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Parmi les genres architecturaux prêtant aisément le flanc à la caricature officielle, celui de l’ambassade occupe une place spéciale. Lorsqu’il conçut les plans de la légation française à Ottawa, Eugène Beaudouin (1898-1983) dut en avoir conscience, car il chercha à la fois à se conformer à cette imagerie et à s’y confronter.

D’emblée, à quoi doit ressembler une ambassade ? Ce n’est ni une mairie, ni une préfecture, ni un ministère. Elle reste un bâtiment public, mais hors territoire. Cela suppose en l’occurrence de proposer une image de la France sous des climats et des cultures souvent différents, posant le problème de l’adaptation de repères visuels supposés français à des nécessités locales divergentes. Toutefois cette catégorie monumentale a justement longtemps manqué des codes référentiels qui auraient permis d’identifier immédiatement une ambassade. Cette lacune identitaire fut accentuée par la survivance de la typologie de l’hôtel particulier tel que défini par les XVIIe et XVIIIe siècles, typologie prégnante dans la conception usuelle des ambassades jusqu’au milieu du XXe siècle.

Cette persistance tenace tenait pourtant à un héritage accidentel à l’origine, les premières chancelleries ayant occupé d’abord ce type de bâtiments, qui à la longue devinrent l’image de l’ambassade cossue, aux beaux salons de réception, mais particulièrement peu adaptés aux exigences du service. De même les aléas historiques ont conduit nombre de représentations diplomatiques à recycler des édifices existants, dans une démarche parasite similaire à celle du bernard-l’ermite se trouvant une coquille. La France en a donné deux exemples éloquents : le Palais Farnèse à Rome, et la Maison Igoumnov à Moscou. Cependant, au cours du XIXe siècle commença à envisager un monument fonctionnellement mixte, où l’organisation administrative plus efficiente des bureaux concurrença progressivement la fonction somptuaire de représentation, jusque-là primordiale (Dasque 2002).

Cette évolution rendant de plus en plus difficile l’adaptation d’édifices existants, à préférer la construction d’installations spécifiquement conçues pour l’usage diplomatique. Ce choix se doublait de raisons de prestige évidentes, surtout lorsqu’il importait de présenter une image avantageuse dans un pays comptant sur l’échiquier politique mondial. Mais construire ex nihilo une ambassade supposait éventuellement de s’accommoder des exigences esthétiques du pays hôte. Ainsi procédèrent les États-Unis avec leur nouvelle ambassade à Paris, par Delano et Aldrich, entre 1928 et 1931 (Pennoyer et Walker 2003), à Londres et à Oslo par Eero Saarinen, en 1959 (Pelkonen 2006)  ; l’Angleterre à Washington, avec Edwin Lutyens, en 1928 (Stamp et Hopkins 2002) et Rome avec Basil Spence, entre 1959 et 1971 (Long et Thomas 2007) ; ou l’URSS avec ses forteresses diplomatiques de Washington, Brasilia (Mikhaïl Posokhine, 1970 ; Posokhine 1995 : 197-200) et Paris, avec Igor Pokrovski, en 1976. Au-delà des nations et régimes politiques, une même tendance se dessine : celle de faire appel à des architectes prestigieux, certains d’un traditionalisme éprouvé, d’autres considérés comme des modernes bien installés.

Quelle architecture diplomatique pour la France ?

La IIIe République fit preuve des mêmes réflexes. Cette tendance au rééquipement diplomatique fut amorcé dès le début du siècle par l’appel au Prix de Rome 1887, Georges Chedanne (1861-1940), qui réalisa les ambassades de Vienne en 1900 et de Bruxelles en 1909, chacune selon une composition générale classicisante non sans accents Art nouveau. Les années 1920-1930 intensifièrent ce rééquipement, apparemment sous l’impulsion d’une politique plus concertée. Furent ainsi lancées presque simultanément la construction de l’ambassade de France en Yougoslavie, à Belgrade, en 1928, celle en Pologne, à Varsovie, en 1929, puis celle en Turquie, à Ankara, en 1933 (Culot et Lambrichs 2007  : 52-54). La première, dessinée par Joseph Marrast (1881-1971), ne fut achevée qu’en 1939 ; la seconde, œuvre de Roger Expert (1882-1955), bien plus rapidement, en 1933 ; et la dernière, conçue par Albert Laprade (1883-1978), fut parachevée en 1937, quand Beaudouin construisait sa légation d’Ottawa (Culot et Lambrichs 2007). Comme Marrast, Laprade avait fait ses premières armes d’urbaniste et d’architecte au Maroc avec Prost. La concomitance de dates avec le chantier de l’importante ambassade américaine à Paris est-elle une coïncidence ? Fut-ce là une manière de répondre à l’ambition artistique de Washington en édifiant des monuments français d’une qualité équivalente ou supérieure ? Ou plus simplement la IIIe République estimait-elle qu’il était temps d’affirmer dignement la présence française dans des pays alors récemment reconfigurés, issus du Traité de Versailles, ou prenant une nouvelle importance ?

À Varsovie, bien qu’obligé de reconstruire partiellement un palais existant, Marrast réalisa la quintessence de l’hôtel particulier sous sa forme intermédiaire de petit château urbain—tel que la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle l’avaient provisoirement fixé (Fig. 1). Cette œuvre multipliait les traits anachroniques : cour en U avec ailes basses latérales, pavillon central avec un profond porche-cocher et un avant-corps sommé d’un plantureux fronton courbe, tendant à effacer le lourd toit en pavillon, fenêtres passantes cintrées, œils-de-bœuf des toitures et hautes souches de cheminées. Marrast reprenait là un vocabulaire brique et pierre typique des règnes d’Henri IV et Louis XIII, adaptant notamment les chaînages d’angle ou de fenêtre des châteaux de Fontainebleau, Ormesson et Saint-Germain-en-Laye, selon un style similaire à celui qu’il employa entre 1922 et 1933 à l’ensemble du Carrefour Curie sur le quai Conti. Tandis que Marrast fit une sorte de gros manoir français exporté, Expert fut à Belgrade à la fois plus audacieux et plus ambigu.

Figure 1

Fig. 1 Joseph Marrast, ambassade de France à Varsovie, vers 1930. (Photographie Institut Français d’architecture.)

