Abstracts
Abstract
The eighteenth century occupies a crucial place in the history of tears. Not only did this period gave rise to the concept of sensibility, but it also witnessed the development of new aesthetic and moral codes founded on the exaggerated use of tears. This article, which is concerned precisely with such codes, examines the nature and significance of emotional display in the eighteenth century. It argues that throughout this era, tears were associated with moral renewal and they were intended to be shared, particularly when engendered on the theatre stage. This study also shows how these collective tears were steadily devalued as a public good throughout the nineteenth century, to the point that the act of weeping became personal and intimate, valorizing the individual instead of the communal.
Article body
De la parution des Lettres portugaises (1669), dont le succès marque la révélation soudaine de nouveaux paysages sentimentaux, à celle de La Nouvelle Héloïse (1761), qui consacre la valorisation de l’âme sensible, la question des larmes occupe une place centrale dans l’histoire littéraire[1]. Cette période charnière est en effet marquée par une montée en puissance de notions telles que celles d’individu et d’intimité. Le xviiie siècle expérimente les territoires inexplorés de la sensibilité ainsi que les épanchements des âmes sensibles qui envahissent, au fil du siècle, le champ des représentations culturelles.
De l’oeil mouillé au flot ininterrompu en passant par la larme discrète, la palette de l’expression des larmes est large. Anne Vincent-Buffault rappelle que c’est d’ailleurs en lisant des romans où les personnages pleurent abondamment, que se rencontre la question des larmes au xviiie siècle : « Les amants baignent leurs lettres de larmes, les amis s’embrassent en pleurant et les spectateurs s’épanchent avec délectation[2] ». Les pleurs accompagnent les pratiques de lecture et sont désirés par un public qui tend à établir un lien entre l’auteur et le lecteur. Il semble qu’une nouvelle économie des signes corporels se met progressivement en place au xviiie siècle. S’instaure alors une véritable éthique du sentiment comprise comme une nouvelle façon de décrire, voire de ressentir, les émotions[3] : les larmes sont de plus en plus associées, au cours du siècle, aux modes de sociabilité.
Outre dans les romans, l’usage démonstratif des larmes au xviiie siècle est aussi visible au théâtre où l’effusion se pratique en public : les spectateurs y pleurent beaucoup et surtout aiment à s’y montrer en larmes. Il y a là une véritable mise en scène de l’intimité où, paradoxalement, on s’émeut en public de sentiments privés. Ainsi, au cours du xviiie siècle, se dessine un modèle de circulation sensible où le goût des larmes et l’éthique sensible marquent profondément la pratique et la théorie théâtrales des Lumières. Autour de l’efficacité pathétique, conçue comme adhésion sentimentale, s’élabore un modèle dramaturgique original[4]. Avec la vogue des comédies larmoyantes et des drames bourgeois, le théâtre témoigne de l’écho de ce modèle sensible : dans la salle, les spectateurs assemblés pleurent ostensiblement, célébrant ainsi la rencontre des sentiments naturels et d’une véritable scénographie de la sensibilité[5]. En s’unissant aux pleurs du comédien, le spectateur devient lui-même acteur et ses larmes un objet de spectacle. Cette nouvelle « stratégie lacrymogène[6] », observable dans de nombreuses pièces, modèle ainsi en profondeur l’écriture dramaturgique.
En examinant l’évolution du rôle dévolu au sentiment et aux larmes au cours du siècle, nous pouvons tenter de prendre la mesure des interférences entre l’écriture des larmes et l’imaginaire culturel dans lequel cette écriture s’enracine, à un moment très particulier de l’histoire des sensibilités. Une telle réflexion s’inscrit dans une perspective d’ordre littéraire qui implique d’étudier non seulement la mise en scène des larmes dans les écrits de l’époque, mais aussi l’histoire d’une réception toujours marquée davantage par les exigences de la sensibilité, le succès des pièces ou des romans se mesurant désormais souvent à leur succès de larmes. De nouvelles pratiques de lectures se développent alors, faisant émerger avec elles une nouvelle population de lecteurs aimant à être émus aux larmes.
