Article body

Introduction

Les inégalités d’orientation dans l’enseignement supérieur, ouvrant sur un enjeu de justice sociale, ont fait l’objet de nombreux travaux en sociologie de l’éducation et cette question a refait surface dans les sciences de l’orientation. Depuis les années 1960, les travaux sociologiques ont porté sur les inégalités de destin scolaire selon les appartenances sociales (Bourdieu & Passeron, 1985), sur les choix d’orientation liés à ces appartenances (Boudon, 1973 ; Duru-Bellat, 1995 ; Landrier & Nakhili, 2010), sur le degré de fluidité sociale porté par les systèmes scolaires (Dubet, Duru-Bellat, & Veretoux, 2010) et sur les effets des environnements sociaux sur les transitions scolaires et la persévérance aux études (Bourdon, Cournoyer, & Charbonneau, 2012). En sciences de l’orientation, de récents travaux ont remis à l’ordre du jour les questions d’inégalités liées au sexe (Duru-Bellat, 2010 ; Perdrix, Rossier, & Butera, 2012), à l’autoexclusion découlant du refroidissement des aspirations scolaires en fonction de l’origine sociale (Dupriez, Monseur, & Van Campenhoudt, 2012 ; Müller, 2014), ainsi qu’à l’incidence de l’illusion méritocratique sur les parcours d’orientation des jeunes (Dubet, 2009 ; Duru-Bellat, 2012). Pour poursuivre sur cette lancée en sciences de l’orientation, des développements méthodologiques étaient requis.

Cette étude porte sur les dispositifs d’orientation scolaire et professionnelle (DOSP) voués au soutien et à l’accompagnement de jeunes inégalement dotés et plus ou moins vulnérables dans leur parcours d’orientation au moment de la transition vers l’enseignement supérieur, de l’étape du questionnement lié au choix scolaire jusqu’à sa relative stabilité. La vulnérabilité se caractérise par des différences de ressources socioéconomiques et culturelles héritées de la famille, du sexe, de la situation géographique et de la performance scolaire susceptibles d’engendrer des inégalités en matière d’orientation. Les DOSP renvoient à ce qui est mis en place à l’échelle d’un pays ou d’une région (un canton, une province) pour soutenir la population étudiante dans un parcours d’orientation. Sur le plan macrosocial, ils recouvrent les politiques éducatives et celles liées à l’orientation ainsi que les paliers d’orientation (les filières imbriquées dans la structure scolaire requérant un choix des jeunes et de leur famille ou une décision de l’établissement). Sur le plan mésosocial, ils intègrent la mission d’un service d’orientation, l’organisation de travail ainsi que les prestations de services d’orientation. Sur le plan microsocial, ils englobent les parcours d’orientation, soit le processus de choix effectué durant la scolarité ainsi que les événements extrascolaires (par ex., décision d’interrompre les études et d’y retourner par la suite).

S’inscrivant dans une visée méthodologique, la présente étude multicas qualitative, comparative et internationale se consacre aux DOSP dans la perspective théorique de la justice sociale d’Amartya Sen (1992, 2010). Initialement développée en sciences économiques, l’approche par les capabilités (AC) a été appliquée à des champs d’études connexes à l’orientation, soit à l’analyse de politiques d’emploi, à la formation professionnelle et à l’insertion de jeunes en situation de rupture (Bonvin & Farvaque, 2007 ; Farvaque, 2005 ; Hugentobler & Moachon, 2012), à l’étude d’un système éducatif (Verhoeven, Orianne, & Dupriez, 2007) et aux comparaisons internationales des parcours de formation et d’insertion en emploi dans le champ de l’économie de l’éducation (Olympio, 2012, 2013). En outre, elle a servi à l’enrichissement d’un modèle théorique de l’orientation tout au long de la vie (Robertson, 2014).

Les innovations méthodologiques qui seront présentées découlent d’enjeux inhérents à cette recherche, soit : 1) l’amorce de l’opérationnalisation de l’approche par les capabilités (AC) de Sen au champ de l’orientation ; 2) la perspective comparative internationale ; et 3) l’usage de fondements multidisciplinaires (sociologie, psychologie de l’orientation) afin d’articuler une échelle d’analyse à trois niveaux (microsocial, mésosocial et macrosocial) pour cerner la justice sociale et l’injustice dans les DOSP étudiés.

Le but du présent article est de mettre à l’épreuve les qualités scientifiques d’outils de récolte de données devant servir, dans une phase ultérieure de la recherche, à élucider les mécanismes à l’oeuvre dans la (re)production ou la réparation de situations d’injustice dans les DOSP étudiés à l’aune de l’AC de Sen. Les objectifs sont doubles : 1) procéder à l’opérationnalisation du cadre conceptuel de Sen en sciences de l’orientation grâce à l’élaboration d’outils de récolte de données et d’un cadre comparatif pouvant servir à l’analyse des DOSP ; et 2) s’assurer des qualités scientifiques de ces outils à l’aide des procédés scientifiques usités dans la méthode d’étude de cas.

L’approche par les capabilités de Sen

Bien que l’idée de justice chez Sen ait été inspirée des travaux de John Rawls, elle s’en distancie substantiellement. Rawls (1971) conçoit la justice de manière transcendantale : les principes de justice sont supposés « uniques » et définis à l’issue d’un débat raisonné entre individus en situation d’égalité hypothétique. Pour Sen (2010), l’idée de justice ne renvoie pas à l’implantation d’une institution parfaitement juste, comme le soutenait Rawls, mais plutôt à l’examen attentif de la liberté réelle qu’ont les individus d’« être » ou de « faire » ce qu’ils ont raison de valoriser, ce qui correspond à la définition du concept de capabilité. L’AC se démarque ainsi d’une approche ressourciste de la justice dans laquelle on tenterait plutôt d’égaliser les ressources ou les droits entre les individus. Pour Sen (2010), même si l’expansion des capabilités de tous est visée, c’est la réduction des inégalités de capabilité qui retient son attention. Les inégalités sociales sont ainsi jugées à l’aune de capabilités plus restreintes pour un groupe ou pour des individus dans un contexte sociétal donné.