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Possédant parfaitement l’art de la composition d’esprit Beaux-Arts, Expert imprima à son édifice le caractère d’architecture à la française du XVIIIe siècle, dont le plan aurait pu être tiré de l’ouvrage de Jacques-François Blondel, De la distribution des maisons de plaisance (1737), exercice savant dans la lignée d’un Bullet de Chamblain au château de Champs-sur-Marne (Fig. 2). Ce classicisme apparent est cependant contré par les salons en quinconce diamantés de la façade, dénotant une idée spatiale presque baroque, tandis que la rotonde centrale se fait l’héritière moderne des travaux de Ledoux à l’Hôtel d’Espinchal. Les élévations, traitées dans une veine Art Déco, définissent une altière veine classique modernisée, inventant un nouveau dépouillement, créant une façade élégante qui paraît taillée dans une géométrie cristalline abstraite (Fig. 3).

Figure 2

Fig. 2 Roger Expert, projet pour l’ambassade de France à Belgrade, 1928. (Fonds Expert, Institut Français d’architecture.)

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Figure 3

Fig. 3 Roger Expert, plan de l’ambassade à Belgrade, 1928. (Fonds Expert, Institut Français d’architecture.)

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À Ankara, Laprade aussi fut tributaire de la tradition domestique classique, reprenant un parti proche du Petit Trianon de Jacques-Ange Gabriel, son grand escalier d’honneur sous la verrière centrale apparaissant comme une reprise modernisée de l’escalier des Ambassadeurs au château de Versailles. Laprade voulut toutefois dépasser ces références traditionnelles en adaptant l’esthétique de son magistral Palais des Colonies de 1931, composant un édifice plus moderne d’apparence, dépouillant ses pilastres, jouant sur la nudité des parois aux beaux placages de marbres. Dans sa distribution et ses élévations avec colonnades, c’est là un petit palais classique, mais voulant prendre sa place dans l’évolution stylistique du XXe siècle.

Ainsi, malgré la profonde divergence de leur esthétique, ces trois monuments traduisaient chacun des installations diplomatiques marquées par la permanence du type de l’hôtel particulier. Cet imaginaire monumental paraissait encore fermement ancré au début des années 1930, tout comme les installations ministérielles restaient redevables du genre palatial. Le Quai d’Orsay perpétua d’ailleurs cette approche, puisqu’entre 1935 et 1939 le Prix de Rome 1900 Paul Bigot (1870-1942 ; voir Mitrofanoff [1997 : 57-94] et Texier [2005]) réalisa l’importante extension du Ministère des Affaires étrangères—dans un néo-classicisme sévère et assez terne, l’inventivité de cet architecte brillant y étant bridée par la proximité du bâtiment érigé sous la monarchie de Juillet et par la volonté tangible de s’harmoniser avec l’esplanade des Invalides. En somme, si la conception architecturale restait anachronique, le Quai d’Orsay n’eut de fait aucune ligne esthétique nette, laissant en général les architectes libres de déterminer l’image de la France.

Beaudouin prit-il connaissance de ces édifices lorsqu’il fut chargé de l’ambassade d’Ottawa ? Son activité comme architecte des Bâtiments civils et palais nationaux lui permettait de disposer des plans, même à titre de repoussoir, ces récents précédents relevant déjà de conceptions monumentales datées, contrastant profondément avec les choix alors modernes de l’architecte.

Administrations et architectes, la gestation d’une ambassade

Certains édifices font état d’une préhistoire complexe, où l’auteur final apparaît comme le climax d’un long processus décisionnel. La présence française dans la capitale canadienne relève de ce processus sur le moyen terme. Car au moment où Paris décida en 1928 de se doter d’une légation neuve au Canada, Ottawa ne disposait presque pas de représentation diplomatique digne de ce nom—à la seule exception américaine, avec le si gentry immeuble de style néo-géorgien conçu par Cass Gilbert en 1930—, la plupart des représentations étrangères ayant investi des villas fort peu faites pour un tel usage. La Colline du Parlement ne disposant plus de site approprié ou disponible, les autorités françaises durent envisager un terrain plus éloigné du centre politique fédéral.

Après deux ans de prospection fut acquis un vaste lopin donnant sur la promenade Sussex, sur la rive de l’Outaouais. Le lieu était certes éloigné du Parlement et à proximité d’installations industrielles vouées à une démolition prochaine, mais voisinait presque avec Rideau Hall, la résidence du gouverneur britannique du Canada (Fouace 2010 : 24-29). Cet emplacement politiquement propice le fut encore davantage lorsque la villa mitoyenne devint la résidence en titre du Premier ministre canadien. Emplacement prometteur : spacieux, globalement bien nivelé, seulement occupé par une modeste maison ancienne, disposant d’une vue imprenable sur la rivière sur sa limite nord avec l’à-pic de la falaise. Indéniablement c’était un choix judicieux, attendant un bâtisseur capable de révéler les qualités latentes du site par un monument approprié.

La question de l’architecte fut plus délicate à résoudre. Dans le choix de son maître d’œuvre, le Quai d’Orsay fit preuve d’une prudence extrême. Soucieux d’économie, le ministre en poste à Ottawa, Charles-Arsène Henry, considéra en premier lieu que le projet d’un créateur local pourrait être approuvé par un architecte français de renom, qui laisserait son coauteur canadien réaliser ce bâtiment artistiquement bicéphale (Fouace 2010 : 35). Bien sûr, cette solution architecturalement absurde et professionnellement contestable resta une chimère administrative. Toujours selon un subtil mélange de raisons économiques et diplomatiques fut ensuite envisagée la nomination d’un architecte canadien formé en France à l’École des Beaux-Arts. Cette fois Henry y voyait une manière « d’inciter les jeunes étudiants en architecture à venir apprendre leur métier en France et se former à nos méthodes  » (Henry 1932) et ajoutait que les Canadiens « verraient d’un très mauvais œil que nous allions chercher aux États-Unis ce qu’on pourrait très bien trouver au Canada même » (1932). Ce mélange ambigu de chauvinisme français et de complaisance envers l’opinion locale, notamment de la communauté francophone très attachée aux liens avec Paris et à la célébration d’une mémoire canadienne-française, sous-entendait la suprématie esthétique de la France—selon la logique guidant Louis Réau (1931)—dont le rayonnement culturel commençait pourtant à décliner.

De fait le Canada disposait d’un nombre raisonnable de professionnels de qualité formés à l’ENSBA (École nationale supérieure des beaux-arts), notamment les frères Edward (1867-1923) et William Maxwell (1874-1952) qui terminèrent en 1924 la dernière tranche du Château Frontenac à Québec ; Jean-Omer Marchand (1872-1936) qui, en 1916, fut désigné avec John Pearson pour reconstruire le Parlement d’Ottawa, et qui avait été élève de Gaston Redon de 1894 à 1902, et notamment l’auteur du Pavillon canadien à l’Exposition de Paris 1900 (Delaire 1907 : 339) ; ou encore John Lyle (1872-1945) qui fut, à l’ENSBA, l’élève de Paul Blondel à partir de 1893 et qui construisit un certain nombre de banques ou de bibliothèques à Ottawa et Toronto (McArthur 2010).

