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Des choses entre les mondes. Fabriquer l’exotique et l’authentique en Occident, du 19e siècle à aujourd’hui

Ce numéro interroge l’usage d’objets étrangers à la culture qui les expose ou les manipule. Il s’agit parallèlement d’étudier la migration des produits de la culture matérielle d’un territoire vers un autre et ainsi leur mise à disposition : de lointains, ils deviennent proches[1]. La délocalisation et la relocalisation opèrent à des échelles extrêmement variables, que ce soit entre différents continents, au sein d’un même pays, ou encore à l’intérieur d’un simple appartement, comme le montre l’exemple des collectionneurs d’art africain étudié ici par Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini. Mais la relocalisation est aussi une recréation : que ce soit à l’échelle institutionnelle ou à l’échelle personnelle, celui qui relocalise s’approprie l’objet et lui confère une signification, le fige, quoique temporairement, dans une potentielle identité. Ce processus de décontextualisation permet d’extraire un objet d’un système social et culturel dans lequel il n’avait rien de curieux pour le recontextualiser dans un nouvel ensemble, lui conférant un cadre à partir duquel on peut contempler son étrangeté. Autrement dit, le regard fabrique le lointain.

C’est par un écart que l’exotisme se produit, dans un mouvement qui associe les caractéristiques du lieu et celles de l’objet. Un masque africain est étrange parce qu’il est africain : il porte avec lui son origine, qui ne détermine pas qu’une localisation, mais bien une identité et des qualités a priori. Ce processus d’assignation identitaire  est d’autant plus puissant qu’il revêt l’évidence de la naturalité. Si beaucoup des objets qu’analyse ce volume sont pensés comme exotiques, c’est d’abord parce qu’ils viennent d’ailleurs et que de ce fait, ils sont étranges. Le lointain, le curieux, le bizarre, l’étrange(r), ne le sont que par rapport à un système implicite qui règle et définit le proche et le normal—dont se démarque l’exotique. L’altérité d’un objet n’est ainsi jamais un fait ni une caractéristique, mais un processus dans lequel se déploient un point de vue et un imaginaire géographique du monde. Si caractériser l’altérité n’est pas chercher à le localiser, mais bien contextualiser le système discursif et matériel dans lequel il est produit, on observe que les objets exotiques viennent toujours des mêmes espaces—par exemple l’Afrique (Derlon et Jeudy-Ballini) ou l’Amérique (Crossman, Etienne). Les fruits, les bois ou les masques n’ont toutefois bien sûr rien de lointain ni de curieux pour les habitants des pays où ils se trouvaient.

Un centre moderne, essentiellement occiden- tal—en priorité dans ce numéro, la France et les États-Unis, Paris et New York—est le lieu d’où se déploient les dispositifs d’exposition et le regard sur les objets (Macy’s, le Museum, les espaces privés des marchands et des collectionneurs). S’y opposent des périphéries sauvages, qui ne sont pas nécessairement lointaines, mais sont en revanche parfois dominées, et sont l’objet de la mise en scène. La statue du charmeur de serpent présentée par Maria P. Gindhart est ainsi exotisée par son implantation à la Ménagerie du Jardin des Plantes et sa juxtaposition avec les animaux qui s’y trouvent. Le dispositif moderne du Muséum met en scène la naturalité des animaux qui y sont présentés et le caractère primitif des populations qui y sont associées. Cette hiérarchisation implicite, qui s’appuie sur le grand récit de la dichotomie entre Nature et Culture, souligne combien l’étrangeté est située socialement et politiquement.

Des espaces en mouvement

Différents espaces sont activés par la circulation des biens matériels et des œuvres d’art. Les objets traversent l’espace marchand, comme le montrent notamment les textes de Manuel Charpy et de Lisa Crossman. Tous les articles de ce numéro s’inscrivent dans un moment où ce commerce s’étend et se structure, particulièrement entre 1850 et 1950. Et ce commerce apparaît singulier : il organise des chaînes de conversion des objets en marchandise qui doivent en même temps ne pas se donner comme des procédures marchandes. Objets de musées—eux aussi souvent issus du commerce—ou objets commercialisés à destination d’une clientèle, ils doivent sembler avoir échappé au commerce, être vierges de toute économie, venant d’un autre régime de valeurs, même quand ils sont vendus dans les espaces commerciaux que sont les galeries ou les grands magasins. Pour apparaître authentiques, ils doivent être naïfs, comme directement prélevés du quotidien.