La liberté de choix renvoie à l’éventail des options réellement disponibles et aux options écartées. Bonvin et Farvaque (2008) distinguent un choix librement consenti d’un choix retenu à la suite d’une autocensure des intérêts de l’individu en lien avec une situation d’injustice (les préférences adaptatives). Les ressources désignent l’étendue du capital personnel, social ou financier, ainsi que des biens et des services qui peuvent être mobilisés dans un processus d’émancipation des libertés de l’individu. Les droits formels se rapportent aux dispositions légales auxquelles le citoyen peut recourir pour accéder à la justice, à un bien ou à des services publics.

Les facteurs de conversion renvoient aux mécanismes qui soutiennent (facteurs de conversion positifs) ou qui freinent (facteurs de conversion négatifs) la mobilisation des ressources, des droits formels ainsi que l’éventail de choix dans les capabilités. Les travaux distinguent trois ordres de facteurs de conversion (Bonvin & Farvaque, 2007, 2008 ; Olympio, 2012, 2013 ; Robeyns, 2000). Les facteurs de conversion personnels font référence aux caractéristiques et aux capacités de l’individu (par ex., le talent, la motivation). Les facteurs de conversionsociaux concernent le contexte sociopolitique et culturel dans lequel évolue l’individu. Les facteurs de conversionenvironnementaux ont trait aux possibilités institutionnelles et à la situation géographique (par ex., un établissement d’enseignement supérieur situé à proximité de la résidence de l’individu). Associés aux ressources, les facteurs de conversion conduisent à des fonctionnements effectifs, renvoyant à ce qu’il advient réellement d’un individu dans un contexte donné.

Dans l’analyse d’une situation d’injustice, l’AC repose sur l’objectivation de faits et d’événements par un examen rationnel de points de vue, d’argumentations et de comparaisons tenu dans un débat public entre acteurs afin d’élargir la base informationnelle (Sen, 2010). L’institution et les individus jouent des rôles interdépendants dans la construction de la justice sociale. Une situation est jugée « injuste » dans un contexte donné lorsqu’elle produit certains effets négatifs sur un groupe de personnes en particulier, et pas sur un autre, qui auraient pu être évités (Sen, 2010). L’évaluation des mécanismes institutionnels sous l’angle de la justice sociale repose en définitive sur l’examen attentif des libertés individuelles (avoir la liberté de choisir et faire ce qu’on choisit de faire).

L’étude de cas et ses critères de scientificité

L’étude de cas est une méthode empirique qualitative qui permet d’étudier en profondeur un phénomène contemporain et d’en cerner la complexité, en tenant compte du contexte et de nombreuses variables susceptibles de révéler la relation entre l’individu et l’institution sociale (Anadòn, 2006 ; Merriam, 1988 ; Yin, 2009). Elle met à l’épreuve une théorie et s’appuie sur la triangulation de sources de données (Yin, 2009). Le choix de cette méthode qualitative a d’abord découlé de la perspective multiniveau de l’objet de cette étude et du cadre théorique choisi intégrant, aux niveaux macrosocial et mésosocial, les politiques publiques, l’organisation des services d’orientation et les prestations de services qu’on peut appréhender à l’aide des écrits législatifs ou administratifs et des entretiens, et, au niveau microsocial, les parcours d’orientation des jeunes dévoilés à l’aide du récit de parcours, qui a déjà fait ses preuves dans l’analyse des capabilités (Bonvin & Farvaque, 2007).

Les critères de scientificité d’une étude de cas reposent sur la vérification de la validité et de la fidélité des données récoltées, à partir de procédés qui lui sont propres et qui traversent l’ensemble de la recherche, de la planification jusqu’à l’analyse des données (Gagnon, 2010 ; Merriam, 1988 ; Remenyi, 2012 ; Stake, 1995 ; Yin, 2009). Bien que les méthodologues de l’étude de cas aient adopté la terminologie usitée dans un devis quantitatif pour témoigner des critères de scientificité, les procédés usités diffèrent substantiellement dans le cadre d’une étude qualitative.

La validité de construit renvoie à la stabilité des données. Elle permet de s’assurer que les concepts théoriques et leur définition sont constants dans le temps, d’un site à l’autre, d’une population à l’autre (Gagnon, 2010). Pour mettre à l’épreuve la validité de construit, Gagnon (2010) et Yin (2009) proposent une description exhaustive de la méthode dans un protocole de recherche connu de tous les chercheurs de l’équipe, l’usage de multiples sources de données, l’examen des conclusions de l’étude par les pairs ou par les informateurs clés, ainsi que la récolte de données empiriques convergentes (triangulation).

La validité interne, ou le critère qualitatif de crédibilité (Savoie-Zajc, 2004), témoigne de la qualité selon laquelle les données empiriques permettent d’opérationnaliser les concepts théoriques mis à l’épreuve (Gagnon, 2010). Selon Gagnon, ce critère découle du soin porté tout au long de l’élaboration de la recherche, alors que Yin conçoit l’analyse des données comme étant le moment propice à cette fin. Il repose sur la triangulation des sources de données afin d’éviter les biais culturels ou perceptuels, sur la sélection d’informateurs clés selon des critères bien définis, ainsi que sur la vérification d’autres explications possibles au moment de l’analyse afin de mettre à l’épreuve la solidité des conclusions de recherche (Gagnon, 2010 ; Yin, 2009).

La validité externe, ou le critère qualitatif de transférabilité (Savoie-Zajc, 2004), permet de vérifier si les résultats de l’étude sont transférables à d’autres cas similaires. Si ce critère peut être vérifié par des études ultérieures, il fait partie intégrante du protocole de recherche, soit par le recours à une étude multicas afin de mettre à l’épreuve les propositions théoriques dans plusieurs sites (Yin, 2009), soit en multipliant les moments de récolte de données sur un même site (Gagnon, 2010).

