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« Socialement et individuellement, l’homme est un animal rythmique ».

Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, p. 85.

Le djembé, un tambour originaire de la culture mandingue en Afrique de l’Ouest, est joué dans différents pays situés sur tous les continents, alors qu’il était virtuellement inconnu dans les années 1970. Au même titre que les sushis japonais, les tacos mexicains, la samba brésilienne, le tango argentin ou le Coca-Cola, la pratique du djembé et un ensemble circonscrit de rythmes du répertoire traditionnel mandingue se sont propagés sur la planète grâce aux mécanismes viraux de la globalisation. Bien que l’origine culturelle soit clairement définie et connue de tous, une fois que le tambour et ses pratiques sont arrivés à leur destination étrangère par les voies de l’import/export, ils sont appropriés et métamorphosés par leurs nouveaux propriétaires. Les usages ne sont pas uniformes d’un pays à l’autre, voire d’une communauté à l’autre, on ne joue pas le djembé partout de la même manière ou pour les mêmes raisons. Chaque localité possède sa propre histoire du djembé et ses propres usages sociaux et artistiques.

Au Québec, les premiers djembés ont été transportés dans les bagages des voyageurs au cours des années 1970 (Provost 2016). La présence du tambour en sol québécois coïncide avec l’avènement de la Francophonie[1] qui a favorisé le rapprochement politique et culturel du Québec et de l’Afrique de l’Ouest. Dans les années 1980, cet objet exotique et rare faisait l’envie de nombreux amateurs percussionnistes québécois. Cependant, à cette époque, l’exportation africaine des djembés était inexistante. Comme il était pratiquement impossible de s’en procurer, ce sont les artisans locaux qui les fabriquaient, à leur façon. Vers la fin des années 1990, il s’est produit une intensification des exportations africaines du djembé dans le monde et la population québécoise a montré un engouement sans précédent pour cette percussion venue d’Afrique, si bien qu’en 2008, moment du repérage de terrain effectué en prévision de cette recherche, j’ai pu observer que le djembé était utilisé pour différents usages dans différents milieux sociaux.

D’abord, il y a ce rendez-vous estival hebdomadaire bien connu à Montréal : les Tamtams du Mont-Royal [2] . L’évènement, qui célèbre le jeu collectif du tambour, a commencé dans les années 1970, et aujourd’hui, c’est un des rares rassemblements populaires « non organisés » récurrents, dont l’histoire s’échelonne sur une durée de plus de quarante ans. Le nombre d’amateurs percussionnistes qui y participent dépasse fréquemment la centaine et l’atmosphère festive créée par le son des tambours donne parfois lieu à des regroupements de plusieurs milliers de personnes. Ensuite, dans les entreprises québécoises, le djembé est utilisé comme objet de communication pour des activités qu’on nomme team building (ateliers de mobilisation d’équipes) ; la pratique collective du tambour sert à stimuler chez les employés le goût pour l’action collaborative. On l’utilise aussi à des fins thérapeutiques comme objet de médiation pour communiquer avec les enfants qui présentent des troubles d’apprentissage et des troubles du spectre de l’autisme. Enfin, l’exécution du répertoire mandingue au tambour est pratiquée comme loisir culturel et, en 2008, cette activité se déroulait dans une dizaine d’écoles de percussions[3] à travers le Québec. En fin de compte, ces différents usages sociaux suffisent largement à démontrer l’intérêt du sujet, mais ce qui m’a le plus étonnée et qui a conforté ma décision de me consacrer à ce projet de recherche, c’est une annonce télévisée produite par le Gouvernement du Québec visant à promouvoir le tourisme local dans les Laurentides. On y voyait une famille assise autour du feu et une jeune adolescente jouant du djembé pour le plaisir des membres de sa famille. Sachant que dans une publicité les images choisies ne sont pas anodines, la présence du djembé « africain » pour promouvoir la consommation du tourisme local « québécois » a excité ma curiosité de chercheuse.

En tant qu’ethnologue, j’ai voulu savoir par quels processus le jeu du djembé au Québec est producteur de socialité. Cette problématique a fait l’objet de ma recherche doctorale et cet article expose une partie du corpus de recherche et son analyse. Il s’agit du résultat de l’enquête orale effectuée auprès d’un échantillon de personnes qui ont adopté le jeu du djembé comme loisir culturel, une activité qui se pratique de façon hebdomadaire dans les écoles de percussions. Antérieurement, aucune donnée n’a été produite pour documenter la pratique du djembé au Québec. Puisque cette société, culturellement minoritaire en Amérique du Nord, lutte pour conserver sa diversité culturelle (Harvey 2001), ce type d’étude, productrice de nouvelles données ethnologiques sur les comportements culturels de sa population, est fondamentale. Aussi, cet article contribue aux recherches sur l’ethnologie du Québec par l’étude des processus d’absorption, à l’échelle locale, de phénomènes culturels globalisés. Et, dans sa visée la plus large, elle concourt à la discipline même de l’ethnologie en produisant des données et réflexions théoriques sur les phénomènes des transferts culturels qui émergent des processus de globalisation.