Toutefois, c’est Ernest Cormier (1885-1980), Québécois basé à Montréal, qui fut le premier architecte consulté, son profil cadrant bien avec ce souhait aussi politique que pragmatique. Formé à la fois comme ingénieur et architecte, d’abord à l’École polytechnique de Montréal, Cormier continua ses études en France où il fut admis en 1909 à l’ENSBA comme élève de Jean-Louis Pascal, obtenant en 1917 le titre de DPLG. S’il débuta par des œuvres historicistes à Montréal, dont le Palais de Justice en 1922 (cosigné avec Louis Amos), l’École des Beaux-Arts en 1923 (cosignée avec Marchand) et participa avec Amos, Marchand et d’autres à la reconstruction de l’Hôtel de Ville, Cormier fit passer sa carrière à une autre dimension avec le projet de l’Université de Montréal entre 1926 et 1943—œuvre moderniste et Art Déco aussi majeure que localement contestée, qui bouleversa en profondeur le milieu assez routinier de l’architecture québécoise (Gournay 1990).

Pour le projet d’ambassade, en consultation officieuse les plans soumis par Cormier début 1932 firent preuve d’un néo-classicisme d’inspiration XVIIIe siècle aussi conventionnel que nettement en régression par rapport à la modernité de son université montréalaise. Cet exercice de style dans la lignée des hôtels particuliers de Jean Aubert, Contant d’Ivry, Pierre Bullet ou de François II Franque—presque à la limite du pastiche—était déjà singulièrement démodé en 1932, le Canada délaissant l’historicisme avec une prudence hésitante pour tenter une modernité tempérée. Progressiste convaincu, Cormier dut avoir conscience de cet anachronisme  : est-ce l’image classique de la fonction diplomatique qui l’incita à un tel revirement archaïsant, digne de ses études à l’École des Beaux-Arts ? Ou est-ce la difficile situation économique qui le réduisit à tabler sur le probable goût de la convention chez son commanditaire ? Quelque peu captieux, Cormier notifia à Charles-Arsène Henry :

Il est bien entendu que ces études préliminaires n’entraînent aucune obligation de votre part et que si à un moment donné on décide que les plans doivent être établis à Paris, je me considérerai suffisamment rémunéré par l’idée que j’aurai pu vous être agréable en faisant ce travail préliminaire. (Réau 1931)

Difficile de croire à la sincérité de l’architecte lorsqu’il affirmait son étude purement désintéressée. Alors, son chantier de l’Université de Montréal était arrêté faute de fonds et même menacé d’arrêt définitif, sans compter que les durs effets de la crise suite au krach de 1929 avaient tari nombre de sources potentielles de commandes : obtenir la construction de l’ambassade relevait donc d’une opération de survie pour Cormier et son agence. Cependant la conventionnelle solution Cormier ne semble pas avoir soulevé l’enthousiasme. Aussi les manœuvres d’approche continuèrent-elles discrètement en 1934, cette fois en ciblant des architectes français établis aux États-Unis, malgré les préventions antérieures à ce sujet (Archives de l’ambassade 1934).

Deux personnalités d’une réelle envergure furent contactées, à nouveau sous le cache commode d’une consultation officieuse. Le Prix de Rome 1919 Jacques Carlu (1890-1976) tentait alors une carrière américaine—comme l’avait fait peu avant lui Jacques Gréber à Philadelphie—en s’établissant alternativement à New York, à Boston et au Canada, contribuant pour l’agence montréalaise de Ross & McDonald aux décors du restaurant des grands magasins Eaton de Montréal et Toronto, auxquels il donna une tonalité Arts Déco plus contemporaine (Lachapelle 2001 : 72-76). Si Carlu restait un architecte à la position assez peu installée, ce n’était pas le cas de Paul Cret (1876-1945). Celui-ci, s’il ne pouvait se targuer d’un Prix de Rome, faisait toutefois état d’une carrière impressionnante. Originaire de Lyon, formé à l’ENSBA par Jean-Louis Pascal, il avait émigré dès 1903 aux États-Unis où il n’avait pas tardé à devenir l’un des praticiens d’esprit Beaux-Arts les plus sollicités (Grossman 1996). En 1908 il avait également été sollicité pour l’implantation d’une ambassade à Washington, projet demeuré sans suite. Parmi ses œuvres antérieures à la consultation d’Ottawa se distinguent le Pan-American Building (1910) ou la Bibliothèque Folger-Shakespeare (1929) à Washington, la Bibliothèque d’Indianapolis (1916), le Musée Rodin à Philadelphie (1926, avec Gréber pour les jardins), l’Immeuble central de la Texas University à Austin (1931), entre autres. Lorsqu’il fut approché pour le projet de l’ambassade, Cret achevait son Mémorial américain de Château-Thierry—majestueux portique décastyle formant propylée, servant la mémoire militaire de son pays d’adoption et évoquant incidemment son propre engagement dans l’armée française en 1914. Cret paraissait donc le candidat parfait, tant par son expérience nord-américaine que par son sens de la monumentalité classique modernisée, sans oublier son attachement à sa patrie natale.

Figure 4

Fig. 4 Eugène Beaudoin, projet d’ambassade, Grand Prix de Rome 1928. (Fonds Beaudoin, Institut Français d’architecture.)

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Malgré l’indéniable qualité des artistes consultés, le Quai d’Orsay préféra à nouveau s’abstenir, arguant de la nécessité de ménager les susceptibilités canadiennes, pour qui il aurait été insultant paraît-il d’aller chercher aux États-Unis un type d’architecte fidèle au genre Beaux-Arts disponible au Québec même. Bien que cet argument semblât d’une frilosité typiquement diplomatique, il n’en possédait pas moins un fonds de pertinence, le Canada francophone se montrant plutôt sourcilleux pour ce qui était de faire appel à des spécialistes œuvrant en milieu anglophone (Crossman 1987 : 28-51).

Eugène Beaudouin, un Janus du plan

L’indécision des chefs est la meilleure opportunité pour les officiers désireux de se distinguer. Le dilemme de la représentation française au Canada dut transpirer hors des cercles ministériels car Eugène Beaudouin proposa spontanément sa candidature en mars 1935. Comment Beaudouin apprit-il cette commande potentielle : officiellement, par le corps des Bâtiments civils, ou par l’intermédiaire de ses camarades québécois de l’École des Beaux-Arts ? Si la piste administrative est la plus crédible, il semble également plausible que son ami montréalais Marcel Parizeau ait eu vent du projet, notamment pour contrer son rival Ernest Cormier (Gournay 1990). Si Beaudouin finissait en 1935 plusieurs chantiers d’envergure, il est également probable que comme Cormier il ait cherché à obtenir ensuite tout nouveau projet qui lui permît de surmonter les effets croissants en France du marasme économique mondial—sans doute Beaudouin n’envisageant pas, contrairement à André Lurçat, l’émigration à la fois économique et idéologique en URSS (Joly et Joly 1995 : 264-97 ; Bellat 2007 : 264-97).

