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La publication en sciences humaines et sociales semble être aujourd’hui prise en charge par des technologies nous invitant à dépasser le cadre hérité du livre, et plus largement de l’imprimé, comme en témoignent les dernières « Rencontres du livre de sciences humaines », qui se tinrent à Paris du vendredi 30 janvier au dimanche 1er février 2009. Près d’une vingtaine d’éditeurs (« institutionnels » telles les nombreuses presses universitaires ou « indépendants » tels Anacharsis, Champ Vallon, Agone…) cohabitaient ainsi, l’espace de quelques jours, avec six « E-ressources » (comme les nomme la présentation des « Rencontres[1] » : Cairn, Persée, Revues.org, Le Comptoir des presses d’universités, Google Recherche de livres et la Central and Eastern European Online Library) n’ayant de cesse de mettre en avant les performances de systèmes d’informations offrant un accès à de gigantesques bases de données. Pour ces acteurs, la publication électronique est l’occasion d’esquisser un nouveau mode de diffusion du savoir. En témoigne par exemple leur constante volonté d’optimiser la liste, forme la plus instrumentale qui soit de l’accès à l’information scientifique, que celle-ci mobilise des termes (comme l’index qui gagne à être appliqué au niveau de structures permettant une personnalisation via des moteurs de recherche et une centralisation des documents consultables), des documents (tels les catalogues qui, dans l’environnement numérique, excèdent le cadre des maisons d’édition, voire des nations) ou des « fonds » (articles, preprint ou documents audiovisuels cohabitant au sein de bibliothèques numériques sans cesse en expansion).

Ce faisant, ces « E-ressources » semblent rendre caduque un certain mode d’organisation de la publication : le « foliotage » – indication continue de l’emplacement des feuillets dans l’ouvrage – pourrait céder le pas devant des possibilités de recherche en « texte intégral »; la reliure – procédé assurant la solidarité de ces mêmes feuillets – semble désuète face à des technologies capables de lier des travaux de recherche de provenances différentes; et la collection – identifiant indiquant la cohérence d’un ensemble de publications – ne fait plus pleinement sens face à une recherche documentaire fondée sur de complexes ensembles de critères ou de « mot-clés », sans compter, comme nous le verrons, que l’accumulation des publications ne rime plus avec encombrement dans la bibliothèque du chercheur. Semblables technologies nous invitent ainsi à réviser les fondements même de la publication, mais – et c’est le paradoxe – la diffusion numérique des sciences humaines et sociales semble toutefois s’inscrire dans un espace se réclamant du papier. La revue (dispositif éditorial inauguré il y a plus de trois siècles par un Journal des Savants dont Jean-Pierre Vittu a montré qu’il constitua un modèle ô combien pérenne pour l’information scientifique[2]) continue ainsi d’y jouer un rôle éminemment structurant et constitue la pierre angulaire de « portails » donnant accès à des articles, autrement dit à des textes dans lesquels une partie de l’information est présentée en notes de bas de page et bibliographies. Nouveau mode de diffusion et nouveau mode d’organisation de la publication ne s’accordent donc pas nécessairement, et il appert que nous sommes ici face à un décalage laissant penser que les sciences humaines et sociales ne prennent pas la pleine mesure de l’innovation que représentent les technologies numériques.