La destination finale de cet article est de démontrer que le jeu du djembé au Québec, dans ce contexte de loisir culturel, est une pratique pragmatique visant à créer des moments de corporéité sociale ayant pour fonction de réguler le stress produit par le mode de vie des praticiens. Pour y arriver, les données présentées soutiennent le cheminement de la réflexion en deux temps. En première partie, l’hypothèse de départ, formulée selon l’approche hypothético-déductive, présume que les participants sont à la recherche d’une expérience exotique collective, et nous verrons comment leurs arguments réfutent cet énoncé. En deuxième partie, je défends l’hypothèse que les raisons avancées par les participants pour aller, toutes les semaines, frapper sur un tambour dans un temps consacré à soi, sont franchement pragmatiques, ce qui réoriente l’analyse vers une approche plus fonctionnaliste menant à la thèse de la corporéité sociale.

Le cadre théorique de l’exposé s’inscrit dans l’approche traditionnelle de l’ethnologie. En premier lieu, inspirée par les recherches de Laurier Turgeon sur le chaudron de cuivre en Amérique (2003) et sur les ceintures de wampum (2005), je considère d’emblée que le jeu du djembé québécois n’est pas une pratique édulcorée du jeu du djembé africain. Cet axe théorique a aussi été démontré par Grunzinski (1999) et par Amselle (2003). Ensuite, l’analyse des réponses fournies par les participants m’a incitée à adopter une position fonctionnaliste à la Malinowski (1944). En effet, la description des besoins et les raisons pragmatiques pour jouer du djembé l’emportaient sur les discours symboliques et identitaires. Parallèlement, les processus corporels de production du rythme dans le but de créer une unité collective, phénomènes pragmatiques décrits par l’ensemble des informateurs, m’ont amenée à incliner l’analyse théorique vers les techniques du corps de Marcel Mauss (1936) et vers l’anthropologie du rythme d’André Leroi-Gourhan (1965). Dans cet ordre d’idées, j’ai choisi d’interpréter la problématique du point de vue praxéologique (Warnier 2009) plutôt que sous l’angle sémiotique et identitaire. Finalement, la problématique — comment le jeu du djembé au Québec est-il producteur de socialité — se dénoue par l’exposé de la thèse sur la corporéité sociale.

Figure 1

Fig. 1 Les Tamtams du Mont-Royal. Photographie Monique Provost 2012.

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L’enquête orale présentée dans cet article a été effectuée dans le cadre d’une ethnographie des cours de djembé entre 2010 et 2014. Les informateurs choisis se sont tous portés volontaires[4] et ils ont été recrutés lors de ma présence sur le terrain aux fins des observations participantes de l’étude ethnographique. Il s’agit de 19 personnes âgées de 18 à 65 ans qui participent aux activités de djembé depuis un temps allant de quelques mois à quelques années. L’enquête a eu lieu dans quatre écoles, dont trois sont montréalaises (Afrique en mouvement, Samajam et Métissage) et une est située dans la ville de Québec (Oké Djembé). L’étude ethnographique a démontré que les pratiques enseignées dans les écoles de djembé s’inscrivent, à des degrés divers, dans la pédagogie véhiculée par Mamady Keita et Famoudou Konaté. Ces deux percussionnistes guinéens sont considérés comme de grands maîtres du djembé à l’échelle mondiale. La méthode est conçue pour l’apprentissage des Occidentaux[5], mais la technique de jeu et le répertoire des rythmes détiennent, dans les discours populaires, le statut de patrimoine mandingue. Les professeurs de toutes les écoles ciblées par l’enquête sont des Québécois qui enseignent le même répertoire, les mêmes techniques de jeu, sur des tambours djembé.

Jouer du djembé : une expérience exotique ?

L’hypothèse de départ était que les praticiens du djembé, en contexte de loisir culturel, étaient à la recherche d’une expérience exotique. Considérant avec Segalen (1983) que l’exotisme est tout ce qui est Autre, et avec Saïd (1980) que l’exotique n’existe pas en dehors de la perception de l’observateur, la vérification de l’hypothèse impliquait d’accéder aux perceptions et aux représentations révélatrices de la construction de cet Autre africain. Dans cet ordre d’idées, les questions d’entrevues portaient sur l’importance qu’avait le contenu africain de la pratique pour les participants. J’espérais entendre de la bouche de mes informateurs la description des paramètres de « l’africanité », ceux qui les faisaient vibrer, et qu’ils commentent même le degré d’africanité de l’enseignement, voire l’authenticité de la tradition africaine pour justifier leur choix de jouer du djembé.

Ce qui m’incitait à penser que le fait africain contribuait d’une façon importante à la qualité de l’expérience, voire à l’exotisme de cette pratique, ce sont mes observations ethnographiques. Dans toutes les écoles visitées, chaque rythme enseigné faisait l’objet d’une contextualisation ethnologique par les professeurs et l’enseignement était soutenu par des métaphores construites à partir du mode de vie africain. Cette didactique est celle de Mamady Keita, son enseignement étant le lien ultime reliant le jeu du djembé à son origine africaine. Les participants à l’enquête, quand il est question du fait africain, ont tendance à le citer comme un élément culturel médiatisé par leur professeur. Par exemple, Steeve Gagné, le professeur de l’école Oké Djembé, est un traditionaliste affirmé. Il assume pleinement cette position auprès de ses étudiants, que l’un d’entre eux, RF, décrit comme une forme d’allégeance.

Il est comme obligé par sa formation de nous enseigner les rythmes traditionnels et pourquoi on le joue, initiation, mariage. Chaque rythme a un but [par exemple] aller aux champs. Y’a des rythmes pour toutes sortes d’affaires et 95 %, c’est pour la circoncision[6].

Une autre élève de Steeve Gagné, SC, décrit ce que représentent la tradition africaine et Mamady Keita pour son professeur.

