Article body

En 1971, quatre ans avant la toute première Conférence mondiale des femmes[1], la création de la revue Québécoises deboutte! par le Front de libération des femmes du Québec (FLFQ) marque l’apparition dans le champ littéraire d’une parole nouvelle qui appelle — notamment parce qu’elle le crée elle-même — l’acte de sédition[2]. Dans la foulée de cette première publication autonome issue du féminisme radical paraîtront d’autres revues telles que Les Têtes de pioche (1976-1979), Des luttes et des rires de femmes (1977-1981) puis La Vie en rose (1980-1987). Maximisant la portée des enjeux et des revendications de celles qui l’ont précédé, cette dernière vient clore le premier cycle du parcours éditorial tenu par le courant féministe radical québécois[3]. Bien qu’elles doivent être considérées distinctement, car la publication d’un site Internet en 2009 ne permet pas une accumulation de capital symbolique aussi importante que la publication d’une revue en 1971[4], il est possible d’établir une parenté entre les revues phares du mouvement nommées plus haut et le site Jesuisfeministe.com. La parole publique des féministes s’exprime à travers des dispositifs souples qui permettent la consignation, voire l’assemblage, des entreprises singulières en un parcours discursif commun. Québécoises deboutte!, La Vie en rose et Jesuisfeministe.com sont de différentes formes, mais vues sous le biais éditorial, elles présentent le même caractère et des constantes discursives nettes. Cet article entend donc réfléchir à la fonction politique de la revue et à la dissidence éditoriale qui a caractérisé la presse féministe. La réflexion sera centrée sur la pratique en elle-même; l’analyse s’effectuera en regard des paramètres discursifs et éditoriaux qui la définissent et servira une hypothèse selon laquelle l’acte de sédition des féministes radicales québécoises à travers leurs revues s’effectue par la création — et la gestion — de la revue elle-même, puis par le discours assumé en ses pages. Ce dernier vise non seulement à rompre le silence qui isole le fait féministe, mais aussi à émettre une critique sévère des médias diffusant « l’information » destinée à la population. Les analyses spécifiques seront tirées de Québécoises deboutte! et de La Vie en rose, puis, dans une moindre mesure, de Jesuisfeministe.com. À partir de ces exemples, nous serons en mesure de saisir des instantanés de la presse féministe en trois temps couvrant les décennies 1970, 1980, et le tout début de 2010.

La perspective adoptée procède de l’hypothèse que soutient Myriame El Yamani, dans son ouvrage Médias et féminisme : minoritaires sans parole, à l’effet que « les médias ne servent plus à communiquer [et] existent plutôt comme espaces de visibilité des institutions sociales[5] ». Les féministes québécoises ont tenté de répondre à cette observation, qui s’applique aussi au contexte dans lequel elles évoluent, en créant leurs revues. Située au coeur d’une démarche réfractaire à l’institution[6], l’entreprise éditoriale des féministes radicales est acte de sédition en elle-même; elle s’inscrit dans une perspective où la parole est action, une action portée contre l’autorité institutionnelle établie sur les plans politique et social. La création de revues a certainement permis aux féministes de s’opposer aux médias, qui présentent un message formaté, en proposant des alternatives autonomes. De même, elle a permis de pallier le vide caractéristique de la parole et du fait féministe dans les médias traditionnels, qui ne relaient pas leurs revendications. Cette rupture, provoquant la circulation très restreinte du fait éditorial et médiatique féministe dans le discours social, Myriame El Yamani l’a pointée comme responsable de la disparition des revues féministes au Québec[7]. Sans réfuter cet argument, nous considérons pour notre part que ce silence a aussi permis, ou à tout le moins renforcé, le caractère séditieux de l’entreprise éditoriale féministe et qu’il a même permis de constituer, pour une grande part, l’ethos de ces dernières.

