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La plupart des musées aujourd’hui considèrent les collections comme partie intégrante de l’institution, servant à définir et à distinguer celle-ci. C’est par la sélection et l’accumulation des objets que sont créées les collections, selon des critères qui tendent à varier avec le temps et selon les époques. Par ailleurs, la manière selon laquelle les musées choisissent de mettre en valeur leurs collections rend compte de la vision de l’institution, dans la mesure où le choix est un produit de la culture (Pearce 1992). En effet, la façon de collectionner et de mettre les objets en valeur rend compte d’une certaine relation entre objet et sujet, c’est-à-dire de la manière dont on fait le pont entre le matériel et le social (MacDonald 2011 : 83 ; voir aussi Appadurai 1986). Toutefois, au-delà du nombre et de la nature des objets acquis et collectionnés, les institutions muséales se préoccupent de plus en plus du futur et de la durée de vie des objets de collection. Une fois l’objet choisi, déplacé depuis son contexte original, puis approché tel un objet muséal singulier, qu’en sera-t-il de cet objet et pour combien de temps ?

Ces dernières années, les musées ont trouvé diverses façons originales de mettre en valeur leurs collections permanentes. Par exemple, l’exposition Intrus/Intruders présentée par le Musée national des beaux-arts du Québec en 2008 proposait diverses installations temporaires et inédites d’artistes dans les salles normalement destinées aux collections permanentes. L’exposition voulait traiter de manière originale une série de questions en lien avec la pertinence des collections permanentes dans les musées, de même que les similarités entre les processus de création en art contemporain et actuel, et ceux des peintures de grands maîtres qui sont tant prisées par les musées d’art. C’est dans un même esprit de rapprochement des genres que le Musée d’ethnographie de Neuchâtel montrait dans Le musée cannibale (2002-2003) comment le décloisonnement des collections et la juxtaposition des objets ethnographiques laissent entrevoir à quel point « les collections des musées d’ethnographie témoignent du désir d’incorporer une altérité d’autant plus valorisée qu’elle semble radicale » (Gonseth et Yasgi 2002).

Dans le cadre d’un projet de revitalisation de sa programmation et de mise en valeur de ses collections, le Musée de l’Amérique française (MAF) présente, du 4 mai au 12 août 2012, Diane Landry – Correspondances. L’exposition propose de créer des ponts entre les collections patrimoniales et l’art actuel, avec pour objectif l’établissement d’un dialogue entre un objet de collection muséale et une série d’installations d’art actuel, faisant ainsi dialoguer le passé avec le présent. Il s’agit d’une exposition qui contribue à alimenter la réflexion sur les rôles souvent (perçus comme étant) figés des institutions muséales. Un musée d’ethnographie est-il et restera-t-il toujours un musée d’ethnographie  ? Peut-on, doit-on prétendre exposer de l’art dans un musée qui ne se veut pas a priori musée d’art ? Cette exposition innove en montrant comment l’on peut transformer momentanément un musée d’histoire et d’ethnographie en un lieu d’art actuel. L’exposition articule également la réflexion concernant le rapport qu’entretient le visiteur avec l’objet. Au-delà de son importance esthétique, cet article soutient que l’objet qui est présenté dans cette exposition, que ce soit un artefact de collection muséale ou des installations d’art actuel, se conçoit vraisemblablement mieux dans un contexte de mise en action, où le visiteur se voit progressivement passer lui-même au centre des préoccupations. Il s’agit d’une approche qui s’apparente à la mouvance de l’anthropologie de l’art, où l’objet est médiateur des relations et intentionnalités sociales, comme le décrit notamment l’anthropologue Alfred Gell, auteur du livre Art and Agency : An Anthropological Theory (1998).

Situé au cœur du Vieux-Québec, le MAF est l’une des institutions muséales les plus anciennes en Amérique du Nord et le premier musée francophone au Canada. Il fut annexé au complexe muséal du Musée de la civilisation en 1995. Le Musée de la civilisation est une société d’État inaugurée en 1988 qui comprend aussi le Centre d’interprétation de Place-Royale et la Maison Chevalier. Le Musée de la civilisation compte aussi sous sa responsabilité la gestion de la Réserve muséale de la Capitale nationale. En tant que musée de société, le Musée de la civilisation collectionne les objets ethnographiques qui forment les traces de la société. Ces artefacts incarnent les temps et les lieux qui constituent l’idée même de la civilisation, au sens large du terme.

