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À l’approche de l’anniversaire du demi-millénaire de la publication de l’editio princeps de L’Utopie de Thomas More[1] – livre qui a fait l’objet d’une quantité infinie de traductions et d’éditions[2] et qui a donné naissance à un genre littéraire, à un concept crucial de la philosophie politique et même à un vocable du langage courant –, il importe de rappeler qu’il s’agit d’abord et avant tout de cela, c’est-à-dire d’un livre, d’un objet matériel qui, dans la configuration très particulière de ses éditions originales, pourrait posséder en soi, comme on le verra bientôt[3], une valeur utopique aussi, sinon plus importante que la description de la société utopienne qui fait l’objet du monologue de Raphaël Hythlodée au Livre II et qui a fait la renommée de l’ouvrage[4]. En d’autres mots, l’utopie de L’Utopie – au sens à la fois d’idéal et de non-lieu paradoxal – se trouverait moins, selon nous, dans l’île d’Utopie elle-même (qui n’existe pas) que dans cette tentative – foncièrement humaniste – de vaincre l’insularité du livre imprimé (qui, lui, existe bel et bien). La très vaste majorité des innombrables éditions modernes de L’Utopie présente cependant un visage très différent des premières éditions[5]. On remarque notamment que tous les éléments qui forment ce que la critique morienne appelle les parerga, à savoir les lettres des amis humanistes de More, les poèmes et les gravures qui encadrent diversement les éditions originales, sont systématiquement éliminés[6]. Et il en va de même pour les nombreuses annotations marginales[7], attribuées à Érasme ou à Pierre Gilles, qui n’apparaissent pas dans les éditions modernes[8]. Les nombreuses amputations et reconfigurations éditoriales des éditions originales de L’Utopie paraissent extrêmement significatives : elles nous semblent notamment liées à une mécompréhension de la conception différente du livre imprimé qui a prévalu dans les premières décennies de l’extension de cette technologie en Europe, tout particulièrement dans les cercles humanistes. Cette mécompréhension s’explique sans doute par l’émergence graduelle de la conception moderne, plus franchement visuelle, du livre; par « l’invention de l’auteur » (au sens moderne, plus individualiste et autonomiste); enfin, par les transformations qui en résulteront pour l’univers de ce qu’on appelait alors les « bonnes lettres ». Ces transformations sont notamment perceptibles dans l’évolution des lectures qu’on a faites de ce livre amputé et reconfiguré qu’est devenue L’Utopie après la Renaissance : on en proposera, en effet, le plus souvent, soit une lecture qui tendra à privilégier le monologue du personnage de Raphaël au Livre II de L’Utopie[9], que certains commentateurs ont lu comme une forme de manifeste sociopolitique représentatif de la pensée de l’auteur, soit des lectures plus relativistes qui considéreront l’ouvrage comme une oeuvre de fiction appartenant à ce qu’on appellera, bien plus tard, la « littérature ».

Ces interprétations anachroniques ne tiennent cependant pas compte du fait que ce livre, dans ses premières éditions, propose une dynamique de lecture très particulière, beaucoup plus paradoxale, dialogique, voire utopique, que ne le laissent entendre ces lectures centrées sur le contenu sociopolitique utopien du Livre II, ou sur sa prétendue appartenance au genre littéraire de l’utopie. Une analyse attentive des caractéristiques de ces premières éditions – celle de Thierry Martens à Louvain en 1516, celle de Gilles de Gourmont à Paris en 1517[10], mais surtout celles, plus achevées, de Johannes Froben en mars et en novembre 1518 à Bâle[11] – permettra de mettre en lumière cette dynamique de lecture rendue possible par la structure éditoriale et typographique sophistiquée du texte, structure quasi interactive – inspirée par ce que nous avons appelé la conception dialogocentrique du livre, et de l’homme, chez les humanistes de la Renaissance[12].