La fidélité, ou le critère qualitatif de fiabilité (Savoie-Zajc, 2004), atteste que des chercheurs externes appliquant le protocole de recherche en arriveraient à des conclusions similaires (Yin, 2009). Gagnon propose l’utilisation de descripteurs précis et concrets, l’élaboration d’une base de données accessible à d’autres chercheurs, le recours à la technique d’accord interjuges pour comparer les résultats obtenus, ainsi que l’examen des conclusions de recherche par les informateurs clés.

Les procédures de développement méthodologique dans une étude multicas

Avant de procéder à la comparaison internationale des DOSP selon l’AC de Sen, un développement méthodologique était requis. L’élaboration d’un cadre comparatif (voir annexe) permettant d’opérationnaliser l’AC de Sen au champ de l’orientation et sa validation par des experts internationaux, puis la mise au point d’outils de récolte de données heuristiques et leur validation à partir de données issues d’une préenquête menée en deux phases en ont constitué l’essentiel.

Sélection des cas

Cette recherche s’est fondée sur une étude multicas incluant le Burkina Faso, la France, le Québec (Canada), la Turquie et le canton de Vaud (Suisse). L’analyse comparative internationale permet d’éviter certains biais culturels par la mise à distance d’un objet familier découlant de la mise au jour des différences et des points communs entre les cas (Vigour, 2005 ; Bray, Adamson, & Mason, 2010). Généralement, la similarité des comparables peut être posée comme condition préalable à l’analyse comparative. Or, Välimaa et Nokkala (2014) ont bien mis en évidence l’inéluctable diversité des systèmes d’enseignement supérieur dans une étude de comparaison internationale. Pour en tenir compte, ils proposent de construire les comparaisons sur la base de propriétés communes ou à l’aune d’un concept commun.

Comme l’illustre le Tableau 1, les cas ont ainsi été sélectionnés sur la base de caractéristiques communes et de contrastes en vue de les analyser à l’aune de l’AC de Sen dans une perspective située. Sur le plan macrosocial, la taille des systèmes d’enseignement supérieur (systèmes de très grande taille en France et en Turquie, de moyenne taille au Québec, et de petite taille au Burkina Faso et dans le canton de Vaud), l’importance relative accordée à l’enseignement supérieur comme bien public (par ex., les efforts de démocratisation de l’enseignement supérieur au Québec et l’importance de la formation professionnelle dans le canton de Vaud) et la diversité des modalités d’accès à l’enseignement supérieur (par ex., la complexité des filières de l’enseignement supérieur en France) ont été considérées dans les contrastes souhaités. En outre, la structuration des paliers d’orientation au sein de chaque système éducatif a permis d’assurer une variation dans les moments de répartition entre les filières d’études (par ex., la précocité du premier palier d’orientation caractéristique dans le canton de Vaud, au Burkina Faso et en Turquie). Sur le plan mésosocial ont été prises en considération les modalités liées à l’organisation des services d’orientation (par ex., leur implantation « dans » le système éducatif québécois ou « à sa périphérie » en France, dans le canton de Vaud et au Burkina Faso ainsi que la récence des services d’orientation au Burkina Faso) et le statut professionnel (par ex., le double statut de conseiller d’orientation-psychologue en France et dans le canton de Vaud ainsi que l’institutionnalisation de professions distinctes au Québec). Sur le plan microsocial, des morphologies de parcours scolaires et de parcours d’orientation découlant d’une diversité de formes de vulnérabilité et de structuration de paliers d’orientation étaient souhaitées.

Tableau 1

Caractéristiques des cas sélectionnés dans les cinq pays

Caractéristiques des cas sélectionnés dans les cinq pays

Note. BF : Burkina Faso ; FR : France ; QC : Québec ; VD : Vaud ; TR : Turquie. CIO : Centre d’information et d’orientation en France ; CIOSPB : Centre d’information et d’orientation scolaire et professionnelle et des bourses : OCOSP : Office cantonal d’orientation scolaire et professionnelle.

-> See the list of tables

Structuration des sources de données dans une étude de cas

Chaque cas était composé de cinq sources de données complémentaires recueillies au moyen de trois techniques : 1) la production d’une monographie rassemblant les renseignements publics disponibles sur chaque DOSP ainsi que sur le système éducatif, 2) l’entretien semi-structuré auprès de responsables de service d’orientation, de conseillères ou de conseillers d’orientation-psychologues, et de jeunes élèves ou étudiants en situation de transition vers l’enseignement supérieur (accès, intégration, cristallisation du choix), et 3) la collecte de données à partir de documents administratifs de l’organisme où les entretiens ont été menés. Comme l’illustre la Figure 1, cette diversification des sources de données a permis de colliger des données macroscopiques, microscopiques ainsi que sur le mésosystème (Bosa, 2013 ; Sultana, 2014). Les données macroscopiques visaient une mise à distance nécessaire pour débusquer les situations d’injustice sociale. Les données microscopiques, par le regard rapproché, permettaient d’éclairer les stratégies étudiantes, le processus de choix et les arguments subjectifs avancés pour justifier un choix de projet d’étude. Les données récoltées concernant le mésosystème avaient pour but de soutenir la mise en contexte des facteurs de conversion liés aux services d’orientation.

Cycle de développement méthodologique comme procédé de validation

Le protocole de recherche utilisé, qui constitue un outil essentiel à la rigueur de la méthode d’étude de cas (Gagnon, 2010 ; Remenyi, 2012; Yin, 2009), incluait les objectifs de recherche, la définition des concepts, les cas sélectionnés, les caractéristiques et le nombre d’informateurs clés à recruter, ainsi que les guides d’entretien. En dépit du soin porté à la méthode, il est fréquent de devoir procéder à des modifications du protocole de recherche dans une étude de cas. Afin d’éviter l’éparpillement, ces modifications doivent se situer dans le droit fil de l’objectif de recherche (Remenyi, 2012 ; Yin, 2009).