Depuis son incorporation au complexe muséal, le MAF peine à attirer les visiteurs et à se former une identité propre. Deux raisons majeures expliquent cette situation  : d’abord, l’emplacement du musée à l’intérieur du Séminaire de Québec, un endroit difficile à trouver, autant pour les touristes que pour les résidents (Fig. 1). Sa localisation et le fait que le MAF occupe par ailleurs les locaux de l’ancien Musée du séminaire de Québec contribuent à instaurer une fausse affiliation religieuse. De plus, le nom en lui-même, « Musée de l’Amérique française », renvoie à une thématique précise—l’histoire culturelle de la Nouvelle-France—qui n’intéresse pas forcément tous les visiteurs ; ou à tout le moins, n’interpelle pas suffisamment le visiteur pour que celui-ci considère le MAF comme un lieu à l’affût des dynamiques culturelles contemporaines. Pour la plupart des visiteurs, le MAF demeure un lieu fréquenté de temps à autre pour en apprendre davantage sur les racines du Québec. Les éléments mentionnés ci-haut, alliés à la fonction du MAF comme centre d’archives et de références connu des chercheurs, font en sorte que l’on ne s’attend pas à y voir une exposition d’art actuel. Il s’agit donc là d’un véritable défi, d’un réel tour de force qui s’insère dans la dynamique d’une institution qui cherche à actualiser son image.

Figure 1

Fig. 1. Musée de l’Amérique française. © Photo : Idra Labrie, Perspective.

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Plusieurs musées canadiens se sont récemment engagés dans des projets ambitieux de revitalisation de leur image, de leur mission et de leur collection. Le Museum of Vancouver (MoV) en constitue un cas exemplaire. En 2008, le MoV, dans le but de redéfinir l’approche institutionnelle pour mieux rendre compte de la réalité de la ville de Vancouver, entamait un projet d’envergure dont l’aboutissement fut un nouveau nom (le musée s’appelait auparavant The Vancouver Museum), une nouvelle marque, une nouvelle programmation (incluant des expositions inédites de grande ampleur traitant de la diversité, de la dynamique culturelle et du patrimoine de la ville de Vancouver d’aujourd’hui), ainsi qu’une reconnaissance nationale et internationale. De la même manière, l’équipe du Musée de la civilisation souhaite repositionner le MAF et renouveler l’image de ce musée peu (ou mal) connu en tant que centre dynamique représentant la culture francophone du Québec et d’ailleurs. Parmi les changements envisagés sont considérés la possibilité d’un nouveau nom, ainsi qu’une mission et une structure organisationnelle nouvelles qui représentent et répondent mieux aux dynamiques culturelles du milieu francophone d’aujourd’hui, de même que de nouvelles stratégies de mise en valeur des collections. Parmi ces stratégies, on retrouve une série de projets d’expositions dont l’objectif est de traiter de sujets plus actuels et de faire le pont entre les thèmes qui caractérisent les sociétés et les cultures francophones.

Parallèlement aux efforts déployés pour renouveler l’image du MAF par un traitement de sujets plus actuels, l’institution muséale désire mettre en valeur des objets des collections patrimoniales qui rendent compte de la richesse du passé québécois. Il s’agit là, par ailleurs, de l’une des prémisses du Musée de la civilisation en ce qu’il est toujours à la croisée entre hier et aujourd’hui (voir Arpin 1992 : 91 ; Émond 2011  : 58). C’est donc dans l’esprit de lier le passé et le présent que le MAF présente Diane Landry – Correspondances.

Figure 2

Fig. 2. Motoneige conçue par Edmond Fontaine autour de 1930. © Photo : Nicola-Frank Vachon, Perspective.

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Une commissaire, une artiste et une motoneige

L’exposition est le fruit d’une collaboration entre le MAF et la Manifestation internationale d’art de Québec, une organisation sans but lucratif qui présente tous les deux ans la Manif d’art dans le cadre de la Biennale de Québec. La Manif d’art regroupe plusieurs artistes à Québec et met en place une plateforme dynamique d’échanges d’idées dans l’optique de promouvoir et de faire rayonner les arts visuels du Québec autant sur la scène nationale qu’internationale.

