire qu’il fallait méditer pour faire l’oraison mentale, je ne pensais pas que ce que mon coeur disait à Dieu le fût, de manière que je suivais cet appel intérieur, ne sachant autre chose sinon que c’étaient de bons mouvements que la parole de Dieu produisait en mon âme et qui me poussaient de l’aller de plus en plus entendre

R 169

À la parole humaine du prédicateur qui traduit et interprète la parole de Dieu s’ajoute une connaissance directe de cette parole : c’est de Dieu que viennent les « grandes lumières » sur les contenus écoutés. Comme le met en évidence Christian Belin dans son étude sur la méditation chrétienne, la liturgie constitue un déclencheur de la contemplation : « La liturgie enseigne une manière de lire et de prier les Écritures, avec un art consommant de la dispositio. Les passages proposés à une incessante relecture, à l’intérieur d’un cycle annuel, ne sont pas sélectionnés pour offrir une anthologie, mais pour favoriser la contemplation[12]. » Malgré son jeune âge et son inexpérience spirituelle, Marie méditait spontanément et par inspiration divine sur les textes sacrés écoutés. La religieuse met l’accent sur le caractère inconscient de cette pratique et sur son ignorance dans le domaine spirituel : elle ne savait pas que son dialogue intérieur avec Dieu correspondait à la méditation, à « l’oraison mentale » dont elle avait entendu parler. Tout naturellement, Marie s’abandonnait à « l’appel intérieur » en se laissant aller aux « mouvements » engendrés par la parole divine.

Cette expérience de la parole de Dieu, qui est une nourriture spirituelle selon la métaphore de la « liqueur » qui se verse dans l’âme (R 168), nous semble une initiation chez Marie à la lectio divina, une lecture de type spirituel qui remonte à la tradition monastique médiévale et qui consiste en « une appropriation du texte inspiré, faite de ressassements et de pénétration intuitive du sens[13] ». Il s’agit d’une lecture qui dépasse le sens partagé de décodage mécanique, car elle se fait plus par le coeur ou par le fond de l’âme que par les facultés cognitives. Dans cette lecture, le langage humain, dont les variétés forment un système babélique, ne représente qu’un moyen de transition, un code que le retraitant met de côté aussitôt, en faisant le vide en soi, pour s’approprier le langage divin. Cette compréhension intime de la parole de Dieu que Marie commença à développer au cours des oraisons suscitées par les lectures collectives s’approfondit, ensuite, jusqu’à atteindre le degré le plus élevé de la méditation scripturale, le sens anagogique. En spirituelle qui n’accorde pas d’importance aux spéculations théologiques, Marie de l’Incarnation décrit cette activité dans une lettre qu’elle adresse à son fils en 1671, quelques mois avant de mourir :

Ce n’est pas qu’au commencement de mon Oraison, je n’envisage le mystère, car je suis dans l’impuissance de méditer, mais je me trouve en un moment et sans y faire réflexion dans mon fond ordinaire, où mon âme contemple Dieu, dans lequel elle est. Je lui parle selon le mouvement qu’il me donne, et cette grande privauté ne me permet pas de le contempler sans luy parler, et en ce parler, de suivre son attrait. […] Je ne sçai si ce sont ces sortes d’actes qu’on nomme d’anagogiques, car je ne m’arrête point à ces distinctions[14].

Dans la Relation, la lecture proprement dite se révèle une pratique contrôlée et impossible. La première indication de cette activité se situe au moment où Marie de l’Incarnation évoque son passage à la vie conjugale, état qui lui permettait des « petites libertés et des passe-temps » (R 163) qu’elle n’avait pas chez ses parents. Elle ajoute que, guidée par Dieu, elle abandonna ces divertissements, en particulier, écrit-elle, « la hantise des personnes de mon âge pour demeurer seule dans la maison à lire en des livres de piété, ayant entièrement quitté ceux qui traitaient des choses vaines et auxquels j’avais eu de l’attache purement pour mon seul esprit de récréation » (R 163). Comme dans plusieurs hagiographies féminines de l’époque, Marie de l’Incarnation reproduit, ici, le topos du « dégoût du monde » qui préfigure la conversion, c’est-à-dire le passage d’un état de péché à un état de rédemption[15]. Toute sainte fuit les dangers du monde censés s’opposer à la quête de Dieu, qu’il s’agisse de jeux d’enfant[16] ou de loisirs frivoles, comme les rencontres mondaines et les lectures impropres évoquées par la moniale. Ainsi, Marie arrêta de lire ces livres de « choses vaines », c’est-à-dire tout ouvrage de fiction qui n’occupait que l’imagination, pour passer à la lecture de textes plus adéquats à son élévation spirituelle.

