Du secret d’État au for intérieur : tourments du vieil âge dans l’Entretien avec moi même de Jacques Necker[Record]

  • Catherine Dubeau

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  • Catherine Dubeau
    University of Waterloo

Parmi les manuscrits légués par Jacques Necker, il en est peu d’aussi intimes que l’Entretien avec moi même, rédigé à l’époque du Consulat. Conservés dans les archives du château de Coppet, en Suisse, le brouillon (intitulé simplement Entretien avec moi meme) et la version remaniée (Entretien avec moi même : Motifs pour ou contre mon retour en France) n’ont jusqu’ici fait l’objet d’aucune édition intégrale. Les deux textes ne sont pas des autographes mais consistent en copies plus ou moins annotées de la main de Necker. À notre connaissance, seuls quelques fragments ont été publiés par Auguste de Staël (Oeuvres complètes de M. Necker, 1820-1821), le comte d’Haussonville (Madame de Staël et M. Necker, 1925), Édouard Chapuisat (Necker (1732-1804), 1938), Béatrix d’Andlau (La jeunesse de Madame de Staël : 1766-1786, 1970) et Ghislain de Diesbach (Necker ou la faillite de la vertu, 1978). Là où le lecteur s’attend à une réflexion de nature politique, se déploie la voix d’un homme fragilisé par son grand âge et tourmenté par les instances répétées de sa fille, désireuse de le voir quitter Coppet pour Paris. Necker soupèse le pour et le contre d’un tel déplacement. Dans la foulée, passé et présent, jeunesse et vieillesse, carrière politique, vie mondaine et retraite solitaire passent au crible de la comparaison. Éditeur des Oeuvres complètes de son grand-père, Auguste de Staël soulignait dès 1821 la nature privée de l’exercice en évoquant ces « notes [de Necker] destinées pour lui seul ». Troublantes d’authenticité, ces pages lèvent le voile sur un homme méconnu et dont seule Germaine de Staël et son fils Auguste avaient pu donner quelques aperçus dans leur préface respective. L’Entretien avec moi même nous permet d’aller plus avant dans notre connaissance de Necker en montrant à l’oeuvre une écriture introspective manifestement chère à l’auteur, à un moment où il se trouve en proie au doute et au déchirement intérieur. Le présent article souhaiterait amorcer l’analyse des manuscrits en portant son attention sur trois éléments fondamentaux du processus d’autoreprésentation, soit le triple rapport de Necker à sa fille (Madame de Staël), à sa condition d’homme vieillissant, enfin à son passé de ministre. En abordant de front le problème du lieu de vie, Necker pose une question de nature particulière tout autant que générale : quelle place pour le vieillard dans cette France consulaire, écartelée entre Révolution et Empire ? Les manuscrits de l’Entretien ne peuvent être datés avec précision, cependant quelques indices nous permettent d’établir les limites temporelles de leur rédaction. Necker répète à plusieurs reprises qu’il écrit alors qu’il a quitté la France depuis 10 ans – une occurrence indique « dix ou douze ans ». Or le départ de France a lieu en septembre 1790, dans les circonstances très difficiles que l’on sait. En effet, le troisième ministère de Necker s’achève sur une démission le 3 septembre 1790, alors que l’homme d’État ne jouit plus de la confiance royale et que l’Assemblée n’est plus favorable à ses conseils. Le point de rupture est atteint lorsqu’il se trouve personnellement menacé – tout comme les autres ministres – par une foule cherchant à se venger de l’écrasement violent d’une mutinerie de soldats ayant eu lieu quelques jours auparavant à Nancy. Lorsque La Fayette lui suggère de s’abriter en lieu sûr, Necker écrit à l’Assemblée pour annoncer sa démission et se réfugie définitivement en Suisse, au château de Coppet acquis en 1784. Ainsi, la chronologie nous permet d’émettre l’hypothèse selon laquelle les textes auraient été rédigés vers 1800, ce qui correspond …

Appendices