Nous proposons d’examiner ce problème au regard d’une hypothèse : si les sciences humaines et sociales ne tirent pas pleinement parti des outils numériques, c’est que leur mode de publication électronique est avant tout pensé sur le mode de la seule diffusion du savoir. Nombre « d’e-ressources » semblent en effet négliger la nouvelle fonction de la publication scientifique que présentent pourtant parfaitement des politiques publiques entendant lui conférer un rôle absolument central au sein du système de production de la recherche. La Commission européenne fait ainsi, à travers une « Communication de la commission au parlement européen, au conseil et au comité économique et social européen sur l'information scientifique a l'ère numérique : accès, diffusion et préservation », le portrait de sciences humaines et sociales dont l’avancée dépend étroitement de la mise en place de structures numériques liant directement consultation et production d’articles scientifiques. Cette publication électronique, qui se voit ainsi conférée de nouvelles missions, fixe les grands traits d’une toute nouvelle situation pour l’instance éditoriale la prenant traditionnellement en charge : une revue numérisée ne constitue pas seulement un ensemble d’informations diffusées sur un autre support, mais devient une structure intégrée au sein de dispositifs instituant des relations plus étroites entre chercheurs et universités. Émerge ainsi une définition plus précise de la publication scientifique puisque celle-ci est repensée à l’aune d’une capacité à s’intégrer à la communauté scientifique : instrument de mise en réseau de la recherche, elle peut ainsi potentiellement dépasser le dispositif de la revue et mobiliser d’autres formes éditoriales que celle de l’article.

Le rôle central de la publication scientifique à l’ère du numérique

Production et diffusion du savoir constituent a priori deux activités différentes qui entretiennent des liens étroits mais ne doivent pas pour autant être confondus. Elles ne naissent pas en effet au sein de structures similaires (la production s’opère au sein de laboratoires alors que sa diffusion relève d’instances éditoriales) et ne poursuivent pas la même fin (la formulation d’hypothèses ainsi que le rassemblement de données susceptibles de les étayer dans le premier cas, la présentation des résultats de la recherche dans le second) : d’un côté, donc, un travail de conception et de l’autre, un processus de communication. Leur rencontre s’opère à travers une chaîne du livre mobilisant successivement les efforts d’un ensemble d’auteurs (en l’occurrence chercheurs), le travail d’un éditeur et des outils permettant d’assurer la diffusion de nouvelles connaissances auprès d’un public donné. Nous sommes ici dans le cadre d’une publication au sens le plus traditionnel du terme dont les principaux objectifs résideraient dans une qualité (regrouper des articles susceptibles de « faire date ») et une visibilité (être reconnue comme pleinement structurante au sein d’un champ scientifique). Ces deux problèmes sont bien réels et font l’objet de politiques publiques[3], mais on peut se demander s’ils caractérisent une publication scientifique qu’une « Communication sur l'information scientifique à l'ère numérique[4] » entend aborder tout autrement : « Toute recherche s'appuie sur des travaux précédents et son dynamisme dépend de la possibilité pour les chercheurs d'avoir accès aux publications scientifiques et aux données brutes et de partager celles-ci[5] ».

La publication n’est donc pas appréhendée comme le fruit d’un dispositif de communication succédant à une étape de conception : de « phase terminale » de l’activité scientifique (c’est-à-dire livraison de résultats à l’issue d’une investigation), elle devient le premier maillon d’un processus de recherche pour qui elle constitue un « appui » et un indispensable adjuvant. Les technologies numériques constituent donc, au sein de ce document, une invitation pour la recherche à penser ses fondements et l’occasion d’affirmer la valeur propédeutique de l’information scientifique, l’appropriation d’éléments de connaissances précédant nécessairement l’élaboration de nouvelles connaissances. Traitant de « l’accès, diffusion et préservation » de la connaissance, le propos de cette « communication » intéresse ainsi directement un mode de production du savoir, « l’accès aux publications scientifiques et aux données brutes » étant présenté comme la condition sine qua non d’un « dynamisme » et donc la garantie d’une recherche efficace et vivante. Les notions de diffusion et de production se rencontrent ainsi clairement à travers une volonté politique passant par le numérique. Elle entend non seulement réaffirmer le rôle central de la documentation dans le processus d’investigation scientifique, mais peut-être également instituer l’idée qu’il ne doit pas exister de production de savoirs sans mise en place des conditions de sa diffusion, ni de diffusion de savoirs sans définition des conditions de son intégration aux instances de production. Telle est en effet la position adoptée en France par une Agence nationale de la recherche exigeant la publication systématique sous forme numérique des travaux issus des programmes qu’elle encadre et subventionne[6].