Québécoises deboutte! : « Répondre à un besoin réel d’information [8]»

On peut croire que, pour les féministes, l'investissement de la revue représente une stratégie de compensation, à défaut de pouvoir entrer dans le champ littéraire par le biais de la publication de textes appartenant spécifiquement aux genres canoniques[9]. Il n'en demeure pas moins que l'étude de la mécanique d'un appareil discursif tel que la revue féministe dévoile des enjeux qui sont plus fondamentaux encore : il s'agit de refuser tous les éléments qui, de près ou de loin, sont liés à l'institution littéraire — considérée comme patriarcale — et pourraient venir affecter la prise de parole des féministes. En 1971, avec la création de Québécoises deboutte!, il n'est plus question pour quiconque d'imposer un mode d'expression aux féministes. Pas plus qu'il n'est question pour elles de s'assujettir aux contraintes génériques liées à l'investissement d'un genre canonique; il s'agit de mettre à mal le système de distribution du capital qui structure et régit le champ littéraire où dominent les valeurs patriarcales[10], un champ fondé, entre autres, sur la hiérarchie des genres littéraires. Dans le cas de Québécoises deboutte!, la revue remplit aussi cette fonction, car, en ce qui concerne spécifiquement le mouvement féministe, elle permet d'investir de manière autonome l'espace éditorial consacré et reconnu par l'institution, que ce soit les universités ou les pairs, et de le subvertir[11].

De la même manière, la position d’une revue aussi près de l’avant-garde que Québécoises deboutte! induit l’exploration « de nouvelles formes de rapport au politique[12] ». Les féministes, comme d’autres mouvements d’avant-garde (contre-culture et groupes marxistes-léninistes, principalement) souhaitent et promeuvent un profond changement social, une révolution radicale[13]. Or, en plus d’incarner ce changement par leur prise de parole concrète, elles octroient à ce souhait une plus grande portée en l’inscrivant dans un projet éditorial original, autogéré et autofinancé qui offre une liberté de presse totale. Plus encore, se manifeste dans le discours l’idée d’aller à contre-contrant, de briser le silence qu’une majorité gardera : « L’idée d’un journal féministe, n’est pas récente. L’année dernière, un premier numéro de Québécoises deboutte! a été publié, mais il est resté sans suite. Depuis, il est devenu urgent pour nous de briser l’isolement auquel nous faisons face. Un journal pourrait être l’amorce d’une solution[14]. » L’expression du sentiment d’urgence, intimement lié à la prise de conscience du « nous », témoigne d’une sorte de détresse que les rédactrices, seules, ont ressentie face à cette oppression à laquelle elles répondent et qu’elles partagent par le journal. Elles entreront en action et s’en serviront comme d’un outil nécessaire à la prise de conscience et favorisant la formation du mouvement : « L’organisation politique des femmes québécoises n’existe pas encore et QUÉBÉCOISES DEBOUTTE! peut être un instrument qui contribuera à sa mise sur pied[15]. » Comme il l’est mentionné dans l’extrait, il faut d’abord se rassembler pour « briser l’isolement », et le journal représente ce lieu où se cristallisent les sociabilités féministes[16]. Québécoises deboutte! tente aussi de représenter un contrepoids (très humble il va sans dire) aux médias traditionnels de grande consommation qui participent à créer l’oppression des femmes, car ils en reconduisent certains des éléments fondateurs, comme les stéréotypes liés aux genres. Cette attaque portée vers les médias de masse prend corps au sein de la chronique « Humour Noir », notamment[17].