Malheureusement, la Relation ne nous permet pas de reconstruire cette bibliothèque de « livres de piété ». Néanmoins, Marie de l’Incarnation précise qu’à l’époque de son mariage elle avait lu « les Psaumes en français » (R 167) et qu’elle méditait souvent sur ces paroles. Ensuite, en retraçant la période de service chez sa soeur, elle affirme, sans fournir les références précises, avoir lu « quelques livres qui enseignaient à faire l’oraison mentale, commençant aux préparatifs, préludes, divisions par points et matières, la façon de méditer, etc. » (R 191). Ces ouvrages prescriptifs qui recommandaient des procédures rigoureuses et structurées ne s’accordaient guère à l’inclination méditative de Marie. Puisqu’elle était habituée à contempler les mystères de la foi en s’abandonnant aux motions du Verbe Incarné, qui lui permettait de voir « tout d’un regard, par manière d’envisagement intérieur » (R 191), les contraintes de l’oraison mentale lui devinrent insupportables. L’effort de raisonnement qu’elle s’imposait en lisant finit par la rendre souffrante : « Je me faisais pour bien faire, ce me semblait, tant de violence qu’il m’en prît un bandement de tête qui me blessait notablement, dont je souffrais bien de la douleur. Le désir que j’avais de suivre ce livre de point en point me faisait recommencer tous les jours mes violences, et mon mal renforçait » (R 191-192). De tous les manuels spirituels lus à l’époque, le seul à ne pas endommager la santé de la veuve est l’Introduction à la vie dévote (1609) de François de Sales. De plus, il s’agit du seul ouvrage à avoir été cité, privilège qui ne tient pas seulement à la popularité du texte dans le milieu dévot. Si la religieuse lui voue cet intérêt c’est parce que l’ouvrage offrait une direction de conscience à ceux qui, comme elle, avaient plus besoin d’« éclaircissement sur diverses choses de la vie intérieure » (R 192) que de méthodes coercitives d’oraison.

Le malaise, éprouvé tout d’abord à la lecture des guides spirituels, s’étend, dans la suite de la Relation, à toutes sortes de lectures, ce qui fait que, finalement, Marie de l’Incarnation accuse les effets de l’activité même, plus que les textes. En se référant à l’époque de service chez sa soeur, au moment où son âme venait d’être élevée au rang d’épouse du Verbe Incarné, la religieuse décrit encore la lecture en termes de violence et d’effort, parce que cette fois-ci l’activité cognitive entravait son dialogue intérieur habituel avec Dieu. En d’autres mots, la concentration requise par la lecture représentait une privation spirituelle qui engendrait un sentiment de culpabilité. Mais Dieu profitait de ces moments de recueillement silencieux pour s’emparer de l’âme de Marie : « Ce que je lisais était beau. Selon mon inclination, j’eusse voulu y penser et m’y arrêter, et l’Esprit qui m’occupait en lui m’emportait » (R 259). Tout en considérant la lecture comme une « sainte occupation » (R 259), la religieuse insiste sur son impossibilité en attribuant la responsabilité à Dieu, maître inexorable de son esprit.

En 1633, après avoir prononcé ses voeux, Marie de l’Incarnation s’était adressée à un jésuite, le père Georges de la Haye, pour sa direction de conscience. Celui-ci, en plus de la rassurer sur l’orthodoxie de son parcours spirituel, lui conseilla de quitter la lecture d’un volume d’Alphonse Rodriguez[17] pour privilégier l’Écriture sainte. La moniale obéit, mais elle confesse à nouveau : « Comme j’ai dit, je lisais peu à cause que l’occupation intérieure ne me le permettait pas ; seulement je satisfaisais à mon obligation de règle le plus qu’il m’était possible » (R 303).

