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Les Éditions François Maspero virent le jour à Paris en 1959. Né en 1935 et issu d’une famille d’universitaires renommés (son grand-père Gaston Maspero était égyptologue, son père Henri Maspero était sinologue, professeur au Collège de France), François Maspero était déjà propriétaire d’une librairie achetée en 1957, La Joie de lire. La guerre d’Algérie, qui marqua l’entrée en édition de Maspero, fut le noeud central de son engagement et de sa conception du métier d’éditeur. Parmi les premiers titres publiés dans sa maison, on trouve L’An V de la révolution algérienne de Frantz Fanon (1959), Le refus de Maurice Maschino (1960) ou encore Aden Arabie de Paul Nizan (1960). François Maspero fut avant tout identifié comme un éditeur politique, symbole d’une époque et d’un « esprit », celui des luttes pour la décolonisation, de mai 68 et de l’ouverture de l’université aux sciences sociales. Il publia et proposa dans sa librairie des livres qui allaient du pamphlet proche du tract (brochures des comités d’action des universités parisiennes, documents de formation communiste) à des livres qui, en dépit d’un format plus « classique », étaient porteurs d’un message politique très radical. La « Petite collection Maspero », emblématique de la maison, proposait entre autres des textes de Mao, de Paul Nizan, du Général Giap, de Charles Bettelheim, de Daniel Guérin, de Malcom X, de Franz Fanon, de Che Guevara et de Rosa Luxembourg. [fig. 1] Si les livres Maspero eurent un impact sur le paysage éditorial et intellectuel de l’époque et frappèrent les esprits, c’est également en vertu de leur aspect matériel : couverture, reliure, etc. Maspero fit par exemple un usage très développé des couvertures colorées [fig. 2] et de la photographie illustrative [fig. 3].

La mise en regard du travail typographique et du travail éditorial des Éditions François Maspero permet de dépasser le parallèle qui peut parfois être trop rapidement tiré entre des contenus politiques radicaux et des formats éditoriaux eux aussi contestataires. Plus spécifiquement, le travail éditorial et typographique de Maspero constitue un exemple intéressant de la tension très forte qui peut exister entre, d’un côté, un souci permanent de servir une cause politique anticapitaliste et anti-bourgeoise et, de l’autre, le goût pour les dimensions les plus « esthétiques » de l’édition. François Maspero justifiait l’usage de codes éditoriaux bourgeois — typographie classique, graphisme distingué — par le désir de « trahir la bourgeoisie », expression de Paul Nizan, chère à l’éditeur. Le décalage entre le contenu des livres et leur habillage visuel fournit une clé pour comprendre la conception de l’édition politique de François Maspero, tout en mettant à jour les contradictions de ce dernier et, peut-être, les contradictions de toute édition politique : le livre politique puise sa légitimité à des sources qui ne sont pas directement politiques. La tension entre le contenu proprement militant des ouvrages et leur forme matérielle était, chez Maspero, particulièrement manifeste pour la littérature : l’éditeur mit en place tout un appareil graphique et typographique élaboré selon des modèles de l’édition littéraire pour faire écho à la dimension la plus politique des textes. La description de la collection « Voix » et le format des livres qui y parurent entre 1960 et 1982, date du départ de François Maspero et de la refondation de la maison sous le nom La Découverte, montre que les choix de format et de mise en page relayaient le message politique de l’auteur, l’éditeur se mettant ainsi au service d’une littérature de combat. Ces ouvrages furent ainsi le lieu de réalisations matérielles de grande qualité, notamment sur le plan de la typographie, même si, paradoxalement, l’éditeur se trouvait dans l’impossibilité d’assumer en tant que tel le goût pour la part la plus esthétique du métier d’éditeur. Le hiatus entre le goût pour la « pure » typographie et la mission politique de l’éditeur trouva néanmoins une résolution dans la référence à un modèle artisanal d’édition, à l’opposé d’un modèle industriel et capitaliste. François Maspero associait en effet son travail typographique à celui d’un artisan-ouvrier du livre, dans la lignée d’éditeurs tels que Guy Levis-Mano.