À l’aide de tableaux emboîtés les uns dans les autres, nous avons tenté ici de reproduire cette structure dialogique à plusieurs niveaux qui, comme on le verra bientôt, possède le pouvoir de renouveler la lecture qu’on peut faire de cette utopie faite livre.

La structure éditoriale des premières éditions de L’Utopie (1516-1518)

La structure éditoriale des premières éditions de L’Utopie (1516-1518)

Les différents niveaux et axes de « dialogues » dans les quatre éditions originales de L’Utopie

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Un tel tableau ne donne cependant qu’un aperçu bidimensionnel de la dynamique multidimensionnelle de lecture créée par les divers niveaux d’interaction que tente de reproduire dans ses pages ce livre multiforme. Il importe donc de décrire plus en détail les sept axes de « dialogue » que nous y avons identifiés.

Le dialogue éditorial « externe » de L’Utopie

Rappelons d’abord que L’Utopie s’inscrit elle-même dans une forme de dialogue éditorial externe plus vaste, du fait qu’elle constitue le second volet d’un diptyque amorcé quelques années plus tôt par le célèbre ami de More, Érasme, avec son Éloge de la folie, dédié à More. L’Utopie devait en effet constituer un éloge de la sagesse[13] en réponse au MoriaeEncomium qu’Érasme avait rédigé chez More et publié la première fois à Paris en 1511 chez Gilles de Gourmont, éditeur de la deuxième édition de L’Utopie. Véritable « best-seller » européen, L’Éloge de la folie a fait l’objet de très nombreuses rééditions, incluant la très importante édition révisée et augmentée que propose Froben – éditeur des troisième et quatrième éditions de L’Utopie – en 1516, l’année même de la parution de L’Utopie chez Martens.

Le frontispice de l’édition Froben de 1515 de L’Éloge de la folie

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Page titre de l’édition Froben de L’Utopie en novembre 1518[14]

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Ce premier niveau de dialogue entre ces deux livres et ces deux auteurs illustre, comme l’a montré l’historienne Lisa Jardine[15], que la publication de L’Utopie était un événement littéraire et éditorial planifié, le produit d’une forme prémoderne de mise en marché et de « réseautage social », comme l’indiquent d’ailleurs explicitement la correspondance entre ces auteurs, mais aussi le libellé initial quasi identique des titres des deux ouvrages[16], les dédicaces et contributions épistolaires et poétiques des nombreux amis humanistes impliqués dans le « coup » de L’Utopie, et même un autre diptyque, iconographique celui-là, commandé au peintre flamand Quentin Metsys et offert à More la même année[17].

À l’autre bout historique de ce dialogue éditorial « externe » au livre lui-même, il faudrait aussi prendre en compte la postérité de ce petit opuscule qui, comme on le sait, a donné lieu à une multitude de réponses, de rééditions, de traductions, d’adaptations, d’imitations, de commentaires, de débats et de relectures dans les années et les siècles qui suivront. Vouloir intégrer ce dialogue a posteriori, lié à la réception de l’ouvrage, sous-entendrait cependant une tâche colossale qui va au-delà des limites de cette étude, consacrée d’abord et avant tout aux dialogues que tente de susciter le livre à l’intérieur même de ses pages… et de la tête de son lecteur.