Lier de la sorte diffusion et production du savoir posséderait ainsi une indéniable vertu que cette « communication » entend effectivement mettre à l’honneur : « la diffusion rapide et vers un large public des résultats de la recherche peut participer à accélérer l'innovation et à éviter la duplication des efforts de recherche[7] ». Le « dynamisme » évoqué ci-dessus est abordé de façon plus précise et présenté comme un phénomène se déployant grâce au numérique selon deux dimensions différentes : le temps et l’espace. Le temps puisque l’« accès aux publications scientifiques » offre la possibilité de « s’appuyer » sur des recherches existantes et donc de les renouveler : semblable « innovation » semble interdire la redite et clairement favoriser l’élaboration d’inédites connaissances. Et l’espace dans la mesure où les technologies numériques offrent la possibilité aux chercheurs de connaître leurs travaux respectifs et donc de se coordonner plus que de « dupliquer » : semblable processus favorise clairement le défrichement de champs scientifiques plus larges plutôt que la concentration sur certains objets. Dans une telle optique, la publication devient ainsi la condition d’une originalité, et sa forme électronique, l’instrument de la constitution de champs de recherche pleinement singuliers puisqu’ils renouvellent « des travaux précédents » et se constituent sans réel équivalent. Un ensemble de technologies est ainsi présenté comme le vecteur d’une rationalité, et ce tant au niveau des connaissances elles-mêmes (puisqu’elles servent un effort visant à sans cesse les faire progresser) qu’au niveau des programmes permettant d’établir celles-ci (puisqu’elles offrent de tirer le meilleur parti des structures abritant cet effort).

La publication électronique semble ainsi acquérir un tout autre statut en ce qui concerne ce document : de simple instrument, elle devient un dispositif au rôle absolument crucial dans le dispositif de recherche dans la mesure où « le système qui permet de publier l'information scientifique [a] un impact majeur sur les politiques de financement de la recherche et sur le degré d'excellence de la recherche européenne[8] ». D’où l’urgence à « signaler l'importance des enjeux en question et [à] lancer un processus politique sur (a) l'accès et la diffusion de l'information scientifique et (b) les stratégies de préservation de l'information scientifique dans toute l'Union européenne[9] ». Un « processus politique » liant de la sorte le « système qui permet de publier » et le « financement de la recherche » esquisse clairement un mode de production du savoir pleinement soucieux des conditions de diffusion des connaissances qu’il permet d’élaborer. La publication devient en fait une valeur : parfois érigée au rang de critère de production à même de caractériser le travail d’un chercheur (dit « publiant » ou « non publiant »), elle est elle-même évaluée en fonction de son « niveau d’audience[10] » et peut-être demain en ce qui a trait à sa capacité à tirer le meilleur parti d’un réseau Internet qui « rend possible l'accès immédiat aux contenus et la diffusion illimitée de l'information scientifique, tandis que les nouvelles technologies de l'information et de la communication apportent des moyens innovants pour enrichir la valeur des contenus diffusés[11] ». Les récentes réflexions du Ministère de l’Éducation nationale (notamment à travers sa sous-direction des technologies de l’information et de la communication pour l’éducation) à propos de la numérisation des manuels scolaires[12] laissent à penser que semblable hypothèse n’est sans doute pas à exclure.

Le modèle idéal de la publication scientifique : une « bibliothèque de devenir »?