Parue six fois au cours des années de publication, la chronique « Humour Noir » répond fort bien au rôle qu’elle s’octroie elle-même dans le titre, c’est-à-dire se moquer de ce dont on ne devrait pas rire, pour mieux le dénoncer. Comme l’indique le titre, les virulentes critiques s’effectuent dans le cadre d’un discours humoristique — ironique, caricatural — qui passe autant dans le texte que dans les illustrations. La chronique reprend des éléments connus issus des médias traditionnels pour en détourner le sens au profit de l’idéologie féministe et, de même, pour mettre au jour et rendre évident le discours qu’ils reconduisent. Il s’agit par là de montrer qu’on tente par tous les moyens de maintenir les femmes dans un état d’aliénation pour mieux les contrôler et faire en sorte que le rôle social qu’elles doivent jouer (sur tous les plans : familles et travail, personnel et public) leur semble naturel, inné, normal, et surtout unique, bien qu’il soit assigné; or, l’assignation permet aussi l’exclusion. « Humour Noir » présente donc plusieurs parodies. L’avantage de se servir d’un objet culturel qui existe déjà réside dans le fait que le référent est déjà connu de la lectrice. Il exemplifie donc, simplement, le propos en pointant clairement des voies de reconduction et de maintien de l’oppression des femmes. Par exemple, le courrier du coeur de Réjane Des Rameaux, chroniqueuse au Journal de Montréal jusqu’en 1975, est parodié dans le numéro de novembre 1972. Il est ainsi désigné comme un vecteur de l’aliénation des femmes qui reconduirait non seulement des stéréotypes sexuels, mais aussi les structures de pouvoir oppressantes. Le courrier de Des Rameaux participerait ainsi à fonder l’hégémonie autour de la question des femmes. L’article consacré à Réjane Des Rameaux a pour sous-titre : « Ferme ta gueule pis endure ou comment apprendre la soumission aux femmes ». Il présente un personnage de femme qui, désespérée, demande conseil à son interlocutrice :

Mariée depuis 20 ans, je suis apparemment très heureuse, car j’ai un mari qui me donne tout ce qu’il me faut. […] Comme il me répond toujours sur un ton brusque, après 20 ans, j’en suis arrivée à ne plus supporter mon mari. Que voulez-vous, je n’ai plus d’amour pour lui à cause de son insupportable jalousie. Devrais-je partir? […] Si je vous disais que rien ne m’intéresse plus dans la vie et que je crains de finir par faire une grande dépression, si je ne fais pas un changement au plus tôt.

Maman au coeur bien gros[18]

Ici, les auteures ont recours à la fiction pour articuler leur réflexion autour du rôle que jouent les tenants du discours officiel en ce qui concerne l’émancipation des femmes. À la lecture de cet extrait, on perçoit très clairement que « la maman au coeur bien gros », qui écrit pour demander conseil, cherche à s’émanciper de la cellule familiale. Pour ce faire, elle attend un appui qui pourrait légitimer sa décision et la pousser à quitter son mari. « Réjane Des Rameaux » ne répond toutefois pas à ses attentes:

Vous êtes sûrement au courant de toutes les misères morales, d’abandon, de cruautés conjugales, de trahison et de brutalités de la part de certains maris et pères de famille. […] Je comprends que cela puisse être déprimant, mais il y a vingt ans que cela dure et vous avez toujours pu supporter cela sans être une martyre !... Car en somme, jamais cet homme n’a été brutal avec vous, n’est-ce pas? […] Votre problème me semble bien minime en comparaison de tous ceux que viennent me confier des épouses battues, trahies, privées du strict nécessaire, malades et négligées totalement par leurs maris (sic) et qui pourtant m’avouent souvent, que malgré tout, elles continuent d’aimer leurs seigneurs et maîtres (sic) Il faut bien endurer quelque chose, n'est-ce pas? C’est un excès d’amour que vous êtes obligée de pardonner. Voyez-vous, vous êtes un peu responsable de l’état actuel des choses. Car c’était au début de votre vie en ménage qu’une mise au point aurait dû être faite. Un peu d’indulgence de votre part redonnerait probablement un peu de confiance à votre mari ombrageux et une attitude rieuse et même taquine le dériderait et lui ferait abandonner son air bougon. Essayez, vous verrez ça ira mieux[19] !...