Les formes de la littérature engagée

La collection « Voix » fut inaugurée en 1960, immédiatement après la création des Éditions Maspero. Elle posséda d’emblée un statut particulier : ce fut la seule collection de littérature de la maison, à l’exception de quelques tentatives très éphémères telles que « Action poétique ». Plutôt mineure en termes de chiffre d’affaires, elle figura toujours en bonne place dans le catalogue de la maison, apparaissant en troisième position dans le catalogue papier, après les « Cahiers libres », la collection d’essais la plus fameuse de la maison, et la collection « Textes à l’appui », qui réunissait des ouvrages de type universitaire. La poésie était majoritaire dans la collection « Voix » (52 %). En comptant les chants et chansons, la part de la poésie atteignait 60 %. À côté des nombreux titres de poésie furent publiés trois recueils de nouvelles (Mario Benedetti, Avec et sans nostalgie, Jesús Díaz, Les Années rudes, Victor Serge, Le Tropique et le Nord), une oeuvre de théâtre (Hocine Bouzaher, Des Voix dans la Casbah), un ouvrage de correspondances (Nazim Hikmet, De l’espoir à vous faire pleurer de rage) et un titre de mémoires (Les Mémoires de Géronimo) [fig. 4]. Plusieurs ouvrages de cette collection peuvent être qualifiés d’« hybrides » en termes de genres éditoriaux et sont à rapprocher des « beaux livres » : ils allient des textes proches du conte et des images (des dessins d’enfants dans Les enfants d’Algérie, édité par Nazim Hikmet en 1962, par exemple). Enfin, la collection compta également quelques essais : Caliban Cannibale de Roberto Fernández Retamar, les recueils d’articles de Tahar Ben Jelloun comme À l’insu du souvenir, ou encore L’Air des choses, de John Berger [fig. 5].

Dès sa création, la collection « Voix » se donna pour objectif de documenter les luttes menées autour du monde, à l’image de la ligne générale de la maison : Vietnam, Grèce, URSS, Turquie, Algérie, etc. L’inscription des textes dans un contexte politique contemporain (ou, si l’on préfère, « d’actualité ») était capitale : les textes étaient porteurs d’une mission politique et devaient servir la lutte révolutionnaire. Sur la quatrième de couverture du livre de l’écrivain salvadorien et militant communiste Roque Dalton, Les Morts sont de jour en jour plus indociles (1975), une citation de l’auteur tissait le lien entre poésie et révolution : « Je suis venu à la révolution par la voie de la poésie. Tu pourras arriver (si tu le désires, si tu sens que tu en as besoin) à la poésie par la voie de la révolution.[2] » [fig. 6] L’éditeur choisissait de mettre en avant les qualités proprement politiques des textes de la collection « Voix », visant à attirer le lectorat des livres des leaders révolutionnaires de la collection « Cahiers libres », par exemple.

Il ne s’agissait pas seulement de décrire les luttes mais aussi de défendre, en leur donnant une « voix », les peuples dont la culture disparaissait ou était en danger : Catalans, Lapons, Indiens d’Amérique du Nord et du Sud, Kabyles ou encore Québécois. Ces minorités nationales étaient associées à de véritables expériences de résistance populaire. L’argument politique qui justifiait la publication de ces « petits » peuples était le suivant : les langues et les cultures étaient mises en danger par les transformations socioéconomiques et culturelles provoquées par la dynamique d’expansion mortifère des pays impérialistes. Il fallait leur donner une « vitrine », les empêcher de disparaître. L’attention portée à la traduction et à la langue d’origine témoignait ainsi de la préoccupation des éditeurs pour la réhabilitation des cultures populaires, orales, menacées ou écrasées par une culture dominante. Parmi ces langues, il fallait compter les langues régionales comme le catalan et l’occitan, mais aussi des langues de cultures orales. Le recueil Poésie populaire des Andes fut rassemblé par la musicienne chilienne Violeta Parra, qui fit interpréter des chansons populaires par des musiciens chiliens, des anciens qui connaissaient encore les airs. Cette démarche de sauvegarde des cultures en danger recouvrait également une mission de « patrimonialisation ». La traduction d’une « petite » langue et la publication d’un texte en format bilingue étaient une manière de prolonger la sauvegarde de ces cultures et de dénoncer la hiérarchie entre les langues dites dominantes, celles des cultures impérialistes notamment, et les langues dites dominées, qui avaient plus de difficultés à trouver les lieux et les conditions de leur énonciation. Plusieurs ouvrages d’anthologie étaient ainsi proposés en version bilingue : Les chansons de la nouvelle résistance espagnole ; le Romancero de la résistance espagnole ; le Romancero occitan, les Poèmes kabyles anciens, la Poésie populaire des Grecs ; Il nous reste la mémoire : poèmes argentins de l’exil [fig. 7]. Certains auteurs étaient publiés avec la langue d’origine et la traduction française en vis-à-vis : Je demande la paix et la parole, de Blas de Otero (espagnol et français), La Peau de taureau de Salvador Espriu (français et catalan), ou encore Poèmes kabyles anciens, une anthologie réunie par Mouloud Mammeri. L’édition en version bilingue était un procédé éditorial et un geste politique dont la fonction était de réhabiliter la langue de l’auteur en la plaçant sur le même plan que le français. La présentation sur la même page des deux textes invitait le lecteur à un va-et-vient incessant entre les deux versions du texte. Ce n’était pas seulement un geste à destination de ceux qui étaient capables de lire le poème dans les deux langues; l’important était de révéler les textes avec leur accent original, de faire entendre ces « voix » qui étaient tenues au silence. L’inscription du texte dans sa version originale rappelait au lecteur que les mots existaient, que, quelque part, quelqu’un les avait prononcés, que les poèmes étaient chantés, que les chants portaient l’espoir de ceux qui les entonnaient. Imprimer le texte, c’était paradoxalement le rendre « audible ». La lecture à haute voix pouvait notamment être associée à une forme d’expression du peuple reprenant en choeur les chants révolutionnaires[3]. De manière générale, le passage à l’oralité, appelé par la présence du texte non traduit, signait la mise en valeur d’une forme populaire de poésie : la poésie comme arme était une poésie déclamée, dont les rythmes étaient scandés par le peuple résistant. Faire entendre plutôt que faire lire traduisait une forme de rupture avec une conception bourgeoise du texte, un renversement qui ne manquait pas d’ironie pour un éditeur de livres.