Or, au Quai d’Orsay, mettant un terme à une irrésolution qui devait commencer à devenir embarrassante, la candidature de Beaudouin fut aussitôt agréée. L’homme présentait a priori toutes les garanties susceptibles de rassurer une administration  : après avoir été l’un des plus brillants élèves d’Emmanuel Pontremoli (1865-1956) à l’École, il fut simultanément diplômé et 1e r Grand Prix de Rome en 1928. Nommé Architecte en chef des Bâtiments civils et Palais nationaux en 1933, il cadrait avec le profil habituel de l’architecte officiel ayant suivi la voix royale de la villa Médicis, revenu en France pour y suivre une carrière égrenant une liste confortable de réalisations officielles.

En outre, le Grand Prix de Beaudouin (Fig.  4) paraissait magnifiquement approprié, puisqu’il avait remporté le sésame romain sur le sujet d’un hôtel d’ambassade (Culot 1991 : 33- 41) ! Ce projet faisait montre d’un néo-classicisme majestueux, les solutions monumentales conventionnelles à ce type d’exercice Beaux-Arts y étant discrètement mais habilement modernisées par une entente des masses rigoureuse et un traitement épuré des façades. Au-dessus d’un puissant soubassement, la longue colonnade centrale relevait d’une tradition canonique de l’architecture à la française—le Louvre par Perrault, la place de la Concorde de Gabriel—tandis que les pavillons d’angle s’autorisaient une plus originale serlienne, le tout étant couronné d’un attique dont la sobriété spartiate s’approchait du néo-classicisme fin XVIIIe et début XIXe siècle. Beaudouin s’inclinait devant la continuité jalousement entretenue par des professeurs tels que Laloux ou Umbdenstock, tandis que certains éléments de sa solennelle composition trahissaient une pénétration circonspecte de la modernité—schizophrénie créatrice alors significative des tendances en jeu à l’École (Brucculeri cité dans Cohen 1997).

Pourtant, lors de son séjour à la villa Médicis, Beaudouin n’avait pas été l’élève sage que l’Académie aurait été en droit d’espérer, puisqu’au lieu de se plier aux sempiternelles restitutions des monuments de l’Antiquité, en 1929 il avait commencé par envoyer une étude de l’évolution des ensembles du Vatican ; en 1931 il avait récidivé avec un envoi sur le monastère du Mont Athos et enfin en 1932 il avait poussé l’insolence jusqu’à proposer une étude complète de l’urbanisme d’Ispahan au XVIIe siècle (Lonero 2001). Après ces donquichotteries avec les moulins de l’Académie, son retour en France témoigna d’un infléchissement net de sa pensée architecturale vers la modernité, notamment dans sa fertile association avec son camarade Marcel Lods (1891-1978). Cet engagement moderne donna naissance entre 1931 et 1934 à la Cité de la Muette à Drancy, en 1934 à l’école de plein-air de Suresnes, en 1935 à la Maison du Peuple de Clichy, réalisée avec Jean Prouvé.

Tous édifices où la réflexion sur la préfabrication, sur les plans-types et la définition d’un langage formel moderne le placèrent en apparence définitivement dans l’avant-garde architecturale française. Cet investissement dans la recherche contemporaine supposait donc un abandon de l’architecture officielle et de ses pompes. Plus complexe, il semble que Beaudouin ait jugé nécessaire d’équilibrer une pratique privée artistiquement prospective avec un parcours plus institutionnel, conforme à son apprentissage traditionnel, permettant d’intégrer la sphère des commandes d’État souvent inaccessible aux architectes modernes. De fait son Prix de Rome lui ouvrait les portes de ce genre de réalisation. La modernité radicale des œuvres de l’architecte ne paraît pas avoir gêné ou intimidé le Quai d’Orsay, habitué à des référents stylistiques plus admis, considérant usuellement la modernité avec un œil réticent. Certainement le sujet de son Grand Prix dut peser dans la décision, malgré l’inexpérience qu’avait encore Beaudouin des programmes officiels.

Aussi, soucieux de mener les choses vite et peut-être de court-circuiter d’éventuelles ingérences du commanditaire, Beaudouin écrivit dès le 21 mars 1935 au ministre à Ottawa, déclarant que le Président du conseil avait le désir de voir le projet « se réaliser rapidement », insistant pour que « les études d’Architecture soient entamées le plus tôt possible » afin de construire le bâtiment en 1936, envisageant un voyage sur place dès l’été, et sollicitant d’emblée de lui « faire savoir très officieusement quel est le programme » qui lui sera posé, « au moins dans ses grandes lignes » (Beaudouin 1935). Ici Beaudouin appliquait à une œuvre d’esprit palatial l’efficience industrielle, planificatrice, qu’il expérimenta dans ses travaux modernes.

En outre, pour ce premier chantier loin de la France, Beaudouin veilla à s’entourer de collaborateurs canadiens sur lesquels il pût se reposer. Ainsi choisit-il ses camarades de l’École, Marcel Parizeau (1898-1945) et Antoine Monette (1899-1971), alors tous deux rentrés depuis peu dans leur Québec natal. Présent en France de 1923 à 1933, Parizeau avait été élève dans l’atelier de l’assez secondaire Gabriel Héraud, bien moins réputé que ceux de Laloux, Umbdenstock ou Pontremoli. Pendant ses études, les intérêts esthétiques de Parizeau furent larges, méditant les abbayes romanes de Normandie comme le travail de Tony Garnier, Auguste Perret, Henri Prost et Le Corbusier (Couturier 1945 : 14-15). En comparaison avec ces sources vives de modernité, à son retour le Canada lui fit « l’impression d’un pays vieux, mentalement très vieux » (Couturier 1945). Dans sa propre pratique—consistant essentiellement en des résidences urbaines—Parizeau exporta à Montréal une forme d’habitat plus contemporaine, influencée par l’actualité européenne, de Lurçat à Hannes Meyer par exemple.