Le « métadialogue » épistolaire, poétique et iconographique des parerga

En fait, les premiers éléments textuels et iconographiques rencontrés par le lecteur des éditions originales de L’Utopie relèvent encore d’une forme d’extériorité même s’ils font partie intégrante du livre – quoi qu’en pensent les éditeurs modernes : il s’agit évidemment de ce fameux matériel textuel et iconographique, fourni par divers auteurs, artistes, poètes et érudits humanistes, qui témoigne à la fois du souci philologique et de l’esprit ludique des premiers humanistes. Ce matériel encadre, diversement selon les cas, le corps du texte dans les quatre premières éditions de l’ouvrage et crée ce que nous avons proposé d’appeler une forme de métadialogue avec le texte de L’Utopie lui-même : les clins d’oeil, l’ironie et les paradoxes s’y multiplient dans le jeu de miroirs que construisent les contributions de plusieurs membres de ce cercle international d’humanistes du Nord; dans la lettre, par exemple, du chef de file de ce cercle, le néerlandais Érasme, à l’imprimeur suisse-allemand Froben (lettre qui apparaît au seuil des troisième et quatrième éditions); dans la brillante lettre de l’helléniste français Guillaume Budé au jeune humaniste anglais Thomas Lupset (publiée pour la première fois dans la deuxième édition à Paris); dans la lettre paradoxale et virtuose de l’ami néerlandais de More, Pierre Gilles, à l’homme d’État des Pays-Bas Busleyden[18]; dans la lettre de ce même Busleyden à More; dans le poème du pseudo-poète Anemolius (More) qui place L’Utopie dans le sillage de la République de Platon; dans l’alphabet utopien (conçu par Pierre Gilles) et le sizain qui le suit; dans la carte de l’île d’Utopie, gravée par un « peintre éminent » non identifié dans la première édition, puis par Ambroise Holbein dans les deux éditions de 1518; dans les poèmes des humanistes néerlandais que sont Geldenhauer et Shrivjer; dans les gravures, intégrées aux deux dernières éditions, de l’artiste allemand Hans Holbein, etc.[19]

La carte de l’île d’Utopie (d’Ambroise Holbein) et l’alphabet utopien (de Pierre Gilles)

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Il est très important de souligner que tout ce matériel n’a pas qu’une fonction publicitaire de recommandation. Au-delà de la logique de la dédicace et des éloges de l’auteur et de son ouvrage, les auteurs des parerga s’amusent à jouer diversement sur les paradoxes de ce non-lieu qu’est l’île d’Utopie, comme sur ceux du texte et du personnage ambigu qui prétend en faire la description. Ainsi, tout ce matériel paratextuel, constitué principalement de lettres – « dialogues in absentia » comme on les désigne dans la tradition classique – crée l’impression que le livre de L’Utopie rédigé par More s’insère dans une conversation plus large, comme s’il ne s’agissait que d’un énoncé dans une discussion internationale[20] instaurée par la communauté qui forme la République des lettres européenne à l’époque, ce qui laisse aussi entendre que l’idéal de la République d’Utopie décrite dans le Livre II a sans doute quelque chose à voir avec cette république de lettrés, à laquelle le lecteur semble invité à se joindre – s’il a eu à tout le moins la chance d’avoir accès à ce matériel habituellement absent des éditions modernes…

Le dialogue avec le lecteur dans la lettre-préface de More à Pierre Gilles

La position privilégiée du lecteur dans ce dialogue humaniste est confirmée par la lettre-préface de More, qui doit être considérée comme ayant un statut à part des parerga. En effet, contrairement aux autres contributions des humanistes, cette lettre fait manifestement partie du corps du texte de L’Utopie, car, hormis le fait qu’elle a été écrite par l’auteur lui-même, certains indices de nature éditoriale viennent confirmer qu’elle joue un rôle distinct de celui des autres contributions épistolaires (incluant la deuxième lettre de More qui n’a été publiée que dans l’édition de Paris en 1517) : on note, par exemple, que les annotations marginales, sur lesquelles nous reviendrons bientôt, omniprésentes dans le Livre I et plus encore dans le Livre II de L’Utopie, commencent à apparaître dès le début de cette lettre, alors qu’elles sont absentes des marges de toutes les pages des autres contributions aux parerga. De plus, dans les deux éditions Froben de 1518, la présentation matérielle du livre contient une autre caractéristique significative à ce titre : l’incipit de cette lettre est inséré dans une gravure de Hans Holbein, la même gravure qui se trouve sur la page frontispice de ces éditions.