C’est des rythmes traditionnels de Guinée. C’est vraiment de la tradition et plus pointu que ça, c’est du Mamady Keita. C’est son maître[parlant de Steeve Gagné]. On apprend ces morceaux-là de façon traditionnelle.

Figure 2

Fig. 2 Étudiants de l’école Oké Djembé à Québec. Photographie Steeve Gagné, 2013.

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Enfin, dans les explications de CA, aussi étudiante à l’école Oké Djembé, on perçoit d’une façon encore plus éloquente la stratégie de transmission développée par Mamady Keita. Elle décrit l’ascendance patrimoniale construite à l’attention des Occidentaux[7] et sa médiation pratiquée par Steeve Gagné.

Les musiques africaines sont liées à des contextes de vies africaines. Steeve nous enseigne, il nous explique les contextes. Il nous montre les rythmes au djembé puis ajoute après les doundouns. Quand on est avancé, on fait des solos. Oui, c’est un patrimoine, j’ai fait l’achat d’un livre fait par un des maîtres du djembé. C’est présenté comme patrimoine et tradition, car c’est en train de se perdre. La main qui donne le premier coup et le quatrième coup, c’est prescrit. Il faut faire comme ça, c’est du djembé selon la tradition, c’est du djembé traditionnel. Des fois, on partirait de la main droite au lieu de la gauche par exemple et Steeve insiste, non ! non ! C’est pas la bonne main.

En revanche, quand vient la question de sa relation personnelle avec ce patrimoine africain, CA adopte une position sans équivoque : « Pour moi rien. Ça adonne que c’est africain, ça va pas plus loin que ça. On rentre un peu en contact avec la culture africaine ».

Cette mise en contexte ethnologique des rythmes par leurs enseignants, pour quelquesuns, sert de déclencheur à des expériences qui se rapprochent de l’exotisme. Par exemple, FB, de l’école Samajam, explique comment il se projette dans la sémiologie culturelle africaine du rythme joué.

Je me suis représenté comme si c’était le moment de la circoncision, et je trouvais que la nature hypnotique du rythme devait être parfaite pour le moment de la cir-concision. Que ce devait être douloureux pour les enfants, mais que ce climat, cette ambiance-là créée par le rythme avait une incidence sur le contrôle de la douleur. Que le rituel amène l’esprit des enfants ailleurs. Ils ressentent moins ce qui se produit. Peut-être que la vraie raison est de donner un sens au geste.

Les caractéristiques de l’expérience décrite par FB, sensation de dépaysement, sentiment de nouveauté et expérience inédite, sont celles de l’exotisme. Qui plus est, FB mentionne même l’idée du voyage en Afrique que lui fait vivre, parfois, l’expérience collective du rythme. Cet exemple montre que, pour certaines personnes, l’exotisme n’est pas absent de la pratique du djembé en contexte de loisir culturel. Toutefois, est-ce suffisant pour conclure que l’expérience exotique est la raison principale de jouer du djembé ? Il faudrait pour affirmer cela ne pas tenir compte des discours et des propos de la majorité des informateurs qui réfutent un quelconque attrait pour l’aspect africain de leur pratique, et une majorité s’en défend, comme on peut le constater ci-après.

Tout d’abord, SC d’Oké Djembé revendique d’emblée l’universalité de l’instrument : « Non, ça vient de là principalement [d’Afrique], c’est utilisé pour ça [pour la culture africaine], mais y’a pas d’exclusivité. La plus belle preuve, on l’a avec Mélissa Lavergne[8], c’est un instrument comme un autre ». Ensuite, il exprime le fondement d’une pensée globale : « Aujourd’hui, avec les communications, y’a plus vraiment de frontières ». Puis TB, de Samajam, démontre clairement que l’appropriation a déjà eu lieu : « Non, j’ai pas senti aucun africain [adjectif], non, je faisais de la percussion. Oui, ils disent ce rythme vient de tel endroit, mais pour moi, c’est le feeling du groupe et du son, pas le feeling africain. Pas pantoute ». Finalement, JEV, de l’école Métissage, évoque la substance transculturelle du rythme. Alors que nous discutions de la fonction interculturelle du djembé dans la société québécoise, je lui ai demandé : « Vous, est-ce que le djembé vous amène personnellement à l’Afrique ? » Sa réponse fut tout aussi catégorique que celle des autres. Selon lui, le djembé le conduit au rythme, pas à l’Afrique.

Non ! Le djembé m’amène au rythme. Il me donne accès au rythme, le rythme est transculturel, le rythme est en deçà des différences culturelles. Le djembé me donne accès à ce registre-là. Donc, c’est en deçà d’une appartenance culturelle.

Ces quelques affirmations non seulement réfutent l’hypothèse de l’exotisme, mais soulèvent une sous-problématique qu’il m’est impossible de traiter ici, puisque je suis limitée par l’espace imparti à cet article. Il s’agit de l’interconnexion planétaire, de la contraction du monde, de l’interpénétration du global et du local, bref, de la globalisation des cultures. Il semble que les participants se pensent culturellement dans une pratique universelle, dans un monde « as a whole » comme le soulève Robertson (1992 : 6) dans sa théorie sur la glocalisation : « […] globalization as a concept refers both to the compression of the world and the intensification of consciousness of the world as a whole ». Un autre chercheur, Featherstone, décrit ainsi ce sentiment de globalité qui correspond aux énoncés exprimés par les informateurs : « This entails the sense that the world is one place, that the globe has been compressed into a locality, that others are neighbours with which we must necessarily interact, relate and listen » (Featherstone 1995 : 89). En somme, on ne découvre pas dans les propos des répondants les enjeux identitaires et les mécanismes de la construction d’un Autre « africain », des procédés assimilables à l’expérience exotique. Pour eux, la pratique du djembé est universelle et, selon mon interprétation, leur appréhension du jeu du djembé pointe vers la définition d’un nouveau domaine de recherche, celui des patrimoines globalisés.