L’argument des rédactrices présente du pathos. La responsabilisation et la culpabilisation de la « maman au coeur bien gros » visent en effet certainement à animer les passions de la lectrice. L’idée derrière cette parodie n’est pas de faire prendre conscience de la situation d’oppression des femmes, mais de montrer par quelles voix cette oppression transite; le cas échéant, il s’agit parfois de celles de prétendues alliées, mais qui loin de briser les stéréotypes, les renouvèlent. On peut penser que l’article s’adresse à une lectrice naïve qui ne serait pas encore au fait des revendications du féminisme, mais la chronique « Humour Noir » vise davantage à galvaniser les troupes et à renforcer l’adhésion au mouvement de femmes qui ont déjà pris conscience de leur condition de subordination.

Le deuxième article d’« Humour Noir » (celui de décembre 1972) fustige le docteur Lionel Gendron, un autre personnage important du paysage médiatique québécois de la sphère de grande consommation :

Étant le premier médecin québécois à parler de sexualité en appelant les choses par leur nom, le docteur Gendron a été perçu par beaucoup comme un élément progressiste dans son domaine. Les extraits qui suivent démontrent que derrière la façade d’une supposée information progressiste, on retrouve les mêmes conceptions du rôle de l’homme et de la femme, du mariage et de la sexualité. Nous nous sommes servies du livre « Qu’est-ce que qu’une femme? » publié en 1961 et qui charrie les plus vieux préjugés et les mythes sacrés de la doctrine catholique, comme tous les autres livres d’ailleurs[20].

Les féministes rédactrices de Québécoises deboutte! choisissent d’aller à l’encontre des discours doxiques qui génèrent l’hégémonie en s’attaquant aux figures phares des médias de masse, dont Lionel Gendron est un représentant. Elles défont ainsi le mythe entourant le docteur et communicateur[21] qui fait de lui un médecin sympathique à la lutte des femmes. En ce sens, la référence à l’Église catholique est importante et clarifie l’argument : si Gendron propage des éléments essentiels de la doctrine catholique, il ne peut à la fois soutenir les revendications du féminisme et promouvoir le bien-être des femmes. Pour les féministes, l’incompatibilité idéologique des deux conceptions est trop fondamentale.

« Humour Noir » recoupe en tous points le projet contre-culturel qui s’élabore dans le champ intellectuel et littéraire élargi à la même époque, puisqu’il vise lui aussi à briser le consensus culturel, à se positionner « contre la culture ». Par exemple, le troisième article d’« Humour Noir » aborde la question des chansons populaires qui sont diffusées à la radio aux heures de grande écoute : « […] on n’a pas à écouter longtemps une émission populaire de radio pour entendre une chanson à l’eau de rose. Mais si on nous les sert si souvent, c’est bien parce qu’elles sont un instrument idéologique de la classe dominante de premier ordre […][22]. » Pour exemplifier leur propos, les rédactrices se servent de la chanson de Ginette Reno « Aimez-le si fort[23] » qu’elles adaptent en bande dessinée et intitulent « Berceuse pour les femmes ». Elles reprennent ainsi les paroles de la chanson, qu’elles illustrent présentant un chien incarnant celle qu’on identifie comme « la femme » dans la chanson. La chronique s’engage dans une entreprise visant à traiter de la situation des femmes québécoises, certes, mais plus spécifiquement par le biais d’une critique des canaux par lesquels leur aliénation se diffuse et se construit. Attaquant ainsi les médias de masse orientés, elles fondent les bases d’une réflexion critique dont un trouvera des traces dix ans plus tard, au sein de La Vie en rose.