La fin de la lettre de Pierre Gilles à Jérôme Busleyden et le début de la lettre-préface de More à Gilles

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Enfin, comme l’a bien montré l’analyse magistrale d’Elisabeth McCutcheon[21], cette lettre adressée à Pierre Gilles peut être lue à la fois comme un éloge personnel de l’amitié humaniste et comme une forme publique de « mode d’emploi » pour l’ami lecteur[22], que l’auteur semble vouloir préparer pour l’étourdissant périple intellectuel et moral qui l’attend dans la suite de l’ouvrage, et ce, en usant d’une rhétorique extrêmement sophistiquée et pleine de paradoxes, ainsi qu’en stigmatisant à l’avance les attitudes interprétatives des mauvais lecteurs. En mettant ainsi en relief, dès l’abord, le jeu paradoxal et plein de faux-semblants de son ouvrage, l’auteur, comme le souligne encore McCutcheon, laisse entendre qu’il ne vise pas à tromper son lecteur mais à le divertir, tout en l’exhortant à littéralement participer à l’exploration de l’Utopie et au dialogue qu’il souhaite instaurer autour de ses nombreux enjeux[23].

Le dialogue du Livre I entre « More », « Giles » et Raphaël Hythlodée

Mais, avant d’atterrir sur l’île d’Utopie, le lecteur est invité à prendre part à un autre dialogue préparatoire, celui du Livre I de L’Utopie, que certains commentateurs, particulièrement ceux qui s’intéressent à la philosophie politique de l’ouvrage, ont parfois[24] eu tendance à négliger.

La fin de la lettre-préface et le début du Livre I

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La gravure d’Ambroise Hoblein au début du Livre I

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Le dialogue du Livre I constitue certainement un des avatars les plus intéressants de l’immense corpus du dialogue, un genre qui, comme les recherches des deux dernières décennies[25] l’ont montré, occupe une place prépondérante chez les auteurs de la Renaissance. La gravure d’Ambroise Holbein, qui figure en tête du Livre I dans les éditions Froben, illustre d’ailleurs éloquemment la scène du dialogue, topos humaniste typique du sermo convivialis que le grand historien Johan Huizinga considère comme emblématique de la Renaissance[26]. La lecture de ce dialogue paraît donc fondamentale si l’on veut comprendre le statut, foncièrement équivoque, du long monologue de Raphaël Hythlodée qui suit au Livre II. Même s’il est impossible d’entrer ici dans le détail de l’analyse de ce dialogue extrêmement riche et polysémique[27], il importe à tout le moins de souligner que c’est d’abord à travers les yeux du narrateur et personnage « Thomas More », flanqué de son ami le personnage « Pierre Gilles », que l’on rencontre le fameux Raphaël, personnage de marin-philosophe entièrement fictif, à la fois « guide » (comme l’archange Raphaël) et « diseur de sornettes » (comme le laisse entendre l’étymologie de son patronyme Hythlodaeus), avec qui les deux amis humanistes vont amorcer un long dialogue polémique (qui s’étend sur plus de 50 pages dans l’édition Froben), dialogue qui portera sur diverses questions sociales et politiques reliées à la situation contemporaine de l’Angleterre et de l’Europe, mais surtout sur la question épineuse du conseil des princes – la critique anglo-saxonne de L’Utopie identifie d’ailleurs ce passage comme le « Dialogue of counsel ».

Au risque de résumer un peu grossièrement ce dialogue complexe, on peut dire que Raphaël y défend la position plus idéaliste (platonicienne) d’un humanisme chrétien qui dénonce la futilité de toute tentative d’influencer le prince et affirme la nécessité de rompre avec toute forme d’hypocrisie à ce titre, tandis que les personnages de « Gilles » et surtout de « More » développent le point de vue plus pragmatique (cicéronien) de l’humanisme civique qui croit encore pouvoir avoir une influence positive sur le prince, fût-ce en empruntant des voies indirectes et plus théâtrales, si l’on peut dire. Fait intéressant, ce dialogue, typique des débats rhétoriques et dialectiques de type pro et contra, ainsi que de la disputatio in untramque partem des dialogues cicéroniens, demeure foncièrement irrésolu à la fin du Livre I. Ainsi, le lecteur, après avoir été exposé au dialogue épistolaire plus public des parerga et de la lettre-préface paradoxale de l’ouvrage, est invité à devenir à la fois spectateur, juge et peut-être même participant dans cette conversation érudite, représentée dans la sphère apparemment plus privée du jardin de « More » – locus amoenus typique des dialogues renaissants[28] – à son domicile temporaire d’Anvers.