La position qu’adopte cette « communication » gagnerait à être examinée au regard d’une enquête concernant les pratiques de recherche et le réel usage de « travaux précédents » (tels que celle initiée par Ghislaine Chartron[13]) puisqu’elle repose presque entièrement sur un postulat (« Toute recherche s’appuie… ») qu’aucun élément ne vient étayer dans le cadre de ce rapport. Mais si nous avons choisi d’analyser ici un discours, c’est avant tout car il nous permet de cerner la fonction et la forme de la publication scientifique à l’ère du numérique. Force est de constater que la place de cette dernière au sein du mode de production de la recherche ébauche une configuration se centrant autour de deux maîtres-mots énoncés dès la phrase d’introduction que nous avons citée : « la possibilité pour les chercheurs d'avoir accès aux publications scientifiques et aux données brutes et de partager celles-ci[14] ». La notion d’« accès » (c’est-à-dire la capacité à être consulté) fait de la publication un dispositif quelque peu paradoxal puisqu’il pose les conditions d’une pérennisation des travaux scientifiques tout en aménageant les conditions de leur constant dépassement : ceux-ci ont valeur de « précédent » et ne possèdent donc une valeur qu’en tant qu’« appui » et instrument de production pour une recherche à venir. Il n’est d’ailleurs pas question au sein de cette « communication » de conservation (opération visant à garder en l’état) mais de « préservation » (opération visant à soustraire à la destruction ou l’oubli). La publication n’est donc pas pensée comme un instrument de diffusion se faisant le garant d’une intangibilité documentaire, mais comme un instrument de production assurant une inscription dans un temps scientifique à venir. Reste à développer les outils les mieux à même de mener à bien pareille mission.

Ces outils trouvent leur sens dans le second maître-mot de cette « communication » : le « partage », c’est-à-dire la capacité à s’inscrire dans une communauté. Cette notion est essentielle à un tel dispositif éditorial en ce qu’un « précédent » n’a de sens qu’en tant que vecteur d’un « dynamisme » scientifique susceptible de lui donner un prolongement. Semblable publication se doit ainsi de mettre en place des relations avec des chercheurs, de faire connaître et faire valoir l’intérêt de travaux scientifiques auprès d’une population susceptible de se les approprier. Il constitue, ce faisant, un dispositif situé aux antipodes de la mission défendue par le « Manifeste pour une vulgarisation créatrice[15] » signé par Yves Jeanneret, Pierre Laszlo et Lionel Salem. « Partager les savoirs est indispensable à l’élargissement et au renouveau de la culture » : il n’est pas question, dans la structure scientifique qui nous intéresse, de « renouveau », mais bien plus simplement de « progrès des connaissances », c’est-à-dire de la production du savoir plus que de sa communication. D’où la définition d’une ligne éditoriale se faisant clairement l’instrument d’une spécialisation, car elle s’adresse avant tout à ce que nous pourrions appeler des « professionnels de la connaissance » et la diffusion de contenus ne se présente pas forcément de façon uniforme (puisque constituant des « travaux précédents » ou de simples « données brutes »). Employées de la sorte, les technologies numériques prendraient part à une publication organisée autour d’un ensemble des fonctions fort différentes : certification de l’information (devenant garante de ses qualités et fiabilités), relation à un public de spécialistes (via bulletin et autres newsletter), archivage (au sein de bases de données), mises en ligne régulière de nouveaux « contenus »…

Les notions d’« accès » et de « partage » dessinent ainsi les contours d’un dispositif éditorial qui ne confère que peu de place aux revues généralistes[16] et qui n’est pas sans faire naître une interrogation : l’apport des technologies numériques est-il uniquement perceptible en termes d’efficacité (incarnée par la rapidité des transferts d’information et les capacités accrues de recherche documentaire) ou peut-il devenir le fondement d’une identité, objet, selon Martine Comberousse dans un éclairant petit livre, d’une véritable « quête[17] » au sein du « secteur » de l’information scientifique et technique? Si la question se pose, c’est que la publication scientifique ainsi conçue offre effectivement de mieux démarquer « l’Information Scientifique et Technique de la “communication” de l’information générale, incarnée par la presse, les médias[18] ». En affirmant la spécificité d’un mode de production (une information soucieuse de se constituer en « précédent ») et d’un mode de destination (une information soucieuse de fournir un « appui »), elle est en effet à même de faire valoir la singularité d’un dispositif éditorial poursuivant des fins qui lui sont propres (le « progrès » des connaissances), à travers des structures qui lui sont propres (reposant sur « accès » et « partage ») et auprès d’un public qui lui est propre (des chercheurs). Une telle publication irait ainsi à l’encontre de la grande confusion mise au jour par le « point de vue communicationnel » qu’adopte Yves Jeanneret en traitant de « l’affaire Sokal » : « En présentant comme une expérience une opération d'édition, Sokal utilise, comme les auteurs qu'il incrimine, le prestige des activités scientifiques dans un contexte où elles n'ont aucune pertinence autre que rhétorique[19] ».

