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Introduction

La présente étude vise à cerner les facteurs qui caractérisent les enseignants canadiens ayant l’intention de quitter la profession. Depuis les années 1980, l’enseignement semble perdre en partie son pouvoir d’attractivité et de rétention au Canada. Différents auteurs (Belliveau, Liu, & Murphy, 2002 ; Canadian Teachers’ Federation, 2003 ; Hargreaves, 1992 ; Harvey & Spinney, 2000 ; King & Peart, 1992 ; Tardif & Lessard, 2000) qui se sont penchés sur cette question soulignent la charge mentale et émotionnelle à laquelle sont soumis ceux qui exercent cette profession. Ces dernières décennies, les enseignants ont été de plus en plus mis sous pression, car leur travail s’est complexifié, non pas en termes de durée ou de nombre d’élèves par classe, mais en ce qui concerne le large spectre des compétences requises, des responsabilités et des rôles professionnels qu’ils doivent assumer (Tardif, 2012). Pour satisfaire aux exigences de leur profession, il ne suffit plus de posséder les compétences disciplinaires. Les enseignants doivent, entre autres aussi, être capables de s’adapter à l’hétérogénéité croissante des publics scolaires (revenu familial, langue, religion, culture, etc.), d’utiliser les technologies de l’information et de la communication (TIC), d’ajuster les contenus des matières à l’évolution des connaissances, d’accomplir une série de tâches administratives, de coopérer avec les collègues et de tenir compte d’une série de règles d’éthique (Tardif, 2012).

Conjugués à l’augmentation de la précarité d’emploi parmi les jeunes enseignants, ces phénomènes soulèvent la question de la relation que les enseignants entretiennent avec leur propre travail et leur carrière ainsi que celle de l’attractivité de l’enseignement auprès des nouvelles générations de jeunes universitaires, notamment les femmes. Qui plus est, nombre d’enseignants en poste dans les écoles canadiennes ayant décidé d’y poursuivre leur carrière songent plutôt à abandonner la profession. Selon les résultats d’une enquête pancanadienne (2006) menée auprès des membres du personnel éducatif des établissements primaires et secondaires, un peu plus de 20 % d’entre eux, soit un répondant sur cinq, pensent changer de profession (Kamanzi et al., 2007). L’enseignement ne semble donc plus représenter une carrière à vie pour ceux qui s’y engagent ; bien au contraire, l’abandon pour une autre profession est souvent envisagé dès le début même de la carrière (Chouinard, 2003 ; Gingras & Mukamurera, 2008).

Ce départ prématuré que plusieurs auteurs qualifient d’attrition pour spécifier qu’il s’agit d’une déperdition (Karsenti, Collin, & Dumouchel, 2013) constitue une perte de capital financier et humain pour le secteur de l’éducation en raison des coûts élevés de la formation (initiale et continue, théorique et pratique) et de l’insertion professionnelle (Perrachione, Rosser, & Petersen, 2008 ; Weiss, 1999). Comme le précise Weiss (1999, p. 871) : « The more teachers decide to leave, the more costly it becomes in terms of valuable resources that could otherwise be spent on enriching teaching and learning environment. » De plus, il contribue à fragiliser la qualité de l’apprentissage, car, comme dans tout métier, les compétences s’accroissent généralement avec l’ancienneté, du moins jusqu’à un certain point et dans certaines conditions. Dès lors, « il semble nécessaire de réfléchir aux articulations entre le décrochage enseignant et le décrochage scolaire, afin d’interroger l’organisation scolaire elle-même » (Karsenti & Collin, 2009, p. 6).

Bien que le décrochage enseignant constitue de plus en plus un problème réel et un facteur potentiel de dysfonctionnement scolaire, il n’existe pas, à notre connaissance, d’études qui aient abordé cette question dans une perspective pancanadienne. Les quelques études régionales disponibles sont de type qualitatif et s’intéressent seulement aux enseignants en début de carrière : Chouinard (2003), Gingras et Mukamurera (2008) pour le Québec ; Schaefer, Long et Clandinin (2012) pour l’Alberta. Or, à notre avis, une étude pancanadienne permettrait de saisir la portée du phénomène dans chaque région et d’en comprendre les causes potentielles. Elle permettrait également de comparer les politiques et les pratiques susceptibles de renforcer la rétention des enseignants dans les différents systèmes scolaires des provinces et territoires. Le présent article tente de combler cette lacune, et son objectif principal est d’identifier les facteurs qui caractérisent les enseignants canadiens ayant une forte intention d’abandonner la profession et pouvant être considérés comme « à risque de décrochage ». Il s’agira également de comparer la situation entre les différentes régions canadiennes là où les données le permettent.

La situation de ces enseignants est préoccupante et suggère d’ouvrir une réflexion sur des mesures préventives afin d’éviter qu’ils ne mettent en pratique leur intention de quitter la profession ou, à tout le moins, afin de retenir certains d’entre eux. En effet, à moins que des mesures attrayantes et convaincantes ne soient mises en place, ces enseignants sont susceptibles de quitter la profession, car, comme l’affirme le philosophe Vanderveken (2008), « à la base de tout agir il y a des tentatives premières qui sont les véritables actions intentionnelles de base de l’agent » (p. 41). De plus, même ceux d’entre eux qui vont persévérer sont prédisposés à assurer un enseignement de mauvaise qualité et à diffuser une image négative de la profession enseignante (Lytle, 2013 ; Organisation de coopération et développement économique [OCDE], 2005). Plus spécifiquement, cette étude se centre sur les aspects en lien avec le rapport au métier, par exemple le sentiment de compétence et la satisfaction vis-à-vis des conditions, de la charge de travail ou des relations avec les collègues. Elle est structurée autour de quatre sections. La première section fait un aperçu des écrits portant sur le décrochage des enseignants. La deuxième présente la méthodologie : la source des données utilisées, la mesure des variables étudiées et le modèle statistique. La troisième présente les résultats, tandis que la quatrième et dernière section sera consacrée à la discussion des résultats et à la conclusion.

