Article body

Compte rendu de
Jocelyn Gadbois. 2009. Le nain de jardin, objet en éclats. Paris : L’Harmattan

Pp. 198, ISBN: 978-2- 2961-0737-3.

C’est une tentative séduisante que celle effectuée ici par Jocelyn Gadbois. En effet, tout chercheur en culture matérielle est alléché par un ouvrage, publication d’un mémoire de maîtrise, qui a l’audace de s’attaquer à un objet d’apparence tellement saugrenue. Plus il semble ridicule, plus notre intérêt est vif : comment parvenir à faire œuvre de connaissance à partir d’un «  machin  » aussi grotesque que le nain de jardin ? Si l’auteur a réussi quelque chose, c’est précisément à démontrer que le nain de jardin est digne d’intérêt. Nous le savions déjà, notamment depuis les interventions très médiatisées du Front de Libération des Nains de Jardin (FLNJ), qui dérobe les nains des pelouses et les libère dans la forêt, mais encore fallait-il creuser cette intuition. Le résultat est un essai assez agréable à lire, mais sans réel ancrage empirique et comme dénué d’objectif scientifique clairement affirmé, faute d’être clairement défini. Car autant avouer d’emblée qu’un anthropologue reste sur sa faim à la lecture de ce bref ouvrage. Peut-être cette impression mitigée est-elle due à une attente démesurée par rapport au sujet choisi ? Appuyée sur l’exploitation de forums Internet, de textes en ligne, de blogs et de sites web spécialisés, cette étude est finalement déconnectée du réel puisque elle se consacre à une sorte de « culture virtuelle » plutôt qu’à un cas particulier relevant de la « culture matérielle ». Le nain de jardin est traité davantage comme un support de représentations que comme un artefact. Il n’est jamais considéré ici comme un objet matériel avec tout ce que cela implique, mais plutôt comme un « être » flottant.

Difficile de résumer ce travail et d’analyser le propos de ce livre : pour reprendre le sous-titre – « Un objet en éclats » – le plan de l’ouvrage est lui aussi éclaté. L’entame est déroutante, hésitant entre l’autoanalyse et la mise en place d’une problématique assez confuse. Le découpage de l’ensemble s’organise autour de grandes thématiques associées au personnage « nain de jardin » par les internautes. Pour les uns, il est petit, vieux, travailleur, pour les autres, c’est un pervers sexuel, un coquin, un handicapé, un orphelin ; emblème de la « beaufitude » ou du kitsch, summum du mauvais goût, il s’avère finalement inclassable et polysémique. Le livre se présente donc comme une énumération de caractéristiques, de qualités, de parallèles et d’images renvoyant au nain de jardin et recensés par J. Gadbois au fil de ses recherches. Faute d’un découpage plus fin, on se perd un peu dans ce texte décousu où les paragraphes se succèdent sans véritables articulations.

Cette impression résulte pour une bonne part de la méthodologie adoptée et de ses conséquences sur le traitement de l’objet. Jocelyn Gadbois assume son choix, mais ses arguments sont peu convaincants pour qui a pratiqué une ethnographie des rapports entre sujets et objets. Il a commencé son travail par une ethnographie basée sur des entretiens (il ne dit pas avec qui) qui lui ont fourni un matériau trop pauvre pour être exploité  : «  J’avais tenté, dans un premier essai, de faire émerger le contenu sémantique du nain de jardin en questionnant les individus à son sujet. Si cela avait amené quelques pistes intéressantes, le matériel était loin d’être riche. En outre, je sentais les personnes interrogées mal à l’aise ; elles répétaient souvent "je ne sais pas" et s’inquiétaient de leurs réponses improvisées. […] En questionnant des gens qui ne s’étaient pas encore posé de questions sur le nain de jardin, je ne pouvais qu’obtenir des discours un peu décousus, fabriqués à la hâte » (p. 32). Mais c’est précisément ce qui fait tout l’intérêt de ce type d’enquête  ! Interroger quelqu’un sur les objets peuplant son quotidien donne toujours l’impression de le gêner, de l’ennuyer, voire de l’agacer, parce qu’il vit au milieu de ces objets, il s’en sert ou les ignore, il les oublie ou les montre, mais ordinairement, il n’en parle pas parce qu’il n’a rien à en dire. C’est une situation ordinaire d’enquête ethnographique que de se retrouver confronté à ce genre d’apparente impasse. À l’ethnographe de trouver le moyen de s’en sortir pour parvenir à saisir non seulement les discours, souvent sémantiquement très pauvres, mais aussi les pratiques et les rapports sociaux complexes entre les individus et leurs objets, entre les individus et leurs identités, entre les groupes et leurs mémoires, etc. En l’occurrence, cette démarche classique nous aurait semblé préférable, appuyée sur des descriptions, des entretiens avec des propriétaires et des collectionneurs de nains de jardin, des marchands, des fabricants, des membres du FLNJ par exemple, ce qui n’aurait pas empêché une analyse textuelle nourrie par la presse, les ouvrages existants et les sites Internet, et une analyse des films ou dessins animés consacrés à cet être intrigant.