Revenons à notre problématique de départ et à cette hypothèse de l’exotisme pour expliquer la pratique du djembé en contexte de loisir. Le fait africain, c’est le professeur qui le médiatise, mais la principale motivation des informateurs pour aller frapper sur le djembé africain s’inscrit franchement dans le « faire de la percussion », faire du rythme, comme en témoigne ici CA d’Oké Djembé.

Pour moi rien. Ça adonne que c’est africain, ça va pas plus loin que ça. On rentre un peu en contact avec la culture africaine. Y’a une différence entre écouter pis en jouer. Mais c’est extrêmement satisfaisant. Y’a un plaisir profond à produire « toi » cet effet-là, être la cause de ce qui arrive, c’est satisfaisant.

Ainsi, ce que décrit CA, c’est le plaisir d’une « exécution » musicale pour laquelle « faire » est plus satisfaisant que regarder et écouter. Par conséquent, ce qui prime pour les praticiens, ce n’est pas le fait africain, mais bien l’acte de jouer et ce constat amène une substance nouvelle dans l’analyse. Ce résultat, non seulement réfute l’hypothèse de départ sur l’exotisme, mais justifie l’ajustement du parcours analytique. En effet, le geste, dans le cours de djembé, n’a pas valeur de signe, mais d’incorporation. Il faut chercher ailleurs que dans l’exotisme ou dans le processus identitaire le sens et les usages sociaux de cette pratique du djembé. Voilà pourquoi la poursuite de l’analyse adopte un angle d’approche plus fonctionnaliste.

La fonction pragmatique : l’activité percussive pour réguler le stress

Les discours de mes informateurs m’incitent à analyser de plus près les raisons pragmatiques de cette pratique récréative du djembé, et pour ouvrir l’argumentation, je cite Malinowski.

Et ici intervient un principe très simple, mais trop souvent négligé. Les actions, les dispositifs matériels, les moyens de communication les plus significatifs et les plus compréhensibles sont ceux qui ont trait aux besoins organiques de l’homme, aux émotions et aux méthodes pratiques par où l’on peut satisfaire les besoins. (Malinowski 1944 : 45)

Afin que soient exprimés les besoins et les processus par lesquels le jeu du djembé parvient à les combler, j’ai demandé à mes informateurs de me décrire les bienfaits que leur apporte cette activité. Contrairement aux ambivalences qu’ont suscité les propos précédents à propos du fait africain, lorsqu’ils décrivent leur pratique, la description des bienfaits est claire et va droit au but. Au profit de la démonstration, j’en expose ici un large échantillon.

Cette première citation révèle les éléments communs exprimés par une vaste majorité d’informateurs.

Ça te sort de ta tête. J’ai un travail qui demande d’utiliser beaucoup ma tête, beaucoup d’argumentations avec les clients. Tu ne peux pas penser et jouer de la musique en même temps. Il faut que tu te mettes dans un autre mode. Ça fait du bien [de] relaxer, tu développes l’écoute. Tu ne peux pas jouer sans écouter ce que les autres font et écouter les autres. (SC, Oké Djembé)

Ce que décrit SC, c’est un résultat obtenu dans un rapport de cause à effet, une dynamique de l’action, une praxéologie. SC parvient à évacuer des réminiscences mentales provenant des activités qu’il effectue dans le cadre de son travail et de sa vie quotidienne. Il dit « sortir de sa tête » par un moyen terre à terre : en frappant sur un tambour et en dirigeant son attention afin de se synchroniser avec les autres membres du groupe.

Ensuite, grâce à cette explication de RF d’Oké Djembé, on accède de plus près au fonctionnement des mécanismes producteurs des bienfaits.

Ça fait oublier bien des choses quand on joue du djembé. Un vide intérieur, tous les soucis de la journée disparaissent, ça met le cerveau à off. Tu ne peux pas jouer dans ta bulle ; il faut que t’écoutes les autres drums (doundouns). Eux, ils jouent à une même vitesse, il ne faut pas que tu joues plus vite ou plus lent, faut les suivre. Il ne faut pas que tu t’écoutes, il faut que t’écoutes tous les autres. Si tu suis, tout le monde joue ensemble. Pour créer la cohésion, il faut être totalement présent, dans l’instant présent. Il faut embarquer ! Aussitôt qu’on a une pensée dans la tête, on le perd, c’est comme un sport.

RF exprime plus précisément la façon dont il obtient le résultat pragmatique anticipé. D’abord, il décrit les effets : « oublier », « vider » et « mettre le cerveau à off » en utilisant une expression et des verbes forts qui démontrent la puissance de l’impact qu’a sur lui le fait de frapper sur le tambour. Ensuite, il nous explique le « comment » que je traduirais ainsi : il faut travailler en soi pour créer une cohésion hors de soi, pratiquer une pleine conscience et une écoute attentive des autres et maîtriser son corps pour diriger le geste effectué vers l’exécution d’un rythme qui ne peut exister que par la seule incorporation collective.

