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Carl von Linné (1707-1778) a, au cours de la publication de ses travaux, gagné le titre de « prince des botanistes ». De même est-il encore considéré aujourd’hui comme une figure incontournable de la botanique. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. De son vivant déjà, un certain nombre de ses propositions, touchant notamment à son système sexuel et à sa réforme de la nomenclature, suscitèrent la stupéfaction, voire le rejet. Linné est issu d’une famille modeste de la province du Småland, dans une Suède principalement paysanne et appauvrie par une longue guerre[1]. Lorsqu’il se rend aux Pays-Bas pour obtenir son diplôme de médecine, il ne peut faire valoir ni son nom, ni son origine, ni même le soutien d’institutions suédoises. Cependant, il entend y faire reconnaître ses premiers travaux[2]. Il apparaît donc nécessaire d’interroger le parcours de cet étudiant en médecine formé à la botanique qui parvient, en quelques années, à se faire admettre dans le giron des botanistes. Pour répondre à cette question, il semble intéressant d’étudier la manière dont Linné impose sa personnalité et sa science au travers de diverses stratégies textuelles révisées d’une édition à l’autre. En effet, Linné a, d’une part, assis sa réputation sur la rigueur de ses publications. D’autre part, il fait preuve d’une grande inventivité dans la forme de ses ouvrages, déployant tout un ensemble de technologies du texte[3]. En outre, les ouvrages qui exposent les préceptes de la science linnéenne inscrivent d’emblée ces derniers dans le contexte scientifique de l’époque, afin d’en faire saillir l’importance et la nouveauté, mais aussi pour tenter de les justifier auprès du public de botanistes visé. Ainsi en va-t-il de l’ouvrage central de Linné, sa Philosophie botanique[4]. S’il n’est publié que 16 ans après son système, soit en 1751, plusieurs raisons nous poussent cependant à en faire l’objet de notre étude. Tout d’abord, comme Linné l’indique dans l’adresse « Au lecteur botaniste », le livre est une réédition augmentée des Fondements botaniques[5], recueil d’aphorismes sur « la Théorie et les Eléments de la botanique[6] ». Ensuite, la Philosophie botanique est composée de 12 chapitres qui, pour certains, reprennent, en les révisant, divers travaux publiés antérieurement. Il s’agit de la Bibliothèque botanique (1736)[7] et des Classes des plantes (1738)[8], dans lesquels Linné se confronte aux ouvrages et aux systèmes d’autres botanistes, ainsi que de la Critique botanique (1737)[9], du « Mariage des plantes » (1746) et des « Forces des plantes » (1747)[10]. Située à mi-parcours dans l’oeuvre de Linné, la Philosophie botanique présente donc l’avantage de rassembler en un ouvrage une partie importante de son travail[11]. Aussi, en la comparant avec les publications antérieures, il est possible de faire surgir tant les inflexions de la pensée du botaniste que l’évolution de sa position au sein de la communauté scientifique. Quelle image, alors, la Philosophie botanique donne-t-elle de Linné et de son oeuvre scientifique? Et quelles sont les modalités de son succès auprès d’un public aussi bien de savants que d’amateurs?

Linné au centre des savants

La Philosophie botanique est un recueil d’aphorismes diversement expliqués et exemplifiés. Ceux-ci sont tous numérotés de 1 à 365 et ainsi reliés les uns aux autres par un subtil jeu de renvois[12]. À cela s’ajoutent, en fin d’ouvrage, 10 planches d’illustrations sur les parties des plantes. Les planches elles-mêmes, aussi bien que les illustrations qu’elles portent, se voient à leur tour affectées de numéros ou de lettres que l’on retrouve dans le corps du texte lorsqu’il est en question. La Philosophie botanique se présente ainsi comme un ouvrage offert à la consultation du botaniste, qu’il soit débutant[13] ou confirmé. Il s’agit de pouvoir identifier rapidement ce que l’on cherche, pour les besoins de la pratique. C’est dans cette optique également qu’il faut comprendre les deux premiers chapitres du livre, qui offrent successivement une bibliographie, que Linné appelle « Bibliothèque », et un exposé des systèmes botaniques.

Le premier chapitre reprend un ouvrage de 1736, intitulé Bibliothèque botanique qui recense plus de mille Livres sur les plantes édités jusqu’ici, disposés d’après le Système Naturel des Auteurs en Classes, Ordres, Genres et Espèces[14]. C’est sous cette forme originale que Linné, alors un tout jeune botaniste arrivé aux Pays-Bas depuis moins d’un an – soutenu par des personnalités scientifiques telles que Boerhaave, Burman ou Gronovius, mais aussi attaqué sur son système sexuel de 1735[15], expose les auteurs à lire concernant telle ou telle partie de la science. Comment les présente-t-il et comment lui-même s’introduit-il dans leurs rangs?