Le dialogue mis en abyme de Raphaël à la cour du cardinal Morton

Un autre niveau d’interaction dialogique se trouve d’ailleurs inséré au coeur même du dialogue du Livre I : ce dialogue d’une vingtaine de pages mis en abyme, rapporté par le personnage de Raphaël et censé s’être déroulé à la cour du cardinal Morton quelques années plus tôt, met en scène le débat un peu bouffon du marin-philosophe avec des courtisans présents à la cour du cardinal, qui était alors chancelier d’Angleterre.

Un passage du dialogue mis en abyme dans le Livre I[29]

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Ce long dialogue est utilisé par Raphaël pour appuyer sa thèse concernant l’inutilité de conseiller les princes, sauf que, s’il n’est pas distrait par le contenu du dialogue lui-même, le lecteur perspicace notera que la dynamique même de l’échange rapporté tend au contraire à démontrer qu’il est en fait tout à fait possible de discuter avec un homme d’État comme Morton! Il s’agit donc là d’un nouvel élément paradoxal et dialogique – il ne faut pas comprendre Raphaël au premier degré – qui vient préparer, et perturber, la lecture du Livre II.

Le « monologue » de Raphaël au Livre II

Dans les premières éditions de L’Utopie, ce n’est donc qu’au bout de ce long parcours de lecture incluant plusieurs niveaux d’interaction et de dialogue (dont seuls les deux ou trois derniers stades sont conservés dans les éditions modernes) que le lecteur sera enfin invité à fouler la terre d’Utopie que décrit Raphaël au Livre II, passage souvent considéré comme le coeur véritable de l’ouvrage et dont nous ne commenterons pas ici la substance déjà amplement discutée au cours des cinq derniers siècles[30]. Il importe plutôt de préciser que ce long monologue de 92 pages[31] possède lui aussi une dimension quelque peu dialogique du fait qu’il emprunte la forme du genre rhétorique de la déclamation, sur le modèle de L’Éloge de la folie d’Érasme – qui est aussi un « éloge paradoxal[32] » – auquel cet ouvrage est censé répondre en opposant la sagesse à la folie. Ainsi, le discours de Raphaël est ponctué d’adresses au public et de plusieurs pronoms à la deuxième personne.

De plus, du point de vue de la structure d’ensemble de l’ouvrage, cet oratio (discours), devenu fort significativement, comme le note André Prévost[33], un sermo (dialogue) dans la deuxième édition Froben, ne constitue qu’un énoncé prononcé par le personnage de Raphaël dans le dialogue encadrant amorcé au Livre I. Évidemment, par certains côtés, le début de ce monologue est en nette rupture avec le dialogue du Livre I, comme en témoignent à la fois la franche césure éditoriale entre les deux livres et l’image fort révélatrice du roi Utopus qui aurait, explique Raphaël, fait disparaître l’isthme qui reliait auparavant l’île d’Utopie au continent.

Le début du Livre II[34]

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Mais il n’en demeure pas moins qu’à la fin du long monologue décrivant la société utopienne, le lecteur se voit ramené sur le continent, c’est-à-dire à la scène du dialogue initial dans le jardin, par le narrateur More dont le monologue intérieur vient jeter un sérieux doute sur la crédibilité du long discours que le lecteur vient de lire :

[...] un bon nombre de questions se présentèrent à mon esprit; il y avait dans les moeurs et les lois de ce peuple, des pratiques qui m'apparaissaient complètement absurdes : non seulement leur façon de conduire la guerre, leurs cultes et leur religion et plusieurs autres de leurs institutions, mais surtout, ce qui constitue le fondement suprême de toutes leurs institutions, la vie commune et la communauté des moyens d'existence sans aucun échange de monnaie[35].