Le plaisir des larmes
En effet, si les larmes coulent dans les romans, elles coulent aussi chez les lecteurs au point que s’institue dans le dernier tiers du xviiie siècle un nouveau type de réception. On peut penser notamment à Marmontel qui, lors des soupers de Mme Geoffrin, lisait ses contes à haute voix : « Ce qui me ravissait moi-même, c’était de voir de près les plus beaux yeux du monde donner des larmes aux petites scènes où je faisais gémir la nature et l’amour[7] ». Les scènes d’effusion inondent les correspondances ainsi que les comptes rendus de spectacles et la sensibilité intègre même le domaine des sciences. Dans sa théorie de la nature humaine, Mistelet exprime l’idée que les larmes sont au sommet de la hiérarchie des signes du plaisir qu’exprime le corps :
Tous les hommes cherchent le plaisir et les méchants comme les autres, et tous expriment celui qu’ils ressentent par des signes et des sons. Les plaisirs qui ne touchent que superficiellement nos organes, se font connaître par les ris ; mais ceux dont nous sommes réellement affectés, qui remplissent nos âmes, les grands plaisirs enfin restent concentrés dans notre coeur ou ne s’expriment que par des larmes[8].
Il s’agit donc de disqualifier les rieurs ainsi que ceux qui font rire pour vanter la sensibilité de l’artiste qui s’intéresse au genre larmoyant. Derrière toutes ces marques d’intérêt pour la sensibilité transparaît une volonté des hommes de lettres de délimiter un bon usage des larmes : il convient d’éduquer par la sensibilité. Le théâtre du xviiie siècle ne manque pas de le faire. En élargissant le cercle des échanges de larmes, on voit se dessiner une certaine philosophie du sentiment d’humanité qui veut que l’on s’émeuve des malheurs d’autrui par des signes expressifs. Les larmes réunissent les spectateurs et naît alors une nouvelle forme de sociabilité qui procède de la visibilité de l’émotion. Grimm analyse les mécanismes de cette nouvelle philanthropie dans sa Correspondance littéraire :
Les hommes sont tous amis au sortir du spectacle. Ils ont haï le vice, aimé la vertu, pleuré de concert, développé les uns à côté des autres ce qu’il y a de bon et de juste dans le coeur humain. Ils se seront trouvés bien meilleurs qu’ils ne croyaient, ils s’embrassaient volontiers : […] on ne sort pas d’un sermon mieux disposé. Une lecture qu’on fait dans le silence et dans le secret ne produira pas le même effet. On est seul, on n’a personne témoin de son honnêteté, de son goût, de sa sensibilité et de ses pleurs[9].
Larmes collectives : un rituel social
Dès lors, une modification s’opère au xviiie siècle par rapport au geste de pleurer : peu à peu, l’absence de larmes est perçue comme une insensibilité, un manque d’humanité et une incapacité à partager les douleurs d’autrui et à se reconnaître dans la condition commune de tous les hommes. Non seulement pleurer en public est naturel mais s’en abstenir est devenu une marque honteuse d’insensibilité. Pleurer ensemble relève plus que d’un simple partage des larmes : ce geste lie profondément les spectateurs autour d’une cause morale qui les unit. Ainsi, le théâtre, comme lieu de pleurs partagés dans la reconnaissance mutuelle, permet à chacun de prouver la bonté de son naturel et l’excellence de ses relations. Le regard et la participation des autres multiplient alors les effets moraux. Louis-Sébastien Mercier note que les spectateurs jugent au théâtre « en hommes publics », et non selon leurs intérêts privés :
Point de passions représentées qui ne soient indifférentes à l’assemblée ; […] l’assemblée versera de douces larmes et aucun ne pourra se dérober aux traits de sympathie si supérieure aux vues rétrécies de l’amour propre et de l’intérêt personnel[10].
C’est bien ce concept de « sympathie » qui permet de comprendre comment l’affectivité intervient dans la constitution de la socialité et qui est fondée sur la compassion bienfaisante aux malheurs d’autrui[11]. L’idée de partager des transports et des larmes rentre dans un vrai code social du pleur où le fait de manifester des émotions est perçu comme un mérite et une vertu et où il y a une vraie conversion par les larmes : pleurant à la vue des personnages eux-mêmes en pleurs, le spectateur découvre sa propre sensibilité. Le partage des larmes s’apparente alors à un rituel social où se constitue une communauté de sujets sensibles. C’est ainsi que, tandis que le xviie siècle accordait essentiellement une valeur religieuse aux larmes, le xviiie siècle, fait remarquer Michel Delon, les interprète davantage comme « la preuve de la sensibilité commune à tous, donc d’une solidarité entre les êtres ; elles marquent moins la conscience déchirée d’une insuffisance par rapport à Dieu que la violence d’un état affectif et la perspective d’une communauté humaine[12] ».