Recension des écrits

Les études menées sur la question de l’abandon de la profession enseignante se sont essentiellement intéressées aux caractéristiques individuelles et professionnelles des enseignants qui prennent une telle décision, ainsi qu’aux facteurs institutionnels de leur établissement scolaire ou du système éducatif, comme l’indiquent Borman et Dowling (2008). Plus récemment, d’autres recherches ont insisté sur l’importance des variables en lien avec le rapport au métier (par ex., Hong, 2010, 2012).

Les caractéristiques socioprofessionnelles des enseignants décrocheurs

Selon la recension des écrits réalisée par Borman et Dowling (2008) à partir de 90 études étasuniennes et plus récemment par Karsenti et ses collaborateurs (2013) à partir de 69 études, il existe un lien significatif entre le décrochage des enseignants et certaines de leurs caractéristiques sociodémographiques et professionnelles. Ainsi, plusieurs de ces études s’accordent sur le fait que le décrochage des enseignants étasuniens est associé aux variables suivantes  : le sexe, l’origine ethnoculturelle, le nombre d’années d’expérience et le domaine de formation. La propension au décrochage serait élevée chez les femmes, chez ceux qui ont commencé la carrière très jeunes et chez ceux qui sont mariés ou ont de jeunes enfants. Selon cette même recension, l’abandon est plus élevé chez ceux qui : 1) ne sont pas qualifiés, 2) sont spécialisés en mathématiques ou en sciences ou 3) sont seulement titulaires d’un certificat d’enseignement.

Selon les études canadiennes, le décrochage touche davantage les jeunes enseignants en début de carrière que les plus expérimentés. D’après l’étude de Gingras et Mukamurera (2008) au Québec, au moins un sur deux jeunes enseignants québécois enquêtés par les auteurs se serait sérieusement interrogé s’il allait quitter ou persévérer dans cette profession que la majorité d’entre eux juge trop lourde, trop difficile, en plus d’être précaire. Analysant le décrochage des jeunes enseignants entrés en carrière au Québec durant la période 1992-2011, Létourneau (2014) montre que, malgré des variations observées selon les cohortes, le taux d’abandon moyen se situe toujours entre 25 % et 30 % après la première année et entre 40 % et 50 % après cinq ans. Selon l’étude récente de Schaefer et ses collaborateurs (2012), la situation est plus ou moins similaire en Alberta : environ 40 % des jeunes enseignants quittent la profession au cours des cinq premières années de carrière. Les débuts de la carrière s’avèrent donc propices pour une rupture avec la profession enseignante, comme l’observent Karsenti et Collin (2009).

Les facteurs institutionnels

Plusieurs études recensées par Borman et Dowling (2008), Ingersoll et Strong (2011), Sauvé (2012) et Karsenti et ses collaborateurs (2013) mettent en évidence l’influence des caractéristiques et de la culture organisationnelle de l’établissement sur le décrochage des enseignants. Nombre de ces études révèlent que le décrochage enseignant est moins fréquent dans les établissements scolaires publics, de grande taille et où le niveau de réussite et de performance scolaires des élèves est élevé. À l’inverse, ce phénomène tend à s’accentuer dans les établissements situés dans les quartiers défavorisés, de petite taille et où la majorité des élèves est constituée de minorités ethniques ou culturelles. Quant à la culture organisationnelle, les études recensées par ces mêmes auteurs s’accordent sur le fait que le décrochage enseignant a tendance à diminuer dans des établissements où les enseignants bénéficient davantage de soutien administratif (encouragement de la part de la direction, ressources matérielles, accès à l’information, rencontre informelle avec la direction, etc.) et où existent des programmes de mentorat et des activités de collaboration structurées entre les enseignants. Ainsi, les directions d’établissement scolaire qui consacrent assez de ressources aux services de soutien aux activités d’apprentissage réussissent davantage à retenir les enseignants.

Le décrochage des enseignants s’avère également associé aux conditions de travail difficiles. Il serait couramment observé chez ceux qui, comme il a été mentionné précédemment, sont en situation de précarité d’emploi (Gardner, 2010), de même que chez ceux qui estiment être mal rémunérés (Weiss, 1999).

Enfin, la charge de travail a été pointée comme facteur d’épuisement professionnel (burnout) et, conséquemment, d’abandon de la profession chez les enseignants (Sass, Seal, & Martin, 2011). La multiplication des tâches (Buchanan, 2010) et l’intensification et la complexification du travail (Maroy, 2006) sont, dans bien des cas, à l’origine d’un état de débordement, de stress, de manque de contrôle, d’épuisement et de découragement (Sass et al., 2011). Poussé à un certain seuil, le stress contribue à développer un sentiment d’inefficacité, voire d’incompétence, particulièrement chez les nouveaux enseignants pour qui la survie à la précarité professionnelle pose une triple exigence de performance dans la gestion de la classe, la préparation et l’évaluation des apprentissages (Gingras & Mukamurera, 2008).