Ce passage, véritable reductio ad absurdum comme le note Elizabeth McCutcheon[36], paraît saper les fondements mêmes de tout le discours qui précède, et ce, même si la suite plus manifestement ironique[37] de ce même passage vient immédiatement jeter un doute sur le sérieux de ces mêmes commentaires critiques! Et la situation ne s’améliore pas, du fait que « More » choisit de ne pas répondre au discours de Raphaël (notamment parce qu’il n’est « pas suffisamment sûr qu'il pouvait supporter qu'on ne fût pas de son avis ») et de le prendre plutôt par la main pour l’amener manger à l’intérieur, « non sans avoir dit d'abord qu'il [leur] faudrait trouver un autre moment pour réfléchir plus profondément à ces questions et en conférer plus abondamment avec lui. Si seulement cela pouvait se produire un jour[38]! » Enfin, l’excipit du Livre II ne permet pas non plus de parvenir à une lecture plus univoque de tout ce qui précède :

D'ici là, autant il m'est impossible d'accorder mon assentiment à toutes les paroles de cet homme, bien qu'elles fussent l'expression incontestable de l'érudition la plus riche et en même temps de la plus vaste expérience des choses humaines, autant il m'est facile d'avouer que, dans la République des Utopiens, il existe un très grand nombre de dispositions que je souhaiterais voir en nos Cités : dans ma pensée, il serait plus vrai de le souhaiter que de l'espérer [optarim verius, quàm sperarim][39].

Ces passages extrêmement ambigus ont donné naissance à une quantité phénoménale de commentaires et de débats interprétatifs  – exceptionnellement contradictoires! – auxquels il est impossible de rendre justice ici[40]. Notons seulement, pour les besoins de notre argumentation, que la nature ouverte et ambivalente de cette conclusion – qui nous ramène par ailleurs à l’indécidabilité du dialogue du Livre I –, ainsi que la volonté du narrateur de différer sa réponse et la suite du débat, nous mettent sur la piste d’une autre lecture de ces mêmes passages, car il est permis d’en déduire que c’est aussi certainement le lecteur lui-même qui est pris par la main à la fin de l’ouvrage et invité à « réfléchir » – ainsi qu’à « conférer » à l’intérieur de lui-même – sur les idées présentées dans le monologue de Raphaël Hythlodée, marin et philosophe, à la fois guide et diseur de sornettes.

La fin du Livre II et le début de la lettre de Busleyden à More

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Le « paradialogue » des marginalia

Enfin, le septième et dernier axe du dialogue multiforme de la lecture que paraît vouloir susciter ce livre se trouve marqué plus explicitement dans la disposition typographique, et donc la matérialité même, des éditions originales de L’Utopie : ce nouvel axe est constitué par les marginalia, 194 annotations marginales[41] qui auraient été rédigées par Érasme[42] ou par Pierre Gilles[43], ou encore par ces deux auteurs[44], et qui instaurent ce que j’ai proposé d’appeler un paradialogue avec le corps du texte[45]. À ce titre, la présence beaucoup plus grande des marginalia dans le Livre II – 170 annotations contre seulement 16 dans les marges du Livre I et 8 pour la lettre-préface – paraît significative : selon McKinnon, en effet, les annotations deviennent plus importantes au Livre II justement parce qu’elles constituent le seul moyen, une fois les personnages de « More » et « Gilles » réduits au silence, d’insérer des réactions – et donc une forme de dialogue – sans contrevenir à la forme du monologique du Livre II[46].