Réalisée par la commissaire Nicole Gingras, désignée Meilleure commissaire par l’Association des galeries d’art contemporain l’an dernier, et l’artiste de renommée internationale Diane Landry, l’exposition met notamment en scène un objet de la collection du Musée de la civilisation : une motoneige conçue par Edmond Fontaine autour de 1930, qui était jusqu’à présent conservée à la Réserve muséale de la Capitale nationale (Fig. 2). Nicole Gingras est une commissaire d’expositions indépendante basée à Montréal qui s’intéresse principalement à l’art médiatique. Depuis les années 1980, elle collabore avec plusieurs galeries, musées et centres d’art au Canada et ailleurs, et a conçu et dirigé plusieurs projets culturels de réputation internationale, dont le Mois de la photo à Montréal (1989 et 1991) et Frottements – Objets et surfaces sonores (2004) au Musée national des beaux-arts du Québec.

Diane Landry – Correspondances est l’un des volets de la sixième édition de la Manif d’art dont le thème est Machines : les formes du mouvement. Choisi par Nicole Gingras, le thème explore les différentes conceptions de la machine et du mouvement qui l’anime. La machine organise en quelque sorte l’action et la performance de notre place dans le monde. Pour traiter l’idée de la machine et du mouvement, Nicole Gingras a transformé l’une des salles du MAF en un véritable happening d’art actuel où elle a invité Diane Landry à exposer quelques-unes de ses œuvres et à en créer une nouvelle pour l’occasion.

Reconnue pour ses installations cinétiques et sonores faites à partir d’objets tirés du quotidien, Diane Landry fait basculer les objets dans un univers parallèle, enchanteur. Comme d’autres artistes (pensons notamment à Louise Nevelson), elle utilise (réutilise) des objets familiers, voire banals, pour créer des œuvres sculpturales, véritables poèmes en mouvement. En assemblant ainsi des objets quotidiens, elle crée des installations complexes sonores et en mouvement dont l’ensemble voit l’objet purement utilitaire métamorphosé en sculpture animée, voire animiste. L’on pourrait focaliser ce compte rendu sur un aspect en particulier qui se démarque autant dans l’œuvre de Landry que dans l’exposition : celui de l’objet vernaculaire. Je me permettrai ici d’élargir la définition du vernaculaire pour lui donner trois sens qui sont, à mon avis, interreliés. D’abord, issu de la linguistique, le terme « vernaculaire » renvoie généralement à ce qui est spécifique à une région, un temps et un espace précis (Gadet 2003 : 15 ; King et Benson 2010 : 342-45). Tirée de la théorie de l’architecture, la notion du vernaculaire renvoie aussi à ce qui est ordinaire, quotidien (Carter et Collins Cromley 2005). Enfin, l’on pourrait également donner au vernaculaire un troisième sens, à savoir que l’idée même du vernaculaire implique un changement de statut. En effet, le changement de statut d’un bâtiment, par exemple, fait de lui un patrimoine vernaculaire, puisque celui-ci se transforme en un produit local et spécifique à son environnement immédiat. La transformation d’une église en condominiums est donc à mon sens une architecture vernaculaire, puisque le bâtiment d’origine se voit donner une forme nouvelle, forcément spécifique à un lieu et un espace précis, pour devenir par le fait même un élément architectural de l’ordre du fonctionnel, de l’ordinaire.