La Bibliothèque botanique s’ouvre, immédiatement après la préface, sur une « Clé des Classes du Système des Phytologues[16] », c’est-à-dire des « Auteurs célèbres pour quelque ouvrage (5) sur les végétaux[17] ». Celle-ci énumère 16 « Classes[18] », issues de la division des « Phytologues » en « Botanophiles » et « Botanistes », puis de ces derniers en « Collecteurs » et « Méthodiques[19] ». Ensuite, ces classes se divisent à leur tour en ordres. Enfin, sous les ordres sont mentionnés plusieurs auteurs, assimilés à des genres, ainsi que leurs ouvrages, qui tiennent lieu d’espèces, même si cette présentation connaît de nombreuses exceptions volontaires[20]. Linné procède ainsi à une sélection qui est loin d’être neutre. Comme le note William T. Stearn : « Linnaeus did not simply list books[21]. » Quel est alors le but d’une telle disposition bibliographique?

On peut y déceler, avec John L. Heller, une claire intention didactique. La Bibliothèque botanique, en classant les auteurs, avec un ou plusieurs de leurs ouvrages, sous un ordre donné, mais aussi en adaptant à l’occasion ce classement, cherche à faire apparaître, comme sur une carte, les régions plus ou moins bien explorées de la botanique, ainsi que celles qui restent à parcourir[22]. Pour le débutant, la Bibliothèque botanique indique quel livre lire concernant tel ou tel domaine de la botanique, et pour le praticien, quels livres restent à composer. En outre, elle éprouve le bien-fondé d’un système, car si toutes les places ne sont pas occupées par un ouvrage, en revanche tout ouvrage est susceptible de trouver une place qui le définisse. Enfin, ajoutons que, suivant l’essence de la méthode naturelle que Linné prétend adopter pour classer les auteurs, cette Bibliothèque possède une dimension empirique et ouverte : elle cherche à prévenir le changement dont peut être affectée la science botanique, tout en proposant une architecture qui permette d’intégrer un tel changement. Mais qu’en est-il de ce classement dans la Philosophie botanique?

Conformément aux impératifs de l’ouvrage, la « Bibliothèque » de la Philosophie botanique se trouve réduite, ce qui rend la sélection encore plus pointue et dramatise les enjeux. D’abord, la « Bibliothèque » s’ouvre cette fois sur un bref tour d’horizon des auteurs à consulter pour une plante donnée, selon la zone géographique de celle-ci, puis sur une liste des auteurs ordonnée suivant la date de publication de leur ouvrage principal[23]. Les deux présentations ne laissent planer aucun doute sur le fait que l’on a affaire à une sélection : dans l’arrangement géographique, 22 auteurs sont cités, parmi lesquels Linné lui-même; dans le long arrangement historique, la typographie fait ressortir six noms en majuscules (Gesner, Cesalpino, Bauhin, Morison, Tournefort, Vaillant) d’une liste de 158 noms s’arrêtant en 1750, au seuil de la publication de la Philosophie botanique.

Ensuite, Linné choisit, pour exposer les principales catégories d’auteurs mises au jour, d’utiliser des aphorismes numérotés. Or, contrairement aux Fondements botaniques où l’on trouve, dans les aphorismes, des variations typographiques pour différencier les niveaux taxinomiques, la Philosophie botanique présente les classes d’auteurs aussi bien que certains ordres en lettres majuscules de même grandeur. Ce procédé donne l’avantage aux botanistes « Méthodiques », qui se répartissent en trois classes mais occupent 25 aphorismes, sur les « Collecteurs », qui forment neuf classes mais ne se voient consacrer que 10 aphorismes. La « Bibliothèque », et avec elle la botanique présente et à venir, s’en trouve complètement réorientée vers ce que Linné identifie comme deux piliers de la science, la disposition et la dénomination, ainsi que vers les principes qui président à ces procédures.

Figure 1

Une petite partie de la classe des « Monographes » dans la Bibliothèquebotanique (à gauche) et la classe entière dans la Philosophie botanique (à droite).

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Enfin, rédigée 15 ans plus tard, la « Bibliothèque » de la Philosophie botanique intègre les écrits botaniques produits entre-temps. Or, s’agissant d’une sélection et non d’une simple liste, on y aperçoit non pas seulement les auteurs les plus productifs, mais aussi les plus décisifs, parmi lesquels Linné lui-même (ou ses disciples[24]).