Mais pour Parizeau la question stylistique dépassait la conversion au Bauhaus, le style en architecture devant être la résolution correcte de problèmes urgents, ce qui le conduisit à voir aussi bien dans les maisons paysannes du régime français (à savoir le Canada de possession française, XVIIe, XVIIIe siècles) que dans l’œuvre de Le Corbusier l’expression d’un art vivant. Parizeau fut donc certainement un adjuvant précieux pour Beaudouin, par sa capacité à embrasser la modernité comme pour sa compréhension des méthodes constructives régionales. Quant à Monette, il avait étudié à l’ENSBA de 1923 à 1929, année de son diplôme, et travaillé pour Louis Madeline, découvrant ainsi une architecture d’esprit classique modernisé.

Figure 5

Fig. 5 Eugène Beaudoin, plan de l’ambassade de France à Ottawa, 1935. (Fonds Beaudoin, Institut Français d’architecture.)

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À la mort de son associé Parizeau en 1945, Monette travailla comme employé à Paris du ministère canadien des Affaires étrangères, réalisant en 1946 et 1952 les ambassades canadiennes de Paris et La Haye (voir Therrien 2005 : 55-60). Les deux Québécois étaient en somme semblables à Beaudouin, dans leur apprentissage traditionnel et leur volonté de s’ouvrir à une approche plus moderne. Ce choix nécessaire des architectes d’opération fut particulièrement apprécié au Québec, la presse locale titrant « Un beau geste de la France à notre égard  » et allant jusqu’à déclarer que de la collaboration entre Beaudouin et Parizeau/Monette «  naîtra une œuvre qui fera honneur à notre pays et à notre province autant qu’à la France » (Canada-Montréal 1936), marque d’appréciation publique canadienne que l’ambassadeur Brugère ne manqua pas de mentionner à Pierre Laval, alors Président du Conseil et ministre des Affaires étrangères. Toutefois la nomination de ce duo québécois suscita l’ire de Cormier, qui semble avoir considéré que ses études préliminaires lui donnaient de facto un certain droit à participer au chantier. Faisant justement preuve d’esprit diplomatique, Beaudouin s’en justifia auprès de son collègue montréalais :

me trouvant devant un confrère dont l’œuvre considérable le situait au sommet d’une carrière remarquablement brillante, je n’ai pu un seul instant, envisager de vous demander d’être mon inspecteur sur place. A mon âge, j’aurais cru manquer de tact en vous offrant une collabora- tion dans un travail, certes fort intéressant, mais dans une situation nettement subordonnée, puisque la coutume des Bâtiments civils du gouvernement Français n’admet qu’une responsabilité sous la signature de l’Architecte en Chef. (Fonds Cormier 1932)

Sous le vernis de politesse confraternelle et l’assez hypocrite qualification de la carrière de Cormier (loin d’être si glorieuse qu’il veut bien le dire), Beaudouin lui signifiait qu’il n’aurait pas pu espérer cosigner le projet, Beaudouin restant seul maître à bord. Cette exclusive ne correspondait pas aux faits, puisque dans ses premières explorations le Quai d’Orsay aurait été prêt à lancer un projet défini dans ses grandes lignes par un architecte français reconnu, mais affiné par un créateur local. Dans cet épisode Beaudouin se montra donc un bon élève de Talleyrand : cauteleux, il découragea Cormier ; impérieux, il affirma son autorité sur le projet ; habile, il s’assura les services d’anciens camarades de l’École. Des confrères moins installés dont il savait sans doute le caractère plus accommodant, ne pouvant faire état d’une carrière aussi affirmée que ne l’était celle de l’encombrant Cormier.

Le monument : vertus de la modernité ou séductions du classicisme ?

Chaque œuvre esthétiquement achevée s’ingénie à dissimuler son caractère hybride, inventant une façade cohérente—comme l’opéra efface l’alliance de théâtre et musique pour s’affirmer œuvre d’art totale. L’ambassade d’Ottawa s’avère pareillement synthétique, au point de rendre presque invisible son ambiguïté stylistique.

Les premières études firent preuve d’une monumentalité urbaine aussi majestueuse qu’irréelle, envisageant une véritable composition urbaine, l’ambassade n’y constituant qu’un élément, une des ailes bornant une grande place ouverte, conduisant par des propylées et gradins solennels à une sorte de phare à la pointe de l’écluse limitrophe de la parcelle. Curieusement, cela paraissait un projet d’élève de l’École des Beaux-Arts—comme si Beaudouin revenait avec ce monument à l’esprit académique dans lequel il avait été formé. Dans une lettre à Brugère, Beaudouin développa son intention, outrepassant nettement la fonction diplomatique du programme, et convoquant d’illustres précédents :

[à] Athènes sur l’Acropole, à Rome dans le forum, à Paris du Louvre à l’Étoile, à Londres dans Trafalgar Square et à Washington de l’obélisque à Lincoln jusqu’à Arlington, on peut sentir vraiment l’âme d’un grand peuple, il faut préparer à Ottawa ce qui exprimera l’âme nationale canadienne. (Beaudouin 1936)

Loin de ramener l’architecte à des vues financièrement plus réalistes, Brugère abonda dans le sens emphatique de Beaudouin, évoquant la volonté du Premier ministre canadien Mackenzie King de magnifier Ottawa et disant que ce dernier « s’efforcera d’intéresser la ville aux plans que vous lui avez soumis » (Brugère 1936), même s’il était alors surtout préoccupé par l’amélioration des accès au Parlement. En effet, Mackenzie King venait de mandater Jacques Gréber pour préparer le remodelage d’Ottawa, aboutissant au Rapport Gréber qui marqua profondément l’histoire de la jeune capitale canadienne. Beaudouin semble avoir voulu saisir cette opportunité de participer à cet espoir de nouvelle métropole fédérale, se servant de sa commande de l’ambassade comme d’un premier pas vers une plus large étude urbaine. Comme nombre des propositions de Gréber, ces croquis devaient rester des mirages de papier. Cette pensée du bâtiment comme part d’une composition urbaine subsiste toutefois à l’état résiduel dans la plus modeste réalisation, par exemple sa position en bordure de plateau rappelant l’agencement choisi par Beaudouin pour son Prix de Rome. Hélas, ni les inventifs jardins ni l’aménagement du front sur la rivière ne purent être réalisés, contribuant à isoler esthétiquement l’ambassade, composante solitaire d’un ensemble qui originellement aurait dû être plus conséquent, inventant un environnement spécial au monument (Fig. 5).

Figure 6

Fig. 6 Eugène Beaudoin, vue générale de l’ambassade française au Canada. (Photo de l’auteur.)