Chacun des participants utilise des images différentes, personnelles, pour décrire le même phénomène et leurs clarifications raffinent cet exposé sur la fonction pragmatique du jeu du djembé. AH de Samajam évoque l’effet « d’ancrage » et insiste sur la nécessité d’éliminer les facteurs extérieurs qui pourraient s’ingérer dans son expérience corporelle. Tout se passe dans sa relation physique avec le tambour : « Ça m’a permis de me grounder. C’est l’instrument qui fait ça, c’est pas l’école ni la façon de le transmettre ». LG de Samajam fait preuve d’une certaine érudition et formule de façon plus pointue son explication en décrivant les fonctions cognitives et physiques de cette pratique.

Moi, ça augmenté ma concentration, ma mémoire, ç’a débloqué mes articulations, plus d’équilibre, autant au niveau physique que cognitif, les bienfaits de la percussion. Niveau de l’appartenance sociale, beaucoup de découvertes d’amis, nouvelles connaissances qui sont devenues des amis [...] on est comme une famille de percussion.

Finalement, JG de Samajam précise le processus par lequel le corps est impliqué dans l’action. Elle indique qu’après avoir atteint l’état mental recherché, le son entre dans le corps, qu’il fait corps avec la personne, lui procurant le bienfait escompté. « Quand t’es concentré, tu penses à rien d’autre, ça fait un vide dans ta tête de tous les problèmes. [...] c’est physique en plus d’entendre le son, de faire le son, tu le sens, le son. J’aime beaucoup ça, le feeling, l’écoute et le senti corporel ».

Cet autre extrait des propos de SC, de l’école Métissage, ajoute un élément à notre compréhension du processus, celui de l’importance de la structure, du code.

Juste du fun, moi j’ai pris ma retraite, mais quand je travaillais, aller au cours de djembés pendant une heure et demie de temps, tu penses à rien d’autre, concentré sur le rythme que tu fais. Le fait qu’y a comme une routine, t’es concentré, tu penses pas à autre chose. Quand je travaillais, c’était relaxant, ça change complètement les idées. T’es déconnecté complètement du travail.

Cette routine, mentionnée par SC, c’est la pédagogie de Mamady Keita. On comprend que le patrimoine mandingue, dans la description de cet informateur, joue un rôle structurant. En effet, sans cette structure, sans ce savoir-faire africain du rythme, dont la science s’est développée depuis le Moyen Âge, la pratique du tambour dans les cours de djembé ressemblerait aux Tamtams du Mont-Royal : une suite sans fin d’improvisations au sein desquelles les uns tentent de s’illustrer comme solistes aux dépens des autres. Dans ce type d’activité (les jams), alors que les participants sont libérés de toutes formes de codes établis, les moments d’extase collective sont obtenus avec moins de précision et sont fortuits.

Par ailleurs, l’aspect thérapeutique du jeu du djembé est clairement mentionné par cet autre informateur, MT de Samajam :

Ce que ça apporte, c’est créer de la con-fiance, des réseaux d’amis, d’échanges, c’est une forme de communication, la percussion. C’est thérapeutique en même temps, ça vient travailler plein de zones du cerveau que d’autres approches ne vont pas rejoindre. Le cerveau cognitif, émotif, le cerveau d’imitation et de désir. En tout cas, toutes ces parties-là que n’importe quelles autres approches de communication ne vont pas rejoindre, la percussion va le chercher.

En résumé, les citations de mes informateurs démontrent clairement le rôle pragmatique du jeu du djembé dans le cadre du loisir. L’acte de frapper sur le tambour provoque un effet concret : « quand tu joues du djembé, de la musique, tu es dans le moment présent, c’est une détente ». Toutefois, on ne peut produire l’effet recherché en situation isolée : le jeu du djembé requiert que l’acte soit collectif. « Jouer tout seul c’est pas trippant, ce qui est trippant c’est l’effet de groupe ». Qui plus est, l’effet, le bienfait, se produit par le corps et pour le corps, comme l’explique CA d’Oké Djembé : « Avec la répétition, répétition, répétition, c’est hypnotisant un peu. Moi, c’est ce que ça me fait. [...] Quand on joue en classe, le même rythme ad nauseam, tu viens comme... pas en transe, j’exagérerais, mais quelque chose de même ».

Ce n’est pas par l’exotisme ou par l’imaginaire que « se vide la tête », cet effet recherché par les praticiens du djembé en contexte de loisir. Hors du fait africain, le jeu du djembé, tel que décrit par les contributeurs à cette enquête orale, est un délassement, un défoulement qui ne prend effet que dans « l’acte rythmé pour être collectif ». À la lumière de ces témoignages, je considère que la pratique du djembé en milieu populaire au Québec a une fonction sociale qui est celle de réguler le stress causé par le mode de vie contemporain des participants. Au terme de ce qui précède, on peut constater chez mes informateurs le rôle pragmatique du défoulement : un « antidote au stress quotidien accumulé ».

Le jeu du djembé comme producteur de socialité

L’aspect social décrit par mes informateurs va au-delà de la cordialité ou de la fréquentation d’un 5 à 7 après les heures de bureau pour se changer les idées. L’expérience du collectif, que procure le jeu du djembé à ses praticiens, est vécue à un niveau qui n’est pas celui des apparences, des représentations, voire d’un mimétisme du folklore africain. C’est un comportement social qui fonctionne par une incorporation qui nous rappelle la théorie des techniques du corps développée par Marcel Mauss (1936). L’incorporation collective est obtenue par une pleine conscience de l’acte producteur du fait sonore qui, décrit dans sa plus simple expression, est celui de frapper la peau d’un tambour de façon synchronisée afin de produire des rythmes « collectivement ». Revoyons ce témoignage de RF d’Oké Djembé mentionné un peu plus haut.