Dans ce contexte, les larmes sont comprises comme une façon d’exprimer un sentiment spontané et involontaire qui révèle une sensibilité et une solidarité par rapport à la souffrance d’autrui. On pleure de la délectation de se sentir exister ou du fait qu’on partage une douleur. C’est un partage de tout un ensemble de valeurs qui sont celles des Lumières. C’est aussi un geste de bienfaisance et d’humanité : en secourant le malheureux, on partage une compassion et on se met à pleurer dans ce mouvement de sensibilité. Cela n’est pas sans rappeler la tradition écossaise du « sens moral » où Hutcheson, Hume[13] et Smith (et, avant eux, leur père spirituel anglais, Shaftesbury) partagent un même programme reposant sur l’idée que la nature humaine serait intrinsèquement bienveillante. Chez eux, le sens moral serait la faculté de percevoir la bienveillance exemplifiée par un agent dans ses actions, bienveillance que Hutcheson définit comme « un désir désintéressé du bonheur d’autrui[14] ». Hume note, quant à lui, que c’est grâce au phénomène de la sympathie qu’un être vivant participe à la sensibilité des autres et que nous pouvons donc « nous reconnaître comme des êtres sentants ou animés, et nous comporter les uns à l’égard des autres en tenant compte de cette sensibilité ainsi partagée[15] ».
Les pleurs versés en commun scellent alors un pacte social de sensibilité qui fait du théâtre une sorte d’assemblée politique. Dans ce rassemblement unanime de pleurs, Anne Vincent-Buffault rappelle que l’homme dont l’oeil reste sec occupe une position dangereuse : « il est soit fort au-dessus, soit fort au-dessous de l’humanité. Scélérat ou génie, il se tient dans tous les cas en dehors des règles non seulement sociales mais humaines[16] ». Ainsi, si les larmes deviennent une preuve d’humanité garantissant la valeur morale de celui qui les verse, celles-ci se radicalisent au cours du siècle au point que le refus de pleurer dans des circonstances touchantes revient à s’exclure de la communauté vertueuse et à sombrer dans ce que le xviiie siècle nomme la barbarie[17].
Rousseau et la critique des larmes
C’est dans ce contexte que Rousseau, en disqualifiant l’émotion théâtrale, fait figure d’exception menaçante :
L’on croit s’assembler au spectacle et c’est là que chacun s’isole, c’est là qu’on va oublier ses amis, ses voisins, ses proches pour s’intéresser à des fables, pour pleurer les malheurs des morts ou rire aux dépens des vivants[18].
On le sait, Rousseau ne croit pas à la valeur moralisatrice du théâtre : le spectateur, seul dans la foule, s’évade seulement dans l’imaginaire au point de négliger le cercle de ses intimes. Selon lui, l’amour de la morale est naturel au coeur humain et ce n’est pas « d’un arrangement de scènes théâtrales » qu’elle naît. Le théâtre ne développe rien et, en faisant pleurer, l’auteur ne fait que flatter ce sentiment, il ne le crée pas : cette émotion passagère n’est selon lui « qu’une pitié stérile qui se repaît de quelques larmes et ne produit pas le moindre acte d’humanité[19] ». Le spectateur, habitué à voir agir la vertu sur scène, devient alors passif et perd le mouvement de la charité dans la rue. Dès lors, l’amour-propre du spectateur étant flatté par la sensibilité dont il a fait preuve au théâtre, il ne lui reste plus de pitié agissante et bienfaisante.
