Matérialisme et immatérialisme dans la pensée anglaise du xviiie siècle : Berington versus Priestley[Record]

  • Sébastien Charles

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  • Sébastien Charles
    Université de Sherbrooke

Pour l’historien de la pensée de l’Enlightenment, la notion d’immatérialisme, en philosophie, renvoie d’abord et avant tout à l’évêque de Cloyne, George Berkeley, qui a souhaité bâtir une épistémologie et une ontologie immatérialistes afin de récuser la validité de la thèse matérialiste, en montrant notamment que la matière telle qu’envisagée par ses adversaires à titre de substance inactive ne pouvait constituer l’essence même du réel. Bien que présentée comme absurde et potentiellement irréfutable, notamment par Diderot dans un passage fameux de la Lettre sur les aveugles, cette conception immatérialiste de la réalité n’en posait pas moins le problème d’une redéfinition de la matière, qui puisse échapper aux critiques berkeleyennes. Dans ce sens, l’immatérialisme, plus qu’une doctrine de substitution au matérialisme, doit être conçu comme une provocation à penser, à redéfinir le matérialisme, pour le rendre plus conséquent et plus probable, afin qu’au final il l’emporte sans contredit sur l’hypothèse adverse. C’est à l’intérieur de ce mouvement conflictuel en métaphysique que doit être envisagée la philosophie d’un Joseph Berington, auteur d’un immatérialisme très particulier, bien qu’inspiré en partie de celui de Berkeley, qui témoigne de cette redéfinition du matérialisme des Lumières britanniques, notamment par Joseph Priestley, et de la nécessité de l’envisager à partir des notions de force et d’énergie. Reste à en comprendre la nature, la portée, et les conséquences possibles, que Berington ne soupçonnait sans doute pas. La discussion autour de la possibilité du matérialisme au xviiie siècle est avant tout tributaire du célèbre passage de la quatrième partie de l’Essai de Locke portant sur l’existence et l’essence divines où est avancée la possibilité que Dieu ait pu attribuer à la matière le pouvoir de percevoir et de penser plutôt que de créer deux substances hétérogènes, alternatives qui, aux dires de Locke, sont également probables à première vue du fait qu’il n’est pas donné à l’entendement humain la possibilité de pénétrer suffisamment l’essence des substances pour connaître leur mode de fonctionnement. Cela étant, Locke n’en reste pas moins persuadé qu’une analyse sérieuse de l’hypothèse matérialiste devrait conduire à en rejeter l’adoption, du fait des difficultés inhérentes à ce système. À cet égard, Locke pointe plusieurs difficultés qui paraissent insurmontables, et notamment la question de la production matérielle de la pensée — si la pensée est effectivement une propriété essentielle de la matière, doit-on alors concevoir que tous les corpuscules sont pensants comme ils sont tous étendus, ce qui paraît à première vue relativement cocasse ? Mais s’ils ne le sont pas, comment leur arrangement pourrait suffire de lui-même à l’émergence de la pensée ? Ces deux questions constitueront l’arrière-fond du débat théorique à venir entre matérialistes et immatérialistes et laissent entendre qu’en l’état, la définition de la matière telle que conçue par Locke et ses contemporains ne permet pas à l’hypothèse matérialiste de s’imposer en termes de vraisemblance. C’est dans ce cadre qu’il faut envisager la pensée de Joseph Priestley, qui vise une réinterprétation conceptuelle du matérialisme, afin de mieux comprendre en quoi l’immatérialisme de Joseph Berington, bien qu’inspiré de celui de Berkeley, n’en est pas moins différent, du simple fait que le matérialisme auquel il s’oppose n’a cessé d’évoluer au cours du siècle, et a pris sous la plume de Priestley une forme quasi définitive, c’est-à-dire celle d’un matérialisme scientifique, au fait des découvertes de l’époque intégrées à une perspective ontologique qui en rend compte, du moins qui le fait mieux que ne le fait la perspective adverse. La difficulté qui s’est d’abord posée aux tenants du matérialisme a été de contourner l’objection d’une matière inerte, conforme à la description de l’épicurisme antique …

Appendices