Sans vouloir démentir cette affirmation, il nous semble qu’en réalité Marie de l’Incarnation ait beaucoup plus lu qu’elle ne le dit. Elle a certainement dû se forcer en raison de ses transports spirituels, mais plusieurs indices nous invitent à relativiser l’aveu de la religieuse pour l’interpréter comme une tentative de dissimulation. Au-delà de l’évocation de quelques ouvrages, examinée ci-dessus, la Relation foisonne en citations bibliques de mémoire ou littérales. D’autres traces des lectures de la religieuse sont parsemées dans sa correspondance : elle parle de sainte Thérèse d’Avila[18], du Pseudo-Denys l’Aréopagite[19], de saint François de Sales[20], de la mère Jacqueline de Blémur[21] et de son fils qui, devenu bénédictin de la Congrégation de Saint-Maur, lui envoya ses Méditations chrétiennes pour tous les jours et principales fêtes de l’année parues en 1669[22]. Enfin, une dernière preuve est l’ensemble des lectures recommandées aux novices et aux religieuses du monastère de Québec dans les « Reiglemens », la deuxième section du document fondateur de la communauté que Dom Guy-Marie Oury attribue à l’ursuline[23].

Si Marie de l’Incarnation ne met pas en valeur son parcours intellectuel, c’est peut-être pour ne pas donner au lecteur l’impression de vouloir transgresser l’ordre social qui n’autorise que les hommes à avoir accès à une instruction de degré supérieur et au monde des lettres, une hypothèse corroborée par l’ambiguïté des énoncés qui mettent en relief le rapport de la moniale à l’écriture.

De l’écriture

La réticence que la religieuse manifeste par rapport à la révélation de son savoir acquis réapparaît dans ses nombreuses réflexions autour de l’écriture, dans les interventions métalinguistiques qu’elle glisse tout au long du texte pour essayer d’amoindrir son rôle auctorial. Tout en empruntant l’appareil formel de l’énonciation, Marie de l’Incarnation hésite à se reconnaître en tant que créatrice de son texte. La Relation reproduit les critères du « pacte autobiographique » élaboré par Philippe Lejeune[24], mais une légère distorsion s’observe quant à la question de l’identité de l’auteur. De toute évidence le « je » du personnage est relié au « je » de la narratrice, tandis que le maillon de l’auteure est desserré.

Cet aspect fait généralement l’objet d’un questionnement, indice d’un trouble à l’oeuvre, dans les écrits autobiographiques des spirituels. Comme le souligne Sophie Houdard[25], le statut auctorial des mystiques qui livrent les secrets de leur vie intérieure se distingue de tout autre condition d’écriture. Les mystiques se produisent toujours malgré eux, car la prise de parole dépend d’un ordre extérieur, souvent formulé par un confesseur et cautionné par Dieu. Si, d’un côté, l’auctorialité est partagée avec le commanditaire, terrestre ou divin, d’un autre, elle s’efface dans l’anonymat que les auteurs affichent. Ce procédé s’avère de toute manière inefficace, car les histoires racontées, même sans signature, portent les marques d’une identité reconnaissable par les lecteurs, les religieux et les dévots de l’entourage du confesseur et du mystique qui bénéficient de la circulation du manuscrit. C’est le cas de l’ursuline qui ne fixe son prénom sur la page qu’une seule fois dans la Relation. En supposant que son fils, véritable commanditaire du texte[26], a fait passer l’autobiographie en d’autres mains, nous doutons que les lecteurs n’aient pas reconnu la fondatrice des Ursulines de Québec. C’est en raison de cette éventualité que Marie de l’Incarnation pria Claude, lorsqu’elle lui envoya le texte, de le garder strictement pour lui[27].

L’hésitation à assumer le rôle auctorial tient à un précepte moral essentiel dans la culture chrétienne du xviie siècle : l’humilité. En fonction de cette vertu, toute manifestation du « moi », et spécialement l’autobiographie qui en est l’expression exaltée, risque de tomber dans les pièges de la vanité. Marie de l’Incarnation était consciente du danger de l’amour-propre, au point d’en formuler un avertissement adressé à son fils, jeune religieux : « notre propre amour nous rend esclaves et nous réduit à rien ; car est-ce quelque chose de sortit du tout pour être à nous-mêmes, qui ne sommes qu’un pur rien[28] ? ». Et pourtant, la moniale a été contrainte à rédiger le texte où le sujet de l’énonciation illustre le parcours de sanctification du sujet de l’énoncé. En craignant pour l’image de son intégrité morale, elle a déjoué la complaisance inhérente à toute reprise autobiographique en faisant de son « moi » un sujet agi plutôt qu’agissant, un sujet sans autonomie ni initiative qui s’est laissé conduire par Dieu. La narratrice instaure le Père Éternel en acteur principal et en maître de ses expériences humaines : par exemple, de son mariage et de son veuvage – « J’avais pour lors dix-neuf ans, auquel temps, Notre-Seigneur fit une séparation, appelant à soi la personne avec laquelle, par sa permission, j’avais été liée » (R 172) – ou de ses relations, comme on le lit dans le huitième chapitre, « Notre-Seigneur ayant éloigné le Révérend Père Dom Raymond, mon directeur » (R 295). Puis, de nombreux passages, dont nous ne fournirons qu’un aperçu, dévoilent évidemment que les phénomènes spirituels sont du ressort de la grâce : « Après tous les mouvements intérieurs que la bonté de Dieu m’avait donnés » (R 181), « Après cette opération de Dieu dans mon âme » (R 186), « Notre-Seigneur […] me conféra un nouveau don d’oraison » (R 190) et « La divine Majesté me voulant entièrement dépouiller et dénuer de mon propre vouloir » (R 323). Ainsi tout événement biographique, aussi bien extérieur qu’intérieur, est-il providentiel.