Si la publication scientifique telle que la défend cette « communication » ne peut rentrer dans le cadre de pareille « imposture », pour reprendre un mot d’Yves Jeanneret, c’est qu’elle entend conférer au savoir une valeur plus corporatiste que sociale et constitue, de fait, un singulier dispositif éditorial que nous proposons de nommer une « bibliothèque de devenir ». « Accumulation » rime en effet ici avec « préservation ». Il s’agit alors de mettre en place un instrument de communication débouchant sur une forme d’action : la consultation n’est jamais désintéressée, mais prend place dans un projet de recherche définissant tant ses moyens que ses fins. La publication doit donc d’emblée se doter d’outils susceptibles de s’inscrire dans pareil « intérêt » et sélectionner les contenus qu’elle diffuse en fonction de leur potentiel en matière de recherche. Son matériau n’est pas tant le document (dont formes et fonctions peuvent varier) que le devenir, c’est-à-dire ce à quoi un certain nombre d’informations sont susceptibles de donner naissance. Lieu d’une production scientifique ayant vocation à être commentée, amendée, rectifiée, complétée ou contredite, semblable « bibliothèque » démontrerait qu’il existe un lien indissoluble entre connaissance et communication : aucun document n’est voué à y demeurer sans suite, à ne pas susciter d’écrits voués à devenir à leur tour « précédents ». Nous sommes ainsi face à un dispositif présentant le savoir sur le mode de la précarité et de « l’appui », face à une sorte de modèle idéal (voire idéaliste) de la publication scientifique à l’ère du numérique dans lequel l’autorité est repensée à l’aune d’une communauté et de sa capacité à tirer le meilleur parti de « données ». L’importance de ses auteurs pourrait par exemple s’y mesurer en termes d’influence, c’est-à-dire en fonction de la fréquence de consultation et de citation de leurs travaux.

La revue de sciences humaines et sociales : fragmentation et agrégation

Ce modèle idéal de la publication scientifique à l’ère du numérique nous encourage à interroger l’existant afin de découvrir sur quels dispositifs éditoriaux pourrait s’appuyer une telle « bibliothèque de devenir ». Sur ce point, la position qu’adopte cette « communication sur l’information scientifique » est sans nulle équivoque : « Les revues scientifiques jouent traditionnellement un rôle central au coeur du système d'information scientifique[20] ». Notre « bibliothèque » rencontre effectivement ici une « tradition » car la revue semble constituer une publication entièrement placée sous le signe du devenir ainsi que le montrent Viviane Couzinet et Robert Boure en la qualifiant d’« opportunité pour publier » et de « mine pour s’informer »[21]. Diffusion et production du savoir sont intimement liées à travers une parution faisant office de « passage obligé pour le chercheur, lieu du débat scientifique, preuve d'une activité de recherche soutenue et source d'information sur les recherches en cours ou récentes[22] ». La revue joue ainsi tout à la fois un rôle documentaire (en se constituant comme « lieu de débat » et « source d’information ») et un rôle corporatiste (en tenant du « passage obligé » et en valant pour « preuve d’une activité de recherche »), ainsi que le rappelle la « communication » à la Commission européenne : « Ces revues sont le vecteur de la diffusion des résultats de la recherche et ont un impact considérable sur la carrière des chercheurs. Le processus d'évaluation par les pairs ("peer review") qui est à la base de la sélection des articles de revue constitue le mécanisme principal de contrôle de qualité[23] ». Des chercheurs reconnaissent aux travaux d’autres chercheurs la possibilité d’« appuyer » des recherches à venir : le dispositif de la revue, dans lequel la « qualité » est déterminée par des « pairs », signale ainsi une pleine intégration de l’information aux réseaux de la recherche.