Par ailleurs, dans la Lettre à d’Alembert, Rousseau critique la théorie de l’abbé Du Bos qui voyait entre les émotions réelles et celles qui étaient représentées au théâtre une simple différence de degré[20]. Pour Rousseau, au contraire, il y a une différence de nature qui réside dans l’incapacité de l’émotion récitée d’instaurer une authentique relation morale entre les individus. Ce n’est peut-être pas un hasard s’il compare les « pleureuses de loges », si fières de leurs larmes, à la cruelle Messaline qui n’hésite pas à s’émouvoir (extérieurement seulement) devant la défense éloquente de Valerius Asiaticus, quitte ensuite à demander à Vitellius de le condamner à mort. Ce type de larmes exprime pour Rousseau une émotion superficielle limitée à l’exaltation du moment et qui n’est pas en mesure de contribuer d’aucune manière à l’action dans le monde :
Au fond, quand un homme est allé admirer de belles actions dans des fables, et pleurer des malheurs imaginaires, qu’a-t-on encore à exiger de lui ? N’est-il pas content de lui-même ? Ne s’applaudit-il pas de sa belle âme ? Ne s’est-il pas acquitté de tout ce qu’il doit à la vertu par l’hommage qu’il vient de lui rendre ? Que voudrait-on qu’il fasse de plus ? Qu’il la pratiquât lui-même ? Il n’a point de rôle à jouer, il n’est pas comédien[21].
Il y a ainsi, pour Rousseau, une différence émotive entre les larmes immorales et les larmes vertueuses. Marco Menin distingue celles-ci ainsi : « si les premières se caractérisent par un pic d’intensité éphémère suivi par un déclin rapide, les secondes se développent et arrivent à maturité dans l’intimité, facilitant la transformation de l’émotion en un sentiment moral qu’il est possible de partager immédiatement[22] ».
Toutefois, l’avis de Rousseau reste isolé et la plupart des dramaturges croient aux effets bénéfiques du théâtre et à sa vertu moralisatrice. Diderot note même que « le parterre de la comédie est le seul endroit où les larmes de l’homme vertueux et du méchant sont confondues[23] ». L’impression reçue demeurerait donc avec l’homme vertueux et le spectateur « sort de sa loge moins disposé à faire le mal que s’il eût été gourmandé par un orateur sévère et dur[24] ». Ainsi, Diderot rejoint Grimm en ce qu’il croit comme lui en la vertu moralisatrice des larmes versées au théâtre. Il considère la pitié ressentie face au spectacle de la douleur comme une impulsion physique à laquelle on ne peut pas résister. Ce spectacle a d’autant plus de mérite qu’il fait pleurer l’homme vertueux comme le méchant, il fait haïr le vice et aimer la vertu. Cette assemblée, qui assure sa cohésion par des larmes versées en commun, témoigne donc de nouvelles conventions sociales au théâtre. Pleurer en commun au spectacle permet de s’assurer et de se témoigner mutuellement de sa capacité à vivre avec ses semblables : il pourrait s’agir là d’une sorte « d’expérience philosophique agréable[25] ».
La comédie larmoyante : des larmes des personnages à celles des spectateurs
Dès lors, toute une stratégie des larmes au théâtre se met progressivement en place pour répondre à une demande pressante du public. C’est dans ce contexte que la comédie larmoyante émerge grâce à Nivelle de la Chaussée dès 1735. Ce genre théâtral, illustré notamment par les quelque quarante pièces en vers de ce dramaturge[26], n’a pas la prétention d’amuser, mais d’émouvoir et d’attendrir. Ces drames sentimentaux ont plutôt pour but d’intéresser par le spectacle d’infortunes domestiques. On y voit des personnages vertueux appartenant traditionnellement à la bourgeoisie, en proie à des crises domestiques. Prévost fait remarquer que le public a donné des marques extraordinaires d’approbation à ces nouvelles pièces qui prônent le triomphe de la conjugalité bourgeoise. Il note au sujet du Préjugé à la mode (1735) : « On a ri, on a versé des larmes, on a senti toutes les passions qu’il a plu à l’auteur d’exciter[27] ». Avec cette critique du mode de vie traditionnel des courtisans qui méprisent les affections dans le mariage, Nivelle de la Chaussée remporte un grand succès public : la pièce sera jouée 160 fois depuis sa création en 1735 jusqu’en 1786.
