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Le petit opuscule intitulé Disputatio nova contra Mulieres, Qua probatur eas Homines non esse paraît pour la première fois en 1595 dans la région de Brandebourg, Saxe et Anhalt[1]. La même année paraît à Leipzig sa réfutation intitulée Defensio sexus muliebris rédigée par le théologien luthérien Simon Gedik (Gediccus). Publiée séparément ou avec la Defensio de Gedik, la Disputatio nova a été rééditée à maintes reprises tout au long du xviie siècle et au xviiie siècle[2]. Par ailleurs, en 1647, un auteur anonyme a publié en italien la première traduction de la Disputatio nova sous le titre Che le donne non siano della spetie degli huomini. Discorso piacevole, tradotto da Horatio Plato Romana[3].

À l’heure actuelle, la Bibliothèque nationale de France en possède deux traductions françaises. La première est d’Anne-Gabriel Meusnier de Querlon et s’intitule Dissertation paradoxale où l’on essaye de prouver que les Femmes ne sont point des créatures humaines ou de l’ordre des Hommes, traduite du Latin de l’Auteur anonyme, réfuté par Simon Geddicus (1744)[4]. La seconde est l’ouvrage de Charles Clapiès et a pour titre Paradoxe sur les femmes, où l’on tâche de prouver qu’elles ne sont pas de l’espèce humaine (1766)[5]. Au reste, même si le livre en latin a été publié anonymement, le texte est communément attribué au philologue allemand Valens Acidalius (1567-1595), plus connu sous le nom de Valentin Havekenthal et dont le nom se trouve sur la couverture de l’édition de 2016.

La question à laquelle il est encore difficile de répondre concerne justement la paternité du texte latin, attribuée à Valens Acidalius. Malgré son jeune âge, il est devenu célèbre à la fin de la Renaissance en tant que traducteur de classiques latins et auteur de quelques autres textes et de revues scientifiques critiques. L’historien Pierre Darmon écrit que, lors de sa parution, la Disputation nova a suscité une telle émotion que le philologue allemand a dû comparaître au tribunal de Leipzig pour se justifier de la publication d’un livre controversé. Apparemment, Acidalius s’est défendu en expliquant qu’il n’avait fait que rééditer ce texte connu en Pologne depuis longtemps[6]. Était-il ou non l’auteur de la Disputatio nova ? Comme le remarque Magdalena Drexl, l’ouvrage n’est pas composé selon les règles de la rhétorique que connaissait assurément un si grand philologue. L’argumentation est claire, mais simple, et les thèses sont plusieurs fois répétées[7]. Les traducteurs allemands de cette disputation, Ralf Czapla et Georg Burkard, ont également analysé le style et la rhétorique des textes et de la correspondance d’Acidalius, qui ne correspondent pas au style simple de l’opuscule de 1595 qui comprend des phrases maladroites, mal structurées, et des citations inexactes que ce philologue aurait dû parfaitement identifiées. Finalement, selon Czapla et Burkard, l’attribution de la Disputatio nova à Acidalius doit être mise en doute[8]. C’est pourquoi dans la traduction polonaise de la Disputatio nova, publiée en 2020[9], sur la couverture, il n’y a aucun nom d’auteur.

Au demeurant, le texte latin a été surtout étudié par des chercheurs allemands qui ont aussi décrit la polémique qui s’est développée au xviie siècle autour de la Disputatio nova[10]. Des chercheurs francophones ont aussi évoqué l’oeuvre latine, mais ils l’ont fait dans le cadre d’écrits gynophiles ou misogynes, sans en faire une analyse approfondie[11]. En revanche, la Dissertation paradoxale (1744) d’Anne-Gabriel Meusnier de Querlon n’a, quant à elle, jamais été rééditée ou étudiée. Il est donc important de combler cette lacune et de présenter les deux traductions françaises – la Dissertation paradoxale et le Paradoxe sur les femmes – qui relèvent de stratégies de traduction différentes.

Tout d’abord, le titre du texte original porte le nom latin de disputatio, soit la disputation qui, selon le Trésor de la langue française informatisé, désigne un « débat public sur un sujet de théologie entre deux ou plusieurs adversaires[12] ». Au tournant des xvie et xviie siècles, la Disputatio nova appartenait en effet au genre de la controverse religieuse qui était très répandu à cette époque et qui était parfois qualifié d’invective religieuse. Cette littérature de nature théologique n’est pas du tout sèche et formaliste. Elle se caractérise par l’expression d’émotions, les invectives, les exclamations, le dialogue intérieur ou encore par les plaintes prolongées. Cette sorte de polémique caractérise surtout l’époque de la Renaissance où prolifèrent les écrits de polémique religieuse. Il faut souligner que les auteurs de ces textes n’étaient pas toujours de grands théologiens. Chacun pouvait présenter son avis et attaquer soit l’individu, soit une secte, ou encore une religion bien enracinée dans la tradition chrétienne.