Tu ne peux pas jouer dans ta bulle, il faut que t’écoutes les autres drums (dunun). Eux, ils jouent à une même vitesse, il ne faut pas que tu joues plus vite ou plus lent, faut les suivre. Il ne faut pas que tu t’écoutes, il faut que t’écoutes tous les autres. Si tu suis, tout le monde joue ensemble.

Il est évident que cet informateur évoque un geste exigeant. Jouer du djembé, ici, n’est pas un geste social qui repose sur des automatismes, une forme de socialité d’apparat comme dans le 5 à 7 ou lors de divertissements par procuration comme dans les stades sportifs. En effet, ces types de socialité permettent à la fois d’être là physiquement et ailleurs mentalement. Je peux regarder un match de hockey et penser à la querelle que j’ai eue avec un collègue de travail dans la journée. Au contraire, dans le jeu du djembé l’être collectif est obnubilant. Il requiert une pleine conscience de soi et des autres, et plus encore, cette conscience et cette adhésion à la socialité nécessite un déplacement de l’état de conscience dans le corps, l’incorporation.

Le jeu du tambour décrit par mes informateurs mobilise complètement leurs activités cérébrales, ne laissant pas de place pour l’exotisme, l’esthétique ou la sentimentalité que procure, par exemple, l’écoute d’une musique. Sloboda dira à ce sujet que :

La raison qui détermine la plupart d’entre nous à participer à une activité musicale — qu’il s’agisse de composer, d’exécuter, ou d’écouter — réside dans la capacité qu’a la musique de susciter en nous des émotions profondes et riches de sens. Ces émotions peuvent aller du « pur » plaisir esthétique de la construction sonore au simple soulagement de la monotonie, de l’ennui ou du découragement, que peuvent engendrer les expériences musicales [...]. (Sloboda 1988 : 9)

En effet, « l’écoute » d’une musique implique que le cerveau soit disponible et libre de voyager dans l’imaginaire, alors que « le faire », le jeu des rythmes mandingues, exacerbe en premier lieu la concentration de son propre corps pour le maintenir « en relation » avec ce qui survient à l’extérieur de soi, ici, la socialité.

Cette forme de socialité incorporée est une expérience physique très sophistiquée, une activité réjouissante, nous explique encore RF.

Cette semaine on avait juste trois frappes à rentrer, ça faisait une demi-heure qu’on essayait, on l’avait pas encore. C’est de jouer les 12 [participants] en même temps là-dessus. Y en a deux qui ne ressentent pas la même chose, on le sent. Quand ça va bien, on le sent, pis quand y en a qui dérapent on le sent. Y en a qui vont plus vite, moins vite, tapent pas à la bonne place. Mais quand on est tout en ensemble, synchronisé… c’est quelque chose !

Comme le dit RF d’Oké Djembé, dans le cas du jeu du djembé, c’est l’acte synchronisé qui prime. Un peu comme dans un sport d’équipe, c’est l’aspiration à se coordonner au groupe qui interpelle la dimension cognitive de l’individu, l’invitant à développer des compétences sociocorporelles. Les effets recherchés, la satisfaction anticipée (se vider la tête), ne peuvent être produits que dans une situation au sein de laquelle le praticien s’investit en tant qu’individu pour produire le collectif.

Jouer du djembé : une forme de corporéité sociale

Je soutiens la thèse selon laquelle l’activité populaire des cours de djembé, en contexte de loisir, remplit une fonction sociale pragmatique, celle d’évacuer le stress généré par la vie quotidienne. De plus, j’affirme que le procédé par lequel cette fonction pragmatique est mise en œuvre est un mécanisme de « corporéité sociale ». La théorie de la corporéité sociale a déjà fait l’objet d’études antérieures, mais sous une autre appellation. Il faut remonter aux travaux des pionniers de l’ethnologie, Marcel Mauss et André Leroi-Gourhan, pour trouver les concepts opérationnels de cette théorie. Mais c’est à Stéphane Hampartzoumian que j’ai emprunté ce terme pour exprimer ce concept clé au cœur de ma thèse. Hampartzoumian présente la « corporéité sociale » à partir de ses observations dans les fêtes technos qu’il décrit comme la fusion corporelle des corps par la danse.

C’est un moment d’intensité où la socialité s’incarne et s’incorpore. La fête techno (r)-assemble (r)-amasse des corps ; elle crée les conditions d’une proximité, d’une promiscuité des corps dans l’exercice physique de la danse. Elle organise l’incarnation, la somatisation d’un consensus, dans le sens où elle exacerbe l’expression d’une sensibilité et d’une sensation communes. La fête techno est l’expérience collective d’une mise en commun des corps. Parler d’une communauté des participants à une fête techno, c’est d’abord parler d’une communauté de corps, d’une communauté qui fait corps, dans et par la danse, c’est parler du corps comme du dénominateur commun (Hampartzoumian 2004 : 69).