Au travers de l’exposition, les trois définitions du vernaculaire s’appliquent. Il y a d’abord le processus de création de l’artiste durant lequel elle appuie sa démarche sur une sélection d’objets tirés du quotidien ; il s’agit là d’objets vernaculaires en ce qu’ils sont ordinaires et fonctionnels, voire banals (par exemple, parapluies, bouteilles de plastique ou filets de protection contre les moustiques). Ces objets sont par la suite rassemblés auprès d’autres, tout aussi ordinaires, pour créer quelque chose d’entièrement unique. Les objets passent donc par un processus de changement de statut, par le fait que leur fonction première change (par exemple, des patins à glace qui deviennent des pieds de table, etc.). Enfin, Landry utilise des objets dits vernaculaires selon qu’ils incarnent un lieu et un moment précis. C’est d’ailleurs cette même idée et définition du vernaculaire dans l’art qui était traitée dans l’exposition The Spectacular of the Vernacular au Walker Art Center à Minneapolis (2011), où l’objet vernaculaire se concevait tel un objet « régional » ou « folklorique ». La définition est tout aussi pertinente dans le cadre de la présente exposition qui traite d’objets qui renvoient tantôt à des temps et des lieux précis, tantôt à la rupture des frontières artistiques où des objets a priori ordinaires, préfabriqués, deviennent le moyen privilégié par lequel l’expression artistique est canalisée—ce qu’on a appelé la dématérialisation de l’art suivant la mouvance des readymade de Duchamp. Quoique dans cette exposition il ne s’agisse pas en l’occurrence d’élever l’objet banal au statut d’œuvre d’art, mais plutôt de créer un dialogue d’égal à égal entre un objet de collection muséale et des installations d’art actuel faites à partir d’objets issus du quotidien.

Le concept de l’exposition vise à rassembler des objets qui permettent de traiter la notion du mouvement—par la machine. L’idée de Nicole Gingras est relativement simple  : choisir un objet de la collection permanente du Musée, le sortir de la Réserve nationale pour le placer à l’entrée de l’exposition à titre de préface aux œuvres de Landry. L’on retrouve essentiellement cinq éléments exposés et placés dans trois espaces distincts. Le premier espace présente la motoneige qui donne le ton à l’exposition. Placée sur un piédestal, la motoneige est éclairée par des projecteurs qui illuminent suffisamment l’engin pour mettre en valeur l’ensemble de sa structure et de ses formes sans pour autant révéler le métal nu dans lequel il a été conçu. Cette machine a été choisie par Nicole Gingras pour ses qualités « sculpturales » et parce qu’elle lui rappelait la démarche artistique de Landry. De fait, l’objet est à la croisée de deux concepts : tantôt l’idée du vol (suggérée par l’hélice), tantôt l’apprivoisement du paysage par le développement d’une technologie permettant de se déplacer sur la neige (suggérée par la présence des skis). Tout comme les œuvres de Landry, on pourrait approcher la motoneige comme un objet vernaculaire évoquant un savoirfaire particulier—l’ingénierie québécoise—propre à un moment et un lieu précis—le Québec des années 1930.

Les murs sont peints d’une couleur sombre de sorte à ne laisser au visiteur nulle autre option que celle de se concentrer sur l’objet présenté devant lui. Une courte description de l’objet accompagne la motoneige. Sur l’un des murs adjacents, un texte présente brièvement le concept de l’exposition. De prime abord, outre la place importante qu’occupe l’engin monumental dans la salle d’exposition, la motoneige n’a rien de particulièrement frappant, si ce n’est la présence presque hostile de son hélice non protégée, ce qui explique par ailleurs en partie le fait qu’elle n’ait jamais été commercialisée. Il s’agit d’un artefact, dans la mesure où il est fabriqué par l’application d’un procédé technique (Pearce 1994 : 125). Il s’agit aussi d’un artefact vernaculaire puisque sa fonction oscille maintenant entre l’engin industriel et un mode de transport et celui d’un objet muséal singulier—le statut d’objet muséal étant par ailleurs accentué par son déplacement dans le contexte de l’exposition depuis son emplacement à la Réserve. Le contexte de l’exposition contribue en effet à accentuer la spécificité artistique de l’objet et son esthétisation par la commissaire de l’exposition. La motoneige devient une sculpture à part entière et un moyen par lequel l’expression artistique s’articule.