Marie de l’Incarnation partage la scène autobiographique avec Dieu, de même qu’elle met en commun l’auctorialité de sa Relation à travers une rhétorique de l’humilité scripturale. Celle-ci dépend d’une condition chrétienne universelle, valable pour tout spirituel sans distinction de genre, mais chez la religieuse elle se charge d’une valeur proprement féminine. Selon un topos de l’écriture monastique féminine qui remonte au Moyen Âge, la moniale justifie l’existence de son texte en se réclamant d’un acte d’obéissance à son directeur de conscience et du soutien divin. Le topos apparaît dans le pacte de lecture que la religieuse scelle dans la première page de l’autobiographie :

M’ayant été commandé de celui qui me tient la place de Dieu pour me diriger dans ses voies de mettre par écrit ce qui me sera possible des grâces et faveurs que sa divine Majesté m’a faites dans le don d’oraison qu’il lui a plu me donner, je commencerai mon obéissance pour son honneur et sa plus grande gloire, au nom du suradorable Verbe Incarné, mon céleste et divin Époux

R 159

La religieuse annonce qu’elle va retracer son parcours intérieur en devançant tout soupçon d’orgueil de la part du lecteur : elle n’écrit que pour l’« honneur » et la « gloire » de Dieu. Elle se dégage également de l’initiative scripturale en soulignant qu’elle s’est pliée à la volonté de son directeur spirituel. L’injonction reçue de celui-ci sera reprise dans les chapitres successifs, par exemple, dans un autre énoncé prospectif : « S’il plaît à notre divin Bienfaiteur de me faire la grâce de parfaire ce qui m’a été commandé, la suite fera voir ce qui se passe entre Dieu et l’âme » (R 220). D’après ce passage, il est clair que l’ordre humain du supérieur ne suffit pas à matérialiser la parole. L’écriture se révèle l’oeuvre d’une « grâce », le résultat de l’inspiration divine, ainsi que l’ursuline le répète un peu plus loin : « Je dis simplement ce que je crois être selon la vérité et, comme j’ai dit, ce que l’Esprit qui me conduit me presse de dire. […] je n’écris qu’en esprit humilié. Il n’y a que la seule obéissance qui me soutient et l’Esprit qui me fournit ce que j’ai à dire » (R 246). Tout en faisant précéder les verbes « dire » et « écrire » du pronom personnel à la première personne, la responsabilité énonciative est confiée à Dieu et au confesseur. Il s’agit, comme le constate Alessandra Ferraro, d’un empêchement énonciatif qui fait de la Relation un texte paradoxal : « la mystique doit écrire de soi, de son expérience intime, mais sans pouvoir maîtriser sa “voix”, sans pouvoir occuper la place de l’énonciation. Toute reconnaissance est niée tant au niveau social (c’est un religieux qui aura droit au rôle auctorial), qu’au niveau spirituel et existentiel (puisque c’est Dieu qui parle à travers sa plume)[29]. »