Dans la fête techno, décrite par Hampartzoumian, c’est la danse qui est le médiateur de la socialité corporelle, et la musique enregistrée en est l’agent coordonnateur. Il exprime même l’idée d’une communauté de corps, le corps étant le dénominateur commun. L’intérêt de la thèse d’Hampartzoumian provient de son observation d’un mécanisme de socialité, celui de rythmer les corps pour être social. Ce qui n’est pas sans nous rappeler qu’aux premiers temps de l’ethnologie, ce phénomène avait été observé par Marcel Mauss dans ses travaux sur les évènements religieux (1902), mais j’y reviendrai dans quelques instants. Une fois établi que la corporéité sociale décrite par Hampartzoumian est un mécanisme qui se décrit comme étant l’acte de rythmer les corps pour créer la socialité, on peut analyser les différentes formes de corporéité sociale mises en œuvre dans une société ou dans toutes les formes de collectivité.

Dans le jeu du djembé, les corps se coordonnent pour produire eux-mêmes les sons ; ils ne sont pas soumis aux rythmes venus de l’extérieur ou imposés au moyen de l’enregistrement sonore. En effet, quand on joue un rythme mandingue, de la mise en commun des actes corporels tambourinés dépendent à la fois le son et le rythme. Le jeu du tambour polyrythmique, dans sa fonction de création du social, est une mise en acte des sons qui exige une synchronie corporelle que d’autres avant moi ont déjà théorisée.

L’anthropologie du rythme

Tout comme les mots « culture », « patrimoine » ou « tradition », le mot « rythme » est polysémique et utilisé dans presque toutes les disciplines scientifiques en plus d’être d’usage courant dans le langage populaire. Pour en préciser le sens, on doit spécifier son contexte ou l’associer à une problématique. Dans le cas du jeu du tambour, le rythme est sonore, produit par des corps humains en prise avec un objet « outil » : le tambour. Dans le cas de la mise en œuvre de la corporéité sociale, on cherche à répondre à la question suivante : comment le rythme produit par un ensemble d’individus est-il créateur de socialité ?

Pour répondre à cette question, en plus des observations effectuées sur le terrain et des données collectées lors de l’enquête orale, je m’inspire des arguments théoriques d’un article rédigé par Pascal Michon : « Marcel Mauss retrouvé. Origines de l’anthropologie du rythme » (2010). L’historien démontre comment les fondements de « l’anthropologie du rythme » sont inscrits dans les travaux de Marcel Mauss. Sous l’analyse de ce membre du panthéon de l’ethnologie, les notions de rythme deviennent des opérateurs intellectuels pour expliquer les phénomènes sociaux. Certains extraits des écrits de Mauss, présentés par Michon, contribuent à la construction de cette analyse théorique. J’en expose ici deux exemples : en premier lieu, cette citation tirée de son Esquisse d’une théorie générale de la magie, produite en collaboration avec Henri Hubert, montre que la réussite de l’évènement social, même quand il s’agit de magie, n’appartient pas qu’au seul domaine des représentations. Son succès, pragmatique, est tributaire des actes physiques et de la mise en collectif du rythme :

Loin d’être une simple expression individuelle, la magie contraint à chaque instant les gestes et les locutions. Tout y est fixé et très exactement déterminé. Elle impose des mètres et des mélopées. Les formules magiques doivent être susurrées ou chantées sur un ton, sur un rythme spécial. (Mauss 1902 : 55)

Un autre extrait, tiré du même ouvrage de Mauss, décrit comment l’objectif commun, l’acte pour être social, mobilise les corps pour les unir dans un vaste mouvement.

Chez les Dayaks [...] quand les hommes sont à la chasse aux têtes, les femmes portent des sabres [...] tout le village doit se lever tôt parce qu’au loin le guerrier se lève tôt [...]. Tout le corps social est animé d’un même mouvement. Il n’y a plus d’individus. Ils sont, pour ainsi dire [...] les rayons d’une roue dont la ronde magique dansante et chantante serait l’image idéale. (Mauss 1902 : 134)

En somme, Mauss démontre que « le rythme, parce qu’il met en continuité les corps et le social, participe [...] à la reproduction de la cohésion du groupe que forment ces corps » (Michon 2010 : 77). À cet égard, l’énoncé traduit parfaitement ce que décrivaient mes informateurs dans leurs propres mots précédemment.

Jouer tout seul, c’est pas trippant, ce qui est trippant c’est l’effet de groupe. Avec la répétition, répétition, répétition, c’est hypnotisant un peu. Moi, c’est ce que ça me fait [...].

Quand t’es concentré, tu ne penses à rien d’autre, ça fait un vide dans ta tête de tous les problèmes. [...] c’est physique en plus d’entendre le son, de faire le son, tu le sens le son. J’aime beaucoup ça, le feeling, l’écoute et le senti corporel.

Eux, ils jouent à une même vitesse, il ne faut pas que tu joues plus vite ou plus lent, faut les suivre. Il ne faut pas que tu t’écoutes, il faut que t’écoutes tous les autres. Si tu suis, tout le monde joue ensemble. Pour créer la cohésion, il faut être totalement présent, dans l’instant présent. Il faut embarquer ! Aussitôt qu’on a une pensée dans la tête, on le perd, c’est comme un sport.