Si la mise en page des traductions révélait une créativité éditoriale très grande, adossée à une posture militante clairement affirmée, la variété des formes proposées dans cette collection constituait une autre spécificité remarquable. « Voix » accueillait des poèmes, des romans et des chansons (souvent « populaires »), mais elle proposait également la reproduction de dessins et de photographies. Un exemple du travail éditorial de mise en page du texte et de l’image est le Septième homme, de John Berger, Jean Mohr et Sven Blomberg, paru en 1976 [fig. 8]. Ce livre mêlait le genre de l’essai politique et celui du livre de photographies autour d’un sujet précis, celui de l’exploitation de la main-d’oeuvre immigrée dans les pays occidentaux. Les évolutions techniques de l’édition au tournant des années 1960 permettaient désormais aux éditeurs de confectionner des livres dans lesquels les photos pouvaient être directement insérées dans le texte[4]. Le modèle « révolutionnaire », dans ce domaine, était la collection « Microcosme » dirigée par Chris Marker; le cinéaste, proche de François Maspero, avait abandonné le cahier séparé de photographies pour lier texte et photos dans une même page, introduisant ainsi un rapport inédit entre texte et image, qui appelait à rompre la hiérarchie entre ces deux niveaux. Les évolutions techniques de l’impression et de la mise en page permettaient aux livres de « littérature » de devenir de véritables « beaux livres ». Enfin, dans la collection « Voix », certains ouvrages étaient accompagnés d’un enregistrement sonore sur disque; par exemple, les textes d’Eugène Pottier, publiés en 1966, étaient assortis de lectures de Simone Bartel. La publication dans une même collection des deux « objets », livre et disque, était une façon de refuser implicitement l’opposition entre oral et écrit. La collection « Voix » se proposait de revenir sur cette séparation et faisait la promotion des textes qui n’étaient pas purement littéraire ou qui sortaient du canon littéraire classique.

Dès lors, l’attention portée aux aspects esthétiques des livres ne venait pas s’ajouter dans un deuxième temps au texte et au message politique de l’auteur. On n’avait pas affaire ici à une succession de logiques indépendantes les unes des autres, dans laquelle la logique artistique ou esthétique viendrait en dernier lieu. Dès sa conception, le livre combinait, dans un ordre variable, la qualité intellectuelle, la pertinence politique et l’émotion artistique provoquée par l’agencement du texte et de l’image sur la page. À la force des accents militants du texte devait répondre un travail typographique le plus abouti possible, adossé à des modèles éprouvés et à une tradition extrêmement classique.

Une typographie classique

Les éditions bilingues, quand elles concernaient des langues écrites dans un alphabet non latin, étaient l’occasion de prouesses techniques dont François Maspero n’hésitait pas à vanter le caractère particulièrement audacieux et difficile : « Pour tel livre dont une partie était en langue kabyle, il n’aura pas fallu faire fondre en Angleterre moins de 32 caractères originaux par la Société Monotype[5]. » Beaucoup d’efforts étaient ainsi placés dans la confection des livres, depuis le choix des illustrations jusqu’à la typographie, en passant par la mise en page[6]. Ces opérations devenaient encore plus complexes quand, comme dans le cas d’un texte kabyle, l’édition bilingue réclamait la fabrication de caractères d’un alphabet différent. Ces éléments — édition bilingue, alphabet étranger — apportaient une plus-value esthétique forte qui augmentait le prestige proprement littéraire de la collection.