Contrairement à ce que suggère le titre, l’opuscule latin n’est pas un texte misogyne, même si la polémique qu’il a suscitée et les interprétations hâtives et abusives l’ont rangé parmi les ouvrages « antiféministes ». L’incompréhension du contexte historico-religieux de sa publication ainsi que les faits méconnus et oubliés un siècle après sa rédaction en ont déformé la thèse pour n’exploiter que le sujet concernant l’humanité de la femme, qui semble avoir particulièrement intéressé les lecteurs des xviiie et xxie siècles.

Pour bien comprendre la différence entre les deux traductions françaises, il faut présenter en quelques mots le contenu de l’ouvrage latin de 1595. Je me propose d’analyser rapidement la Disputatio nova avant de comparer les deux traductions. Malgré le titre qui suggère la thèse suivant laquelle les femmes ne seraient pas des créatures humaines, le texte latin vise en réalité un courant chrétien de la fin du xvie siècle connu sous le nom de socinianisme[13]. Ce terme vient du nom de Fausto Socin (Sozzini) et a été forgé par les adversaires de la doctrine prônée par les sociniens qui utilisaient le terme de Frères polonais ou qui s’appelaient tout simplement les chrétiens. Ce mouvement est né en Pologne vers les années 1562-1565, soit avant l’arrivée de Fausto Socin à la fin du xvie siècle. À cette époque, on les nommait aussi les ariens. La Disputatio nova est donc une satire contre les sociniens qui, comme le souligne Meusnier de Querlon dans la préface de sa traduction de 1744, « sont ridiculement attachés à la lettre, et [dont les] Dogmes ne sont appuyés que sur des chicanes de mots et des pointilleries grammaticales[14] ». C’est pourquoi l’auteur du texte latin les ridiculise en parodiant leur méthode d’interprétation biblique pour mieux réfuter leurs doctrines.

Pour les Frères polonais, la raison est une faculté qui devrait conduire l’homme dans la vie et dans sa connaissance de Dieu. Ils appartiennent aux rationalistes qui développeront leurs idées à la charnière des xviie et xviiie siècles, mais l’une des principales différences entre les Frères polonais et les rationalistes repose justement dans la compréhension de cette raison. Pour les ariens, elle est un juge absolu et suprême, et ce qui n’est pas conforme à la raison doit être rejeté, comme dans le cas du dogme de la Trinité. C’est pourquoi ils niaient la divinité du Christ, sa préexistence, le péché originel, la rédemption et la Trinité. Ils rejetaient aussi l’eucharistie qui, selon eux, n’avait aucun caractère de rédemption, ou encore la possibilité pour les chrétiens de racheter leurs péchés. Le rejet de tant de dogmes chers aux catholiques et aux protestants les rangeait parmi les déviants doctrinaux. Si les sociniens peuvent nier la divinité du Christ en fondant leur thèse sur la Bible, l’auteur de la Disputatio nova peut parodier leur méthode pour prouver « l’absurdité de ce dogme[15] » et nier l’humanité de la femme. Comme le souligne Marc Angenot, « [c]et ouvrage est en réalité une habile supercherie. […] un pamphlet antisocinien, un traité badin contre ceux des théologiens qui abusent dans leurs exégèses de citations bibliques[16] ». Du reste, l’auteur du texte latin examine et commente plusieurs passages bibliques pour prouver une autre absurdité, celle de l’inhumanité de la femme. Parmi ses arguments, il faut énumérer surtout ceux qui furent exploités lors de la querelle des femmes qui, rappelons-le, fut un grand débat mené à partir de la fin du Moyen Âge par les misogynes et les philogynes au sujet de la place et du rôle de la femme au sein de la société (la création, le péché originel, le rôle de la femme dans la génération, son exclusion des fonctions publiques, etc.).