« Quand Janette et les autres ne veulent plus rien savoir[24] »

Comme tout éditorial programmatique, le premier article de La Vie en en rose présente certains objectifs que souhaite atteindre l’équipe de rédaction. Parmi eux, « [tâcher] de faire à contre-courant, dans un monde où les communications sont de plus en plus centralisées et uniformisées, une presse subjective, une presse d’opinion[25] ». C’était en 1980, alors que débutait ce qui allait devenir l’une des productions médiatiques féministes les plus importantes du mouvement québécois. Sur cette base, établie en opposition au consensus qu’imposaient encore les médias traditionnels, on lançait La Vie en rose, « projet dérisoire, un misérable 24 pages dans une revue[26] qui tire à 6000 exemplaires et rejoint à peu près un millième de la population du Québec[27] ». D’abord artisanal, le magazine alternatif La Vie en rose débute fort modestement, puis passera de trimestriel à mensuel et tirera bientôt à 40 000 exemplaires. Beaucoup de changements s’opèrent au cours des sept années de publication, mais, toujours, La Vie en rose se dresse contre les médias de masse pour stopper les effets néfastes que produisent les médias traditionnels de grande consommation pour le mouvement féministe :

Les faits parlent d’eux-mêmes, disent les médias. À l’ère de l’objectivité électronique, des satellites, des banques de données et des sciences de la « communication », on se garde bien de parler de politique d’information. C’est le parti pris de ceux qui prétendent ne pas en avoir, qui nous renvoient un reflet fragmenté, amorti, étranger de la réalité pour « un public » qu’ils veulent passif, indifférent et amnésique.

À La vie en rose, nous n’avons pas le culte de l’objectivité. Des partis pris déclarés nous en avons, même plusieurs[28]

On le voit, La Vie en rose résiste. Envers et contre tous, elle ne cède pas à la tentation de normaliser son discours en fonction du format et du ton qu’imposent les médias traditionnels. Cette insubordination est revendiquée dès le premier éditorial[29]. Elle devient un thème récurrent qui sera souvent abordé et remis en question au cours des sept années de publication. À ce sujet, le numéro de septembre 1981 consacré au rapport des femmes avec l’information établit la position des rédactrices, qui prennent parti[30] :

Parti pris de déroger à la norme journalistique, au bon ton neutre et distancié des diseurs de nouvelles. Nous voulons plutôt décoder l’information officielle – qu’il s’agisse de décisions politiques, économiques ou autres, bref de ce que le pouvoir veut bien nous dire, ou encore du spectacle décousu et lointain qui tient lieu d’actualité internationale – nous voulons la resituer sous notre angle de vision, en fonction de nos intérêts, de notre réalité[31].

Le fait de créer une revue de manière autonome, sans commanditaire principal ou subvention importante[32], et sans être chapeauté par une entreprise mère, permet une grande liberté de presse et constitue d’emblée une manifestation d’insoumission à la doxa dont les textes témoignent aussi :

Parti pris également de rompre l’isolement. De dénoncer les conditions de vie intolérables, l’oppression, l’absence de pouvoir et de moyens, tout ce qui fonde l’ordre. Parti pris de gratter le « normal » pour mettre à jour les rapports de pouvoir et nommer les oppresseurs. Parti pris d’amener des points de vue, des pistes, des critiques, des textes et des images qui nourrissent nos réflexions et nos imaginaires et font avancer nos débats.

Et notre dernier parti pris : celui de persévérer. Parce qu’il faut continuer de réagir. Parce qu’il faut opposer à l’information majoritaire notre contre-information et, à tous les mots d’ordre qu’on nous serine, enfin, nos propres mots de désordre.

Une politique d’information ressemble toujours à une déclaration d’intentions. Plutôt que de servir à paver l’enfer, nous souhaitons que nos bonnes intentions permettent à nos lectrices, à nos collaboratrices de mieux comprendre notre projet, de le contester, de l’approuver ou de l’enrichir et bien sûr, de comparer ces objectifs au produit que nous publions tous les trois mois[33].