La visite se poursuit vers la salle suivante où L’Étreinte atroce (1997) de Landry a été réinstallée pour l’occasion (Fig. 3). Des sensations de déséquilibre sont provoquées par le lent bercement de deux chaises/sculptures identiques qui sont à la croisée entre la berceuse et le traîneau. Le mouvement chevauché des sculptures est généré par deux petits moteurs contrôlés par ordinateur faisant tourner des pédales de vélo qui sont attachées aux sculptures par une ficelle. Des images de petites photographies translucides et placées sur le siège des sculptures sont projetées sur le mur par la lumière d’une ampoule suspendue devant les images (Fig. 4). Les reflets des images sont de surcroît projetés sur les murs, provoquant ainsi un ensemble d’images en mouvement—le mouvement des images étant engendré par les sculptures animées—ce qui accentue la sensation de déséquilibre et d’étonnement. Ces installations constituent des métaphores de l’enfance (représentée par l’idée de berceau et de traîneau) et une allégorie de la maternité et de la vieillesse (représentées par l’action du bercement) qui incarnent le cycle de la vie (Beaudry 2008 : 80).

Figure 3

Fig. 3. Diane Landry, L’étreinte atroce, 1997. © Photo : Nicola-Frank Vachon, Perspective.

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Figure 4

Fig. 4. Diane Landry, L’étreinte atroce, 1997 (détail). © Photo courtoisie de Diane Landry..

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En quittant L’Étreinte atroce, est projetée la vidéo-performance L’imperméable (2009) de Landry sur l’un des murs du passage qui mène à la salle suivante. On y voit Landry (qu’on a peine à reconnaître) suspendue sur une structure métallique et enveloppée dans une sorte de tenue gonflable en plastique transparent (Fig. 5). Encore une fois, on ressent tout le déséquilibre de Landry qui est progressivement tournée à l’envers par la machine—le mouvement de la machine est actionné par l’assistant de Landry—pendant que la pellicule translucide de son costume est petit à petit gonflée par un moteur caché dans la structure de l’installation. Alors que le corps de Landry est suspendu, pris dans son plastique en expansion, du sel est versé du haut de la structure. Une fois le plastique entièrement gonflé et le sel écoulé, l’assistant de Landry s’approche soudainement et branche un aspirateur pour retirer l’air dans le plastique qui avait alors pris la forme d’un sablier (Fig. 6). Il s’agit là d’une allégorie du temps.

Figure 5

Fig. 5. (À gauche) Diane Landry, L’imperméable, 2009. © Courtoisie de Diane Landry. Photo : Pierre-Olivier Frechet-Martin.

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Figure 6

Fig. 6. Diane Landry, L’imperméable, 2009. © Courtoisie de Diane Landry. Photo : Pierre-Olivier Frechet-Martin.

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Figure 7

Fig. 7. Diane Landry, Tableneige, 1996. © Photo : Nicola-Frank Vachon, Perspective.

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Dans la dernière salle, la Table-neige (1996) de Landry est une installation complexe qui prend la forme d’une table dont les pieds reposent sur des patins à glace (Fig. 7). Des lumières diffuses placées sous l’installation illuminent les panneaux avec lesquels la table est conçue. S’inspirant des prostituées qu’elle voyait chaque jour œuvrer dans la froideur de l’hiver de la ville de Québec, Landry a amorcé sa démarche en collectionnant une série de blouses blanches qu’elle a par la suite trempées dans de l’acrylique, pour les transformer en plaques solides et vitrifiées. Au-dessus de la table, des skis de fond coupés et rassemblés en forme de piètements de berceau sont suspendus et mis en mouvement par un moteur et un système complexe de cordes avec des casseroles faisant office de poulies et de courroies. La stabilité de la forme horizontale de la table est en contraste avec le glissement intuitif suggéré par les patins à glace qui remplacent les quatre pieds de la table.

Derrière la Table-neige, un mur a été placé pour scinder l’espace. Le visiteur est invité à le contourner pour apercevoir des jeux d’ombres en mouvement projetées sur un grand écran blanc tel un théâtre d’ombres chinoises (Fig. 8). Il s’agit là d’Épuisement, l’œuvre inédite de Landry. De chaque côté de l’écran, des escaliers mènent à des plateformes d’où les visiteurs peuvent avoir une vue d’ensemble de l’œuvre. Un filet monumental, fait à partir de couteaux, fourchettes et cuillères en plastique, est suspendu et bouge au gré d’un mouvement vertical et saccadé généré par un petit moteur qui fait office de levier (Fig. 9). Du haut de la plateforme, les visiteurs peuvent aussi entrevoir d’autres fenêtres placées au bas de la structure d’où ils peuvent regarder l’œuvre à partir d’un autre point de vue. La métaphore requiert peu d’explications. L’atmosphère rappelle davantage un aquarium (bien que le texte suggère l’idée d’une caverne) et la présence du filet fait de couteaux et fourchettes en plastique parle d’elle-même. Même si le poème visuel semble moins subtil qu’on aurait pu l’espérer, l’effet sensoriel produit par les jeux de lumière et d’ombres générés par le filet monumental en mouvement enchante le visiteur. Épuisement est une installation originale et provocatrice au point de mériter son propre compte rendu et analyse. Toutefois, il convient de mentionner aux fins de ce compte rendu que l’œuvre innove en soulignant l’idée de mouvement, et surtout l’action (du visiteur) reliée au mouvement (de la machine).