Par ailleurs, l’ouvrage latin de 1595 compte cinquante et une courtes thèses et ne comprend pas de préface, ni de notes, ni de fin clairement séparée de l’ensemble. L’auteur a choisi la discontinuité, un style coupé qui semble mieux répondre à son dessein de controverse religieuse. La Disputatio nova comporte une sorte de préface – les six premières thèses où l’auteur explique pourquoi il a choisi ce sujet et ce qu’il veut prouver. Il y expose aussi sa méthode pour présenter son argumentation. Le lecteur découvre alors qu’en Pologne (Sarmatie) règne une liberté religieuse qui mène au foisonnement de sectes niant le dogme de la Trinité. Adoptant leur méthode, l’auteur montre que ces règles sont mauvaises, qu’elles contredisent le message biblique et, surtout, qu’elles permettent de prouver n’importe quoi. Ensuite, l’auteur propose d’examiner tous les passages des défenseurs du beau sexe. Les quarante-quatre thèses suivantes constituent le sujet central de ce discours suivant lequel la femme n’appartient pas au genre humain. La dernière thèse (LI) termine les considérations sur la femme. L’auteur souligne encore une fois le but qu’il souhaite atteindre et le vrai message de son ouvrage. Le lecteur ne peut donc pas se tromper quand il pense qu’il s’agit d’une polémique religieuse sous la forme d’une satire.

En outre, l’auteur de la Disputatio nova n’emploie pas un latin très raffiné. Il utilise des phrases plutôt courtes, il paraphrase souvent les citations bibliques et il cite rarement des noms propres. Il préfère recourir à des termes génériques tels que les doctes, les philosophes, les grammairiens, etc.[17]. Il ne renvoie donc pas à des auteurs précis et à leurs oeuvres. Dans cet ouvrage se trouvent aussi quelques notions qui désignent plusieurs courants religieux. De temps en temps, l’auteur utilise des termes volontairement outrageants comme « papistes[18] » pour désigner les catholiques, « anabaptistes[19] » pour offenser les Frères polonais, ou encore d’autres mots pour qualifier ses adversaires imaginaires : ignorants, stupides, déraisonnables, etc. L’ouvrage se caractérise également par un dialogue que l’auteur mène soit avec le lecteur, soit avec un adversaire imaginaire[20]. Le texte contient aussi des exclamations, des questions et des réponses courtes[21], de manière à animer le discours, à l’alléger, mais aussi à en faciliter la lecture.

Concernant les traductions de cette Disputatio nova, la Dissertation paradoxale (1744) est une « traduction exacte » comme le souligne l’auteur du Catalogue des livres imprimés, tandis que le Paradoxe sur les femmes (1766) est une « traduction libre[22] ». Malgré quelques changements apportés dans la traduction de 1744, il s’agit d’une traduction littérale, tandis que celle de 1766 n’est qu’une appropriation destinée à répondre au goût du lecteur français qui ne s’intéressait point aux questions doctrinales d’un courant religieux qui s’est éteint au xviiie siècle.

La Dissertation paradoxale comporte une courte préface, la traduction et quatre notes. L’auteur a gardé la forme de la discontinuité, ce qui facilite la comparaison entre le texte latin et la traduction française. En revanche, le Paradoxe sur les femmes est un texte plus long, car il est composé des « étrennes pour les femmes », qui constituent une sorte de préface, d’un avant-propos, de la traduction et de quarante et une notes souvent très longues et plus ou moins digressives. Le traducteur a également choisi une forme privilégiant la continuité, sans se soucier de la forme ou du style du texte original.

Dans la préface de la Dissertation paradoxale, l’auteur donne les informations nécessaires pour bien comprendre l’oeuvre. Dans le Paradoxe sur les femmes, les deux préfaces constituent une sorte d’apologie féminine, où le traducteur Charles Clapiès loue la « finesse d’esprit[23] » féminine pour constater que « l’homme même qui a le plus d’esprit n’est qu’un diamant brut, s’il n’a été façonné par le beau sexe[24] ». Par ailleurs, pour atténuer le message doctrinal de la Disputatio nova, Clapiès a ajouté quelques notes et « a retranché quelques traits qui ne portaient que sur les erreurs des Sociniens ou des Anabaptistes[25] ». En réalité, les changements qu’il a apportés sont plus importants, car, par rapport au texte à partir duquel il travaillait, il a pris un certain nombre de « libertés » visant à gommer le caractère doctrinal de l’oeuvre latine. Il a ainsi effectué un certain nombre d’omissions concernant des passages consacrés aux sociniens, à la divinité de Jésus ou au baptême des enfants, tout ce qui semble peu intéressant aux yeux des femmes. Les autres modifications qu’il a faites sont conséquentes : il a supprimé cinq thèses et il a corrigé presque toutes les thèses, en y retranchant soit une expression, soit une phrase. En outre, le traducteur a ajouté directement dans le contenu du texte ses propres idées, et ce, comme nous le supposons, afin de mieux expliquer le sujet. Enfin, comme Meusnier de Querlon, Clapiès a gommé les termes outrageant le courant religieux. Malgré ces changements fondamentaux, le Paradoxe sur les femmes ne perd pas la vivacité du dialogue imaginaire entre l’auteur et ses adversaires potentiels.