Dans son Essai sur l’art dramatique, Louis-Sébastien Mercier insiste sur la sensation de plaisir que procure la comédie larmoyante dont les auteurs ne nous attristent « que pour notre intérêt et notre plaisir », nous arrachant des « larmes délicieuses » qui « sont le plus doux attribut et l’expression naturelle de notre sensibilité[28] ». Ce plaisir ne peut être ressenti que si le poète propose avant tout des scènes pathétiques auxquelles le spectateur doit réagir par la pitié :
Rien n’entre plus avant dans le coeur de l’homme que la pitié. Est-il un mouvement plus délicieux que de sentir son âme s’écouler, se fondre sous les impressions de cette passion généreuse[29] ?
Il n’est donc plus question d’éviter la passion mais bien plutôt de la rendre vertueuse. De la passion à la compassion, le public veut pleurer pour autrui : « La multitude ne demande qu’à verser des larmes sur les malheurs qui la touchent et elle sent le plaisir attaché à ces larmes[30] ». On voit bien, dès lors, la place décisive que tient le xviiie siècle dans cette histoire si particulière des larmes : celles-ci constituent à cette période charnière un medium qui extériorise les passions intimes. Elles font aussi l’objet d’une valorisation morale et deviennent un signe requis, gage de la réussite esthétique d’une pièce autant pour les dramaturges que pour les spectateurs.
Cet aspect public des larmes contraste avec une expérience spécifiquement intime qui se développe dès le début du xixe siècle. La valorisation de l’expression individuelle se manifeste par des larmes qui deviendront, au fil des décennies suivantes, de plus en plus réservées à la sphère privée, comme si la sensibilité la plus vraie devenait la plus intime et donc souvent la plus cachée. Les écrivains se moquent de la sentimentalité des spectateurs qui aiment à s’émouvoir sur des clichés. C’est alors que s’opère un lent déplacement de la sensibilité à la sensiblerie. Les effusions en public réclament peu à peu davantage de pudeur : c’est dans le secret ou dans l’obscurité que l’on goûte dorénavant le mieux aux pleurs. Dans leur histoire culturelle des sensibilités, Alain Corbin, Georges Vigarello et Jean-Jacques Courtine analysent avec finesse ce passage de l’exaltation des larmes à leur dénigrement et ils signalent que l’émotion n’est plus considérée, à la fin du xviiie siècle, comme un comportement qui se donne à voir, mais comme une composante de la vie intérieure[31]. Soudain, les sanglots douloureux sont perçus comme une faute de goût[32] et vont même finir par susciter de l’inquiétude : ils sont parfois indice de pathologie[33]. Ce renversement et cette lente dépréciation, qui participent du processus d’individualisation des signes de l’émotion, révèlent le partage qui s’opère peu à peu entre le public et le privé, la représentation du social et la représentation du sujet. La montée de l’intime au xixe siècle transforme alors les larmes en signe étrange et en expérience inquiétante de dépossession de soi.
Appendices
Notes
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[1]
Pour une réflexion sur l’évolution de ce langage que constituent les larmes, à un moment très particulier de l’histoire des sensibilités, voir notamment Littératures classiques, no 62, dir. Adélaïde Cron et Cécile Lignereux, « Le langage des larmes aux siècles classiques », été 2007.
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[2]
Anne Vincent-Buffault, Histoire des larmes, xviiie-xixe siècles, Paris, Rivages, 1986, p. 7.
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[3]
Dans son panorama historique et littéraire de l’histoire de la sensibilité, Florence Lotterie rappelle qu’à chaque période correspond une nouvelle représentation de la sensibilité, révélatrice de l’évolution des modes d’expression littéraire dans leur rapport à l’affirmation moderne du sujet. Voir Littérature et sensibilité, Paris, Ellipses, coll. « Thèmes & études », 1998.
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[4]
Voir, à ce sujet, Sophie Marchand qui remarque que, envisagé du point de vue de son effet et non pas de ses qualités poétiques, le théâtre au xviiie siècle doit émouvoir, et ce, aussi bien pour les théoriciens que pour le public (Théâtre et pathétique au xviiie siècle : pour une esthétique de l’effet dramatique, Paris, Champion, coll. « Les dix-huitièmes siècles », 2009).