Tel que mentionné au début de cet article, il convient d’interpréter l’exposition à travers les termes mis de l’avant par l’anthropologue Alfred Gell. Dans Art and Agency, Gell développe une vision de l’anthropologie de l’art en délaissant les approches esthétique et linguistique de l’art au profit d’une théorie qui place l’art au cœur des interactions sociales. Plutôt que d’approcher une œuvre d’art selon des principes esthétiques, en tant que véhicules de significations symboliques, il est intéressant de l’approcher plutôt en termes « d’action », c’est-à-dire en intégrant « un système d’action qui vise à changer le monde plutôt qu’à transmettre en symboles ce qu’on peut en dire » (Gell 1998 : 8). L’art se conçoit ainsi dans le contexte des processus sociaux, soit plus précisément des relations sociales construites autour d’objets qui médiatisent l’intentionnalité sociale. Dans une certaine mesure, les œuvres d’art sont ainsi les moyens par lesquels les individus construisent leurs relations sociales. Dans ce contexte, plutôt que de commenter les qualités esthétiques et sensorielles des œuvres présentées dans cette exposition, la manière dont le mouvement généré par l’objet dans l’exposition est transférée au sujet me paraît être un élément original. Au-delà du fait que le mouvement de la machine devienne celui du visiteur—phénomène d’ailleurs amplement décrit dans la littérature de l’art moderne et contemporain (découlant notamment des premières installations cinétiques de Duchamp), l’originalité de cette exposition réside en ce que les œuvres sont positionnées de sorte à déterminer progressivement le mouvement du visiteur. On se rend compte effectivement à quel point nous bougeons en fonction de la machine, et comment celle-ci organise en effet « l’action et la performance de notre place dans le monde ».

Figure 8

Fig. 8. Diane Landry, Épuisement, 2012. © Photo : Nicola-Frank Vachon, Perspective.

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La performance du visiteur par rapport aux œuvres a toujours été au centre de la démarche artistique de Landry. Tout au long de la visite, il se produit un passage progressif depuis la contemplation du mouvement à la nécessité de se déplacer soi-même en fonction de l’œuvre présentée. Il s’agit d’un déplacement dans la manière de concevoir le mouvement. Le rythme de la visite commence par la suggestion du mouvement, c’est-à-dire par la motoneige sur son piédestal, se poursuit sur un mode contemplatif, voire « appréciatif » du mouvement, par les sculptures/ installations de Landry, pour atteindre enfin celui d’une expérience plus participative, active, du mouvement avec Épuisement. Ce qui fascine dans Épuisement, et de surcroît dans cette exposition, ce n’est pas seulement ce qui est présenté, mais plutôt la manière dont le visiteur découvre l’œuvre au fur et à mesure qu’il se déplace dans l’espace.

Au-delà d’un dialogue entre un artefact de musée et des installations d’art actuel, l’intérêt de cette exposition réside dans le dialogue entre le visiteur et les installations.

De l’objet vernaculaire à l’exposition vernaculaire

À travers les différentes installations, les définitions du vernaculaire s’entrelacent à mesure que les objets et les espaces se transforment. Dans les œuvres de Landry, des objets ordinaires s’agencent et se transforment pour devenir quelque chose d’autre. D’une part, la nature même de l’exposition contribue à transformer la vocation de l’institution dans son ensemble : le MAF passe (temporairement) d’une institution dédiée à collectionner et mettre en valeur les artefacts qui témoignent de l’histoire du Québec à un centre d’art actuel. D’autre part, l’exposition innove en mettant en valeur un artefact déplacé depuis son socle muséal et approché selon les principes propres à l’histoire de l’art, soit une « sculpture ». La motoneige n’est donc plus un artefact et un objet de collection muséale, mais une œuvre d’art à travers laquelle l’expression artistique est véhiculée.