Ces objets traversent aussi les espaces privés : les appartements des particuliers sont des micro-territoires domestiques qui sont autant de manière de les (re)contextualiser, de les mettre en relation, de les opposer ou de les classer par le biais du choix des places, des positions relatives et des meubles pour les exposer (Derlon et Jeudy-Ballini, Charpy). Ils traversent enfin les espaces institutionnels, que ce soit les galeries et les musées d’art (Myers) ou d’histoire naturelle (Etienne, Gindhart). Dans tous les cas, le dispositif d’exposition à la fois révèle et construit le statut accordé à l’objet : ainsi, certains sont-ils rendus artistiques (Myers) ou ethnographiques (Etienne, Crossman) par leur insertion au sein de ces musées. Le simple acte d’encadrer une peinture est encore une pratique qui définit l’objet. La collection et l’exposition deviennent alors création : l’objet est à la fois circonscrit et prolongé par le dispositif qui le donne à voir, par son « horizon », pour reprendre une métaphore utilisée par Manuel Charpy. Ces objets émergent ainsi dans des dispositifs spatiaux qui rendent concrètes, efficaces mais discrètes des normes et des pratiques en inscrivant matériellement les choses en un lieu. Du musée à la galerie, celui-ci ne se réduit pas à son architecture mais fonctionne comme le point de condensation d’un système hétérogène de règlements, de discours, d’outils, de techniques, d’acteurs humains et non humains.

Alors même que ces objets se donnent comme incréés, tous ces déplacements, toutes ces opérations commerciales sont réalisés par des acteurs et des intermédiaires qui inventent—au sens plein du terme—ces objets. Tous les articles soulignent que l’authentification et l’exotisation d’un objet nécessitent une longue chaîne d’acteurs : peintres, galeristes, conservateurs, collectionneurs... Les enchaînements se reconfigurent selon les objets, les périodes et les consommateurs/spectateurs. Ces objets apparaissent ainsi bien à la croisée de plusieurs disciplines, de plusieurs savoirs, de plusieurs communautés humaines—la communauté productrice, mais aussi les communautés de collectionneurs, les communautés savantes, artistiques, marchandes...

Quand les pratiques construisent les objets

Les modes de production de l’authenticité et de l’exotisme occupent une place centrale dans ce numéro. Cette publication invite à déplacer une question de nature a priori philosophique ou culturelle (tel ou tel artefact est-il authentique ? exotique ?) pour la reposer dans une perspective anthropologique (comment tel ou tel artefact devient-il authentique  ? exotique  ?). Notre hypothèse est que l’identité des objets est produite par des gestes, au sens large, incluant la collection, l’exposition, mais aussi des opérations de transformation—teinture, soclage, réparation.... La corporéité des pratiques et la manière dont celles-ci altèrent les objets est au centre  : le toucher, les techniques, les savoir-faire influent sur l’artefact manipulé et sur le monde dans lequel celui-ci s’insère.

La notion même d’objet, de ses limites et de ses prolongements, est aussi en jeu. Quand un objet finit-il et quand commence-t-il ? Les dioramas anthropologiques, ces installations utilisées en Europe et aux États-Unis dans la deuxième moitié du XIXe siècle, reviennent régulièrement dans ce volume comme une tentative de relocaliser les objets dans l’espace muséal occidental, par la recréation d’un contexte prétendument original mais entièrement fictionnel (Etienne, Crossman, Gindhart). Les dioramas incluent en outre des œuvres d’art occidentales, sous la forme de mannequins de plâtre (Etienne) ou de statues de bronze (Gindhart). Ceux-ci sont présents dans les institutions muséales mais aussi dans les foires à vocation commerciale. De même, des œuvres d’art latino-américaines sont vendues dans les grands magasins Macy’s à New York autour de 1940 (Crossman). Les espaces commerciaux, ethnographiques ou artistiques s’entrecroisent alors, tandis que l’identité des objets s’hybride.

Ce qui est produit par ces pratiques et ces circulations influe sur la culture matérielle des sociétés qui les reçoivent, notamment dans le domaine de l’art et de l’artisanat, mais aussi dans une culture scientifique et dans un imaginaire du monde. Le mouvement dit du primitivisme—désigné pour qualifier le rapport de l’Occident à la culture matérielle qualifiée de « primitive », potentiellement africaine (Derlon, Jeudy-Ballini, Gindhart) ou encore précolombienne (Crossman, Etienne), mais aussi préhistorique ou paysanne (Charpy)—permet d’articuler temporalité, matérialité et politique. D’une part, l’idée d’une modernité comme moment civilisé est construite notamment par les manières de mettre en scène les objets. L’électricité, par exemple, est associée dans les expositions universelles à la culture matérielle occidentale, les reconstitutions de villages africains sont éclairées à la lumière naturelle (Crossman). D’autre part, certains vêtements réalisés par les Amérindiens vont, dès la Première Guerre mondiale, servir de modèle à un renouveau du textile américain au sens large. La création d’un art et d’un artisanat typiquement nord-américain, voire pan-américain, est à l’horizon des articles de Lisa Crossman et de Noémie Etienne : les enjeux sont alors à la fois politiques, culturels et économiques. Le désir de créer des racines communes, un art commun, sous-tend l’usage des objets déplacés et projette ceux-ci dans le futur des cultures qui les possèdent désormais.