Les partis pris idéologiques exprimés dans le texte permettent l’émission d’une critique qui motive la formulation du dernier parti pris : celui de « persévérer », de poursuivre l’action et d’engendrer une réaction pour contrer le marasme des « autres », de ceux qui demeurent apathiques devant une société sclérosée. En fait, les trois revues à l’étude présentent le désir textuellement exprimé de traiter du fait féministe en se positionnant par rapport aux autres médias. Surtout, elles souhaitent créer un espace propice à cette intervention. Or, et on en fait état autant dans certains textes des revues à l’étude que dans l’onglet « à propos » du site Jesuisfeministe.com, ce lieu n’existe pas (ou n’existe plus) avant la création des revues. Les rédactrices mentionnent que l’idée derrière la création de revues est de combler les lacunes qui persistent en ce qui concerne les revendications du féminisme dans les médias et, plus largement, leur circulation dans le discours social. Cette position est en phase avec celle du blogue Jesuisfeministe.com, diffusé sur Internet depuis maintenant deux ans.

Jesuisfeministe.com : « Nos combats à nous, qui en parle[34] ? »

Le foisonnement de publications féministes des années 1970 et 1980 aurait pu mener à des percées médiatiques plus importantes, mais la décennie 1990 se présente plutôt comme une pause, un moment où les initiatives éditoriales issues de groupes populaires militants se transforment. Selon toute vraisemblance, cette période a néanmoins permis aux féministes de se préparer à l'application d'une nouvelle stratégie éditoriale arrimée à la prolifération des technologies, par lesquelles transitera désormais leur discours. Ainsi, Internet permettra d'interpeler un public potentiellement plus vaste et à moindre coût, en plus de dresser des ponts entre les générations de féministes. Ainsi, on voit l'apparition de sites Internet, tels que Sisyphe.org ou Jesuisfeministe.com, et le transfert vers la Toile de journaux ou de revues publiés d'abord sur support papier qui deviennent désormais disponibles uniquement en version numérique. Par exemple, la Gazette des femmes, l'organe officiel du Conseil québécois du statut de la femme, publiée dans sa version papier depuis plus de 30 ans, est maintenant diffusée uniquement et gratuitement sur Internet. Ce changement de support implique, voire induit, une modulation du rapport avec le discours pour les féministes. Mais change-t-il la façon de le construire et de le légitimer? De même, quel rapport le discours public des féministes entretient-il désormais avec les autres médias?

Les extraits cités précédemment en témoignent, l'autogestion et l’autofinancement accordent à l'entreprise une plus grande autonomie sur tous les plans, dont le plan éditorial, et viennent à constituer une thématique importante. Les rédactrices notent cette autonomie et, même, la revendiquent. En fait, c’est là qu’intervient l'ethos de la « battante », cette femme qui se bat sur tous les fronts pour aider la cause et octroyer à toutes les femmes plus d'autonomie. Cet ethos constitue l'un des topoï de la presse féministe et est présent dans les deux revues à l'étude. À cet égard, le cas de Jesuisfeministe.com est un peu différent. Le texte de présentation du blogue mentionne que le « projet a emballé les membres du jury de la bourse La Vie en rose 2008 qui ont vu dans cette correspondance tous les éléments nécessaires pour créer un blogue[35]». S'il représente un acte de sédition en ce sens que le site est bel et bien indépendant par rapport aux grands médias auxquels, souvent, il s’oppose, il n'en demeure pas moins que Jesuisfeministe.com ne fait pas de son autonomie un objet de revendication, pas plus qu'un combat. Bien sûr, il s'agit d'offrir aux jeunes féministes « une plate-forme où elles peuvent s'exprimer librement, furieusement et joyeusement [36]», mais ni l'ampleur du travail que représente la création d'un tel site ni son caractère onéreux ne s’inscrivent dans le discours de l'éditorial comme une thématique filée. Le travail acharné n'est pas, non plus, la pierre angulaire permettant la mise en place de stratégies discursives ou de techniques de rhétorique précises comme dans le cas des autres revues étudiées. L'idée derrière le blogue n'est pas de faire front commun afin de revendiquer l'autonomie par l'action ou de montrer un désir de libération des femmes. À tout le moins, ce que le discours laisse croire, c'est que les instigatrices et correspondantes du blogue sont autonomes; elles posent d'emblée une insubordination dont la preuve n’est plus à faire. L'idée, c'est de partager, de dialoguer, de poser et de répondre à des questions, mais sans nécessairement chercher à construire un mouvement sur la base d'une autonomie politique à acquérir. Malgré cela, le texte présente aussi un objectif explicite qui permet de lier Jesuisfeministe.com à ses prédécesseures:

Nous sommes de jeunes féministes dans la vingtaine et la trentaine. Nous sommes absentes des médias : on ne parle du féminisme qu'en montrant des femmes de l'âge de nos mères qui ont accompli de grandes choses et livré de grands combats. Mais nos combats à nous, qui en parle? […] Cette plate-forme électronique est toute désignée pour rejoindre des féministes qui, comme nous, se sentent un peu isolées[37].

En effet, au sein du blogue, la participante est sollicitée en tant que génératrice plutôt que réceptrice. La récursivité est donc un concept fondateur du blogue dont les assises se trouvent à être les commentaires de correspondantes issues du lectorat, plutôt que la lecture elle-même. Les effets sur le discours sont nombreux. La participation active des lectrices du blogue étant sollicitée d'emblée, les rédactrices ont conscience de s'adresser à un public plus vaste qui pourra potentiellement prendre part au projet de manière active; l'adhésion à l'équipe de correspondance, si elle est « totalement libre et volontaire », fait tout de même partie intégrante de l'initiative de Jesuisfeministe.com. Un journal Web implique la participation des lecteurs qui, simultanément à leur lecture, voient se créer un espace spécifiquement désigné pour accueillir leurs questions et leurs commentaires; la configuration du support induit le dialogue : « […] nous proposons une correspondance entre jeunes féministes qui écrivent depuis différents points du globe. Un échange sur nos vies et nos valeurs, sur ce qui nous différencie et nous unit[38]. » L'idée du regroupement transite principalement par l'échange plutôt que par l'acte de création d'une revue comme tel. Cela constitue un des grands intérêts du blogue : le regroupement n’est pas appelé, mais créé.

Le site consacre un onglet aux médias, où l’on classe différents articles qui concernent plus ou moins précisément les médias traditionnels. On y recense à ce jour 55 articles, où figurent des critiques, assez virulentes[39]. De manière générale, les auteures et collaboratrices du blogue tentent de faire entendre une voix féministe parmi les autres et de porter un regard féministe sur l’actualité[40], d’émettre une opinion concernant certaines manifestations médiatiques par rapport auxquelles les rédactrices se positionnent en relevant quelques mythes qui circulent dans le discours social via les médias de masse[41]. Elles espèrent ainsi les rendre plus visibles afin de les dénoncer et de faire exister concrètement le fait féministe — des jeunes féministes plus précisément — en lui donnant sa propre plate-forme médiatique. Les véritables prises de position sont effectuées par les abonnées du blogue qui réagissent aux publications et créent des discussions parfois polémiques. Certaines lectrices se reconnaissent dans les propos des collaboratrices, d’autres non, et entrent dans le débat pour le nourrir sur une base totalement libre, pour faire valoir leur opinion. De cette manière, il n’y a pas de ligne éditoriale à suivre dans le blogue, sinon le pari de se rassembler en un lieu qui permet la re-prise de parole publique des féministes.