Figure 1

Structuration des cas étudiés selon les sources de données, les niveaux d’analyse et les propositions théoriques de Sen

Structuration des cas étudiés selon les sources de données, les niveaux d’analyse et les propositions théoriques de Sen

-> See the list of figures

La démarche méthodologique utilisée est ainsi marquée par des révisions successives du protocole de recherche, des outils de récolte de données et du cadre comparatif des DOSP. Ces révisions ont fait partie intégrante de la mise à l’épreuve de la scientificité des outils méthodologiques et elles ont nourri une démarche itérative raisonnée, rigoureuse et sensible à l’expression des diversités nationales. À cette fin, le rôle des membres de l’équipe de recherche a été central. Toutes les révisions méthodologiques ont résulté d’un processus délibératif mené au sein de l’équipe, composée de 11 chercheurs universitaires, qui sont des ressortissants des cinq pays représentés dans les cas sélectionnés et experts du DOSP dans leur pays respectif ou de l’AC de Sen, ainsi que de quatre assistants de recherche. Cette expertise a été renforcée par leur formation (étape essentielle dans les études de cas ; Yin, 2009), assurée lors des séminaires de recherche ou des réunions d’équipe, et qui a porté sur l’AC de Sen, sur le système éducatif et le DOSP dans chacun des pays, ainsi que sur la mise en oeuvre de la récolte de données (validité de construit).

La validation des outils de récolte de données et du cadre comparatif s’est effectuée selon un cycle de développement méthodologique (voir Figure 2) incluant deux boucles de rétroaction qui correspondent aux deux phases de la préenquête, engageant la contribution des membres de l’équipe à chacune des étapes. À cette fin, 13 réunions d’équipe et deux séminaires de recherche (appropriation des DOSP et des systèmes éducatifs des cinq cas étudiés, et validation du cadre comparatif des DOSP par trois experts internationaux) ont été tenus. Élaborés par la responsable de la recherche, les guides d’entretien ont été ensuite révisés en sous-groupes et adoptés par l’équipe, qui a en outre entériné le protocole de recherche, discuté les rapports d’analyse interjuges des données découlant de la préenquête et accepté les modifications des guides d’entretien. La récolte des données a été effectuée en binôme (cinq binômes au total). Au fur et à mesure de la réalisation des entretiens, chaque binôme a partagé avec les autres binômes ses observations sur les possibilités et sur les limites des outils de récolte de données. En cours de préenquête, des correctifs y ont été apportés (crédibilité).

Figure 2

Le rôle des membres de l’équipe dans le cycle de la validation des outils dans une étude multicas

Le rôle des membres de l’équipe dans le cycle de la validation des outils dans une étude multicas

-> See the list of figures

Outils de récolte de données

L’élaboration d’une grille d’analyse documentaire. Pour documenter les variations des DOSP et des systèmes d’enseignement supérieur des cas étudiés, nous avons eu recours à la technique monographique, qui renvoie à « une description exhaustive d’une situation, d’un problème, d’une unité géographique, etc. » (Roy, 2009, p. 206). Une monographie portant sur chacun des cas a été élaborée. Ses rubriques s’inspirent de l’analyse comparative internationale des mécanismes institutionnels de l’orientation menée par Duru-Bellat et Mingat (1992). Elles ont trait à la description du système éducatif ainsi qu’à ses ancrages législatifs, économiques et sociaux ; aux paliers d’orientation découlant des filières d’études et de la structuration des ordres d’enseignement (niveaux scolaires) ; aux ressources et aux droits conférés aux jeunes et à leur famille par les politiques d’orientation ou les politiques éducatives ; ainsi qu’à l’inventaire des prestations de services d’orientation. Elles ont été et seront mises à jour de manière constante afin d’intégrer les réformes ou les modifications administratives des systèmes éducatifs ou des DOSP (par ex., l’entrée en vigueur de la Loi sur l’éducation obligatoire en 2013 dans le canton de Vaud et la restructuration en cours du système éducatif en Turquie). En complément, pour ce qui touche le site où les entretiens ont eu lieu, des données ont été tirées des documents administratifs publics en lien avec la mission du service d’orientation, la population visée, les prestations de services d’orientation offertes, l’organisation du service ainsi que les ressources allouées.

L’élaboration des guides d’entretien. Une première version des trois guides d’entretien a découlé des définitions des concepts clés de l’AC de Sen. Par exemple, pour le facteur de conversion social, une proposition de question a été formulée pour le responsable de service : « Dans votre service, dans quelle mesure tient-on compte du sexe de l’élève ou de l’étudiant, de son origine culturelle ou de ses caractéristiques socioéconomiques ? » Les membres de l’équipe, divisés en trois sous-groupes multidisciplinaires et internationaux, ont révisé en profondeur l’un des trois guides d’entretien afin d’évaluer : 1) si chaque question traduisait l’essence de l’AC de Sen, 2) la clarté des questions, 3) leur transférabilité aux contextes nationaux visés, et 4) la progression de l’entrevue. Les propositions des sous-groupes ont été débattues en plénière. La polysémie du concept général d’orientation a fait débat au sein de l’équipe. Il a été convenu d’en distinguer les particularités : palier d’orientation, service d’orientation, prestation de services d’orientation, parcours d’orientation et processus d’orientation.

Deux juges (la responsable experte de Sen et un assistant de recherche) ont apparié les rubriques de la monographie et les questions des guides d’entretien aux concepts de l’AC (voir Tableau 2). Il y a eu consensus interjuges après clarification apportée à la définition du concept de facteur de conversion environnemental (la validité de construit). Les membres de l’équipe de recherche ont conclu que les outils de récolte de données permettaient une bonne opérationnalisation des concepts clés de l’AC de Sen. Toutefois, dans le guide d’entretien destiné aux jeunes, une seule question traitait des capabilités. Il a été décidé d’y porter attention au moment des entretiens, en ayant recours à des relances si nécessaire.

Tableau 2

Rubriques ou questions liées à chacun des concepts clés de l’AC de Sen

Rubriques ou questions liées à chacun des concepts clés de l’AC de Sen

Note. Des questions de nature descriptive, ajoutées aux questions ou rubriques citées dans le tableau, ont permis de cerner le contexte.