Ces efforts furent distingués en 1970 par le Comité permanent des expositions du livre et des arts graphiques français. Voici comment était présentée, dans le catalogue des Éditions Maspero de 1971, la fameuse « distinction » :

Le Comité [P]ermanent des [E]xpositions du [L]ivre et des [A]rts [G]raphiques [F]rançais qui sélectionne chaque année les livres qui par « l’esprit créateur, les qualités graphiques, l’effort d’invention et la réalisation matérielle » « honorent l’édition française » (!) a retenu parmi les cinquante livres de l’année :

  • en 1966 : M. Taos Amrouche, Le grain magique;

  • en 1967 : Paul Nizan, Les chiens de garde; Marcel Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque;

  • en 1969 : Mouloud Mammeri, Les isefra, poèmes de Si Mohand ou M’hand[7].

Les livres distingués par le Comité, choisis pour leur qualité esthétique et matérielle, étaient également des livres au caractère politique très marqué, ce que le Comité taisait. Maspero relevait par un simple point d’exclamation tout le choc de se trouver ainsi appelé à rejoindre les rangs officiels d’une « édition française » dont il dénonçait par ailleurs la couardise politique. Il était impossible, pour un éditeur affichant toutes les marques du refus du décorum bourgeois et brandissant l’« utilité » de la littérature, de recevoir une distinction remise par une instance officielle qui appréciait la qualité technique ou éditoriale des livres indépendamment de leur contenu politique. Certes, l’attention portée à la mise en forme et aux accompagnements des textes publiés par les Éditions Maspero était manifeste, par exemple dans la collection « Voix ». Cette collection de littérature et les choix d’éditions bilingues, d’un graphisme classique et d’une typographie élégante témoignaient du goût indéniable de l’éditeur pour la part la plus esthétique entrant dans la confection des livres. Mais ce travail devait servir un objectif politique officiel et ne pouvait être justifié qu’en fonction de cet objectif. Maspero ne fit pas appel, c’est significatif, à des modèles de l’époque qui, eux, développèrent un graphisme politique et affiché comme tel. C’est notamment après 1968, sous l’influence des montages et détournements des situationnistes, qu’une esthétique liée à la contre-culture des années 1970 vit le jour[8]. Elle était dominée par les illustrations, qui occupaient volontiers toute la couverture, utilisaient des couleurs très voyantes et contrastées et étaient réalisées par des dessinateurs influencés par le développement de la bande dessinée. Ce nouvel expressionnisme était particulièrement bien incarné par les couvertures des Éditions Champ libre (réalisées par Alain Le Saux, André François, Jean-Marc Reiser ou Roland Topor). Maspero, lui, puisa à des formes non directement politiques et s’intéressa à la typographie en elle-même, à une époque où celle-ci prenait un essor nouveau sous l’impulsion de grands graphistes tels que Pierre Faucheux ou Massin.

À partir des années 1950, après les périodes de pénurie de la guerre et de l’immédiat après-guerre, les éditeurs français se mirent à réfléchir aux possibilités de perfectionner la présentation des textes et la qualité des illustrations. Les impulsions vinrent du côté le plus commercial de l’édition, des Clubs du livre notamment, où furent embauchés des graphistes de renom. Massin fut d’abord directeur artistique du Club du meilleur livre, puis directeur artistique de Gallimard dès 1958[9]. Quant à Faucheux, il fut directeur artistique du Club français du livre à partir de 1947, où il s’efforça d’appliquer la méthode des tracés régulateurs de Le Corbusier au livre. Il abandonna les illustrations agressives pour une « iconographie symbolique » qu’il accompagna de recherches typographiques audacieuses : « L’influence de Faucheux est considérable sur les jeunes éditeurs, qui découvrent la nécessité de concevoir les livres comme des projets unitaires, dont les paramètres typographiques sont à prendre en compte dès l’origine [10]. » Si les innovations graphiques procédèrent dans un premier temps d’une logique commerciale, stimulée par les demandes des clubs, elles purent ensuite inspirer l’édition plus littéraire. Les éditeurs comprirent l’intérêt, y compris commercial, qu’ils avaient à renouveler l’identité graphique de leurs ouvrages[11]. En retour, certaines techniques et styles graphiques devinrent la marque d’une édition de qualité, esthète et savante. Les innovations graphiques, issues parfois du pôle le plus commercial de l’édition, furent ainsi transposées à des ouvrages non commerciaux et permirent à certains éditeurs de développer leurs propres signes de distinction.