Pareille définition ne va toutefois pas sans poser problème : si le lien entre diffusion et production du savoir est présenté comme immanent à la revue, celui-ci n’est abordé qu’à travers un « contrôle de qualité » et nullement une unité, une intégration à des réseaux de recherche et non la constitution d’un objet éditorial à part entière. La publication ne semble pas ici être appréhendée comme un « tout », mais bien comme un dispositif se situant au coeur d’un « système d’information ». Nous sommes sans doute ici face à un parti pris semblable à celui qu’adopte Marc Minon au sein du rapport faisant figure d’acte fondateur d’un « portail de revue » en sciences humaines et sociales[24]. « En ce domaine, il semble que le lecteur veuille davantage accéder à une information ou à un corpus d’informations qu’à un bien physique[25] ». La volonté d’« accéder à » nous inviterait ainsi à nous placer au-delà de l’imprimé (qui perdure, selon Marc Minon, essentiellement grâce à un « souci de conservation »[26]), mais peut-être également au-delà de l’intégrité de la publication. C’est du moins ce que laissent supposer les propos d’un Marc Minon affirmant que la revue est « plus facilement structurable que les autres types de publications » car « l’unité de documentation qui fait sens est l’article, et [que] celui-ci peut être décrit par un ensemble de métadonnées qui ont déjà fait l’objet d’un travail de normalisation au niveau international[27] ». Numériser la revue signifie donc la fragmenter et revisiter les ancestrales notices bibliographiques indiquant source, nature et contenu de chaque imprimé afin de les transformer en « métadonnées » portant sur chacun des articles le composant. Établies selon des référentiels internationaux (tel le Dublin Core[28]), intégrées au sein de chaque fichier (à l’aide d’un langage comme le XML), celles-ci permettent de conférer au composant d’une publication le statut de document à part entière. D’où la question que soulève Viviane Couzinet dans l’article que nous avons cité : « Dans ce contexte, que devient la revue scientifique?[29] »

Le rapport de Marc Minon n’apporte pas de réponse, pourtant celle-ci tombe sous le sens : un « corpus d’informations » susceptible de prendre place dans une base de données de travaux constituant un ensemble de « précédents ». Car si le numérique « fragmente », c’est pour mieux nous inviter à penser des regroupements, comme le met clairement en évidence le cas de la numérisation de l’article. Posant tout à la fois un problème technique (produire et intégrer les « métadonnées »), commercial (assurer la circulation des documents dans le respect du droit d’auteur) et logistique (assurer de bonnes conditions de livraison d’une information par nature dispersée), la fragmentation de la publication suppose d’avoir recours à une « fonction d’“agrégation”, c’est-à-dire de rassemblement de contenus éditoriaux d’origines diverses, d’homogénéisation de ceux-ci (ou, à tout le moins, d’homogénéisation des métadonnées les décrivant) et de leur distribution par ou via un même site[30] ». « Désosser » la revue signifie dès lors la placer dans une nouvelle situation : « rassemblée », « homogénéisée », « distribuée », elle ne possède plus la pleine maîtrise de ses outils de diffusion et de publication, l’accord entre structure d’édition et « agrégateur de contenus » portant en premier lieu sur des conditions de numérisation pouvant grandement varier. Alors que les « portails » Cairn, Érudit et Persée prennent en charge la conservation des imprimés aux formats PDF (permettant leur téléchargement) et XML (permettant leur indexation), Revues.org se présente comme un outil de diffusion pour une « fédération » de revues et met à disposition de celles-ci le logiciel Lodel[31].