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[5]
Le pathos présent dans les pièces de théâtre du xviiie siècle s’adresse à un public qui sait apprécier les acteurs et les actrices qui possèdent le don des larmes, cette capacité à faire pleurer en pleurant soi-même. Les dramaturges présentent sur scène des tableaux attendrissants propres à ébranler la sensibilité. Par exemple, la présence d’enfants sur scène fournit le prétexte à cette nouvelle sensibilité des spectateurs : c’est ainsi que dans Le Cri de la nature (1771) d’Armand, on voit un nourrisson au maillot sur la scène du théâtre de Fontainebleau. L’auteur en tire l’effet escompté puisque, selon Bachaumont, le public versa des torrents de larmes. La scène de reconnaissance suscite par ailleurs des effets spectaculaires : ces familles reconstituées s’embrassent au final avec force et le public s’émeut (voir Anne Coudreuse, Le Goût des larmes au xviiie siècle, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Écriture », 1999, p. 63-82).
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[6]
Jean-Jacques Roubine, « La stratégie des larmes au xviie siècle », Littérature, no 9, février 1973, p. 64. Laurence Marie, quant à elle, analyse en détail cette évolution dramaturgique, où les comédiens et comédiennes ne sont plus considérés comme de simples déclamateurs, mais sont incités à mobiliser tout leur corps pour donner à voir les passions de leur personnage, parfois par-delà les mots (voir Inventer l’acteur. Émotions et spectacles dans l’Europe des Lumières, Paris, Sorbonne Université Presses, coll. « Theatrum mundi », 2019). Anne Coudreuse remarque également que le pathos laisse une place prépondérante au corps qui accède ainsi à un nouveau statut littéraire au xviiie siècle (voir Le Goût des larmes au xviiie siècle, op. cit., p. 101-111).
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[7]
Jean-François Marmontel, Mémoires, Paris, Tourneux, 1891, t. II, p. 180.
-
[8]
Mistelet, De la sensibilité par rapport aux drames, aux romans et à l’éducation, Amsterdam/Paris, Mérigot Jeune, 1777, p. 26-27.
-
[9]
Friedrich Melchior Grimm et al., Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Maurice Tourneux, Paris, Garnier Frères, 1878, t. IV, 15 juillet 1760, p. 263.
-
[10]
Louis-Sébastien Mercier, Du théâtre, ou nouvel essai sur l’art dramatique, Amsterdam, E. van Harrevelt, 1773, p. 203. Nous soulignons. Sur le sujet de la sympathie, de sa « généalogie » et de la diversité des champs que cette notion investit, voir Thierry Belleguic, Éric Van der Schueren et Sabrina Vervacke, Les Discours de la sympathie. Enquête sur une notion de l’âge classique à la modernité, Québec, Presses de l’Université Laval, « Les collections de la République des Lettres », 2007.
-
[11]
Voir Pierre Macherey, « Sympathie », dans Philippe Raynaud et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de philosophie politique, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 1996, p. 656-660.
-
[12]
Michel Delon, « Larmes », dans Michel Delon (dir.), Dictionnaire européen des Lumières, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 1997, p. 643.
-
[13]
C’est dans le Traité de la nature humaine que Hume développe le plus systématiquement sa théorie de la sympathie. Il y note que par sympathie, on ne doit entendre ni bienveillance ni altruisme ni amitié. Par sympathie, Hume entend la communication affective qui revêt souvent la forme d’une imitation ou même d’une contagion des sentiments et qui conduit aux phénomènes d’influence et, dans certains cas, d’identification. Il note encore qu’elle prend le plus souvent des formes positives et constructives du lien social. Pour Hume, la sympathie n’est donc pas un sentiment ou une passion parmi d’autres, elle est la qualité sociale de toutes les passions et elle est coextensive à tout le champ des passions (voir Traité de la nature humaine, trad. Jean-Pierre Cléro, Paris, Garnier-Flammarion, 1991, liv. II, p. 164 et Spiros Tegos, « Pitié et sympathie chez Rousseau et Hume : l’aporie de la normalisation des rapports sociaux », dans Thierry Belleguic, Éric Van der Schueren et Sabrina Vervacke (dir.), Les Discours de la sympathie, op. cit., p. 407-422).
-
[14]
Francis Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu [1725], trad. Anne-Dominique Balmès, Paris, Vrin, coll. « « Bibliothèque des Textes philosophiques », 1991, vol. 2, p. 144.