Tout en considérant l’existence d’un lien entre le décrochage et les caractéristiques individuelles de l’enseignant, ainsi qu’avec les aspects institutionnels de son environnement de travail, le présent article se centre sur les facteurs associés au rapport au métier, terme utilisé ici pour désigner la perception que l’enseignant a de ses expériences (Lessard, Kamanzi, & Larochelle, 2013 ; Tardif & Lessard, 2000). Ce concept sera approfondi dans la sous-section suivante. L’étude part du postulat qu’au-delà des facteurs objectifs, le décrochage enseignant relève d’abord des facteurs subjectifs, car, en définitive, la décision d’abandon est d’abord individuelle et est, en grande partie, influencée par la perception que l’enseignant a de sa profession. Il semble même que plus on avance dans la carrière, plus cette perception gagne en importance, alors que les facteurs institutionnels (par ex., la rémunération, les avantages sociaux ou la nature des tâches) ont plus d’importance en début de carrière. Il semble aussi qu’au fil des années, l’intention de décrocher ou de persévérer dans la profession serait davantage soumise à l’influence de l’interaction entre l’individu et les collègues (OCDE, 2005).

Le rapport au métier

Au cours des dernières années, une abondante littérature a été consacrée au malaise enseignant (Bourdoncle & Demailly, 1998 ; Maroy, 2006) et à l’abandon volontaire (Ingersoll, 2001 ; Johnson, Berg, & Donaldson, 2005 ; OCDE, 2005). Plusieurs auteurs s’accordent sur le fait que le stress et l’épuisement professionnel des enseignants (Maslach & Jackson, 1986), la violence verbale et physique des élèves, les classes difficiles (Barrère, 2002) et le sentiment de souffrance qui en résulte (Hélou & Lantheaume, 2008) constituent les principales sources de ce malaise et du départ prématuré vers une autre profession.

Comme le fait remarquer Hargreaves (1998, 2000), au coeur de l’exercice du métier d’enseignant se trouvent les émotions qui, selon qu’elles sont positives ou négatives, augmentent ou réduisent le moral professionnel (Collie, Shapka, & Perry, 2011 ; Lison & De Ketele, 2007). En fait, nombre d’enseignants décident de quitter leur occupation parce qu’ils ne s’y plaisent plus ou éprouvent des sentiments d’anxiété, d’apathie, de frustration et de pression (Hancock & Scherff, 2010). Au fil du temps, ces émotions contribuent à produire et à structurer ce que les auteurs qualifient de rapport au métier (Dinham & Scott, 2000 ; Hong, 2010 ; Lessard et al., 2013 ; Tardif & Lessard, 2000), c’est-à-dire la manière dont l’individu perçoit ses expériences de travail et se définit lui-même vis-à-vis de son métier. Lessard et ses collaborateurs (2013) précisent que ce terme revêt des dimensions à la fois affective, cognitive et évaluative :

Transposée au monde professionnel de l’enseignement, la notion de rapport au métier renvoie à l’expérience subjective, au sens que son exercice revêt pour l’enseignant, au désir et aux rêves qui le portent, aux attentes et aux aspirations professionnelles, ainsi qu’à l’évaluation de leur réalisation, aux émotions engendrées par le travail (plaisir, frustration, etc.) et au bilan que l’enseignant fait de son investissement dans cette activité

p. 160-161

Parmi les dimensions du rapport au métier susceptibles de nourrir la persévérance ou le décrochage, nombre de recherches ont mis en relief la satisfaction professionnelle tant extrinsèque qu’intrinsèque (Brackett, Palomera, Mojsa-Kaja, Reyes, & Salovey, 2010 ; Collie, Shapka, & Perry, 2012 ; Lytle, 2013 ; Skaalvik & Skaalvik, 2009). La dimension extrinsèque correspond aux réactions de l’individu face aux caractéristiques de l’établissement ou de son organisation reliées aux aspects suivants : le leadership de la direction, la qualité et la quantité des ressources matérielles disponibles, la réputation de l’établissement scolaire, le comportement et la performance scolaire des élèves, le climat de sécurité au sein de l’école et de la classe, la taille de la classe, la qualité des locaux, le volume des tâches ainsi que les activités de développement professionnel (Collie et al., 2012 ; Dinham & Scott, 1998, 2000 ; Fresko, 1997 ; Rieg, Paquette, & Chen, 2007). Aussi, certains auteurs étasuniens ont évoqué l’insuffisance de soutien de la part des autorités et des collègues comme facteur principal du sentiment d’inefficacité (Betoret, 2007 ; Ingersoll, 2001 ; Sass et al., 2011 ; Shachar, 1997). La satisfaction extrinsèque inclut en outre le salaire, la rente de retraite, les primes, les vacances, la reconnaissance publique et la valorisation sociale de la profession, ainsi que certaines conditions spécifiques de travail telles qu’une classe bien éclairée et aérée ou un stationnement sécuritaire (Johnson et al., 2005).

D’autres études ont insisté sur la satisfaction intrinsèque, soulignant particulièrement la passion d’enseigner (Chong & Low, 2009), le sentiment de compétence et d’efficacité au regard des besoins des élèves (Caprara, Barbaranelli, Borgogni, & Steca, 2003 ; Caprara, Barbaranelli, Steca, & Malone, 2006 ; Fresko, 1997 ; Hong, 2012 ; Maroy, 2006 ; Mottet, Beebe, Raffeld, & Medlock, 2004 ; Perrachione et al., 2008 ; Sass et al., 2011). À ce sujet, les témoignages des enseignants britanniques rapportés dans l’étude de Cockburn (2000) sont sans équivoque : ceux qui, parmi eux, affichent l’intention de persévérer dans la profession enseignante en dépit des difficultés et contraintes évoquent l’amour du métier et la passion de travailler avec les jeunes (élèves). À l’inverse, les enseignants décrocheurs interrogés par Buchanan (2010) en Australie ont indiqué qu’ils avaient quitté la profession pour les raisons suivantes : le fait de ne pas être perçus comme des professionnels, l’absence de valorisation et de prestige, ainsi que le manque d’autonomie et de respect.