François Maspero ne faisait pas exception et ses choix typographiques doivent être replacés dans ce mouvement de réflexion sur le développement du graphisme en France. Pour lui, les éditions Pauvert faisaient exception dans le milieu des éditeurs français, où, jugeait-il, les recherches et les innovations graphiques étaient très pauvres en comparaison d’autres pays à la tradition unanimement reconnue[12]. Le retard des Français était criant par rapport à la Suisse, mais également l’Allemagne, la Tchécoslovaquie, la Pologne et l’Italie, aux traditions graphiques très élégantes. Sensible à la fois à l’histoire du graphisme et à son application dans la fabrication des livres, François Maspero s’efforçait d’emprunter à certaines de ces traditions des éléments formels pour orner ses propres collections. La couverture de la « Petite collection Maspero », collection emblématique dont les premiers titres parurent en 1967, était directement inspirée du graphisme de la maison allemande Suhrkamp[13]. Parmi ses références françaises, Maspero citait la collection « Poètes d’aujourd’hui » de Pierre Seghers, dont il admirait la maquette, et, pour l’audace technique de la continuité entre texte et photo, les « Microcosmes » du Seuil. Sa rencontre avec des graphistes reconnus fut l’occasion d’alimenter son souci de la présentation et de la maquette des livres — Delpire lui donna quelques bons conseils pour réaliser des affiches pour sa librairie[14]. À côté de la maquette des livres, l’éditeur était, en outre, sensible à la typographie. Là encore, l’utilisation de caractères élégants et sobres n’était pas écartée. Par exemple, le caractère Vendôme, fondu au début des années 1950 (à la fonderie Olive), fut utilisé pour les premiers « Cahiers libres »; il était caractéristique d’une typographie de style Renaissance, très classique et très élégante[15]. L’attention portée aux dimensions matérielles des livres, graphisme et typographie, nécessitait des partenaires dont la compétence technique était à la hauteur des ambitions de l’éditeur. Les couvertures étaient ainsi imprimées chez un imprimeur différent de celui qui était chargé d’imprimer les textes, ces deux opérations ne requérant ni les mêmes machines ni le même papier.

Le travail typographique

Le rapport que François Maspero entretenait avec la part technique et matérielle de la fabrication des livres et la maîtrise, totale et personnelle, de celle-ci, s’exprime parfaitement bien dans le texte suivant, extrait de son autobiographie :

Fabriquer un livre aura toujours été pour moi le fruit d’un travail des mains et des yeux, autant que celui d’une technique où l’esprit commande des machines. Je parle d’un temps où le texte arrivait à l’état brut. Tapé à la machine le plus souvent, certes, mais plus souvent encore couvert de corrections et de rajouts, voire complété de collages. Parfois même carrément manuscrit, telles les préfaces de Sartre, sur de grandes feuilles quadrillées. À celui qui le publie d’ordonner d’abord ce paquet confus, c’est-à-dire de « préparer la copie », longue tâche qui implique d’entrer dans le fond du texte, signe par signe, mot par mot, phrase par phrase, alinéa par alinéa, chapitre par chapitre, pour lui donner sa forme. D’en fixer ensuite les caractères, les lignes et les blancs. D’en prévoir la disposition sur la page. De dessiner la couverture, d’en décider le format. Et ainsi de suite. Le texte n’est pas de la terre glaise, mais ce travail s’apparente quand même à celui du potier qui passe du tour à l’émaillage et à la cuisson. […] Fabriquer un livre, c’est sentir que quelque chose naît là qui n’était pas avant, et qui est davantage qu’un objet[16].