-
[15]
David Hume, Traité de la nature humaine, op. cit., liv. II, p. 167. Voir aussi Gilbert Boss, « Sympathie et causalité chez Hume », dans Thierry Belleguic et Jean-Pierre Cléro (dir.), Les Discours de la sympathie. Enjeux philosophiques et migrations conceptuelles, Paris, Hermann, 2014, vol. 2, p. 113-125.
-
[16]
Anne Vincent-Buffault, Histoire des larmes, xviiie-xixe siècles, op. cit., p. 74.
-
[17]
Zilia, enlevée par les Espagnols du Temple du Soleil, écrit à son amant dans les Lettres d’une péruvienne : « Loin d’être touchés de mes plaintes, mes ravisseurs ne le sont pas même de mes larmes ; sourds à mon langage, ils n’entendent pas mieux les cris de mon désespoir. Quel est le peuple assez féroce pour n’être point ému aux signes de la douleur ? Quel désert aride a vu naître des humains insensibles à la voix de la nature gémissante ? » (Françoise de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne [1747], éd. Bernard Bray et Isabelle Landy-Houillon, Paris, Garnier Flammarion, 1983, p. 57).
-
[18]
Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les spectacles [1758], dans Oeuvres complètes, Amsterdam, Marc Michel Rey, 1851, t. III, p. 119.
-
[19]
Ibid., p. 78-79.
-
[20]
« Les Peintres et les Poètes excitent en nous ces passions artificielles, en présentant les imitations des objets capables d’exciter en nous des passions véritables. Comme l’impression que ces imitations font sur nous est du même genre que l’impression que l’objet imité par le Peintre ou par le Poète ferait sur nous : comme l’impression que l’imitation fait n’est différente de l’impression que l’objet imité ferait, qu’en ce qu’elle est moins forte, elle doit exciter dans notre âme une passion qui ressemble à celle que l’objet imité y aurait pu exciter » (Jean-Baptiste Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, Utrecht, Étienne Neaulme, 1732, p. 15).
-
[21]
Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les spectacles, op. cit., p. 23-24.
-
[22]
Marco Menin, « L’Ambiguïté des larmes : Rousseau et la moralité de l’émotion », L’Esprit créateur, vol. 52, no4, Hiver 2012, p. 114.
-
[23]
Denis Diderot, De la poésie dramatique [1763], dans Oeuvres esthétiques, Paris, Garnier, 1968, p. 196.
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[24]
Id.
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[25]
L’expression est d’Anne Vincent-Buffault (Histoire des larmes, xviiie-xixe siècles, op. cit., p. 76).
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[26]
Citons, par exemple, Le Préjugé à la mode (1735), Mélanide (1741) et L’École des mères (1744).
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[27]
Antoine François Prévost, Le Pour et Contre, Paris, Didot, t. VI, 1735, dans Oeuvres de Prévost, éd. Jean Sgard, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1979, t. V, p. 358.
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[28]
Louis-Sébastien Mercier, Du théâtre ou nouvel essai sur l’art dramatique, op. cit., p. 12.
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[29]
Ibid., p. 132.
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[30]
Ibid., p. 148.
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[31]
Voir Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir.), Histoire des émotions, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’univers historique », 2016.
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[32]
C’est ce que fait remarquer Anne Coudreuse dans son ouvrage consacré au refus du pathos : à la fin du xviiie siècle, de nombreux auteurs cherchent à endiguer les torrents de larmes qui s’écoulent dans les romans, les lettres et les pièces de théâtre grâce à l’ironie qui permet d’en dénoncer l’obscénité et le mauvais goût (voir Le Refus du pathos au xviiie siècle, Paris, Champion, coll. « Babeliana », 2001, p. 72-81).
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[33]
Preuves de faiblesse chez les hommes, les larmes sont abandonnées aux femmes et elles se trouvent doublement dévaluées puisque les femmes en font un usage excessif et immodéré. C’est ce que note, en 1873, le rédacteur du dictionnaire Larousse : « Dans les sociétés modernes, l’acte de répandre des larmes est regardé, chez les hommes, comme une faiblesse. Nous avons laissé les larmes aux femmes et on peut dire qu’elles en abusent » (« Larmes », dans Grand Dictionnaire du dix-neuvième siècle, Paris, Larousse, 1873, p. 173).