Figure 9

Fig. 9. Diane Landry, Épuisement, 2012. © Photo : Nicola-Frank Vachon, Perspective.

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Les visiteurs moins familiers avec l’art actuel apprécieront certainement les œuvres visuellement stimulantes et esthétiques dont la mise en espace permet une contemplation lente et agréable. L’exposition ne suscite pas ici que l’enchantement, elle contient suffisamment de matériel pour informer et faire surgir une certaine forme de réflexion par rapport au contenu qui est présenté. Pour le visiteur connaisseur, la mise en espace lucide et créative de la commissaire laisse place à une multitude de possibilités de débats et d’échanges d’opinions. L’exposition va bien au-delà du simple fait de faire dialoguer l’art actuel (Landry) avec d’anciennes visions du design industriel (la motoneige). L’opposition de ces objets fait surgir la possibilité d’un discours sur des questions en lien avec la profondeur historique et culturelle, soit par exemple à quel point les installations de Landry rappellent la manière dont le mouvement est propulsé par des idées et techniques développées presque un siècle plus tôt. Dans cette exposition, la motoneige et les sculptures en mouvement sont mises en valeur de par le fait qu’elles sont interreliées ; la motoneige est intéressante et prend vie par la présence des installations et vice versa.

Cette exposition s’insère également dans la mouvance des problématiques en lien avec la superposition des genres. Le fait de réunir des choses qui ne sont a priori pas liées a déjà fait surgir nombre de questions et discours dans les domaines de la muséologie et de l’anthropologie, comme, par exemple, l’histoire de l’art par opposition à l’ethnographie ; l’art par opposition à l’artefact ; l’art par opposition à ce que l’on appelle de plus en plus en langue anglaise « world art » (McLean 2011) ; ou encore l’art indigène par opposition à l’art (Phillips 1988 ; voir aussi Gell 1998 : 8). Ce sont là des sujets dont le traitement aura largement alimenté les discours entourant la création de nouvelles institutions muséales comme le Quai Branly à Paris.

L’on se rappellera aussi la rétrospective de l’œuvre de Landry présentée par le Musée d’art de Joliette en 2008, Diane Landry : défibrillateurs. La commissaire Eve-Lyne Beaudry avait alors pour double objectif « de faire partager aux spectateurs l’expérience sensorielle offerte par les œuvres de Diane Landry et de mettre en évidence le rôle de la performance comme élément central sous-jacent à ses réalisations » (Verna 2008 :6). Dans le cadre de la présente exposition, Nicole Gingras aura aussi mis l’accent sur l’expérience sensorielle ou encore la sensation esthétique du visiteur en déplaçant de façon audacieuse un objet de la réserve muséale pour générer à la fois un dialogue entre l’objet et les œuvres d’art, mais aussi un dialogue entre l’objet, l’œuvre d’art et le visiteur. Cette exposition originale contribue à alimenter la réflexion sur la pratique muséale actuelle, laissant libre cours à des questions concernant la durée de vie des objets de collection dans les musées de société et leur déplacement depuis leur socle muséal à des fins d’expression artistique et d’engagement social. L’exposition fait par ailleurs surgir des questions concernant la pertinence pour les musées de société de s’engager dans la mise en valeur (et éventuellement le collectionnement) de l’art contemporain et actuel.

Au moment de la rédaction de ce compte rendu, Diane Landry envisageait la possibilité d’ajouter à l’exposition un deuxième objet de la réserve muséale. Alors que les discussions entre l’artiste et la commissaire se poursuivaient quant à savoir si l’objet serait intégré ou non dans l’exposition, l’utilisation somme toute impulsive et à des fins d’expression artistique du patrimoine conservé dans les collections muséales permet d’alimenter les débats concernant la manière de collectionner, faire circuler et mettre en valeur les collections muséales de façon plus générale.