Ce texte, qui détaille avec minutie les différentes étapes du passage d’un texte manuscrit à un livre, évoque le temps des débuts de la maison d’édition, pendant lesquels « fabriquer un livre » représentait une « longue tâche » réclamant l’investissement corporel entier de l’éditeur (« un travail des mains et des yeux »)[17]. Travail long, précis, travail de lecture autant que de dessin, travail à chaque livre recommencé, l’édition est ici présentée comme un métier en grande partie artisanal, ce que suggère la référence à l’image du potier[18]. La matière brute de l’éditeur, à l’image de la glaise, est le texte de l’auteur qui, avant de passer sous le regard de l’éditeur et les machines de l’imprimeur, n’a pas de forme, n’est pas encore organisé en lignes, pages, cahiers, etc. L’éditeur « fabrique » le livre, lui donne corps. La description des différentes étapes nécessaires à cette opération correspond à une représentation artisanale, c’est-à-dire traditionnelle, du métier d’éditeur, présent à toutes les étapes de la fabrication du livre. Effectués par l’éditeur lui-même, les travaux les plus matériels de l’édition tels qu’ils sont ici décrits viennent rompre avec une image de l’éditeur qui, dès le xixe siècle, s’est distingué de l’imprimeur-artisan et du libraire et qui est désormais défini comme un individu aux commandes d’une chaîne d’activités, un « intermédiaire intelligent entre le public et tous les travailleurs qui concourent à la confection d’un livre[19] », maniant davantage le discours que la presse à bras. Dans un autre extrait, François Maspero prolonge le retour à la figure de l’éditeur-imprimeur en évoquant Guy-Lévis Mano, poète, traducteur et typographe français :

J’ai eu l’envie tout artisanale d’aller plus loin que de vendre, celle de faire moi-même, et le plus possible sans intermédiaires. Cela n’avait rien de politique. Longtemps, j’ai rêvé d’avoir ma propre presse et de composer, d’imprimer moi-même. J’aimais Guy-Levis Mano, qui avait son atelier dans une cour du quartier Montparnasse. [...] J’aurais voulu cela : que toute la chaîne du travail passe physiquement par moi, mes mains, ma tête, mon corps. Je l’ai fait, je le fais toujours, mais seulement en partie, puisque si j’ai travaillé dans les ateliers d’imprimerie avec les linotypistes, les protes, les clicheurs et les conducteurs, si j’ai toujours fait tout ce qui concernait le graphisme et la typographie, plomb ou offset, je n’ai jamais imprimé moi-même, j’ai été seulement, le plus possible, en contact tactile avec les presses[20].

Ce récit autobiographique présente des références prestigieuses et le désir de l’éditeur d’arriver à situer son propre travail dans une lignée d’éditeurs « traditionnels ». Ces modèles éditoriaux penchent du côté des toutes petites maisons artisanales où l’éditeur fait tout, depuis le choix du texte jusqu’au travail sur la presse et la diffusion : Guy Lévis-Mano, cité dans le texte, mais aussi, les Éditions Rougerie, créées en 1948 par René Rougerie. Le modèle opposé est, on le devine en filigrane, celui des grands éditeurs parisiens, éditeurs bourgeois par excellence, éditeurs gestionnaires, éditeurs « de salon » aussi. L’éditeur-artisan, à la différence du « grand » éditeur, n’est pas seulement celui qui contrôle toutes les étapes de fabrication du livre mais surtout celui qui est présent physiquement à chacune de ces étapes, depuis le travail sur les manuscrits, jusqu’à l’impression et la vente (d’où l’importance pour Maspero d’adosser son travail d’éditeur à sa librairie).

Le personnage de Felipe Gral, tel qu’il est décrit dans le roman de François Maspero, Le Figuier, permet de comprendre en partie l’origine de la fascination pour l’investissement physique et corporel dans le métier tel qu’il a été décrit ici. La première rencontre entre le jeune Manuel Bixio, personnage principal du roman et double de Maspero, et le vieil homme est l’occasion d’une description très détaillée de la grande silhouette de l’éditeur qui, paradoxalement, n’est pas courbé sur sa presse mais sur une guitare. Peu importe, l’incongruité du moment livre le détail du corps où se fixe la condition d’artisan et, par le truchement de l’instrument de musique, celle d’artiste : la main.

Manuel voit d’abord la main droite qui repose encore, ouverte, à plat sur la guitare : large, impressionnante; ce qu’on appelle une « main en battoir », main de lutteur ou de terrassier, paluche — et le contraste avec l’agilité technique requise par la musique qu’il vient d’entendre le frappe[21].