Si la Bibliothèque botanique de 1736 définissait bien un programme de recherche, l’édition de 1751 est la preuve que Linné s’y est assidûment appliqué et a orienté sa science de manière déterminante. Prenons quelques exemples. D’abord celui d’une classe d’auteurs abondamment commentée par John L. Heller : celle des « Monographes », c’est-à-dire des auteurs qui ont décrit un seul végétal par ouvrage (figure 1). En 1736, pour ranger les « Monographes Auteurs », Linné introduit, comme rang intermédiaire, les classes botaniques de son système sexuel. Ce procédé rend visibles de fortes disparités, certaines classes comprenant énormément d’ouvrages, d’autres peu[25]. Or, dans la Philosophie botanique, les monographies « retenues » sont très peu nombreuses et comptent surtout les travaux de Linné, ce qui s’explique par le fait que ce dernier n’a pas en haute estime des travaux souvent tournés vers la médecine ou la pharmacologie[26]. En ce sens, la « Bibliothèque » de la Philosophie botanique, plus sélective, ne donne plus seulement un programme de recherche. Elle offre un modèle à suivre dans chaque domaine, indiquant les travaux qui respectent les exigences du « genre » dans lequel ils s’inscrivent, ce qui situe ceux de Linné en bonne place. En formant la classe des « Miscellanés », elle en vient même à inclure une nouvelle catégorie d’ouvrages, exclusivement linnéenne. Il s’agit des travaux des « Economes », qui « traitent de l’usage des plantes dans la vie commune[27] » et ouvrent dès lors la botanique à la recherche de ressources propres à la nation[28]. La « Bibliothèque » de la Philosophie botanique traduit ainsi l’évolution de la position de Linné parmi les botanistes. Ce dernier s’est à ce point intégré à leur « cohorte » qu’il peut témoigner de la qualité des ouvrages les plus récents, averti de leur publication par sa correspondance quotidienne avec les plus grands botanistes européens.

Que Linné fasse la chronique de sa science de manière stratégique, c’est ce qui apparaît également lorsqu’il s’agit d’évoquer la question très sensible des systèmes. Il y consacre le deuxième chapitre de sa Philosophie botanique, intitulé tout simplement « Systèmes ». On sait que les critiques adressées à Linné sur ce point sont nombreuses, diverses et parfois acerbes. Il évoque justement, dans la « Bibliothèque », celles que lui ont destinées J. G. Siegesbeck (1686-1755), démonstrateur au jardin botanique de Saint-Pétersbourg, et L. Heister (1683-1758), professeur de botanique à Helmstedt, qualifiés tous deux d’« Eristiques » pour avoir débattu publiquement de botanique[29]. Or, Linné présente la « guerre systématique » qui l’a opposé, quoiqu’indirectement[30], à ces derniers à la suite de celle qui eut lieu entre Tournefort, Rivinus et Ray[31], suggérant par là que son système n’a pas été le seul à être victime de critiques et qu’il s’inscrit donc dans une plus longue tradition de débats.

Le deuxième chapitre, qui reprend les Classes des plantes de 1738, poursuit dans cette voie, en exposant le système sexuel linnéen à la suite d’autres systèmes extraits de la littérature taxinomique. Chaque système est présenté sous la forme d’une « Clé des classes » simplifiée. Il est introduit par un aphorisme qui attribue à son auteur un qualificatif relatif au principe de division qu’il a adopté. Ainsi, le premier botaniste cité, Cesalpino, est dit « Fructiste », parce qu’il a pris pour principe de division le fruit. Qu’est-ce qui permet à Linné de réunir tous ces systèmes et d’y adjoindre le sien? Par un jeu de focale, Linné reprend de la « Bibliothèque » une classe, celle des « Systématiques Orthodoxes », divisés en « Universels » et « Particuliers[32] » et opposés aux « Hétérodoxes » pour avoir choisi comme principe de division des classes une partie de la fructification, qualifiée de « fondement véritable[33] ». Puis, par une stratégie d’épuisement combinée à un principe chronologique, mise en lumière par Thierry Hoquet[34], il fait aboutir la série des systèmes intéressés à la fructification au sien. Par là, Linné se taille une place parmi les savants.