-> See the list of tables

En dépit des recoupements entre les sources de données, chaque source visait à décliner des concepts spécifiques : une insistance sur les facteurs de conversionenvironnementaux était mise dans la monographie ; les fonctionnements effectifs étaient centraux dans les guides d’entretien avec les responsables et les conseillères et conseillers d’orientation- psychologues ; et la liberté dechoix était omniprésente dans le guide d’entretien destiné aux jeunes. Lorsqu’il y avait des recoupements conceptuels selon les sources, les questions étaient reformulées en fonction du statut de l’informateur clé (Yin, 2009).

Les révisions successives des guides d’entretien. À la Phase 1 de la préenquête, les membres du binôme se sont concertés sur l’application du protocole de recherche dans leur contexte national. Ils ont revu les guides d’entretien et, le cas échéant, les ont adaptés. Par exemple, ils ont souligné que certaines questions étaient trop théoriques. Des reformulations ont été apportées pour faciliter la compréhension par les informateurs clés. Il en a résulté cinq formes équivalentes de guides d’entretien, adaptées à chaque contexte national. Cette façon de procéder permettait d’ajuster le protocole de recherche aux spécificités des cas (Yin, 2009), mais elle posait un défi sur le plan de la transférabilité : allait-il être possible de récolter des données comparables d’un cas à l’autre ? À la Phase 2, les binômes ont résolu d’accentuer la souplesse de l’entretien semi-directif et d’utiliser le cadre comparatif en y appariant les rubriques aux exemples de questions utilisées à la Phase 1. Ce correctif a été intégré dans le protocole de recherche.

Déroulement de la préenquête

La préenquête a permis d’établir un premier contact avec le terrain, de cerner l’ampleur des données à récolter et d’anticiper les obstacles susceptibles de nuire à la réalisation future de la recherche (Roy, 2009). Elle a aussi eu pour fonction de mettre à l’épreuve la validité de construit et la transférabilité des outils de récolte de données. La Phase 1 de la préenquête s’est déroulée entre octobre 2013 et février 2014, et la Phase 2, entre avril et août 2014. Les entretiens ont eu lieu dans cinq types d’organisation, dont un centre d’information et d’orientation (CIO) en France, un service d’orientation d’un collège (cégep) au Québec, un office cantonal d’orientation scolaire et professionnelle (OCOSP) dans le canton de Vaud, un centre de l’information, de l’orientation scolaire et professionnelle et des bourses (CIOSPB) au Burkina Faso et un lycée en Turquie. Les critères de sélection des sites et des informateurs clés se sont raffinés en cours de route. À la Phase 1, nous avons tenu compte du parcours scolaire (fin de scolarité obligatoire et début de l’enseignement supérieur). À la Phase 2, nous y avons ajouté les formes de vulnérabilité ayant des incidences sur l’orientation : faire partie de la première génération à accéder à l’enseignement supérieur, pauvreté de la famille, accès différencié des groupes ethnoculturels à l’enseignement supérieur, faible dossier scolaire et sexe.

En plus de l’élaboration de cinq monographies et du repérage des données à partir des documents administratifs liés à chacun des sites, 14 entretiens ont été menés à la Phase 1 et 12 à la Phase 2. Les données ont été enregistrées sur bande audio, sauf pour le cas de la Turquie, où un résumé d’entretien en français a été rédigé par la chercheuse responsable de ce cas. Des données ont été récoltées à partir des documents administratifs publics dans trois des cinq sites (Québec, France et Turquie). Compte tenu de la récence du CIOSPB au Burkina Faso, les données du site recoupaient celles qui avaient déjà été récoltées dans la monographie. Dans le canton de Vaud, il n’y a qu’un seul OCOSP ; les données des documents administratifs ont été intégrées à la monographie. Les données textuelles et audio ont été rassemblées dans une base de données sous le logiciel NVivo, version 10.

Procédure d’analyse des données

La méthode de l’accord interjuges a été utilisée pour assurer la fiabilité de la démarche de vérification des qualités scientifiques. Deux juges (pour la Phase 1 : la responsable de la recherche experte de Sen et un assistant de recherche ; pour la Phase 2 : ce même assistant de recherche ainsi qu’une chercheuse experte de Sen) ont procédé de manière indépendante à la vérification de la validité de construit ainsi que de la transférabilité de données récoltées. À la Phase 1, chacun des juges a produit 12 rapports de codification sur les 14 entretiens, étant donné la défectuosité d’un enregistrement audio et de la décision d’intégrer dans un même rapport deux entretiens menés auprès de conseillers d’orientation dans un même site. À la Phase 2, après avoir élaboré un dictionnaire des codes découlant du cadre comparatif (appariement des éléments de chaque descripteur à des manifestations possibles), chacun des juges a réalisé 12 rapports de codification correspondant fidèlement au nombre d’entretiens. Tenant compte des deux phases de la préenquête, dans chacun des contextes nationaux, les rapports de codification des entretiens ont permis de couvrir les statuts des trois groupes d’informateurs clés, tel qu’il était prévu dans le protocole de recherche. La vérification de la rigueur de la monographie n’a pas été réalisée, car elle a déjà été mise à l’épreuve dans les travaux de Dura-Bellat et Mingat (1992).

Lors de ces deux phases de la préenquête, la vérification de la validité de construit s’est fondée sur les définitions des concepts clés de l’AC de Sen afin de répondre à la question suivante : peut-on repérer des données liées aux propositions théoriques de Sen d’un cas à l’autre, d’un statut d’informateur clé à l’autre ? Un cadre comparatif des DOSP a été élaboré pour mettre à l’épreuve la transférabilité des guides d’entretien entre les contextes nationaux. Nous cherchions réponse à la question suivante : en dépit des différences découlant de la singularité des cas et des correctifs apportés aux guides d’entretien selon les cas, parvenons-nous à récolter des données comparables ? Les juges ont appliqué une échelle d’évaluation pour déterminer si l’entretien permettait de récolter des données pertinentes sur chacun des descripteurs du cadre comparatif (oui, partiellement, non) ; des commentaires appuyaient leur jugement. Les juges ont obtenu un accord « parfait » pour 89 % (Phase 1) et 91 % (Phase 2) des descripteurs, un accord « partiel » pour 9 % aux deux phases ; et un désaccord pour seulement 2 % (Phase 1).