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Son allure compacte, massive, est sa première caractéristique (Fig. 6). Si le volume unique est d’une parfaite pureté géométrique, le rapport des façades de 5/7 contribue à l’impression d’un édifice bien ancré au sol, presque terrien, massivité encore accentuée par la pente peu prononcée du très large toit en croupe. La façade principale est composée selon la formule typique des manoirs classiques : rythme ternaire ; un pavillon central en léger ressaut, entouré de parois avec trois fenêtres, sur trois niveaux. Dans ce canevas canonique, seule la magistrale baie axiale (divisée en trois vitres), montant du sol jusqu’à la corniche, affirme son appartenance au XXe siècle. Le rez-de- chaussée étant largement ouvert par de grandes baies formant presque galerie, le bâtiment paraît ne pas avoir de socle, atteignant ainsi une forme de dématérialisation, ambivalence architecturale qui s’ingénie à contredire la massivité du tout. En outre, afin d’animer la volumétrie générale apparemment élémentaire, sans le moindre ornement, Beaudouin a recouru aux ressources de bow-windows sur les façades latérales et arrière, ressauts entièrement revêtus de cuivre, à l’unisson avec les huisseries des fenêtres, toutes réalisées dans ce somptueux matériau, qui est aussi celui de couverture. Là Beaudouin reprit les précédents locaux—les édifices de la Colline du Parlement étant tous couverts de cuivre—mais si utiliser le métal pour les huisseries était alors relativement courant en France dans les œuvres modernes, c’était une innovation à Ottawa, accentuant la rudesse minérale et métallique de l’ambassade.

Car son trait le plus marquant est le vigoureux parement des façades en grandes plaques de granit non poli, montées selon un appareil proprement monumental, jointoyées au plomb. Ce traitement en blocs géants confère au bâtiment une réelle robustesse, qui permet une animation supplémentaire, éveillant le bloc unitaire par un jeu entre l’allure rugueuse des murs et les encadrements polis des ouvertures. Avec cette esthétique du matériau brut, Beaudouin rejoignait une recherche typique des années 1930 ; par exemple le Grand Prix de Rome 1920 Michel Roux-Spitz (1888-1957) usa en 1938 d’un parti similaire, entre poli des bordures de fenêtres et rudesse de la maçonnerie de granit, pour sa propre villa Greystones à Dinard. Entre ces deux architectes bien établis mais comprenant si différemment la modernité, ce point commun révèle combien la recherche de renouvellement monumental était une préoccupation courante, répondant à l’influence de l’importante mouvance régionaliste, sans céder pour autant au pittoresque facile. Tant Beaudouin que Roux-Spitz songèrent aux vertus de la pierre brute pour ranimer des compositions au classicisme assumé. Cette alliance entre le granit et le cuivre, justifiée par l’impératif d’adaptation au fort rigoureux climat hivernal du Canada, semble avoir servi de prétexte à une recherche sur la masse, la robustesse et sur le contraste chromatique entre pierre et métal. Bref, les valeurs classiques étaient acceptées seulement en apparence—triturées au crible d’un examen critique, remodelées selon une expression technique et formelle intégrant des éléments contemporains.

Figure 7

Fig. 7 Grand hall de l’ambassade française au Canada. (Photo de l’auteur.)

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Classicisme encore, dans la distribution. Là aussi les allusions au passé restent lisibles, toujours reformulées au crible d’un système formel épuré. La hiérarchisation d’ensemble évoque la disposition en U des plus importants hôtels particuliers parisiens de l’âge classique, à ceci près que la cour centrale est cette fois-ci englobée dans un même corps de bâtiment, la cour devenant un hall couvert—choix pouvant rappeler les halls anglais, ou le précédent plus immédiat de certains hôtels particuliers de Louis Süe. Cet espace apparaît paradoxal, aussi dépouillé que somptueux—avec de vastes parois nues, où contrastent vivement les matériaux somptuaires, tels les marbres polis de la rampe de l’escalier d’honneur, brutalement confrontés au béton brut des poutraisons apparentes (Fig. 7). Ce jeu ambivalent des matières perturbe la lecture classique du monument, le palais s’effaçant en certains traits pour affirmer au contraire une rationalité sévère. Après cette introduction majestueuse mais ambiguë, à l’étage noble le plan accentue la rigoureuse veine clas- sique, et même presque versaillaise d’esprit. De fait la disposition en enfilade des salons autour de la salle de bal rappelle l’agencement des Salons de la Guerre et de la Paix autour de la Galerie des Glaces. Le grand salon en est l’équivalent (Fig. 8) ; bien qu’il n’ait que six baies, il paraît beaucoup plus imposant, notamment par son majestueux volume sous plafond, magnifié encore par les monumentales portes de bronze poli réalisées par Prouvé, avec les poignées circulaires de Robert Cami, illustrées de scènes de l’histoire du Canada français, le médaillon de la Foi évoquant par contre l’évangélisation encore en cours des Amérindiens (Fig. 9).

Figure 8

Fig. 8 Grand salon de l’ambassade française au Canada. (Photo de l’auteur.)

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Figure 9

Fig. 9 Détail des portes du grand salon de l’ambassade française au Canada. (Photo de l’auteur.)

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Ici, perpétuant une tradition de coopération artistique, Beaudouin répondit aux exemples passés de Le Vau ou Hardouin-Mansart avec Le Brun et Coysevox, rassemblant à Ottawa une équipe soudée de créateurs de sa génération, par l’appel à Louis Leygues, Charles Pinson, Robert Cami, André Bizette-Lindet—tous Grand Prix de Rome, anciens camarades de son séjour romain—et à Jean Prouvé, Alfred Courmes, Le programme iconographique interroge à plusieurs égards, par sa réunion de scènes bibliques, historiques antiques et médiévales, évocation du Canada sous régime français, permanence du rôle de la France sur ces terres, et célébration de la France moderne.

Pour le bassin du jardin, Prouvé réalisa La grande Hermine, évocation abstraite en cuivre du galion de Jacques Cartier. Un relief dans la galerie supérieure du hall évoque le monument canadien de Vimy, conçu entre 1921 et 1936 par Walter Allward pour commémorer les importantes pertes canadiennes dans la guerre 1914-1918. La salle à manger répond aux précédents des palais romains ou de Versailles, en déployant sur la totalité de ses parois la fresque de Courmes, La France heureuse, étrange alliance entre pastorale modernisée et évocation du Front Populaire. Avec Courmes, Beaudouin reproduisait la relation que Roux-Spitz entretenait avec Louis Bouquet, dessinant une architecture épurée permettant au peintre de s’emparer des parois pour les transformer en décor total. Après cette pièce, le salon rond se pare des panneaux de terre-cuite en bas-relief de Bizette-Lindet, sur les thèmes de Roland à Roncevaux, saint Louis et Jeanne d’Arc : curieuse synthèse des grandes heures médiévales de la France, dans une architecture se distinguant par son sens de l’épure.