Mais cette mise en forme des systèmes dit plus. D’une part, Linné présente bien tous les systèmes sous une même étiquette, celle des « Systématiques Orthodoxes » : il ne donne pas l’avantage au sien. Cette neutralité permet d’introduire sans à-coup le principe du sexe, qu’il entend légitimer et faire apparaître comme la pointe ultime de ce fondement véritable qu’est la fructification. Mais elle indique aussi bien que tous les systèmes se situent sur le même plan. La raison de cette équivalence, Linné l’expose, par exemple, dans une lettre à Haller datée du 3 avril 1737 où, cherchant à prévenir toute attaque contre sa méthode, il déclare : « je n’ai jamais dit que cette méthode qui est la mienne était naturelle[35] ». Cette raison, donc, c’est que tous ces systèmes sont artificiels[36]. Ils ne prennent comme principe de division à chaque rang qu’une seule partie de la fructification. Dès lors, le travail de Linné constitue un point d’aboutissement des systèmes artificiels, puisque lui-même forme ses classes à partir du nombre, de la proportion et de la position des étamines[37].

D’autre part, à l’aphorisme 69 qui suit l’exposé du système sexuel, Linné introduit les différentes tentatives de Royen, Haller et Wachendorff pour élaborer une méthode naturelle[38]. Dans les Fondements botaniques, en revanche, il n’en est question qu’à l’aphorisme 77[39]. Or, comme l’a montré Staffan Müller-Wille, c’est bien un des enjeux du classement des systèmes que de distinguer entre un ensemble de systèmes artificiels, qui ont une valeur pratique, et une méthode naturelle en construction, en fragments (§ 77), qui soit un projet pour la science[40]. En ce sens, Linné n’incarne donc pas seulement un point d’aboutissement, mais également une figure charnière de la science. En effet, s’il mobilise la méthode naturelle à la suite de son système sexuel, c’est pour ménager un passage entre les deux, ouvrir à l’étude des affinités naturelles des plantes tout en soutenant l’utilité du système sexuel. Mais ce passage est tout l’inverse d’une rupture car, quoiqu’artificiel, le système sexuel se fonde sur les parties des végétaux essentielles à leur reproduction. Celles-ci se doivent donc, comme le relève James L. Larson, de dire quelque chose des rapports réels entre les végétaux[41].

La botanique parmi les sciences

On le voit, Linné est bien conscient d’occuper une place particulière dans l’histoire de la botanique et de participer à sa transformation. C’est la raison pour laquelle il faut envisager de plus près les réformes qu’il tente d’introduire dans cette science. Celles-ci doivent être mises en rapport avec la question du système, aussi bien artificiel que naturel. En effet, le début du xviiie siècle a vu affluer un nombre toujours croissant de plantes à classer[42], en provenance d’Europe, mais aussi des Indes, d’Afrique et des Amériques. C’est lors de son séjour aux Pays-Bas que Linné a côtoyé le plus directement cette flore exotique, différente, sous bien des aspects, de celle d’Europe. Il a notamment travaillé pendant deux ans à Hartecamp sur les collections du riche banquier hollandais George Clifford, pour qui il a répertorié 2 500 espèces de plantes. Linné a conscience d’être l’héritier d'un âge d’or de la botanique[43]. Il souhaite donc organiser cette dernière et lui donner le statut d’une science rigoureuse.

À plusieurs reprises dans l’ouvrage, l’auteur emploie, au sujet de la façon dont il convient de nommer les plantes, les expressions de « République botanique » ou de « forum botanique », qui font écho à la République des lettres[44]. Ainsi, pour expliquer l’aphorisme 284, qui engage le botaniste à accompagner chaque espèce du nom de son genre, Linné note : « Le Nom Générique a, dans la République botanique, valeur de monnaie d’échange[45]. » On le voit, Linné ne conçoit pas seulement la botanique d’après les hommes qui la font, mais comme un espace ouvert où des « objets » peuvent s’échanger. De plus, étant donné les contextes ‒ comme celui des règles de la nomenclature ‒, où sont mobilisées les expressions de « République botanique » ou de « forum botanique », l’espace de la science botanique est à comprendre comme un lieu public où les plantes, à la manière des hommes du forum, se soumettent à des règles qui rendent possible leur circulation, c’est-à-dire leur transmission et leur réception. C’est donc dans ce cadre d’une « République botanique » qu’il faut analyser les procédures de « standardisation » que l’on impute à Linné.

Ainsi, soucieux d’accompagner une botanique qui soit à la hauteur de la tâche à accomplir et, plus généralement, une Science naturelle qui soit, comme le propose l’« Introduction », l’équivalent pour les « Naturels » de ce qu’est la Physique pour les « Éléments », Linné met en oeuvre un certain nombre de réformes[46]. Or, ce travail appartient en premier lieu à la Philosophie botanique, comme le démontre la définition que Linné donne des « Philosophes » : « 19. Les philosophes (18) ont donné à la Science Botanique, par la démonstration à partir de principes rationnels, la forme d’une science[47]. » Il s’agit bien de conférer à la botanique la « forme d’une science » en établissant, de manière ordonnée et rationnelle, ses canons et ses règles.