La première partie du corps que le personnage de Manuel aperçoit, ce sont en effet les mains de l’éditeur. Pour Manuel, le choc est très grand entre la vue d’une main massive et la perception de la virtuosité dont elle est capable. C’est ce paradoxe, qu’une main si rude, si peu soignée, grosse même, puisse s’appliquer à un ouvrage minutieux — ne pas rater les cordes rapprochées de la guitare — et produire quelque chose de délicat, qui produit un effet de surprise mêlé de fascination sur le jeune éditeur. Car les mains puissantes de Felipe Gral ont les caractéristiques de professions socialement très éloignées des professions intellectuelles. Ce sont des mains de lutteur ou de terrassier, pas d’intellectuel et encore moins de musicien. Le recours à la main pour parler des ouvriers ou des artisans est ainsi récurrent dans les récits (autobiographiques ou de fiction) de François Maspero. On peut difficilement manquer de rappeler ce passage de son autobiographie, LesAbeilles et la guêpe, qui met en perspective les dispositions intellectuelles cultivées héritées de l’éditeur et le regret de ne pas compter parmi ses ancêtres une figure d’ouvrier : « Je ne vois, dans ce défilé [d’aïeux], aucun travailleur manuel. J’aurais aimé évoquer un oncle ouvrier, ou au moins quelque artisan tonnelier, charpentier, qui aurait chaleureusement guidé ma main, droite ou gauche : mais rien[22]. » La « lignée » Maspero est purement intellectuelle : aucun ouvrier et encore moins d’artisans.

Bien entendu, l’absence d’ancêtres ouvriers ou artisans dans la famille n’exclut pas la présence d’une forte disposition artistique. François Maspero avait été, depuis son enfance, entouré de livres et habitué à la fréquentation des formes artistiques les plus diverses. Le goût de l’illustration peut sans doute être replacé non seulement dans un cadre cultivé mais aussi dans une pratique artistique familiale. Dans Les Abeilles et la guêpe, Maspero rappelle que son père, sinologue, dessinait les caractères chinois ; Jean, son frère, savait lui aussi dessiner[23]. On peut se demander si cette disposition artistique, formée dans la famille, ne fut pas, dans le cas de Maspero, réinvestie dans le métier d’éditeur politique sous la forme d’un rapport artisanal, physique, à son métier et à une attention très grande portée aux dimensions les plus matérielles et concrètes de la fabrication des livres.

Néanmoins, comme on l’a souligné, la fabrication artisanale des livres devait servir un objectif politique précis. Or, l’effort fourni par l’éditeur pour coiffer les textes d’un habillage graphique extrêmement soigné passait plus ou moins inaperçu, lui retirant la possibilité de faire valoir la somme de travail personnel investie dans la confection des livres. François Maspero ne cessait de rappeler, dans divers documents, que le travail réclamé était double : il fallait produire de beaux et bons livres, et il fallait les produire sans les outils techniques, financiers ou humains de la grande édition. Le travail nécessaire pour atteindre un tel objectif restait sous silence, laissant parfois à l’éditeur le goût amer de l’absence de reconnaissance. Il déplora d’ailleurs à plusieurs reprises l’injustice qui lui était faite : comment pouvait-on manquer de remarquer la facture extrêmement soignée des livres, et, dès lors, d’en déduire l’investissement total de l’éditeur? Il s’agissait moins, pour François Maspero, de réclamer l’admiration du résultat strictement esthétique de son travail — ce que des voix officielles du graphisme français n’avaient pas manqué de faire en 1970 — que d’obtenir la reconnaissance de son investissement personnel dans cet exercice, trace de son engagement profond au service des auteurs et de leur message. C’est ce qui transparaît dans une note datée de septembre 1970 (reproduite dans le catalogue des éditions de 1971) :

Si je publie les textes ci-après [il s’agit d’une liste d’extraits de presse très critiques, voire violents, sur les éditions Maspero], dont de toute façon le lecteur s’amusera, ce n’est pas par goût du racolage facile, ce n’est pas non plus par masochisme ou par vanité et fausse humilité. Je crois qu’au-delà de leur insignifiance, ils traduisent une réalité que nous tous, dans notre groupe, ressentons amèrement : à quel point un travail qui est tout en méticulosité et en assiduité, qui tient à la fois du labeur patient et toujours répété de l’ouvrier spécialisé et de l’effort continuellement renouvelé du chercheur, n’est vu, compris, de l’extérieur, que dans le dérisoire et l’insignifiant. Nous sommes au carrefour de deux exigences, de deux « patrons » — l’auteur et le public — façonnant sans cesse mieux notre travail pour les servir plus correctement. Mais qui parle quelquefois, à notre sujet, de ce que sont nos vraies préoccupations : faire connaître des voix étouffées; permettre d’explorer dans une discussion une voie encore inconnue; apporter des instruments de travail qui ne soient ni bluff, ni bâclages, ni mensonges; plier la typographie, la mise en page, la disposition des images et des caractères au service de la meilleure compréhension du texte? Et par exemple : pour tel livre dont une partie était en langue kabyle, il n’aura pas fallu faire fondre en Angleterre moins de 32 caractères originaux par la Société Monotype; pour mettre au point la maquette de la collection « Théorie », il aura fallu, après bien des tâtonnements, une dizaine d’essais d’impression sur la presse à épreuves de projets divers; un livre de 800 pages que nous ne citerons pas, aura été revu par quatre traducteurs différents pendant cinq ans...