La focalisation de l’étude sur le traitement du nain de jardin par les internautes pèche à mon avis par plusieurs aspects. D’abord, les différents sites, blogs et forums consacrés au sujet s’inscrivent le plus souvent dans une perspective ludique. Le second degré, l’absurdité et l’ironie règnent en maîtres et il est clair que l’auteur s’en délecte, habile à truffer son texte de jeux de mots et d’associations d’idées parfois très drôles. Reste à savoir si l’on peut sans risque en rester à ce niveau de dérision dans le cadre d’une étude anthropologique ou sociosémiotique. Trop de plaisanteries finissent par lasser et le lecteur ne sait plus trop, parfois, si l’auteur s’amuse ou argumente. Ainsi, l’ambition plusieurs fois répétée de « se mettre à la hauteur de son sujet » peut être diversement interprétée mais semble surtout relever d’un trait d’humour à double sens car on ne sait jamais vraiment ce que l’auteur entend par là. Le parallèle avec l’ethnologue adoptant la perspective des populations qu’il étudie serait plus convaincant s’il s’agissait d’adopter le point de vue de ceux qui aiment ou de ceux qui détestent les nains de jardin. L’ethnologue, nous dit Gadbois, « doit adopter le regard du moins la position de l’autre » (p. 170). Outre que de nombreux anthropologue ont montré depuis les années 1980 le caractère chimérique de cette ambition, voire son impossibilité fondamentale, reste à définir qui est l’autre dans le cadre de cette étude : le nain de jardin lui-même ? Mais lequel ou lesquels ? Ceux qui les possèdent et les chérissent ? Ceux qui les enlèvent et les « libèrent » dans la forêt ? Ceux qui en parlent sur les forums Internet ? L’auteur paraît s’égarer dans des méandres théoriques apparemment mal maîtrisés sur le rapport à l’autre, mais surtout peine à définir de quelle altérité il est ici question. Du fait de l’anonymisation de la plupart des internautes s’exprimant sous pseudonyme, l’auteur ne peut pas identifier ses interlocuteurs : qui parle et d’où nous parle-t-on ? Qui pose les questions portant, par exemple, sur le nain de jardin comme révolté et/ ou comme politicien (p. 148) ? Ces représentations décalées ne correspondent à aucune réalité sociale et politique concrète et entraînent parfois Gadbois à certaines phrases définitives qui laissent perplexes. Ainsi de « Le nain est absurde » (p. 74). Est-ce si sûr et est-ce si simple ? Plus loin (p. 101-102), pour affirmer que le FLNJ méprise la culture de masse et la culture populaire, il aurait fallu en savoir plus sur ses protagonistes et leur objectif. Les réflexions pertinentes sur le kitsch et le mauvais goût qu’incarnerait le nain de jardin auraient aussi gagné à s’appuyer sur des éléments tangibles. La démonstration et les interprétations relèvent parfois d’énumérations peu probantes, par exemple sur la problématique sexuelle.

À la fin de son livre, Jocelyn Gadbois reconnaît en filigrane une erreur de perspective. Il admet que toutes les différences de significations dont il a établi l’inventaire ne peuvent être en symbiose et que toute uniformisation est impossible : « Le paradoxe naît donc de ce difficile sens commun, comme si le commun peinait à exister. Propos plutôt paradoxal pour un objet issu de la culture de masse » (p. 175). Et c’est bien là un des problèmes majeurs de ce travail : avoir renoncé à considérer les différences concrètes d’aspects, de modes de production, de modes d’appropriations, de modes de commercialisation singuliers des nains de jardin, ce qui n’obligeait pas pour autant à une étude exhaustive de tous les nains de jardin présents dans les pelouses du Québec ou de France, ni même seulement de Montréal ou de Paris ou de tout autre lieu. Jocelyn Gadbois n’approfondit pas la question de la définition de l’objet, comme si cela allait de soi : n’y aurait-il qu’un seul type de nain de jardin, qui nous autorise à évoquer « le Nain de Jardin » en général, avec sa barbe, son bonnet, ses joues rouges et son sourire ? Mais tous les nains sourient-ils ? Un bref sondage parmi les images disponibles sur la toile, pour utiliser les mêmes outils que l’auteur, nous a montré que non : les formes, les couleurs, les attitudes des nains disponibles sur le marché sont très variables, sans même compter ceux qui relèvent de la création artistique. Faute de tentative typologique, l’auteur nous parle d’un nain désincarné, abstrait car univoque. Toute uniformisation est impossible, nous dit-il ; c’est bien pourtant de cela qu’il s’agit dans cette tentative de catégoriser les systèmes de représentations en œuvres dans un corpus de textes en ligne, sans chercher à les rapporter aux cas concrets accessibles dans la vie sociale. Ce n’est pas tant l’éclatement de l’objet qui a rendu difficile le travail de l’anthropologue, mais plutôt le fouillis et la cacophonie des matériaux recueillis. Quel objet, vu à travers le prisme d’Internet, n’est pas « en éclats » si l’on s’en tient à ses seules significations, détachées de toute matérialité ? Au final, posons la question : le parti pris sociosémiologique ou sociosémiotique était-il tenable ? Se demander « ce qu’incarne le nain de jardin » (p. 29) est-il pertinent dans la perspective anthropologique dont se réclame l’auteur  ? En fait, à partir d’un objet a priori dérisoire, Gadbois met en évidence – à son corps défendant ? – les difficultés méthodologiques et théoriques du travail des sciences sociales sur les objets matériels : doit-on les laisser s’absorber entièrement dans leur « sens » ? Doit-on se limiter à n’étudier que leur(s) image(s) et les représentations qu’elles génèrent en négligeant leur réalité matérielle enchâssée dans les situations et les rapports sociaux ? Une ethnographie descriptive, fine et raisonnée, s’efforçant de saisir au plus près les pratiques des usagers et leurs discours sur les objets qu’ils possèdent, suivant les parcours singuliers des choses elles-mêmes sans généraliser à l’excès les conclusions dégagées de l’étude, telle doit être sans doute la méthode à privilégier dans ce domaine.