Ceux-ci touchent principalement au classement des plantes, au vocabulaire et aux illustrations pour les décrire, à l’organisation même de cette description et à la nomenclature, dans la mesure où « le fondement de la Botanique (4) est double : Disposition et Dénomination[48] ». Partons du Chapitre XI de la Philosophie botanique, intitulé « Signalements ». Linné entend y exposer une méthode pour faire le portrait des plantes en botaniste. Ces signalements contiennent :

L’Histoire de la plante […], telle que les Noms (VII), les Étymologies (234-242), les Classes (II), les Caractères (VI), les Différences (VIII), les Variétés (IX), les Synonymes (X), les Descriptions (326), les Images (332), les Lieux (334), les Temps (335)[49].

Le chapitre reprend, en y apportant des modifications substantielles et surtout en donnant des exemples développés, la Méthode d’après laquelle le Physiologue peut mettre en ordre promptement et avec succès l'Histoire de n'importe quel Sujet Naturel comprise dans les Paragraphes suivants[50]. Or, Staffan Müller-Wille a montré qu’il n’est possible que jusqu’à un certain point d’inscrire cette méthode dans une tradition botanique. En effet, Linné n’y a pas respecté l’ordre et les équilibres des méthodes antérieures, introduisant par là un changement déterminant. Ainsi, là où, par exemple, Aldovrandi consacre, dans sa méthode, deux pages à la description et 20 à l’héraldique, Linné, lui, met au premier plan la description[51]. Ce faisant, il minore la question de l’usage, notamment médical, et celle de la littérature, reléguées à la fin de l’exposé, voire complétement absentes dans le chapitre « Signalements » de la Philosophie botanique. Linné infléchit donc la tradition. Désormais, il place au centre de sa méthode la description structurelle, qui débute avec le sexe, et la dénomination des plantes.

Pour ce faire, il a bien fallu mettre en oeuvre un vocabulaire complet et efficient. C’est l’objet du chapitre III et du début du chapitre IV. Loin de chercher à multiplier les vocables savants, Linné s’efforce d’y fournir les ressources pour former ce qu’il appelle des « caractères », lesquels définissent les genres et leurs différences, ou espèces. Or, il le souligne à plusieurs reprises dans le chapitre « Caractères », notamment à partir de l’aphorisme 164[52], ces ressources doivent être « suffisantes ». Elles doivent permettre de former des marques caractéristiques distinctives sans représenter une surcharge pour la mémoire.

C’est pourquoi le chapitre III a pour objet de déterminer précisément les parties du végétal, à savoir la Racine, l’Herbe et la Fructification[53], et de donner des adjectifs pour décrire les deux premières, réservant à la troisième un chapitre entier. Ainsi, on trouve à l’aphorisme 83 de la Philosophie botanique 139 adjectifs pour qualifier les feuilles. Mais Linné n’élabore pas une simple liste : les adjectifs sont répartis en trois catégories relatives à la simplicité, la composition ou la détermination[54] de la feuille, puis ils sont à nouveau rangés selon qu’ils concernent son contour, ses angles, son pourtour, sa surface, son sommet ou sa substance[55]. Ensuite, grâce à des numéros, ces adjectifs renvoient à trois planches en fin d’ouvrage. Pour finir, l’aphorisme 277 ajoute plusieurs adjectifs pour décrire les feuilles rares et établit une liste de synonymes, afin d’éviter que ne persistent plus d’adjectifs que nécessaire[56]. Ce travail présente plusieurs intérêts. D’une part, les feuilles, par leur diversité, constituent le support privilégié pour dégager efficacement et facilement un grand nombre d’adjectifs qui peuvent également servir à décrire d’autres parties de la plante. D’autre part, comme l’explique l’aphorisme 277, les feuilles sont la source de très nombreuses différences, qui distinguent les espèces[57]. Un tel travail permet donc d’obtenir des définitions condensées et ordonnées.

De même Linné ne fournit-il pas un simple catalogue des parties de la fructification. Au contraire, il les organise. Pour ce faire, il utilise tout un réseau de nombres et de lettres qui lie les parties les unes aux autres, mais aussi aux illustrations en fin d’ouvrage. Ce réseau dévoile la structure de la fructification, qu’il incombe au botaniste de respecter dans ses définitions. De cette manière, celui-ci sera en effet en mesure de produire une présentation plus expressive que ces longues sentences oratoires qui, à l’aphorisme 199, étouffent le caractère, ou définition, du Lin (Figure 2)[58]. Voyons comment Linné présente les parties de la fructification pour faire apparaître une structure sous-jacente.