La mise à l’épreuve des qualités scientifiques des outils de récolte de données

Validité de construit

Les données récoltées à partir desdocuments administratifs liés au site d’enquête (par ex., CIO) se rapportent aux ressources et aux droits formels ainsi qu’aux facteurs de conversionenvironnementaux (voir Tableau 2). Les juges ont souligné que ces données étaient incomplètes, car les documents publics ne contiennent pas toute l’information souhaitée. Les interviewers ayant repéré cette lacune avant la tenue des entretiens, des questions liées aux données manquantes ont alors été introduites dans l’entretien auprès des responsables. Au final, la combinaison de ces deux sources a permis de récolter des données suffisantes dans les sites étudiés, en lien avec les concepts à opérationnaliser.

Les entretiens auprès des responsables d’un service d’orientation avaient pour but de rassembler des données opérationnalisant l’ensemble des concepts clés de l’AC de Sen, sauf les facteurs de conversion personnels. Lors des deux phases, de multiples données ont été récoltées sur la mission et sur les objectifs du service se rapportant aux droits formels. Sur le plan des ressources et des facteurs de conversion environnementaux, les juges ont souligné la multitude de données liées aux prestations de services d’orientation scolaire et professionnelle (OSP) les plus usitées dans les cas étudiés (par ex., entretien de conseil, information scolaire et professionnelle) et qui sont offertes à toute la population visée par le service. Ils ont noté que les données touchant les facteurs de conversionsociaux sont suffisantes et portent, par exemple, sur les inégalités scolaires (par ex., la persistance des inégalités sociales qui se répercutent sur les inégalités scolaires en France), sur les inégalités d’accès aux prestations de services (par ex., le fait que les établissements d’enseignement privés, fréquentés par des enfants de milieux favorisés, soient mieux desservis que les établissements publics par le CIOSPB au Burkina Faso), sur la mise en priorité ou non de populations jugées vulnérables (par ex., défendre la pertinence d’allouer plus de ressources en orientation aux « parents-étudiants » fréquentant le cégep ou aux étudiants « en difficulté d’adaptation » au Québec). Par ailleurs, les juges sont d’avis que les questions du guide d’entretien sont pertinentes pour apprécier les fonctionnements effectifs du service d’orientation. Toutefois, à la Phase 1, ils ont noté l’absence de données liées aux procédures d’évaluation des retombées des prestations de services d’OSP, ce qui constitue une lacune pour témoigner des fonctionnements effectifs. Pour pallier cette lacune, à la Phase 2, le cadre comparatif a été remis aux responsables avant l’entretien pour susciter la réflexion ainsi que pour faire place à leurs observations des caractéristiques de la population qui a véritablement recours aux prestations de services d’OSP, à leur connaissance des sous-groupes vulnérables de la population desservie, aux éléments d’amélioration souhaitée, etc. En redéfinissant ainsi le concept de fonctionnement effectif de manière multidimensionnelle, nous avons pu récolter des données. À la Phase 1, le concept de capabilité a été traité par un seul responsable, mais suffisamment par les autres informateurs clés. Il a donc été résolu d’exclure ce concept de la récolte de données pour les responsables lors de la Phase 2.

À propos des entretiens menés auprès desconseillères etconseillers d’orientation-psychologues, lors des deux phases, les juges ont noté l’abondance des données liées aux ressources se rapportant au contexte de travail et celles liées aux facteurs de conversion, de tous ordres. Toutefois, à la Phase 1, la difficulté à codifier les facteurs de conversion de manière stable d’un site à l’autre, voire d’une catégorie d’informateurs clés à l’autre, a été signalée. Les facteurs de conversion sociaux et environnementaux sont des catégories utiles, mais trop larges pour rendre compte de la spécificité du rôle des familles dans l’orientation des jeunes, de celui des conseillères et conseillers d’orientation dans l’accompagnement des jeunes les plus vulnérables, des paliers d’orientation du système scolaire et de la proximité géographique d’un établissement d’enseignement supérieur, qui sont des éléments clés de l’analyse des facteurs de conversion dans l’étude des DOSP. À la Phase 2, l’équipe a résolu de subdiviser les facteurs de conversionsociaux à l’aide de sous-catégories, telles que les facteurs familiaux, socioéconomiques ou ethnoculturels, pour mieux cartographier les manifestations possibles dans le champ des sciences de l’orientation. Une subdivision des facteurs de conversionenvironnementaux à partir de sous-catégories, telles que les facteurs scolaires (par ex., paliers d’orientation, filières d’études, mécanismes de sélection), géographiques (par ex., éloignement d’un établissement d’enseignement supérieur) ou professionnels (par ex., mobilisation de la marge de manoeuvre professionnelle au sein de l’organisation du travail pour aider les populations vulnérables), a permis de préciser cette catégorie. Cette nouvelle typologie des facteurs de conversion a été utilisée lors de la codification des données à la Phase 2. Elle a permis de témoigner plus justement des données récoltées, et une sous-catégorie émergente nommée relations s’est ajoutée aux facteurs de conversionsociaux pour rendre compte de l’effet des pairs et des modèles professionnels sur le choix scolaire. Ces modifications ont été apportées au cadre comparatif. Enfin, les juges ont noté que les données liées aux capabilités étaient suffisantes et constantes d’un site à l’autre, d’une phase à l’autre ; elles concernaient la liberté de choix des jeunes, leurs contraintes et leurs possibilités. En lien avec le choix, à la Phase 2, des données sur les préférences adaptatives ont été considérées, mais elles n’ont pu être recueillies dans tous les sites.