Enfin, l’objet est aussi transformé dans sa matérialité même  : l’exemple de la broderie, présenté par Noémie Etienne, montre comment un geste technique ancre un objet dans une ère culturelle spécifique. La broderie est le moment d’une hybridation, d’une transformation : c’est elle qui confère au vêtement son identité et l’inscrit dans un territoire. Noémie Etienne montre que les broderies réalisées sur certains vêtements par les Amérindiens participent à légitimer leur exposition au sein des musées d’histoire naturelle. L’exotisme et l’authenticité de l’habit sont produits par des gestes effectués. L’une des conclusions de ce volume est que l’étrangeté d’un objet est profondément liée à sa représentation comme témoin authentique qui doit assurer d’une origine. Pour le dire autrement, la production de l’altérité est articulée à la production de l’authenticité, qui en garantit les qualités. C’est ainsi que, paradoxalement, l’authenticité est souvent construite dans le cadre d’une culture du faux : les décors, les costumes, les retouches servent à mieux dire le vrai, quand celui-ci apparaît incomplet ou trop peu explicite. L’imitation, l’artifice, voire le pastiche font alors partie intégrante de la production d’authenticité. C’est vrai chez les consommateurs de cette authenticité ; c’est aussi vrai en retour chez les usagers et producteurs originaux qui s’adaptent à l’imaginaire des consommateurs.

Noémie Etienne
Manuel Charpy
Jean Estebanez

Things between Worlds. Creating Exoticism and Authenticity in the West, from the 19th Century to the Present

This issue of the Material Culture Review is concerned with objects being used in a culture other than the one in which they originated. This perspective allows us to study in parallel the migration of material culture from one territory to another. Delocalization and relocalization of material culture happen on different scales—not only between different continents, but also within the same country or inside a single apartment, as Brigitte Derlon and Monique Jeudy-Ballini demonstrate with the example of African art collectors in Paris. In this case, relocation is a form of recreation: at an institutional or at an individual level, the people relocalizing objects give them a signification, and freeze, even temporarily, in a potential identity. Decontextualization extracts objects from the social and cultural system where they appear mundane or, at least, normal. Their recontextualization into a new frame from which they are observed produces their strangeness.

Exoticism has its origin in the gap between two contexts that ties together characteristics of places and objects. An African mask is strange because it is African: it carries an origin that is not only about localization but also identity and qualities. Assignation to a territorial identity is a powerful process that has the obviousness of its supposed naturality. This issue analyzes most objects as exotic first of all because they are from elsewhere and thus strange. Faraway, curious or strange seem to have autonomous meaning as they are connected to an implicit system that defines normality and similarity. The Otherness of an object is never a fact nor a characteristic but a process that reflects a viewpoint and a geographical imagination of the world. Otherness is not only about localization but a material and discursive system of knowledge. However, most exotic objects come from the same places—Africa (Derlon and Jeudy-Ballini) or South America (Crossman, Etienne). Fruit, wood, or masks have no distant and strange qualities for people native to the countries they are from.

Exhibition displays, putting exotic objects in the spotlight, tend to originate in places at the centre of the modern western world that are mostly occidental (and in particular in this issue, French and North American, Paris and New York), while wild peripheries—not necessarily far away but in a position of being dominated—are exhibited. The snake charmer presented by Maria P. Gindhart is exoticized by its installation in the Ménagerie du Jardin des Plantes and its juxtaposi- tion with animals. The modern display of the Museum stages the animals’ naturalness and the primitiveness of people associated with them. This implicit hierarchy based on the narrative of nature/culture emphasizes how strangeness is socially and politically situated.

Spaces in Motion

Various spaces are activated through the circulation of material things and works of art. Objects cross the commercial world, as shown, among others, in Manuel Charpy and Lisa Crossman’s papers. All the articles in this issue are related to a period where the commerce of curios expanded and organized itself, between 1850-1950. This market appears specific: it created commercial chains that converted artifacts into commercial goods; but, at the same time, these connections should not seem to be commercial procedures. Both artifacts in museums—that also often came from the market—and goods commercialized for private customers must appear as objects escaped from trade, free from economic issues, and coming from another system of value, even if they are sold in such commercial spaces as galleries or department stores. In order to appear genuine, they have to look innocent, as an artifact taken straight from everyday life.