Au Canada, les résultats d’analyse multivariée rapportés par King et Peart (1992) au sujet de la satisfaction professionnelle des enseignants canadiens abondent dans le même sens. D’après ces auteurs, les différences de satisfaction entre les enseignants sont principalement liées à la qualité des relations avec les membres de l’équipe-école. Selon l’ordre d’importance, les facteurs qui influencent la satisfaction professionnelle des enseignants sont précisément les suivants : d’abord, la relation positive avec les élèves et les administrateurs, ensuite les relations avec les collègues et, enfin, les projets de retraite normaux prévus en fin de carrière. Par contre, les auteurs n’ont pas trouvé de relation statistiquement significative entre la satisfaction professionnelle et les caractéristiques sociodémographiques telles que le sexe ou le statut matrimonial. Les conclusions des études récentes de Collie et ses collaboratrices (2011, 2012) vont dans le même sens, précisant que la qualité des relations avec les élèves et le sentiment d’être efficaces sont les deux principaux facteurs qui contribuent à augmenter la satisfaction et l’engagement professionnels des enseignants. Selon les données d’une enquête réalisée par les auteures auprès d’un échantillon d’enseignants de la Colombie-Britannique et de l’Ontario, la satisfaction est plus élevée chez les répondants ayant une perception positive de la motivation et du comportement des élèves et éprouvant le sentiment d’être de bons éducateurs.

En somme, bien que les raisons qui poussent les enseignants à l’abandon varient d’un pays à l’autre et d’un milieu à l’autre au sein d’un même pays, elles tiennent essentiellement à un rapport au métier négatif qui pourrait être défini comme la combinaison de perceptions ou d’autoperceptions pessimistes au regard des différents aspects de la profession enseignante. Comme cela a été souligné plus haut, certaines dimensions du rapport au métier sont intrinsèques (par ex., le sentiment de compétence), alors que d’autres sont plutôt extrinsèques (par ex., la charge de travail). Cette distinction n’a cependant de sens que sur le plan analytique, car, en réalité, les deux se recoupent étroitement (Fresko, 1997).

Méthode

La source des données

Les données utilisées dans cet article sont tirées d’une enquête par questionnaire autoadministré en 2006 aux enseignants, aux professionnels non enseignants et à d’autres membres du personnel des écoles primaires et secondaires, publiques et privées de tous les provinces et territoires du Canada. La passation du questionnaire a été précédée par un prétest auprès d’une centaine de répondants afin de valider sa qualité. Menée par une équipe de chercheurs multidisciplinaires oeuvrant dans différentes universités du Canada (Université de Montréal, Université de Toronto, Université de Sherbrooke et Université Simon Fraser), ladite enquête a utilisé la méthode d’échantillonnage stratifié. Le questionnaire a été envoyé à 17650 membres du personnel et 4569 l’ont rempli, soit un taux de réponse de 26 %. L’enquête visait à recueillir des données permettant de dresser le portrait global du personnel enseignant en mettant l’accent sur les aspects suivants : le vécu professionnel en général, la satisfaction vis-à-vis des conditions de travail, les relations avec les collègues et les élèves, la perception des effets des changements sociaux et des politiques éducatives sur l’exercice de la profession, etc.[1]

D’entrée de jeu, les données utilisées imposent des limites, dans la mesure où, entre le moment où celles-ci ont été collectées et celui où les analyses sont effectuées, la situation des enseignants peut avoir changé à certains égards. De plus, même si l’échantillon est représentatif, aucune pondération n’est fournie dans la base de données pour tenir compte des biais pouvant être générés par le nombre élevé des questionnaires non retournés (non-réponses). Finalement, il doit être clair que les données statistiques ne peuvent offrir qu’un aperçu indirect de l’expérience vécue du personnel enseignant, dans la mesure où celle-ci est fondamentalement de nature qualitative (émotions, joies, souffrance au travail, etc.) et sémantique (le sens que les enseignants donnent à leur profession en général et à chacun de ses aspects). Précisons que, dans cette étude, ces données ont été complétées par des entrevues avec les enseignants, mais dont l’analyse n’est pas abordée ici.

Compte tenu de l’objectif de l’article, l’analyse s’intéresse uniquement aux données recueillies auprès des enseignants. Sont ainsi exclus les membres du personnel non enseignant. Les répondants des territoires canadiens sont également exclus de l’analyse, faute d’effectifs suffisants. Le sous-échantillon utilisé est composé de 4210 sujets, soit 1295 de l’Ontario, 1215 du Québec, 385 de la Colombie-Britannique, 687 des provinces maritimes et 628 des provinces des Prairies. La plupart des répondants (84 %) affirment avoir un emploi à temps plein et permanent. La majorité est constituée de femmes (75 %) et enseigne au primaire (63 %). Peu d’entre eux ont une expérience de 5 ans ou moins (11 %) ou de plus de 30 ans (12 %).

La mesure des variables

La variable dépendante

La variable dépendante étudiée est l’intention de quitter la profession enseignante et a été mesurée par un des items du questionnaire portant sur le vécu professionnel des enseignants. À ce sujet, il a été demandé aux répondants de préciser à quelle fréquence ils « pensent quitter l’enseignement ». L’échelle de réponse à la question comprenait six échelons allant de 1 (rarement) à 6 (très souvent). Aux fins d’analyse statistique, les répondants ont été regroupés en deux catégories : 1) ceux qui ne pensent jamais quitter l’enseignement ou y pensent rarement [1 à 3] et 2) ceux qui pensent souvent ou très souvent quitter la profession [4 à 6].