Les entretiens auprès des jeunes visaient à récolter des données liées aux ressources, aux choix, aux facteurs de conversion, aux fonctionnements effectifs ainsi qu’aux capabilités. Lors des deux phases, l’accord interjuges était quasi parfait en ce qui touche la force de la validité de construit de ce guide. Cette excellente validité tient à la méthode du récit de parcours, qui est bien adaptée au cadre théorique. En outre, les jeunes arrivent facilement à relater leur parcours scolaire, et les données ainsi récoltées constituent des révélateurs adéquats des concepts clés de l’AC de Sen.

Transférabilité

En ce qui a trait aux documents administratifs, rappelons que le caractère limité des données de sources publiques a aussi rendu difficile la couverture de tous les descripteurs du cadre comparatif des DOSP, mais l’entretien avec les responsables a permis de pallier cette difficulté. Les juges ont noté certaines données touchant les collaborations interprofessionnelles, c’est-à-dire le travail que les conseillères et conseillers d’orientation-psychologues mènent conjointement avec d’autres groupes professionnels de l’établissement ou hors de l’établissement qui ont une influence sur l’orientation des jeunes. Cet élément était absent du cadre comparatif initial et il a été ajouté à la définition du descripteur intitulé ressources.

Selon les juges, lors des deux phases, les données récoltées auprès des responsables permettaient de bien couvrir chacun des descripteurs retenus (mission et objectifs du service, accompagnement de la population vulnérable, prestations de services d’OSP et évaluation). Toutefois, à la Phase 1, ils ont soulevé un déséquilibre entre, d’une part, l’abondance de données descriptives sur la mission et les prestations de services d’OSP les plus usitées et, d’autre part, le peu de données permettant de rendre compte des tels aspects liés au soutien de populations vulnérables en ce qui a trait à la transition vers l’enseignement supérieur. À la Phase 2, à la suite de l’introduction du critère de recrutement lié à la vulnérabilité, plus de données comparables ont été récoltées sur ce plan, d’un site à l’autre. Il a été possible d’identifier des prestations de services d’orientation destinées aux populations vulnérables (par ex., parents-étudiants, jeunes en difficultés scolaires, immigrants) du point de vue de la transition vers l’enseignement supérieur, même si ces données touchaient davantage l’enseignement secondaire dans certains sites.

Les juges ont souligné l’abondance de données récoltées lors des deux phases en lien avec chacun des descripteurs du guide d’entretien des conseillères et conseillers d’orientation-psychologues. Au terme de la Phase 1, il a été résolu d’introduire dans le cadre comparatif des DOSP un élément lié à la posture professionnelle à l’égard de la mission du service (description du contexte de travail) afin de mieux articuler cette source de données avec les précédentes (documents administratifs et guide d’entretien auprès des responsables) et de récolter de plus amples précisions quant aux marges de manoeuvre professionnelles (facteurs de conversion). De telles manifestations ont été repérées à la Phase 2. Il a été montré que les conseillères et conseillers d’orientation-psychologues pouvaient davantage agir comme facteur de conversionpositif lorsqu’ils pouvaient, à l’intérieur d’une prestation générale prescrite, se créer une certaine marge de manoeuvre (par ex., consacrer plus de temps à des groupes d’élèves vulnérables).

Lors de la Phase 1, les juges ont noté que les données amassées permettaient de bien cerner la population générale à qui les prestations de services d’OSP sont offertes ou celle qui est mise en priorité. Toutefois, sur le plan des fonctionnements effectifs, il a été difficile de jauger l’ampleur des prestations de services offertes à la population qui y a effectivement recours (par ex., quelle est la proportion de la population étudiante desservie sur la population totale ou visée ?) et d’expliciter les caractéristiques propres de ces jeunes qui y ont recours. Malgré les nuances apportées pour bien distinguer la population générale visée par le service de celle mise en priorité et de celle qui est effectivement desservie, lors de la Phase 2, les données sont demeurées insuffisantes. Il a été résolu d’élargir ce descripteur pour inclure les résultats de l’intervention professionnelle à partir de l’autoévaluation subjective.

À l’instar des données récoltées auprès des responsables, les juges en ont repéré plusieurs portant sur les prestations générales de services d’OSP, mais peu sur les prestations offertes aux populations vulnérables. Le cas échéant, ces dernières données ont émergé des récits de pratiques professionnelles (Phase 1). Une stratégie identique à celle des responsables a été mise en oeuvre à la Phase 2 pour favoriser la réflexion de ces informateurs clés. Les données récoltées ont alors permis de pallier cette lacune et présentent davantage d’exemples de préoccupations de justice sociale (par ex., l’importance d’être engagé, l’envie de faire une différence et le système ne rend pas justice aux jeunes).

Les données récoltées lors des entretiens auprès des jeunes appuient sans équivoque la transférabilité dans les cinq sites. Les juges ont noté des données pertinentes et abondantes sur l’ensemble des descripteurs. Ces résultats appuient scientifiquement la pertinence de la méthode du récit de parcours mise au point par Bonvin et Farvaque (2007) dans le contexte théorique de l’AC de Sen.

Validation du cadre comparatif des DOSP par les experts internationaux

Vers la fin de la phase 2 de la préenquête, trois experts internationaux de Sen ont procédé à la validation de construit du cadre comparatif des DOSP. Ils ont noté que le cadre comparatif met clairement l’accent sur une approche intrinsèque de l’application de Sen au champ de l’éducation, c’est-à-dire l’analyse des libertés réelles favorisées par les DOSP ; il s’agit d’une des applications possibles de l’AC de Sen. Le recours à des sources de données multiniveaux permet d’obtenir une base informationnelle riche où peut s’exprimer l’objectivité positionnelle d’agents détenant divers statuts : la voix des jeunes en processus d’orientation est tout aussi importante que celle des professionnels, celle des responsables de service d’orientation ou celle des décideurs publics relayée par les politiques publiques et les écrits administratifs. Le cadre comparatif est jugé complet et complexe ; l’addition d’agents pertinents (par ex., les parents) ne ferait qu’opacifier la démarche empirique. Des précisions devraient y être apportées, soit la prise en compte du processus de choix dans les descripteurs, les préférences adaptatives ou l’absence de liberté de choix, et l’appariement de chacun des descripteurs aux concepts de l’AC de Sen. Ces précisions y ont été intégrées. Il est pertinent d’éclater la typologie de facteurs de conversion pour tenir compte de la nature propre de l’objet d’étude, tel que nous l’avons fait à la suite des deux phases de la préenquête. L’historicisation des monographies par la révision constante (par ex., l’inclusion des réformes) constitue un procédé nécessaire, tout comme la prise en compte du contexte sociétal des systèmes éducatifs. Il faut mettre en évidence que l’enseignement supérieur, inégalement valorisé dans les pays, est un choix possible parmi d’autres choix que les jeunes ont raison de valoriser ; les monographies permettent d’établir de telles distinctions.