Mais l’essentiel des efforts symboliques fut réservé au grand salon central. Beaudouin conçut l’ensemble en fonction d’une tapisserie des Gobelins du XVIIe siècle, tissée d’après un carton de Le Brun—toujours l’ombre de Versailles—Le Triomphe de Constantin, pour laquelle il eut l’idée hautement originale d’un programme statuaire connexe en stuc, modelé par Leygue (Fig. 10). Ce décor constitue le point d’orgue de l’ambassade : les figures en haut-relief constituent un fascinant prolongement du sujet de la tapisserie, avec un légionnaire, une frise supérieure de chevaux courants, colonnes et arches de la tapisserie se continuant sur le mur. Adam et Eve sont accompagnés d’Abraham (la Foi), Samson (la Force), Josué (la Décision), David (le Courage), à qui répondent les figures allégoriques de l’Amour profane et sacré (portant une toile bleue et rouge, rappelant le drapeau tricolore), et de la Paix. Cet important, mais quelque peu obscur, programme symbolique fut certainement l’un des derniers de son genre, prolongeant une tradition classique des grands ensembles historiés des XVIe-XIXe siècles, en un inventif collage formel. Là Beaudouin et son équipe portèrent à sa quintessence les séductions d’un classicisme repensé, auquel ils voulurent donner un équivalent moderne—qui devait rester sans postérité.

Figure 10

Fig. 10 Eugène Beaudoin et Louis Leygue, étude pour le décor du grand salon de l’ambassade, 1936. (Fonds Beaudoin, Institut Français d’architecture.)

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Au terme de l’enfilade, dans cet esprit Grand Siècle modernisé, le Salon Bouleau se distingue spécialement, relevant d’un dépouillement presque japonisant (Fig. 11). L’idée d’employer ce matériau régional revient sans doute à la collaboration entre Beaudouin et Parizeau. Arbre typique du Canada, le bouleau ne faisait jusque-là pas partie des bois habituellement considérés pour des décorations luxueuses. L’absence de toute iconographie dans cette pièce lui confère une sorte de qualité d’intruse dans un monument multipliant les allusions architecturales, sculpturales et historiques. Enfin, fonctionnellement séparé de ces espaces de réception, le bureau de l’ambassadeur donne lieu à un autre tour de force esthétique : revêtu de plaques de pierre polie de Mansart de Bourgogne, Charles Pinson le couvrit entièrement d’un programme relatant l’histoire du Canada, gravé dans la pierre (Fig. 12).

Figure 11

Fig. 11 Détail sur le salon dit du bouleau. (Photo de l’auteur.)

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Le choix des épisodes est significatif : à nouveau Jacques Cartier et son navire, les voyages de Samuel de Champlain, la fondation de Montréal en 1642, les découvertes de Cavelier de la Salle, la défense de Québec en 1759, la seconde bataille des plaines d’Abraham, la capitulation des troupes françaises face à l’Angleterre et l’hommage aux militaires Montcalm et Lévis, entre autres (voir Fouace 2010 : 87-93). La sélection des épisodes glorifiait le seul Canada français, s’arrêtant opportunément au traité de Paris de 1763, qui céda le Canada aux Britanniques. Dans un tel édifice, ce programme au sens ostensiblement patriotique interroge toutefois sur la perception du Canada par la France en ces années 1930—Beaudouin et ses artistes semblant vouloir continuer par l’entremise des arts la présence française en Amérique. Ces suggestions de passerelles entre le passé et le présent sont d’ailleurs explicitement lisibles dans certains portraits, Beaudouin, Parizeau, Monette, Pinson, l’ambassadeur Robert de Dampierre et d’autres étant insérés dans les scènes historiques, comme placés sous la tutelle maternelle et martiale du buste de la France par Leygue. De fait le décor de l’ambassade n’est pas non plus sans ambiguïtés politiques—troublant sursaut de patriotisme, l’évocation d’un passé français glorieux paraissant répondre à l’actualité—puisque lors du chantier, en septembre 1938, la France venait de céder honteusement au bluff des revendications territoriales d’Hitler, aux accords de Munich.

Figure 12

Fig. 12 Bureau de l’ambassadeur. (Photo de l’auteur.)

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L’ambassade affirme donc une sorte de résumé historique, capable de citer plusieurs cultures, Beaudouin tendant à réaliser un monument-somme. Outre l’implicitement japonisant salon Bouleau, au-delà des références classiques omniprésentes, se lisent de moins prévisibles notes d’inspiration plus orientale. En premier lieu, le projet non réalisé du jardin aurait dû situer l’ambassade dans un enchantement horticole serpentin, en coup de fouet modelant vigoureusement l’approche, faisant un écrin végétal tout à fait étranger au jardin formel à la française ou pittoresque à l’anglaise, et plus proche des précédents persans anciens que Beaudouin étudia lors de ses envois académiques (Beaudouin 1933).

De surcroît, la pente très basse des toitures semble proche des maisons traditionnelles turques, connues par Beaudouin lors de ses explorations orientales. Le singulier positionnement des massives souches de cheminées (rappelant les châteaux français des XVIe et XVIIe siècles) aux faîtages du toit en croupe évoque plutôt l’architecture britannique et coloniale américaine du début du XVIIIe siècle (par exemple le Palais du Gouverneur, Williamsburg, Virginie, 1722, reconstitué en 1926)  ; positionnement spécifique que Lutyens reprit dans ses grandes country houses comme Runnymede ou dans son ambassade d’Angleterre à Washington. Quant à l’agencement des bow-windows, il est encore similaire aux maisons de Turquie ou d’Iran, tandis que la voûte des appartements privés rappelle elle aussi l’architecture des cultures musulmanes méditerranéennes avec leurs voûtes de briques plâtrées. Ainsi Beaudouin ne craignait pas de recourir à des sources très variées, parfois inattendues, pour composer un édifice qui devint de facto un résumé culturel—résumé représentant d’abord la France mais synthétisant également d’autres référents, conférant à l’ensemble une sorte d’universalisme implicite ; universalisme qui devenait par extension celui de la France.

Cette signification avait toutefois ses limites. Au-delà de la qualité symbolique déployée pour le monument, sa fonction officielle en restreignit nécessairement la diffusion, réduisant du même coup son impact culturel. Beaudouin en fut le premier conscient, et en orchestra de manière sélective la réclame. Ainsi, lors du chantier, lui et son associé Lods furent conviés par l’Union Soviétique pour faire partie des invités d’honneur du premier Congrès des Architectes soviétiques à Moscou en 1937 : doté d’un solide sens de l’autopromotion, Beaudouin n’hésita pas à utiliser la manifestation comme une tribune à son travail sur l’habitation populaire—geste quelque peu absurde dans l’URSS de la terreur stalinienne (Bellat 2007 : 256 ; Beaudouin et Lods 1937). L’architecte tut la dimension officielle de sa carrière, cherchant plutôt à impressionner les soviétiques en projetant à Moscou un film sur sa cité de La Muette à Drancy, comportant des vues aériennes réalisées par Lods, féru d’aviation. Dans cette sélectivité réapparaissait l’ambiguïté naturelle de Beaudouin, sachant s’adapter à ses interlocuteurs, pressentant qu’un ensemble destiné aux classes ouvrières serait mieux perçu en URSS qu’un assez patricien hôtel diplomatique !