Les variables indépendantes

Rappelons que le présent article s’intéresse aux dimensions du rapport au métier qui caractérisent les enseignants ayant une forte intention de quitter la profession. Comme il a été souligné plus haut, le rapport au métier représente un concept complexe que nous n’avons pas la prétention d’appréhender dans sa globalité. En se basant sur les données disponibles dans l’enquête utilisée, l’étude se limitera à quelques-unes de ses dimensions. À cette fin, l’analyse factorielle a permis de construire neuf facteurs (indices) relatifs au rapport au métier, dont cinq relèvent davantage des dimensions intrinsèques de la profession enseignante et quatre de ses dimensions extrinsèques[2]. Pour chacun des facteurs, le choix des items a été basé sur deux critères : 1) les coefficients de saturation (factor loadings) γ ≥ 0,30 et 2) le coefficient de consistance interne ou alpha de Cronbach (α) ≥ 0,70. Afin de faciliter la comparaison, tous les facteurs construits ont été ramenés à une échelle de 6 (qui est celle de tous les items utilisés).

Les dimensions intrinsèques

Cinq facteurs relatifs aux dimensions intrinsèques du rapport au métier d’enseignant ont été construits : 1) la perception de l’autonomie professionnelle, 2) le jugement sur la formation initiale, 3) le jugement sur la formation continue, 4) la satisfaction vis-à-vis des relations avec les collègues et 5) les relations difficiles avec les élèves.

  1. La perception de l’autonomie professionnelle. Les répondants ont été invités à se prononcer sur le degré de leur influence sur un certain nombre de décisions concernant leur travail (par ex., le choix des manuels scolaires ou l’emploi du temps). L’échelle de réponse pour chaque item allait de 1 (faible influence) à 6 (forte influence). Quatre items constituant un facteur ont été choisis pour cette question ( γ ≥ 0,47 ; α = 0,76).

  2. Le jugement sur la formation initiale. Les répondants devaient s’exprimer sur la perception qu’ils avaient eue de la préparation avant le début de la carrière enseignante en ce qui a trait aux différents aspects du métier (par ex., la maîtrise des contenus enseignés ou l’utilisation des TIC en classe). Chaque item comprenait une échelle de réponse allant de 1 (mal préparé) à 6 (bien préparé). Après l’analyse factorielle, un seul facteur a été construit à partir de neuf items ( γ ≥ 0,49 ; α = 0,88).

  3. Le jugement sur la formation continue. Une série de questions a été posée pour savoir dans quelle mesure les activités de formation continue avaient amélioré les compétences professionnelles des répondants. Chaque item comprenait une échelle de réponse allant de 1 (peu) à 6 (beaucoup). L’analyse factorielle a permis de sélectionner cinq items permettant de construire un seul facteur ( γ ≥ 0,51 ; α = 0,86).

  4. La satisfaction vis-à-vis des relations avec les collègues. Les répondants devaient indiquer leur degré de satisfaction des relations qu’ils entretiennent avec les collègues de l’équipe-école (par ex., le directeur ou les enseignants). Quatre items jugés pertinents et constituant un seul facteur ( γ ≥ 0,40 ; α = 0,68) ont été retenus. L’alpha de Cronbach est faible, mais acceptable, étant donné qu’il est proche de 0,70.

  5. Les relations difficiles avec les élèves. Les répondants ont été invités à dire jusqu’à quel point ils sont en accord ou en désaccord avec une série d’affirmations (items) en rapport avec les relations avec les élèves et le climat en classe. L’échelle de réponse comprenait six niveaux allant de 1 (en désaccord) à 6 (en accord). L’analyse factorielle a permis d’identifier six items constituant un seul facteur ( γ ≥ 0,38 ; α = 0,69), par exemple « motiver mes élèves est facile » ou « maintenir la discipline en classe avec mes élèves me demande trop d’énergie ». Le coefficient de consistance interne a est relativement faible, mais acceptable, étant donné qu’il est proche de 0,70.

Les dimensions extrinsèques

Quatre facteurs relatifs aux dimensions extrinsèques du rapport au métier d’enseignant ont été construits : 1) la perception des effets des politiques éducatives, 2) la satisfaction vis-à-vis de la charge de travail, 3) la satisfaction vis-à-vis des conditions de travail et 4) l’intensité de la collaboration avec les collègues.

  1. La perception des effets des politiques éducatives. Il a été demandé aux répondants de dire dans quelle mesure ils croyaient que les changements politiques récents apportés dans leur système éducatif allaient contribuer à l’amélioration des divers aspects de ce même système (par ex., l’apprentissage des élèves et leur socialisation). La question comprenait sept items, chacun ayant six échelons de réponses allant de 1 (peu d’effets positifs) à 6 (beaucoup d’effets positifs). L’analyse factorielle montre que les sept items constituent un seul facteur (α = 0,91 ; γ ≥ 0,61).

  2. La satisfaction vis-à-vis de la charge de travail. Les répondants ont été invités à préciser jusqu’à quel point ils étaient satisfaits au regard d’un certain nombre de leurs tâches (par ex., le soutien pédagogique à des collègues, la participation à des comités ou rencontres avec les parents d’élèves). La question comprenait 16 items dont chacun avait six échelons de réponse variant de 1 (insatisfaisant) à 6 (satisfaisant). Après l’exclusion des items dont la distribution des scores est très asymétrique, l’analyse factorielle a permis d’extraire sept items constituant un seul facteur (α = 0,85 ; γ ≥ 0,53).

  3. La satisfaction vis-à-vis des conditions de travail. Il a été demandé aux répondants de dire dans quelle mesure ils étaient satisfaits des conditions de travail (par ex., le salaire, les avantages sociaux, l’état physique des classes ou le soutien technique). Chacun des items comprenait six échelons de réponse comme la question précédente. Après l’analyse factorielle, neuf items ont été sélectionnés ( γ ≥ 0,43 ; α = 0,81).