Discussion et conclusion

L’objet de cette étude étant marqué par l’innovation et la complexité, il a donc fallu entreprendre un long développement méthodologique, mais combien nécessaire, pour assurer ultérieurement la rigueur des comparaisons internationales des DOSP. Le présent article avait ainsi pour objectif de mettre à l’épreuve les qualités scientifiques d’outils de récolte de données intégrant la perspective théorique de l’AC de Sen et de l’opérationnaliser à l’aide d’un cadre comparatif des DOSP.

La démarche itérative d’élaboration/de révision des guides d’entretien et du cadre comparatif, menée dans un souci constant d’adaptation aux réalités nationales, et la mise à l’épreuve des qualités scientifiques des outils, en appliquant les critères de scientificité d’une étude de cas définis par les méthodologues (Gagnon, 2010 ; Merriam, 1988 ; Remenyi, 2012 ; Stake, 1995 ; Yin, 2009), ont permis de soutenir la crédibilité de la méthode utilisée et d’assurer la validité de construit de l’AC de Sen au champ de l’orientation. Le cycle de développement méthodologique emprunté met bien en évidence l’importance de la délibération au sein de l’équipe de recherche concernant les correctifs méthodologiques à apporter, ce qui permet l’objectivation des décisions méthodologiques (Savoie-Zajc, 2004).

Les résultats de cette étude appuient la transférabilité des outils de récolte de données entre les contextes nationaux retenus. Certaines limites soulevées à la Phase 1, soit l’insuffisance des données liées aux prestations de services d’orientation mises en oeuvre auprès des jeunes plus vulnérables dans leur orientation vers l’enseignement supérieur, relèvent de deux registres différents, qui ont été intégrés méthodologiquement. D’une part, ces limites ont mené à l’ajout dans le protocole de recherche, lors de la Phase 2 : 1) de précisions plus fines liées aux caractéristiques attendues des informateurs clés au moment du recrutement (par ex., les cibler à partir de sites où une population est déjà reconnue comme étant vulnérable au regard de la transition vers l’enseignement supérieur), 2) d’une étape additionnelle de préparation des personnes interviewées en leur fournissant à l’avance de l’information plus détaillée sur les thèmes traités dans l’entretien, et 3) d’une utilisation plus souple des questions des guides d’entretien en mettant l’accent sur un usage approprié des questions relances à partir des descripteurs du cadre comparatif des DOSP (voir annexe). D’autre part, nous ne pouvons supposer a priori l’existence d’une politique de justice sociale. La prise en compte de la vulnérabilité de certaines populations dans les prestations de services d’OSP peut relever d’une volonté politique traduite dans le système éducatif ou dans l’organisation du service d’orientation, mais elle peut aussi découler des sensibilités et de l’engagement individuels des conseillères et conseillers d’orientation-psychologues ou des responsables. À terme, l’application de l’AC de Sen à l’analyse des données empiriques permettra ainsi de révéler les contrastes entre le formel, c’est-à-dire la manière propre dont la vulnérabilité et la justice sociale sont définies dans les cadres législatifs et administratifs d’un site national donné, et les accomplissements réels, c’est-à-dire ce qu’il advient réellement des jeunes dans leur parcours scolaire afin de témoigner de la concrétisation de leur choix dans le contexte de la transition vers l’enseignement supérieur.

L’AC d’Amartya Sen fournit des propositions théoriques prometteuses pour étudier la justice sociale en sciences d’orientation et adaptées aux comparaisons internationales, car elle traite à la fois du choix individuel et de l’environnement. Dans son application à une étude empirique fondée sur la comparaison internationale, il importe d’adopter une perspective sociétale dans l’analyse des injustices en matière d’orientation. À cette fin, un outil empirique tel que la monographie développée dans la présente étude permet la reconstruction et la prise en compte de chacun des contextes sociétaux (Duru-Bellat & Mingat, 1992). À l’instar d’Olympio (2013), qui a procédé à la comparaison internationale des systèmes éducatifs suisse et français en empruntant l’AC de Sen, l’objectif n’est pas de hiérarchiser ni de typifier les DOSP, mais plutôt de mettre en perspective des possibilités et des contraintes différentes selon les caractéristiques sociétales dans des études de cas dévoilant la perspective intrinsèque de DOSP plus ou moins capacitants pour le choix d’orientation scolaire des jeunes.

Le cadre théorique de Sen constitue un chantier ambitieux à mettre en oeuvre d’un point de vue empirique. Les défis méthodologiques tiennent au recours à des échelles multiples d’analyse (microsocial, mésosocial et macrosocial) pour appuyer l’examen du rapport dialectique individu/institution sociale nécessaire dans l’évaluation de ce qui est juste ou injuste. En offrant la possibilité d’intégrer plusieurs variables venant de multiples sources ainsi que de prendre en considération le multiniveau dans l’analyse, l’étude de cas est une méthode qualitative pertinente. En outre, dans sa forme achevée, le cadre comparatif des DOSP (voir annexe), qui a d’abord servi à mettre à l’épreuve la transférabilité de nos outils méthodologiques entre les contextes nationaux, permet d’opérationnaliser adéquatement l’AC de Sen dans le champ des sciences de l’orientation, ce qui représente une innovation méthodologique importante en soi.