Figure 2

À droite, le caractère oratoire du Lin (Linum) et, à gauche, ce même caractère réécrit par Linné suivant ses propres règles (§ 199).

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Le premier aphorisme (§ 86) du chapitre IV situe ces parties entre elles en les hiérarchisant (Figure 3)[59]. À l’aide de chiffres romains et de lettres majuscules, il dégage les sept parties principales de la fructification (I à VII). Puis, sous chaque partie, après un retrait, il présente, en italique, des sous-parties ou des espèces, en les dotant chacune d’un chiffre arabe (1, 2, 3, etc.). Ainsi, le calice (I) se différencie-t-il en « Périanthe » (1), « Involucre » (2), « Châton » (3), « Spathe » (4), « Glume » (5), « Coiffe » (6) et « Volve » (7). Enfin, ces sous-parties se particularisent à leur tour, ce qu’indiquent un nouveau retrait et la présence de lettres minuscules (a, b, c, etc.). L’aphorisme 88, qui définit la fructification comme l’« essence » des végétaux, expose à nouveau ces parties avec leurs sous-parties (Figure 3)[60]. Mais cette fois, la numérotation, qui place au point de départ le « Pollen » (1) et la « Semence » (2), permet, grâce à un jeu de renvois, de faire apparaître les rapports fonctionnels des parties entre elles. Ainsi, l’« Anthère » (3) et le « Péricarpe » (4) sont définis comme des vaisseaux qui produisent respectivement le « Pollen » (1) et les « Semences » (2).

Figure 3

Deux présentations des parties de la fructification (§§ 86 et 88).

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Le premier aphorisme fait donc apparaître le lien de structure entre les parties, le second, leur contribution générale au processus de reproduction de la plante, qui semble presque se dérouler sous nos yeux. Par cette science de la description, Linné relie la question de l’essence à celle de la reproduction, et donc au système du sexe, sans que soit nécessaire le recours aux arguments.

Enfin, la réforme qui permet à la botanique, selon Linné, de revendiquer le titre de science ne saurait être complète sans la mise en oeuvre de règles de nomenclature. À cet égard, la Philosophie botanique, qui reprend sur ce point les aphorismes de la Critique botanique (1737)[61], en fournit un très grand nombre, que ce soit pour les genres (Chapitre VII) ou les espèces (Chapitre VIII). À la suite de Bauhin qui, dans son Pinax[62], a répertorié, pour chaque plante, tous les noms donnés par les auteurs antérieurs, Linné se propose de mettre de l’ordre dans la nomenclature. Un des problèmes principaux repose alors sur la longueur des noms, assimilés aux définitions. Linné cherche à introduire une certaine rigueur terminologique, car, comme il l’écrit à l’aphorisme 210, « si l’on ne connaît pas les noms, c’est aussi la connaissance des choses que l’on perd[63] ».

L’aphorisme 239 résume les règles et les enjeux : il faut exclure de la nomenclature les noms contraires au genre, mal construits et mal appliqués[64]. Cela entraîne plusieurs conséquences. D’abord, en liant les règles des noms à celles des genres, Linné invite à reformer les seconds en accordant les premiers. Par exemple, l’aphorisme 213 énonce la règle suivante : « Toutes les plantes qui conviennent (165) par le genre doivent être désignées par le même nom générique (212)[65]. » Linné l’illustre à l’aide de contre-exemples empruntés à Tournefort, qu’il corrige. Or, ce faisant, il réduit, à deux reprises, trois des genres de Tournefort à un seul. Quant aux noms mal construits et mal appliqués, ils désignent une grande partie des noms anciens, qu’ils soient en langue vernaculaire, composés de plusieurs mots, ou encore élaborés en hommage à un saint ou à un homme illustre. Au contraire, pour Linné, les noms génériques les meilleurs sont ceux qui présentent le caractère essentiel ou l’habitus (l’apparence externe). Mais, en attendant de pouvoir déterminer ces derniers, il accepte et élabore des noms qui célèbrent les botanistes. Tous changements qui n’ont pas manqué de susciter de vives polémiques[66].

La nomenclature binominale – ou noms triviaux – répond alors à cette exigence d’introduire de la distinction en botanique[67]. En effet, pour Linné, un nom spécifique doit distinguer une plante de ses congénères en exhibant, dans la définition, sa différence propre. Mais comme la découverte de nouvelles espèces requiert de modifier la phrase qui expose cette différence et que celle-ci finit donc souvent par devenir très longue, les noms triviaux, en rompant avec la définition, assurent une stabilité et une maniabilité nécessaires à la pratique partagée de la science. Ainsi, en quelques années, Linné est parvenu à instaurer d’importantes réformes, valant pour une science inscrite dans un contexte de découverte et d’accumulation des spécimens végétaux. Reste alors à savoir comment de tels changements ont été reçus et quel public la science linnéenne a pu conquérir.