L’humilité féminine chez Marie de l’Incarnation ne se limite pas à la reproduction de la rhétorique de la dépendance de son directeur et de Dieu. La singularité de sa démarche repose sur la disposition de ces témoignages de soumission dans le texte. La religieuse recourt au topos à chaque fois qu’elle a l’impression d’avoir franchi les frontières du dicible pour une femme, autrement dit lorsque son écriture révèle une posture didactique, condamnable par une culture masculine qui a réactualisé les « interdictions pauliniennes » sur la parole féminine. D’après ces restrictions, les femmes pouvaient enseigner à leurs semblables, mais elles ne pouvaient pas prétendre à enseigner aux hommes et à avoir accès à la parole publique. À ce propos, Jean-Pierre Albert signale que les écrits autobiographiques féminins constituaient des alternatives aux limites expressives imposées : « Laïques ou religieuses, les femmes n’ont aucun accès légitime à la prédication ou à toute autre expression publique de leur foi. En un premier sens, leur écriture apparaît comme le substitut d’une parole interdite, du moins confinée dans des cercles étroits[30]. »

En appartenant à un ordre enseignant, Marie de l’Incarnation se familiarisa à une parole semi-publique qui s’avoisinait à la prédication, lorsqu’il s’agissait d’enseigner le catéchisme ou d’expliquer les mystères de la foi et les passages bibliques aux novices et aux élèves des Ursulines de Tours et de Québec. De plus, la moniale avait une disposition extraordinaire pour la prédication. Elle rapporte qu’étant novice elle avait « une très grande simplicité pour produire [s]es pensées » (R 289), ce qui encouragea ses jeunes consoeurs à lui demander de prêcher sur le Cantique des cantiques. Ensuite, elle relate qu’en se préparant à l’expérience missionnaire elle demandait au Père Éternel de soutenir l’expansion de sa parole : « je suis assez savante pour l’enseigner à toutes les nations ; donnez-moi une voix assez puissante pour être entendue des extrémités de la terre, pour dire que mon divin Époux est digne de régner et d’être aimé de tous les coeurs » (R 312). Cette vocation influence de nombreux passages de la Relation où le récit des expériences personnelles s’objective. Cette stratégie discursive, qui ressortit encore à une forme d’humilité, s’appuie sur la dissimulation du « moi » derrière une troisième personne, l’âme, un sujet dans lequel les lecteurs peuvent se reconnaître et tirer avantage pour leur cheminement spirituel[31].

Étant donnée l’étendue du procédé discursif, nous nous bornerons à un exemple tiré du sixième chapitre, lorsque la religieuse décrit l’expérience vécue par son âme dans l’état de tendance qui précéda le mariage spirituel avec Dieu :

Ce sont des touches intérieures et des écoulements divins si subtils, si intenses et si éloignés de la perception qu’il semble à l’âme qu’elle est absente de son Bien-Aimé ; et <si>[32], il est proche. Elle a les souhaits de l’Épouse ; elle l’invite, lui disant : Venez, mon Bien-Aimé, venez en mon jardin. Puis elle expérimente qu’il est proche d’elle et qu’elle entend sa voix qui est une manifestation comme à la dérobée qui la fait tressaillir d’aise et dire par ses élans amoureux : J’entends la voix de mon Bien-Aimé ! Voilà qu’il regarde ! Il est derrière la muraille, il me regarde à travers le treillis. Or est-il que dans la signification, la chose se passe de la sorte : cette muraille et ces treillis sont la grande distance entre Dieu et l’âme en ses grandeurs et sa créature en sa bassesse […]

R 241-242

Malgré l’absence des marques de la subjectivité dans le texte, il est évident que la religieuse a réellement vécu la circonstance narrée, la preuve en est qu’elle fournit le détail des opérations du Verbe Incarné et des sensations de l’âme. Pour expliquer le paradoxe du phénomène intérieur, une sorte de présence-absence du Bien-Aimé révélée par le lexique spatial, Marie de l’Incarnation fait prononcer à l’âme les propos de l’Épouse du Cantique des cantiques (soulignés dans le texte par l’italique). Mais la religieuse ne se limite pas à la citation, elle devient exégète biblique en éclaircissant le sens des termes « muraille » et « treillis ».

Quelques lignes plus loin, Marie de l’Incarnation essaye de remédier à la violation expressive :

Je confesse que je ne parle qu’en bégayant de ce qui se passe entre Dieu et l’âme, en ce commerce dont il l’honore, l’unissant avec lui, Majesté infinie. Et dans l’expérience de ces états d’oraison, je n’ai rien lu ni entendu de semblable, […]. Cependant, m’ayant été commandé d’écrire, j’en couche sur ce papier ce que l’Esprit de grâce qui me conduit m’oblige et me permet d’en écrire

R 242

La religieuse se défend à travers la réitération du topos du commandement humain et du soutien divin à l’écriture. Néanmoins, le passage apparaît contradictoire car il affiche une certaine conscience créatrice et auctoriale. En premier lieu, qualifier sa parole de bégayement, c’est affirmer en être la productrice, tout en ayant été inspirée de l’« Esprit de grâce ». En deuxième lieu, à travers l’aveu d’authenticité « je n’ai rien lu […] de semblable », la moniale définit l’originalité de sa Relation par rapport à tout autre texte et elle s’inclut implicitement dans la catégorie des auteurs spirituels.