  4. L’intensité de la collaboration avec les collègues. Il a été demandé aux enseignants d’indiquer avec quelle fréquence ils échangent avec leurs collègues au sujet de leurs diverses tâches (par ex., le code de vie de l’école, les contenus enseignés ou la préparation du matériel pédagogique). L’analyse a permis de retenir sept items constituant un facteur ( γ ≥ 0,49 ; α = 0,86).

Les variables de contrôle

Cinq variables de contrôle associées aux caractéristiques sociodémographiques et professionnelles des répondants sont prises en compte : 1) le sexe, 2) l’âge, 3) le nombre d’années d’expérience professionnelle en enseignement, 4) l’ordre d’enseignement (primaire/secondaire) et 5) le milieu socioéconomique dans lequel est situé l’établissement scolaire (défavorisé/favorisé).

L’analyse statistique

Dans un premier temps, des analyses descriptives (analyse des fréquences et ANOVA) ont été effectuées pour vérifier l’existence de relation statistique significative entre l’intention de quitter la profession enseignante et chacune des variables indépendantes. Dans un second temps, nous avons procédé à des analyses multivariées. Comme la variable dépendante est dichotomique, le modèle de régression logistique (Allison, 2003 ; Menard, 2002) est préférable. Par rapport aux autres modèles comparables (par ex., la MANOVA et l’analyse discriminante), celui-ci présente un double avantage : il permet d’inclure à la fois des variables catégorielles et des variables continues dans le même modèle, ainsi que d’éviter les contraintes de la linéarité. Comme indiqué plus haut, l’étude vise à identifier les variables associées à deux probabilités concurrentes relatives au risque de décrochage :

  • p(y=1) : la probabilité d’avoir souvent l’intention de quitter la profession enseignante sous l’influence des facteurs X1, X2, …Xk ;

  • p(y=0) : la probabilité d’avoir rarement ou pas l’intention de quitter la profession enseignante sous l’influence des mêmes facteurs X1, X2, …Xk.

La modélisation par la fonction Logit permet de comparer les deux probabilités, et l’équation de régression peut s’écrire de la manière suivante :

Dans cette équation, α représente l’ordonnée à l’origine (intercept), tandis que β1, β2, …βk représentent les coefficients bêta de régression associés respectivement aux variables X1, X2, …Xk.

Résultats

Un nombre important d’enseignants canadiens songent à abandonner la profession. Comme la figure 1 l’indique, 24 % d’entre eux, soit près d’un enseignant sur quatre, affirment qu’ils pensent souvent quitter la profession. Quoiqu’aucune province ne soit à l’abri du problème, les résultats montrent que la situation varie fortement d’une région à l’autre. Ainsi, la proportion de ceux qui songent souvent à décrocher est de 33 % en Colombie-Britannique, de 26 % au Québec et dans les Prairies. Par contre, elle est de 15 % dans les provinces maritimes. Le test du 𝜒2 (53,74 ; p = 0,000) révèle que les différences observées sont statistiquement significatives. Ces écarts entre les provinces amènent à penser que le décrochage enseignant n’est pas un phénomène aléatoire ou conjoncturel, mais qu’il peut être en lien avec les contextes socioscolaires des provinces.

Figure 1

Répartition des répondants qui pensent souvent abandonner la profession enseignante selon la région de résidence (%)

Répartition des répondants qui pensent souvent abandonner la profession enseignante selon la région de résidence (%)

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Des analyses de la variance (ANOVA) ont été effectuées pour examiner s’il existe une relation significative entre l’intention de quitter la profession enseignante et chacune des variables associées au rapport au métier. Les résultats (voir tableau 1) montrent que les répondants ayant l’intention de quitter la profession se distinguent par un rapport au métier négatif. Ils ont tendance à douter fortement que les nouvelles politiques éducatives instaurées par les systèmes scolaires produisent les effets escomptés. Devant le changement, ils ont le sentiment de ne pas être suffisamment préparés pour y participer et craignent ainsi de perdre leur autonomie professionnelle. Ils ont un jugement relativement négatif de la formation initiale et des activités de formation continue. Ils collaborent moins avec les collègues et ont davantage le sentiment de vivre des relations difficiles avec les élèves. En outre, ils expriment une moindre satisfaction vis-à-vis des conditions de travail, des relations avec les collègues et de la charge de travail. Selon l’ordre d’importance, les différences[3] entre les enseignants ayant une intention élevée d’abandonner la profession et les autres enseignants sont particulièrement élevées au sujet des aspects suivants : 1) les relations avec les élèves (F([1 ;4169] = 344,80 ; p < 0,001), 2) la satisfaction vis-à-vis des conditions de travail (F[1 ;4169] = 255,49 ; p < 0,001), 3) la satisfaction vis-à-vis de la charge de travail (F[1 ;4169] = 181,46 ; p < 0,001), 4) la perception des politiques éducatives (F[1 ;4169] = 179,73 ; p < 0,001) et 5) le jugement sur l’autonomie professionnelle (F[1 ;4169] = 170,46 ; p < 0,001).