La diffusion d’une méthode

Au terme de notre parcours, la Philosophie botanique apparaît bien comme un ouvrage visant à faire de la botanique une science, en tant, à tout le moins, que savoir réglé et transmissible qui cherche à intégrer les découvertes passées et à venir. Elle n’est donc pas nécessairement facile d’accès. Pour autant, Linné entend s’adresser aussi bien au botaniste débutant (tyro), qu’à l’aspirant (candidatus) et au maître (magister), botaniste confirmé[68]. Rappelons en effet que, comme l’indique l’adresse au lecteur, ce sont tout autant ses amis botanistes que ses disciples qui lui ont réclamé une explication « [des] Parties des plantes et [des] Termes de l’art[69] ». De plus, voici comment, au détour d’un aphorisme, Linné présente sa visée :

Nos prédécesseurs ont présupposé chez le Débutant une connaissance empirique de la plupart des plantes européennes, comme si elle leur venait d’idées innées, et ainsi ils écrivirent pour les Doctes dans l’art, alors que nous, nous nous efforçons seulement d’instruire ceux qui ne sont pas instruits[70].

Conscient que le débutant a particulièrement besoin de règles pour ne pas errer en botanique[71], Linné s’adresse à lui à plusieurs reprises, lui indiquant quelles connaissances il doit chercher à acquérir en premier (§§ 79, 199, 256, etc.) ou quelles erreurs il doit spécialement chercher à éviter (§§ 128-129, 280, etc.). Un ensemble de consignes, placé en fin d’ouvrage, vient compléter ces remarques ponctuelles (Figure 4)[72]. À partir de là, le débutant peut relire toute la Philosophie botanique à son avantage : le premier chapitre lui présente l’« Histoire littéraire de la Botanique[73] » qu’il doit se rendre familière; le second, différents systèmes à éprouver, étant entendu qu’il doit d’abord apprendre les classes[74]; le troisième, les parties des plantes qu’il doit connaître; le quatrième, les parties les plus importantes de la fructification à maîtriser, etc.

Figure 4

Instructions pour le botaniste débutant.

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En revanche, le botaniste confirmé lira, dans ces mêmes chapitres, les enjeux qui traversent la science botanique, ceux-là mêmes que nous avons relevés à plusieurs reprises et que Linné rappelle dans des consignes qui s’adressent, cette fois, au « vrai botaniste[75] ».

C’est donc aussi au débutant et, en particulier, à ses disciples, que Linné destine la Philosophie botanique. Or, on connaît le projet de Linné d’envoyer certains de ses disciples, munis de consignes, dans les pays les plus reculés, à la découverte de la flore locale. Linné lui-même a maintes fois exploré sa Suède natale à la recherche de ressources locales. Ses voyages s’inscrivent dans une perspective développée principalement dans les ouvrages de l’ordre des « Economes ». Cette perspective consiste à assurer l’autosuffisance de son pays, son autarcie économique, conformément à des principes caméralistes étudiés par Lisbet Koerner[76]. Elle implique la recherche de substituts locaux ou acclimatables, laquelle se trouve facilitée par l’usage d’une systématique – notamment si elle fait apparaître des affinités naturelles – et d’une nomenclature uniformisées.

C’est dans ce cadre que les disciples de Linné, dénommés par Frans A. Stafleu les « botanistes-voyageurs[77] », entreprennent leurs voyages, avec le secours de nombreux hommes politiques, marchands et savants. Parmi ces jeunes gens, on peut citer Frederik Hasselquist, qui explore l’Orient et en particulier la Palestine, Pehr Loefling, qui se rend en Espagne et en Amérique du Sud, Carl Peter Thunberg, qui voyage de Paris jusqu’au Japon en passant par l’Afrique du Sud, Ceylan et l’Est des Indes, ou encore Carl Solander et Andreas Sparrman, qui participent respectivement à la première et à la deuxième expédition de Cook[78]. Ces voyages sont l’occasion de rapatrier un nombre considérable de graines et de spécimens de plantes. Ils permettent ainsi la création d’un réseau d’échange botanique, coordonné par Linné, et s’accompagnent d’une véritable institutionnalisation de la correspondance, grâce à laquelle Linné procède à de nouveaux échanges d’« objets » botaniques. Eva Nyström, qui a participé à l’édition de la correspondance de Linné, estime que celle-ci se compose de 8 000 lettres reçues ou envoyées par Linné, dont 5 500 seulement nous sont connues, et relève que sa caractéristique principale est de couvrir la plupart du globe[79]. Dans ce contexte, la Philosophie botanique a pu servir d’ouvrage de référence pour les botanistes. Notons en effet qu’elle se présente sous la forme d’un abrégé et qu’elle contient, à la fin, des recommandations à l’usage du voyageur, qui anticipent la publication, en 1759, d’une « Instruction de voyage[80] ». En voici les premières lignes :