In fine l’ambassade fut un monument condamné aux limbes de la monumentalité officielle, disparaissant peu à peu des colonnes de revues vouées davantage à la promotion d’une modernité plus affirmée. Beaudouin transmit malgré tout à Pierre Vago à L’Architecture d’Aujourd’hui la documentation nécessaire : le n°5 de mai 1939 cita brièvement son ambassade, après celles de Laprade et Expert. Purement descriptif, le texte conserve une neutralité professionnelle, semblant considérer comme aller toujours de soi l’aspect palatial de ces édifices publics français à l’étranger. Leur publication marqua cependant la fin d’une époque tant artistique que politique, puisque l’Histoire prouva bientôt l’inanité de cette vision aristocratique de la diplomatie en un monde en proie aux totalitarismes.

Figure 13

Fig. 13 Eugène Beaudouin, construction de l’ambassade de France à Accra, 1948. (Fonds Beaudoin, Institut Français d’architecture.)

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Inachèvement et testament

Quoique incomplet à la déclaration du second conflit mondial, en dépit du feuilleton à répétition des aménagements mobiliers prolongés jusque tard dans les années 1950, l’édifice et son architecte semblent avoir donné satisfaction au Quai d’Orsay puisque deux autres ambassades furent confiées à Beaudouin après-guerre.

Si elles furent certes moins somptueuses que leur devancière d’Ottawa, les légations d’Accra (1948) et de Pretoria (1958) sont néanmoins stylistiquement les petites sœurs du monument canadien. Celle d’Accra répéta le principe de la villa compacte et basse, un grand toit à croupe couvrant à nouveau un plan massé (Fig. 13). Différence de climat oblige, aux solides parois de granit, Beaudouin substitua une galerie extérieure ouverte prolongée sur deux niveaux, parti architectural contribuant à alléger l’édifice et à le rapprocher des modèles coloniaux des XVIIIe et XIXe siècles. Mais à Ottawa comme à Accra l’esprit resta le même  : celui d’un monument dépassant la dimension de l’habitat pour atteindre à la dignité du site officiel, aux espaces de réception communiquant avec une sobre élégance, dont les détails des dallages, portes et caissons des plafonds affirmèrent une certaine qualité palatiale. En perpétuant cette valeur, Beaudouin paraissait toujours attaché à une idée immémoriale du bâtiment public, voué à dignifier et donner une image de solidité monumentale, quelle qu’en soit l’échelle. Quant à Pretoria, bien qu’elle ne soit que le remodelage d’une résidence existante, Beaudouin y répéta la baie centrale d’Ottawa comme motif destiné à magnifier l’accès sur l’assez banale façade principale. L’expérience canadienne ne fut donc pas un unicum dans sa carrière, portant au contraire à maturation des thèmes formels que l’architecte voulut reproduire ultérieurement dans des commandes similaires, quoique moins ambitieuses—qui ne bénéficièrent pas du même crédit que sa réalisation de 1936-1939.

Or, nonobstant sa relative modernité formelle, l’ambassade d’Ottawa fut le chant du cygne d’une approche désormais anachronique de la diplomatie. Elle restait un monument relevant de l’arsenal des jeux d’influence et de prestige, pompeux réceptacle pour des réceptions. Cela la rendit inéluctablement obsolète, tandis que l’évolution des Affaires étrangères après-guerre recourut de plus en plus à un fonctionnement administratif banalisé, restreignant la part protocolaire d’apparat, augmentant l’importance des bureaux. Ce que l’œuvre de Beaudouin ne permettait guère, tant sa distribution demeurait proche de ses modèles classiques. Peu d’années après son inauguration, l’ambassade n’avait plus rien de moderne—et au contraire apparaissait déjà comme un monument déphasé, récent vestige d’une époque où les négociations internationales se faisaient encore dans de cossus salons d’hôtels particuliers. Avec ce bâtiment se dessine l’image de l’architecte comme créateur conciliant Charybde et Scylla—stratégie dangereuse, alors que se propageait une certaine idée de l’intégrité esthétique, comme en témoigna notamment le succès du roman d’Ayn Rand, The Fountainhead (1943), popularisant la figure héroïque de l’architecte moderne défendant sa vision créatrice en prophète solitaire dans un monde de compromissions. Face à Le Corbusier, Mies van der Rohe, ou Frank Lloyd Wright construisant leur légende de hérauts incorruptibles de la modernité, quitte à réécrire l’histoire de leur carrière (Riley et al. 2001), Beaudouin eut une pratique bâtie moins manichéenne, plus complexe, confrontant prospective contemporaine et expérience classique. Position inconfortable s’il en fut, en un temps où l’appartenance à un petit clan de modernes était l’objet de discussions souvent animées, voire féroces à l’occasion. Citons entre autres les relations entre Le Corbusier et Lurçat, sévèrement envenimées lorsque ce dernier, installé à Moscou, ne ménagea pas ses critiques envers le Centrosoyouz et son auteur (voir Cohen 1987). De toute évidence Beaudouin chercha à s’établir une stature qui subsumât ces débats—voulant, à l’instar de Perret ou Roux-Spitz, apparaître tant comme un architecte novateur que sensible aux tendances de son époque. Ainsi, à Ottawa, Beaudouin voulut être moderne et officiel—effort monumental qui initia l’infléchissement de sa carrière à partir de la Seconde Guerre mondiale, annonçant en définitive le moderne officiel qu’il fut après 1945.

Aucun monument ne peut être vraiment isolé dans une culture ou le corpus d’un architecte. Pour Beaudouin ce programme diplomatique n’eut rien d’une exception, mais fut bien plutôt sa première expérience d’une monumentalité moderne. Choix créatif durable qu’il prolongea dans son enseignement d’abord à l’École d’architecture de l’Université de Genève à partir de 1942 (Raffaele 2010) et à l’ENSBA même comme professeur chef d’atelier de 1946 à 1968 ; puis dans ses travaux ultérieurs moins flamboyants et plus ordinaires, tels ses projets d’urbanisme pour Marseille en 1941, son ensemble des Minguettes en 1962, la tour Montparnasse en 1970, ou la pléthore de ses réalisations urbaines des Trente Glorieuses.