Tel le « mode d’intervention dans le social[42] » qu’elle incarne, la revue est une manifestation concrète du désir d’entrer dans l’action; elle représente un lieu où les intellectuels autant que les groupes populaires expriment et développent leurs idées. Pour les féministes radicales, l’espace éditorial se présente comme un lieu où émerge, évolue et se diffuse l’idéologie. Se situant en dehors de toute contrainte — puisqu’il s’agit de projets autogérés — , la revue se pose, symboliquement, comme étant le lieu qu’il faut investir pour atteindre les sphères politique et sociale : il s’agit d’un lieu public d’expression et d’action, deux opérations qui s’effectuent récursivement. Elle participe aussi d’une dynamique de placement, de positionnement dans le champ selon des critères extralittéraires d’accès à la libre parole. Matériellement, la revue permet aussi une grande liberté à l’équipe de rédaction qui peut ainsi inscrire son idéologie de part et d’autre, c’est-à-dire autant à travers le texte que la mise en page. Dans une revue, ce qui relève du discursif comporte une dimension quasi métonymique, c’est-à-dire que le contenu énonce autant que le contenant. En ce sens, l’énonciation est polyphonique. En s'appuyant sur l'approche critique de Dominique Maingueneau dans Le discours littéraire : paratopie et scène d’énonciation (2004), il devient aussi possible de considérer la revue comme la scène de l’énonciation, comme une véritable scénographie que mettent en place les féministes. Maingueneau soutient que

quand on parle de scène d’énonciation, on [considère le processus de communication] de l’intérieur, à travers la situation que la parole prétend définir, le cadre qu’elle montre (au sens pragmatique) dans le mouvement même où elle se déploie. Un texte est en effet la trace d’un discours où la parole est mise en scène[43]

Dans son article « L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale » (1998), Emmanuel Souchier précise pour sa part que l’énonciation éditoriale ne « transmet pas, au sens technique du terme, mais [qu’elle] trans-forme. Elle postule une indétermination du sens et de la forme et [participe] activement à l’élaboration des textes. En d’autres termes, elle convoque une poétique de “l’image du texte” [44]». Les propositions de Souchier permettent d’envisager l’énonciation éditoriale dans sa complétude en considérant « l’image du texte » comme une composante qui octroie au texte une plus-value de sens, et non pas un deuxième sens. Pour cette raison, la question du support et de son traitement demeure centrale, car elle est particulièrement révélatrice du courant auquel la revue appartient : « […] le texte ainsi considéré présente une résistance physique, matérielle, une présence sociale et idéologique qui s’expriment à travers l’histoire et la culture. C’est toute cette épaisseur de l’écrit que convoque l’énonciation éditoriale[45]. »

En ce qui concerne les féministes radicales, la création de revues autonomes a permis d’émettre une parole critique qui s’oppose aux médias traditionnels, ce que soutiennent autant le discours dissident que la publication même de la revue. Subjective, subversive et séditieuse, l’entreprise éditoriale féministe a participé à soutenir un discours qui promeut un profond changement social. De cette façon, on peut dire que la création d’une revue représente une action en phase avec le projet féministe; elle participe non seulement à l’exemplifier, mais l’incarne. C’est en ce sens qu’il faut considérer la fonction politique des revues.

Depuis Québécoises deboutte! (1971) jusqu’à Jesuisfeministe.com (2009), les féministes ont tenté d’inscrire leur parole au sein d’organes de diffusion qui offrent une grande liberté de presse et qui permettent la critique sociale. Malgré les distinctions et l’importance relative de chacune, on note certaines constantes discursives d’une revue à l’autre qui s’articulent dans les textes par rapport à leur contexte de diffusion. L’idée de rompre l’isolement représente un leitmotiv de la presse féministe, un leitmotiv qui, même s’il se transforme, traverse les différentes initiatives. Il s’agit là d’une rhétorique qui permet à la fois de légitimer et de convaincre les lectrices du rôle essentiel que joue cette presse. On constate d’ailleurs qu’au sein des revues et du blogue, après trente ans de militantisme textuel, il demeure impossible de « séparer […] persuasion et appel à l’action[46]».