These objects also traverse private spaces. Domestic micro-spaces offer moments of recontextualization: they represent an occasion to link, contrast or classify material culture by the places or the choice of furniture used to exhibit them (Derlon and Jeudy-Ballini, Charpy). Objects may also be integrated into institutions, such as art museums (Fred Myers) or natural history museums (Etienne, Gindhart). In any case, the display simultaneously reveals and constructs the object’s status: thus, some of them become artistic (Myers) or ethnographic (Etienne, Crossman) through their integration into a particular kind of museum. A simple action such as framing a painting may be understood as a practice defining an object. Collecting and displaying are also acts of creating: the artifact is framed and extended through the necessary gestures of making it visible. These objects appear in spatial displays that concretize and give efficiency to norms and practices by their materialization in a specific place. From museums to galleries, these spatial displays are not limited to architecture but involve a system of heterogeneous regulations, discourses, techniques, human, and non-human actors.

Even though the artifacts discussed were displayed as uncreated and pure things, commercial operations were made by people and intermediaries who invented—in the strict sense of the word—these objects. All papers herein underline how both the authentification and exoticization of an object require a long chain of actors—painters, gallery owners, curators, and collectors—and these chains have been reorganized many times according to objects, periods, and viewers. These artifacts have also crossed several disciplines, knowledges, and human communities—communities that produced the artifacts but also communities of collectors, scientists, artists, and dealers.

When Practices Build Objects

Ways of producing authenticity and otherness are keys for this issue. These papers suggest moving from a philosophical or cultural interrogation (is this artifact authentic? exotic?) to an anthropological perspective (how is it made authentic? exotic?). We argue that the identity of objects is produced through gestures—understood in a broad sense, including collection and exhibition—as well as the operation of transformation, as in dyeing or repair. The physicality of practices and the way they transform things are of the greatest importance: touch, technical and artistic practices, and embedded knowledge transform the artifact as well as the world in which they are inserted.

The proper notion of object, its limits and its extensions, is also at stake. Where does an object start and where does it end? Anthropological dioramas, these installations used in Europe and in the United States since the end of the 19th century, are a recurrent topic in this issue. They can be perceived as attempts to resituate material culture into a pseudo-original context, which is in fact a complete fiction (Etienne, Crossman, Gindhart). Further, dioramas include Western artworks, such as plaster mannequins (Etienne) or bronze statues (Gindhart). They were used in museums but also in commercial fairs. Contemporaneously, Latin-American artworks were sold in Macy’s stores in New York (Crossman). Commercial store, ethnographic, and artistic spaces are mixing with each other, while the identity of things is shifting.

What is produced through practices and circulations transforms the culture in which objects are inserted, particularly its arts and crafts, but also its sciences and imaginaries. Primitivism—the term used to qualify the western reception and perception of non Western artifacts, potentially African (Derlon, Jeudy-Ballini) or Pre-Columbian (Crossman, Etienne), but also pre-historical or peasant (Charpy)—connects temporality, materiality, and politics. First, the idea of modernity as a civilized moment is constructed, among other things, through lighting choices when exhibiting artifacts: electricity, for instance, was used for displaying Western material culture in World’s Fairs, while natural lighting lit up the reconstitution of an African village (Crossman). Second, certain Native American clothes were studied as examples and a common basis for the creation of a new American style since the First World War. Indeed, the creation of North American—as well as pan-American—arts and crafts is discussed in Lisa Crossman’s paper: the issues are then political, cultural, and economic. The desire for a common past is related to the need for a common future: in that context, the use of Pre-Colombian artifacts aims to build the past and transform the future of their new cultural localization.

Finally, objects are also materially transformed: the case of embroidery, presented by Noémie Etienne, shows how a technical gesture can integrate an object into a specific culture and into specific values. Embroidery becomes then a moment of transformation and hybridization: embroidery gives to the clothes an identity and inscribes them in a territory. Noémie Etienne shows how Native American embroidery on specific clothes legitimizes their integration inside natural history museums. Embroidery colonizes and legitimizes: exoticism and authenticity of clothes is produced through gestures made in a specific context.

One of the conclusions of this volume is that the strangeness of an object and its exotic sign and nature are deeply linked to its representation as an authentic testimony that could attest to its provenance. In other words, the production of otherness is linked to the production of authenticity. In this way, paradoxically, authenticity is often built in a forged material culture: décor, costumes, and alterations are used to improve the real when it appears incomplete or not explicit enough. Imitations, tricks and, indeed, pastiche were an integral part of the production of authenticity. This observation is valid for the consumers of this authenticity as well as for the primitive users and producers who adapted the artifacts to the imagination of customers.

Noémie Etienne
Manuel Charpy
Jean Estebanez