Quelques exemples de marginalia dans le Livre II

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Ces annotations marginales, presque toujours absentes des éditions modernes (incluant la toute nouvelle édition prétendument « intégrale » chez Folio), paraissent cependant avoir plusieurs fonctions. Elles permettent souvent de simplement souligner un passage du corps du texte (« Prends note de ceci, lecteur[47]! ») ou encore de l’expliquer (en en identifiant par exemple les sources, souvent classiques[48], ou en en soulignant la signification[49]). Or, il s’agit aussi parfois d’énoncés plus ambigus, voire ironiques, qui témoignent du fait que l’auteur ou les auteurs de ces annotations ont voulu, comme l’a montré Dana McKinnon, créer un véritable personnage doté d’un ethos, d’une « personnalité[50] » singulière qui se distingue de celle de l’auteur[51] du corps du texte de L’Utopie. Par exemple, nombre de remarques enthousiastes envers les moeurs utopiennes[52] (ou la qualité du discours de Raphaël[53]) jouent ici un rôle paradoxal : leur caractère souvent dithyrambique contraste avec la réaction beaucoup plus mesurée qu’aura le personnage de « More » à la fin du discours de Raphaël. De même, en voulant constamment souligner la vraisemblance de la fiction – c’est-à-dire en traitant comme une « histoire vraie » le récit de Raphaël –, les annotations en révèlent, d'autre part, et avec force clins d’oeil, la nature manifestement fictive. Ainsi, en tant que premier lecteur, interne, de L'Utopie, ce personnage de commentateur-lecteur introduit un dialogue parallèle paradoxal avec le dialogue du texte lui-même et, par là, crée des effets de réfraction et de diffraction qui, simultanément, guident et perturbent la lecture du lecteur externe de ces éditions.

Le fait que ces notes marginales, tout comme les artefacts épistolaires, poétiques et iconographiques qui constituent les parerga, soient absents de la très vaste majorité des éditions modernes de L’Utopie paraît significatif à plus d’un titre. On pourrait notamment reprendre ici l’hypothèse déjà suggérée que cet état de fait résulte de l’évolution graduelle, à partir surtout de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècles[54], de la conception du livre comme un médium essentiellement visuel, détaché de l’univers oral-aural[55], et attribué le plus souvent à un « auteur » individuel et autonome qui s’adresse à un « public » de lecteurs placés en quelque sorte en position de spectateurs ou de destinataires relativement passifs ou, à tout le moins, en position asymétrique par rapport à l’auteur. Il semble que cette conception du livre n'avait pas encore cours dans les premières décennies de l'ère du livre imprimé, tout particulièrement dans les publications des auteurs humanistes dominées par une conception paradoxale de la communication écrite et du livre[56], conception ancrée dans une haute valorisation de l’oralité, du dialogue et de la rhétorique. Le processus de composition de L’Utopie témoigne d’ailleurs du fait que More et ses amis humanistes, Érasme et Gilles surtout, mais aussi tout un réseau de correspondants européens et d’intervenants dans les milieux des « bonnes lettres », de l’imprimerie et de l’édition, ont cherché à transformer la lecture de ce livre en une expérience qui se situe à la fois en deçà et au-delà de la conception moderne individualiste/visuelle du livre, qui prédominera à partir du XVIIe siècle et qui commence à être remise en cause. En effet, malgré l’absence de manuscrits originaux datant de cette époque, certains commentateurs[57] ont pu faire des hypothèses assez convaincantes sur la genèse de l’ouvrage. Ainsi, il est établi que More a d’abord rédigé la déclamation du Livre II – en réponse, comme on l’a vu, à L’Éloge de la folie de son ami néerlandais – alors qu’il se trouvait en mission diplomatique dans les Pays-Bas en 1515 (ce premier état du texte s’intitulait encore Nusquama). Il ajoutera ensuite la fiction du marin-philosophe Raphaël et l’introduction narrative du Livre I, alors que le narrateur « More » relate sa rencontre avec Raphaël, que lui présente le personnage de « Gilles ». Dans une troisième phase, il ajoutera, entre cette introduction narrative en style indirect et le début du discours de Raphaël, le fameux dialogue en style direct du Livre I (incluant le dialogue mis en abyme qui y est enchâssé), comme en témoigne la « couture » textuelle encore perceptible dans le texte qui nous est parvenu[58]. La prochaine étape de la composition sera constituée de la rédaction par More de la lettre-préface adressée à Gilles. Les marginalia ont été ensuite ajoutées par Gilles et/ou Érasme pour l’édition de Thierry Martens à Louvain en 1516, avec une partie des matériaux des parerga que produiront divers membres du cercle d’humanistes érasmiens et qui subiront ensuite des modifications relativement importantes – ajouts et suppressions – dans les éditions subséquentes de Gilles de Gourmont à Paris et de Froben à Bâle en mars et novembre 1518.