Tableau 1

Résultats d’analyse de la variance – dimensions intrinsèques et extrinsèques du rapport au métier

Résultats d’analyse de la variance – dimensions intrinsèques et extrinsèques du rapport au métier

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Afin d’examiner l’influence relative des différentes variables, une analyse de régression logistique (voir tableau 2) a été effectuée. La procédure pas à pas (stepwise) a été utilisée pour obtenir un modèle parcimonieux et pour alléger l’interprétation. Dans le modèle 1, seules les variables indépendantes (associées au rapport au métier) ont été incluses. Les résultats révèlent qu’à l’exception de l’intensité de la collaboration avec les collègues, ainsi que du jugement sur la formation initiale et la formation continue, toutes les variables introduites exercent une influence significative sur l’intention d’abandonner la profession enseignante. Cette intention diminue avec le degré de satisfaction vis-à-vis des relations avec les élèves, des conditions et de la charge de travail, et des relations avec les collègues, ainsi qu’avec une perception positive des effets des politiques éducatives et de l’autonomie professionnelle. De toutes les variables incluses dans l’analyse, la satisfaction vis-à-vis des relations avec les élèves représente le facteur le plus important pour prédire l’intention de quitter la profession enseignante, tandis que l’influence de la satisfaction vis-à-vis des conditions et de la perception des politiques éducatives s’avère modérée. Celle des autres variables est plutôt relativement faible.

Tableau 2

Coefficients de régression logistique binaire de l’intention de quitter la profession enseignante sur des variables indépendantes

Coefficients de régression logistique binaire de l’intention de quitter la profession enseignante sur des variables indépendantes

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Même lorsqu’on tient compte des caractéristiques sociodémographiques et professionnelles (âge, sexe, expérience, ordre d’enseignement) des répondants et du milieu socioéconomique (modèle 2), les coefficients demeurent presque inchangés, ce qui mène à conclure que l’intention d’abandon chez les enseignants canadiens s’explique principalement par un rapport au métier négatif. De plus, l’augmentation de la déviance expliquée 𝜒2 Wald (596,823 - 559,207 = 37,616 à 2 degrés de liberté) et de la variance R2 de Nagelkerke (0,206 - 0,192= 0,014) par le modèle s’avère modeste.

Enfin, les analyses de régression logistique par région ont été effectuées pour saisir dans quelle mesure l’influence des variables étudiées est comparable entre les cinq régions du Canada. Les résultats (voir tableau 3) révèlent que, quelle que soit la région, les répondants ayant l’intention de décrocher se distinguent par trois caractéristiques : 1) le sentiment de vivre des relations difficiles avec les élèves, 2) une insatisfaction vis-à-vis des conditions de travail et 3) une perception négative des effets des politiques éducatives. Par ailleurs, c’est dans les provinces des Prairies et des Maritimes que l’influence de ces trois variables se fait davantage sentir. En outre, des trois variables, le sentiment de vivre des relations difficiles avec les élèves et, dans une moindre mesure, l’insatisfaction vis-à-vis des conditions de travail sont les facteurs qui caractérisent davantage les enseignants ayant l’intention de décrocher. Quatre autres variables ont une influence significative, mais différenciée selon la région : 1) la perception de l’autonomie professionnelle [Ontario], 2) la satisfaction vis-à-vis des relations avec les collègues [Colombie-Britannique], 3) la satisfaction vis-à-vis de la charge de travail [Ontario et Québec] et 4) la collaboration avec les collègues [Maritimes]. Plus précisément, le sentiment de ne pas être autonome accroît l’intention d’abandonner la profession enseignante en Ontario, mais pas ailleurs. Il en est de même pour l’insatisfaction vis-à-vis des relations avec les collègues en Colombie-Britannique, ainsi que pour l’insatisfaction vis-à-vis de la charge de travail au Québec et en Ontario.

Tableau 3

Coefficients de régression logistique binaire de l’intention de quitter la profession enseignante sur des variables indépendantes – comparaison entre les régions

Coefficients de régression logistique binaire de l’intention de quitter la profession enseignante sur des variables indépendantes – comparaison entre les régions

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Discussion et conclusion

Le présent article avait pour objectif d’identifier, à partir des données empiriques, les facteurs caractérisant les enseignants canadiens à risque de décrochage et de comparer la situation entre les régions. Les résultats montrent que 24 % des répondants pensent souvent quitter la profession et sont, par conséquent, exposés au décrochage. Quoique des variations en fonction des régions soient observées, les enseignants qui pensent souvent abandonner la profession se distinguent tous des autres par trois caractéristiques principales : 1) un fort sentiment de vivre des relations difficiles avec les élèves, 2) une perception négative des politiques éducatives en vigueur dans leur système scolaire et 3) une insatisfaction vis-à-vis des conditions de travail.

Les résultats amènent à conclure que le décrochage enseignant est en grande partie la conséquence d’un rapport au métier négatif et abondent dans le sens des études antérieures : la plupart des enseignants quittent la profession parce qu’ils ne s’y plaisent plus et n’y trouvent plus de satisfaction personnelle pour diverses raisons, mais particulièrement parce qu’ils ont le sentiment d’être incompétents ou n’ont plus le goût de poursuivre l’exercice d’une profession qui ne leur apporte pas de satisfaction (Buchanan, 2010 ; Fresko, 1997 ; Hong, 2010, 2012 ; Maroy, 2006 ; Sass et al., 2011).