Il s’agit de la dynamique relationnelle entre l’acte rythmé et le groupe, et l’effet produit sur ses membres grâce à l’effectuation collective de cet acte. D’ailleurs, Mauss envisage l’existence d’une « grande loi qui assure non seulement la vie religieuse, mais la vie sociale tout entière : la loi du rythme collectif, de l’activité rythmée pour être sociale » (Mauss 1907 : 52). Cet énoncé de Mauss décrit parfaitement, dans sa substance pragmatique, le phénomène de la pratique du djembé et favorise l’inclinaison vers le concept de corporéité sociale. Tout comme Mauss le constatait dans ses études sur la magie et la prière collective, l’exercice de jouer du djembé implique la production collective d’un rythme qui mobilise les corps individuels pour faire le social.

Les recherches d’André Leroi-Gourhan sur l’anthropologie du rythme fournissent encore plus d’explications à propos du fondement humain du geste rythmé pour être social. Élève de Marcel Mauss, héritier de ses recherches sur les techniques du corps, son anthropologie du rythme vise à comprendre le fait social à partir des liens de l’homme avec son milieu et propose les fondements théoriques du « lien entre corporéité et socialité » (Bidet 2007). Selon Leroi-Gourhan, les incisions régulièrement espacées que l’on retrouve sur les fragments d’os ou dans la pierre indiquent « l’entrée dans l’humanité des Australanthropes » (1965 : 135). Le rythme, au regard de l’archéologue, est le fondement historique d’une capacité créative à partir de laquelle l’humain, dans les différentes étapes de son développement anthropologique, a su s’adapter à son milieu et peut-être même le créer. Il ne reste pas de traces archéologiques des activités sociales impliquant des corps rythmés socialement (la danse ou le chant par exemple). Ces activités sociales processuelles et éphémères, de nature intangible, sont aujourd’hui nommées patrimoines culturels immatériels. Ce sont les traces laissées dans la pierre ou dans les différents matériaux utilisés lors de la fabrication des outils qui permettent à Leroi-Gourhan de constater l’utilisation du geste rythmé. La régularité des marques de percussion est un indicateur de rythme, selon le chercheur. Les recherches de cet homme de science sur la compétence rythmique corporelle comme centre du développement anthropologique du corps humain (1965) nous permettent de penser qu’au-delà des grands « rythmes sociaux » calendaires, les actes humains « rythmés pour être sociaux » remontent aussi loin, dans l’histoire de l’humanité, que les Australanthropes. Par conséquent, selon Alexandra Bidet, on peut envisager l’hypothèse que le rythme produit collectivement par des corps humains aurait pour fonction de construire ce couple « idéel », celui qui favorise l’amalgame entre « rythme corporel et société », qu’évoque Leroi-Gourhan dans son ouvrage de 1965, dont Bidet reprend précisément les termes (pages 11, 80 et 89) : « l’attention à la dynamique du vital ouvre alors, à travers la question du rythme, sur une genèse du social lui-même, posant en des termes renouvelés la question de “l’insertion dans l’existence” et du “groupement des hommes”, ce “tissu de relations entre l’individu et le groupe”» (Bidet 2007).

L’intégration du djembé dans la société québécoise donne lieu à des formes nouvelles de socialités et nous fait découvrir de nouveaux angles de recherche pour l’étude de la relation entre l’individu et le groupe. Comme mentionné au début de cet article, il existe différentes pratiques de corporéité sociale exécutées à l’aide du djembé. Les formes qu’elles adoptent sont tout aussi différentes que surprenantes comme en témoigne, ci-contre, cette photo d’un team building (atelier de mobilisation d’équipe) animé par l’organisme Samajam dans une des grandes entreprises québécoises. Cette photographie (Figure 3) montrant plus d’une centaine d’employés en costume de travail, dont plusieurs cravatés, qui frappent sur un tambour africain se passe de mots quant à l’intérêt de poursuivre des recherches sur le sujet.

Figure 3

Fig. 3 Mobilisation d’équipe (team building) par Samajam. Photographie Samajam.

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Conclusion

Mon hypothèse de départ était que l’attrait pour une expérience exotique constituait la principale motivation des participants pour jouer du djembé dans un cadre récréatif. L’analyse du discours des informateurs a démontré qu’il en était autrement. Leurs énoncés décrivent clairement une raison pragmatique, celle de réguler le stress et l’anxiété générés par leur style de vie. Pour atteindre le résultat escompté et satisfaire les besoins qu’ils ont exprimés, les joueurs de tambour décrivent un processus précis, reproductible, qui se prête à l’étude empirique. Il s’agit de la fusion corporelle collective à travers l’exécution des rythmes mandingues frappés sur le djembé. Par ailleurs, si le besoin et la fonction conduisent au fonctionnalisme de Malinowski, l’analyse du processus fonctionnel, l’exécution corporelle des rythmes, mène, d’une part, vers les théories de Marcel Mauss sur les techniques du corps, et d’autre part, vers l’anthropologie du rythme de Leroi-Gourhan. À partir de cette architecture, la problématique de départ — comment le jeu du djembé est créateur de socialité — est résolue par la thèse de la corporéité sociale.

Par ailleurs, bien que les répondants ne se réclament pas des pratiques « africaines », une sous-question subsiste : la pratique du djembé en Afrique n’est-elle pas fondamentalement créatrice de corporéité sociale ? Dans cet ordre d’idées, puisque l’on joue également du djembé au Japon, en Inde, en Chine et même chez les autochtones du Québec, la prochaine étape, pour l’épanouissement de cette recherche, serait d’étudier les différentes formes de socialités corporelles au sein de ces groupes sociaux et d’en faire une analyse comparative. Une telle étude permettrait de mieux connaître les singularités et similarités sociales engendrées par ces nouvelles formes culturelles nées de la globalisation des cultures.