Si la Dissertation paradoxale est une traduction fidèle où l’auteur transpose l’idée de l’opuscule latin en se tenant le plus près possible de la forme et du style de l’ouvrage latin, le principal motif de cette traduction littérale est de diffuser, parmi les Français, une oeuvre que Meusnier de Querlon juge importante et intéressante. En revanche, dans le Paradoxe sur les femmes, il s’agit davantage d’adapter le texte latin aux goûts et aux attentes du public féminin. C’est la raison pour laquelle cette traduction est une transposition de l’original conçue en fonction de la culture de réception. D’ailleurs, Clapiès se considère presque comme un coauteur qui réécrit plus qu’il ne traduit, d’où les nombreuses libertés qu’il a prises dans sa traduction, ayant pour seul but le plaisir du public féminin. Il traduit le texte latin aux dépens de la fidélité servile à l’original. En outre, les idées qu’il ajoute à sa traduction non seulement allongent le contenu, mais mutilent surtout le texte, car les omissions, les modifications volontaires et les ajouts déforment le message de l’auteur du texte latin. Clapiès introduit aussi certaines idées, comme celle de la « race de Dieu[26] ». L’analyse de sa traduction permet de comprendre pourquoi le Paradoxe sur les femmes est aujourd’hui classé parmi les textes misogynes dans la querelle des femmes. Clapiès a déformé le texte latin à un point tel qu’il s’est éloigné du but de l’ouvrage original – la satire du socinianisme – pour écrire un véritable ouvrage antiféministe[27].

Soulignons aussi que les dates des deux traductions au siècle des Lumières – 1744 et 1766 – renvoient à une époque où apparaissent en France des textes préféministes anglais traduits en français. C’est donc l’époque où la polémique autour des femmes surgit de nouveau. Il semble donc que la traduction, surtout celle de 1766, ait pour but de se placer à l’intérieur de ce débat préféministe, ce que prouvent la structure du texte de Clapiès et sa stratégie de traducteur. De plus, à partir des années 1740, commence une anglomanie qui est liée aux nouveaux romans anglais, surtout à la vogue du roman sentimental. Parmi les nouveautés venues de l’île britannique se trouvent aussi des traités qui prouvent l’égalité des femmes. Citons, par exemple, en 1758, Female Rights Vindicated ; or, The Equality of the Sexe Morally and Physically Proved[28], et, en 1750, La Femme n’est pas inférieure à l’homme[29], traduction d’un livre anglais qui est probablement l’oeuvre de Philippe Florent de Puisieux ou de Madeleine Darsant de Puisieux. Comme le souligne Guyonne Leduc, ces deux textes (anglais et traduction française) sont des opuscules pirates d’un traité préféministe De l’égalité des deux sexes (1673) de François Poulain de la Barre qui a été traduit et retraduit plusieurs fois aux xviie et xviiie siècles et publié sous des titres variés[30]. Leduc constate d’ailleurs que « ces traités, entre plagiat et recréation, furent de circonstance, lors d’une guerre des brochures sur la question des femmes[31] ».

Cette vogue naissante qu’inspire l’anglomanie autour de l’égalité des femmes et des hommes rend plus clair l’intérêt de traduire des textes qui portent sur les femmes. Le Paradoxe sur les femmes de 1766 s’inscrit pleinement dans cette vogue et explique le but que visait Clapiès qui a peut-être souhaité avant tout exploiter un texte provocateur dont la traduction pouvait lui garantir un succès commercial.

Finalement, ces deux traductions françaises s’inscrivent dans le débat qui a cours au dix-huitième siècle concernant la traduction du texte-source, mais représentent deux perspectives qui s’opposent : la traduction fidèle et la transposition. Le choix de Meusnier de Querlon qui a préféré traduire fidèlement la Disputatio nova a fait oublier son nom et son oeuvre pour presque 280 ans, car l’Histoire n’a retenu que le nom de Clapiès qui a réinterprété le texte latin pour le subordonner aux normes esthétiques et à la culture de son époque. Dans le cas de Clapiès, le souhait de l’auteur latin d’être connu et rangé parmi les plus grands s’est, d’une certaine manière, réalisé[32]. Jusqu’à aujourd’hui sa traduction a constitué la seule référence au texte latin[33].