Les récurrences de ces commentaires ambigus sur les compétences et la responsabilité scripturales finissent par subvertir la rhétorique de l’humilité et remettre en question la restriction expressive féminine. En se justifiant grâce à l’intervention divine, Marie de l’Incarnation parvient à contester la mentalité de son époque et à s’autoriser quelques digressions didactiques. En tout cas, le fait de refouler et d’assumer à la fois le rôle auctorial est le symptôme d’un trouble moral profond. Dans le treizième chapitre, la religieuse s’explique méticuleusement sur cet aspect en mettant en relief que son accès à l’écriture et à l’Écriture sainte la fait craindre pour son salut :

[…] si j’avais écrit toutes les grâces et faveurs que la divine Majesté m’a communiquées depuis que, par sa grande miséricorde, elle m’a appelée à la vie spirituelle, tant au sujet des passages de la sainte Écriture que de ses opérations intimes <dans> mon âme, il y en aurait un très gros volume, et toujours, comme j’ai dit, en plus haute perfection et croissance spirituelle ; mais je ne l’ai pas fait, la vue de mon indignité et bassesse de mon sexe m’en ayant empêchée ; […] j’ai toujours cru que sa divine Majesté ne me donnait ses grâces que pour servir à mon avancement spirituel et pour ma sanctification, et de plus que je souillais ces mêmes dons et que par ce moyen j’avais crainte d’être mise au rangs des hypocrites, donnant sujet de croire par ma production que j’étais quelque chose, et au fond, je ne suis rien et ne vaux rien en toutes <manières>, à cause de mes incorrespondances ; et tout cela me donne une grande crainte d’être reprise et confuse à l’article de la mort

R 427-428

Arrivée à la fin de son récit, Marie de l’incarnation livre une réflexion qui fait appel à l’indulgence de ses lecteurs, pour qu’ils ne la jugent ni hypocrite ni prétentieuse pour avoir obéi à Dieu en partageant son parcours spirituel avec la communauté chrétienne. En demandant à son public de comprendre l’embarras de sa situation, elle l’invite à aller au-delà des discriminations sexuelles de son époque, synthétisées dans l’expression « indignité et bassesse de mon sexe », en imaginant la privation de ce « très gros volume » qu’elle aurait pu écrire. La religieuse s’approprie en quelque sorte la conclusion de l’Évangile selon saint Jean (Jn 21, 25) pour souligner la disproportion entre son compte rendu et l’abondance de la miséricorde de Dieu à son égard : le saint avance que si on écrivait tout ce que Jésus Christ a fait, le monde ne suffirait pas à contenir tous les livres sur lui ; de son côté, Marie de l’Incarnation affirme que si elle avait retracé toutes les grâces reçues de Dieu, aussi bien les révélations sur l’Écriture sainte que les expériences intérieures, elle aurait dû écrire ce volume démesuré. Finalement, la religieuse dénonce que son seul défaut est d’être une femme, condition suffisante pour ne pas avoir la liberté de tout dire.

Pour conclure, la représentation de Marie de l’Incarnation lectrice et écrivaine nous montre que la Relation porte les marques de la contradiction du xviie siècle sur la condition féminine. Marie de l’Incarnation, par sa vocation religieuse, a eu accès à un savoir apparemment abondant et, par sa vocation mystique, elle a eu le droit de faire couler son encre, mais tout cela ne doit pas apparaître. La singularité de sa démarche discursive consiste à avoir réactualisé un ancien topos d’humilité féminine et, en particulier, à l’avoir renversé à travers une modeste conscience auctoriale. Même si sa voix est empêchée, emprisonnée dans l’entre-deux de la volonté divine qui lui demande d’écrire et les lois humaines qui entravent l’écriture, c’est de la contradiction que la moniale fait naître une assurance craintive, un sentiment paradoxal qui lui permet de « tromper » son lecteur et de revendiquer un rôle encore impensable.