[...] Ce lent et rude travail de vieil artisan parisien, à deux pas de la rue Saint Jacques qui vit naître les premières images imprimées[24].

Ce texte fait la part belle à deux personnages importants du point de vue des catégories politiques de l’époque, l’artisan et, plus encore, l’ouvrier. L’« extérieur », d’après ce texte, était aveugle au fonctionnement et au travail fourni par les éditions Maspero. Ce que les lecteurs, les critiques, les commentateurs voyaient, ce n’étaient « que » des livres, à en croire l’éditeur. Derrière ces objets résidait pourtant le « labeur patient et toujours répété de l’ouvrier spécialisé et [...] l’effort continuellement renouvelé du chercheur [...] [25]». Se coiffant des deux étiquettes d’ouvrier-artisan et de chercheur dans le texte qui est cité ici, François Maspero endossait du même coup les représentations habituellement associées à ces deux métiers : travail répétitif, manuel, travail sur les machines de l’ouvrier d’un côté, et, de l’autre côté, travail réflexif, imaginatif, purement spéculatif du chercheur. La pénibilité du travail, conséquence d’un investissement exceptionnel, devenait dès lors la marque de l’honnêteté de l’artisanat véritable, contrastant avec le relatif confort de l’édition bourgeoise. La figure de l’ouvrier, dans le contexte français des années 1960 et 1970, appelait une solidarité politique de la part des lecteurs du petit texte cité.

Si une certaine contradiction pouvait apparaître dans le fait de publier des textes très politiques avec une typographie classique, qui empruntait aux modèles les plus traditionnels de l’histoire de l’imprimerie, l’édition exercée en partie sur un mode artisanal tirait l’éditeur du côté des artisans et des ouvriers. La part « concrète » du métier d’éditeur, le travail sur le texte, éloigne peu à peu la figure du chercheur, si fascinante soit-elle, pour faire émerger d’autres figures, politiquement plus dignes de confiance que celle de l’éditeur bourgeois. Maspero désespérait de faire savoir combien son attention à faire de beaux livres n’avait qu’une raison d’être, celle de « faire connaître des voix étouffées ».

Figure 1

Couvertures de la « Petite collection Maspero » : Partisans, Garde-fous arrêtez de vous serrer les coudes (1975) ; Frantz Fanon, Les damnés de la terre (1968 [1961]) ; Louis Althusser et Etienne Balibar, Lire le CapitalI (1968) ; Paul Nizan, Aden-Arabie (1973 [1960]).

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Figure 2

Couverture de Elise Marienstras, Les mythes fondateurs de la nation américaine, coll. « Textes à l’appui », 1977. L’illustration de couverture représente « Miss Liberty », aquarelle sur papier (extrait du catalogue illustré « The Abby Aldrich Rockefeller Folk Art Collection », Colonial Williamsburg, Virginie, 1957).

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Figure 3

Couverture de S. F. Nadel, Byzance noire. Le royaume des Nupe au Nigéria, coll. « Bibliothèque d’anthropologie », 1971. L’illustration de couverture représente une statue en bronze de Jebba (extrait du catalogue de l’exposition « Afrique », Musée des Arts Décoratifs, Paris, 1964).

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Figure 4

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Couvertures de la collection « Voix » : Carlos Droguett, Eloy (1977) ; Jamil Almansour Haddad, Avis aux navigateurs (1977) ; Yannis Ritsos, La maison morte et autres poèmes (1972) ; Taos Amrouche, Le grain magique (1976 [1966]).

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Figure 5

Couverture de Caliban Cannibale de Roberto Fernández Retamar (1973).

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Figure 6

Couverture de Roque Dalton, Les morts sont de jour en jour plus indociles (1975).

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Figure 7

Poèmes kabyles anciens, anthologie bilingue établie par Mouloud Mammeri (1980).

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Figure 8

Couverture de John Berger et Jean Mohr, Le Septième homme (1976) et extrait du livre (page 17). L’illustration de couverture représente une photo coupée : « … L’émigrant coupe sa photo en deux, en donne une moitié à son “guide” et garde l’autre. Une fois en France, il l’envoie à sa famille, pour montrer qu’il est arrivé sain et sauf. La famille verse alors au passeur la somme fixée. »

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