Abstracts
Résumé
Le récit de l’empirisme triomphant mis en circulation par Voltaire est à réexaminer. C’est dans ses Lettres sur les Anglais (1733) que Voltaire construit une histoire de la pensée empirique qui oppose Locke à Descartes, et qui culmine dans la pensée de Locke et de Newton. Inutile d’insister sur les simplifications évidentes de ce récit novateur. Premièrement, Voltaire innove en présentant les idées clés de Newton. Deuxièmement, il suggère, de façon audacieuse, que Newton et Locke sont des hérétiques, proches de l’athéisme. Troisièmement, il insiste sur le rôle du doute et cherche à aligner leur pensée avec le courant du scepticisme qui dérive de Montaigne et de Bayle. En suggérant que Bacon a été le précurseur de Newton et de Locke, Voltaire ne fait qu’adopter la position de la Royal Society à Londres, qui, dès sa fondation en 1660, avait érigé Bacon en père fondateur. Cette histoire voltairienne de l’empirisme s’implante vite en France. Dans l’Encyclopédie, par exemple, D’Alembert reprend les thèses essentielles de Voltaire dans son « Discours préliminaire » (1751). La narration triomphale de l’histoire de l’empirisme qui dérive des Lettres sur les Anglais se trouve ainsi peu à peu absorbée dans le discours quotidien des philosophes, et atteint son apogée chez Condorcet dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795). Les Lettres sur les Anglais nous sont devenues tellement familières que nous risquons de rester insensibles à leur profonde étrangeté. Le récit de l’empirisme triomphant élaboré par Voltaire dans ce livre est particulièrement singulier : il s’agit d’une fiction voltairienne qui a eu longue vie.
Abstract
The story of the triumph of empiricism popularised by Voltaire needs to be re-examined. It is in his Letters concerning the English nation (1733) that Voltaire constructs a history of empirical thought that opposes Locke to Descartes, and culminates in the thinking of Locke and Newton. There are obvious over-simplifications in this innovative account. Firstly, Voltaire breaks new ground in presenting Newton’s key ideas. Secondly, he suggests, daringly, that Newton and Locke are heretics, whose views are close to atheism. Thirdly, he insists on the role of doubt, and attempts to align the English thinkers with the current of scepticism deriving from Montaigne and Bayle. In suggesting that Bacon was the precursor of Newton and Locke, Voltaire is simply adopting the line of the Royal Society in London, which since its foundation in 1660 had regarded Bacon as its founding father. This Voltairian account of empiricism quickly takes root in France. In the Encyclopédie, for example, D’Alembert recycles Voltaire’s basic arguments in his ‘Discours préliminaire’ (1751). The triumphal account of the history of empiricism that derives from the ‘English letters’ is thus gradually absorbed into the general world view of the philosophes, reaching its apogee in Condorcet’s Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795). The ‘English Letters’ have become so familiar to us that we risk overlooking their profound strangeness. The account of triumphant empiricism expounded by Voltaire in this book is particularly odd: a Voltairean fiction that has enjoyed a long life.