Comme ailleurs, le décrochage enseignant constitue au Canada un problème réel (Chouinard, 2003 ; Gingras & Mukamurera, 2008 ; Létourneau, 2014 ; Karsenti & Collin, 2009 ; Schaefer et al., 2012) et fait appel à de véritables mesures politiques et pratiques. À un premier niveau, la stratégie consiste à renforcer continuellement l’insertion professionnelle dans le milieu de travail, c’est-à-dire l’établissement scolaire, car c’est là que se développe le rapport au métier négatif. La lutte contre le décrochage enseignant passe ainsi d’abord par la socialisation professionnelle continue de ceux qui ont choisi d’exercer cette profession. Dans cette perspective, les autorités scolaires ont le mandat d’organiser régulièrement des activités d’intégration des nouveaux et de formation continue des anciens au sein du milieu de travail (Alhija & Fresko, 2010 ; Reynolds, Ross, & Rakow, 2002 ; Reynolds & Wang, 2005). En particulier, le mentorat s’avère être un outil efficace pour entretenir un climat organisationnel favorable à l’insertion professionnelle, au développement professionnel aussi bien des débutants que des plus expérimentés, à la collaboration, au soutien des autorités scolaires, à la construction de l’identité professionnelle et à la rétention des enseignants (Devos, Mouton, & Marigliano, 2013 ; Duchesne & Kane, 2010 ; Gardner, 2010 ; Ingersoll & Strong, 2011 ; Martineau & Vallerand, 2006 ; Mukamurera, Martineau, Bouthiette, & Ndoreraho, 2013). Comme l’union fait la force, il faut instaurer une culture favorisant la création des alliances professionnelles entre les nouveaux et les anciens enseignants pour que l’expérience des uns soit une source d’inspiration pour les autres (Cherubini, 2009). À cet égard, l’Ontario a récemment mis en place un programme d’insertion professionnelle du nouveau personnel enseignant (Ministère de l’Éducation de l’Ontario, 2010) dont les résultats se sont déjà révélés positifs (Duchesne & Kane, 2010).

Toutefois, il ne suffit pas de développer la socialisation et l’insertion professionnelle au sein du milieu de travail pour que le rapport au métier soit positif ; encore faut-il que les enseignants adhèrent aux politiques éducatives en vigueur (Collie et al., 2011, 2012), croient en leurs objectifs et acceptent les changements de pratique proposés (Deniger, Kamanzi, Chabot, & Fiset, 2004). Comme praticiens, ils sont souvent mis devant un fait accompli et obligés de mettre en application des décisions qui sont prises aux échelons supérieurs du système scolaire. En réponse à cette imposition, ils réagissent souvent par des comportements et des attitudes de nostalgie, de frustration et de résistance (Goodson, Moore, & Hargreaves, 2006 ; Lessard, Kamanzi, & Larochelle, 2008). Afin d’éviter que les changements ne soient une source de ce type d’attitudes et comportements, les décideurs politiques et les administrateurs scolaires devraient davantage impliquer les enseignants dans le leadership du changement pour s’assurer de leur adhésion et de leur engagement (Deniger et al., 2004). Il faut surtout les amener à s’attribuer le succès du changement (OCDE, 2005), car 

[…] le succès de toute réforme passe par l’implication active du corps enseignant dans l’élaboration des politiques et leur mise en oeuvre. Des changements substantiels ont peu de chances d’être appliqués avec succès si les enseignants ne sont pas activement impliqués dans l’élaboration de cette politique et s’ils ne peuvent revendiquer la « paternité » de la réforme

p. 16

Par ailleurs, les conditions de travail des enseignants canadiens semblent de moins en moins attrayantes pour une profession qui devient de plus en plus difficile (Tardif, 2012). Dans l’avenir, les systèmes scolaires ne pourront attirer et retenir les enseignants que s’ils améliorent continuellement la qualité de vie au travail, comme le soulignent Barnabé (1993), Collie et ses collaborateurs (2012) de même que l’OCDE (2005). Cette amélioration fait évidemment appel à une combinaison d’actions multiples ayant trait aux ressources éducatives, au statut professionnel, à la gratification, au soutien administratif, à l’aménagement des tâches, aux avantages sociaux et à la rémunération (Collie et al., 2012 ; McCarthy, Lambert, Crowe, & McCarthy, 2010 ; Perrachione et al., 2008).

Au terme de cette étude, nous reconnaissons les limites imposées par les données utilisées. Comme cela a déjà été mentionné, celles-ci ont été recueillies il y a quelques années (2006). Compte tenu du temps écoulé, le contexte dans lequel les enseignants exercent leur profession peut avoir changé. En dépit de cette limite, l’étude a abouti à des résultats intéressants tant sur le plan théorique que politique. Premièrement, sur le plan théorique, elle permet de montrer, à travers le concept de « rapport au métier », l’importance que les analystes devraient accorder aux dimensions subjectives pour mieux comprendre les processus d’insertion des enseignants, de professionnalisation et de gestion des ressources humaines en éducation d’une manière générale. À cet égard, les résultats convergent avec ceux des études antérieures portant sur la satisfaction et l’engagement professionnel des enseignants canadiens (Collie et al., 2011, 2012 ; King & Peart, 1992). Deuxièmement, sur le plan politique, l’étude permet d’identifier un certain nombre de dimensions importantes de la profession enseignante sur lesquelles les politiques éducatives des provinces canadiennes devraient davantage se fonder pour accroître la rétention des enseignants.

Pour compléter cette étude, il faudrait la répéter avec des données mises à jour. Les résultats permettraient non seulement de saisir la situation actuelle sur le décrochage enseignant, mais également de faire une comparaison avec cette étude pour saisir l’évolution de la situation à travers les conjonctures socioéconomiques. Les études ultérieures pourraient également comparer les programmes et les pratiques de rétention des enseignants existant dans les différentes provinces afin de repérer les stratégies susceptibles de contrer le décrochage.

Sur le plan méthodologique, les analyses effectuées (fréquences, ANOVA et régression logistique) se sont limitées à dégager les principaux facteurs caractérisant les enseignants ayant l’intention d’abandonner la profession. Quoique les résultats soient utiles, leur portée sur les stratégies organisationnelles de rétention des enseignants s’avère limitée. Le recours à un modèle d’équations structurelles apporterait davantage d’éclairage, car il permettrait de mieux saisir comment les variables étudiées sont articulées entre elles. L’usage d’un tel modèle permettrait de distinguer les variables qui exercent une influence directe sur le décrochage enseignant de celles dont l’influence est indirecte. Les résultats pourraient ainsi apporter davantage de lumière aux administrateurs et aux gestionnaires scolaires sur les modes d’intervention.