Le principe sera de s’étonner de tout, même du plus trivial.
Le moyen est de consigner par écrit les choses vues et utiles.
La fin sera, plus qu’une autre, de faire avec assez de précision le dessin de la nature[81].

Cependant, si les voyages organisés par Linné ont pour but d’obtenir des graines et des spécimens de plantes, en retour, ils diffusent la science linnéenne, notamment auprès d’une administration locale prête à assister les botanistes dans leur quête. C’est ce qu’a montré Staffan Müller-Wille à propos du disciple Pehr Kalm, envoyé en Amérique du Nord. Les acteurs locaux, désireux de se former à la botanique et de découvrir les ressources de leurs territoires, participent à l’enrichissement des collections en adoptant les préceptes linnéens, qui facilitent une telle démarche. Comme le conclut l’auteur :

Specimens, numbers, and names, which restricted representation to mere extensional reference, mobilized social relations (rather than amplifying preexisting ones) to overcome differences in language, culture, and knowledge frameworks[82].

Mais jusqu’où s’étend cette science linnéenne? D’une part, en Europe, l’implantation de la science linnéenne est inégale et dépend de la prégnance de la littérature et des systèmes botaniques antérieurs. Comme le résume Sten Lindroth :

In a rather over-simplified way, we can make the following statements as to the fate of Linnaean botany: in England, it was a great success, in France it was rejected, in Germany it met with mixed reception[83].

Cependant, de l’aveu même de l’auteur, il faut relativiser cette assertion, puisque bien des fois la méthode de Linné contourne les institutions de premier plan pour s’immiscer dans leurs marges. Pascal Duris a étudié la façon dont, en France, les idées de Linné, reçues plutôt froidement à Paris où les institutions sont dominées par les figures de Buffon, Adanson et Jussieu, sont accueillies favorablement, voire chaleureusement, en province[84]. C’est le cas en particulier à Montpellier. Linné y entretient une correspondance avec plusieurs naturalistes et il est nommé membre correspondant de l’Académie de Montpellier en 1743, ce que signale la page de titre de la Philosophie botanique. D’autre part, la botanique linnéenne a pu atteindre un public d’amateurs – jardiniers, apothicaires, aristocrates terriens, hommes ou femmes –, dont Lindroth affirme qu’ils préparent, en Angleterre, l’acceptation massive des idées de Linné[85]. Ainsi, à titre d’exemple, son système sexuel, qui use largement de métaphores anthropomorphiques à caractère didactique, sera mis en poème en 1789 par Erasmus Darwin, le grand-père de Charles Darwin, dans Les Amours des plantes[86].

Cependant, il faut aussi souligner les limites de cette diffusion. En effet, le style laconique de Linné a parfois été considéré comme un obstacle à l’appropriation par tous de sa méthode[87]. Mais les critiques les plus profondes adressées à une science attachée à faciliter la circulation mondiale des spécimens botaniques touchent à son refus de prendre en compte les noms vernaculaires en même temps que les caractéristiques locales de la flore, du sol et du climat. Cela est particulièrement mis en lumière, par Antonio Lafuente et Nuria Valverde, pour l’Amérique du Sud. Ils montrent que, si la science linnéenne a pu se diffuser aux confins des empires, elle a parfois été au coeur d’un antagonisme entre, d’une part, l’administration et les botanistes de métropole et, d’autre part, les naturalistes créoles. En effet, alors que les premiers se sont montrés désireux de rendre possible une action à distance sur les flores des colonies, les seconds se sont attachés à donner du sens à une perspective locale, en clamant l’importance de l’espace, du climat et des modes de vie des populations en interaction avec un milieu[88]. Ainsi, la mesure de la réception de la botanique linnéenne, comme celle de la réforme qu’elle institue, ne peut être prise qu’en considérant le contexte de découverte dans lequel elle s’inscrit. La science linnéenne constitue une réponse à ce contexte, en favorisant la circulation des hommes et des plantes autour d’une figure centralisatrice, celle de Linné lui-même.