L’intérêt principal de cette reconstitution du processus de composition de L’Utopie réside dans l’orientation sous-jacente qu’on peut identifier dans la généalogie même de l’oeuvre. Brian O’Brien, par exemple, note que cette évolution témoigne d’une « tendance générale » qui va franchement à l’encontre de l’énonciation directe et vers « une ambiguïté et une absence de direction croissantes[59] », puisque chaque nouvelle phase de la généalogie ajoute une couche supplémentaire de matériel paradoxal, dialogique, ironique, voire typographique, qui semble vouloir forclore toute possibilité de lecture univoque du discours de Raphaël.

En ce qui me concerne, j’ai plutôt proposé de voir l’évolution du processus de composition comme témoignant d’une dialogisation croissante, car il me semble manifeste que l’ajout des dialogues du Livre I, du paradialogue des marginalia et du métadialogue épistolaire, poétique et iconographique des parerga qui encadrent diversement le corps du texte, témoigne du souci de l’auteur et de ses amis et collaborateurs humanistes de reproduire, par la configuration même de ces pages imprimées et la structure énonciative du texte, une expérience de lecture modelée sur l’idéal humaniste dialogocentrique du dialogue familier entre amis – « apud amiculos in familiari colloquio » comme l’appelle le personnage de « More » au Livre I – auquel le lecteur est invité à se joindre, prenant place aux côtés de ceux qui ont contribué au riche dialogue éditorial de l’ouvrage. Car il semble que, pour des humanistes comme More et Érasme, la lecture d’un livre imprimé devait tenter de recréer la dynamique d’un dialogue, et ce, dans un sens qui se voulait plus que métaphorique[60]. En fait, les objectifs des auteurs humanistes paraissent même franchement « métamorphiques », comme l’atteste l’« Exhortation » d’Érasme, adressée à l’« excellent lecteur » au seuil de sa traduction du Nouveau Testament – publiée chez Froben à Bâle la même année[61] que la première édition de L’Utopie –, où l’humaniste fait l’éloge d’une « éloquence qui, au lieu de caresser seulement les oreilles d’un plaisir vite évanoui, laisse dans les coeurs des auditeurs de durables aiguillons, qui entraîne, qui transforme, qui renvoie l’auditeur tout différent de ce qu’il était à son arrivée[62] ». En témoigne aussi la traduction controversée de l’incipit de l’Évangile de Jean par Érasme dans ce même ouvrage, alors qu’en lieu et place du traditionnel In principio erat Verbum – « Au commencement était le Verbe » – de la Vulgate, il propose un étonnant In principio erat sermo : « Au commencement était le dialogue [63]. »

De la même manière, les éditions originales de L’Utopie semblent conçues pour créer sur et autour de leurs pages imprimées une chorégraphie textuelle et iconographique dont la rhétorique paradoxale, la structure éditoriale et typographique sophistiquée, ainsi que les nombreux niveaux de dialogues, ont pour but avoué de littéralement transformer l’« ami lecteur » qui a osé poser le pied – ou l’oeil – sur ce territoire livresque proprement utopique. Voilà pourquoi il est permis de se demander si ce livre, né de la première République des lettres, avant que ne se fixe la conception moderne, plus visuelle et autonome, du livre et de l’auteur, ne possède pas en lui-même un caractère plus utopique – et potentiellement plus fécond – que l’insulaire société utopienne décrite dans le Livre II pour les lecteurs « postgutenberguiens » que nous sommes devenus… ou en voie de devenir.