« Paradoxe de l’univers numérique, cette tendance à la désintermédiation favorise une dynamique inverse : le renforcement économique des positions d’intermédiaires[32] ». Ces mots de Bruno Patino prennent tout leur sens dans le cadre de la numérisation de la publication scientifique. Des technologies souvent pensées comme susceptibles de faire fi des compétences typographiques et logistiques propres aux imprimeurs ou aux distributeurs n’aboutissent en fait nullement à une libéralisation des conditions de diffusion de la revue, mais à la constitution de nouveaux acteurs. Et si semblable évolution pose problème, c’est que ces nouveaux entrants adoptent une position qui n’est pas neutre à l’égard de ce « système d’information scientifique ». Ce point est particulièrement sensible dans le rapport d’étude préfigurant le « portail de revues » Érudit : ce document évoque directement une « porosité » qui serait le propre de la structuration des « réseaux de communication » en sciences humaines et sociales. « Dans les sciences humaines et sociales ou dans les disciplines où les paradigmes ne sont pas solidement établis (ou là où il y a compétition entre paradigmes), cette structuration est plus poreuse alors qu’à l’inverse, dans les secteurs des sciences, des techniques et de la médecine, cette structuration est beaucoup plus compacte et impérative[33] ». Ces lignes posent avant tout le problème du mode d’organisation du système de publication scientifique : au sein des « sciences de l’homme », celui-ci ne relèverait pas d’une hiérarchie clairement définie, d’« un ordre de préséance et de statuts […] établi entre les revues savantes, ce qui leur confère des degrés différents de validité, de légitimité, de rayonnement et d’impact[34] ». Rassembler des publications en sciences humaines et sociales suppose ainsi d’inventer un modèle capable d’opérer dans un secteur qui ne serait pas structuré autour de « grandes revues qui font autorité (qualité de la recherche, reconnaissance institutionnelle, rayonnement)[35] ».

Quel système de publication pour les sciences humaines et sociales?

Les termes d’« agrégation » ou de « fédération » sont dès lors à prendre au pied de la lettre puisqu’il s’agit d’opérer au sein de sciences humaines et sociales avant tout marquées par une « dispersion[36] » des valeurs et instances de publication. « Chaque revue, sur une base individuelle, se transforme en petite entreprise s’occupant de l’ensemble du processus d’édition, de publication et de diffusion, en répétant dans divers lieux, et sans économie d’échelle ou transfert de savoir-faire, les mêmes opérations[37] ». D’où une « spirale infernale » plaçant « dans une situation intenable les institutions universitaires et de recherche[38] ». Ne disposant ni d’espaces ni de budgets à la hauteur de cette hausse du nombre de publications, elles doivent faire face au « cercle vicieux dans lequel se sont engagés les éditeurs qui, constatant une baisse des abonnements individuels, ont augmenté les tarifs et misé encore plus sur les abonnements institutionnels[39] ». Et si ces nouveaux acteurs que sont les « portails de revue » entendent intervenir au sein du « système d’information scientifique », c’est donc encore une fois au nom des liens unissant structures de diffusion et de production du savoir. À en croire les experts posant les fondations d’Érudit, ceux-ci seraient en effet mis à mal : les institutions « doivent faire face à une croissance vertigineuse des prix, bien au-delà de l’inflation et de l’évolution des paramètres qui caractérisent les revues (augmentation du nombre de pages, d’articles ou de parutions, par exemple)[40] ». Ce triste constat appelle, semble-t-il, une seule solution : passer outre une « anticipation déraisonnable, voire autodestructrice, de l’éditeur qui compte capitaliser sur la présence d’une clientèle captive[41] ».

Plus qu’une « désintermédiation », les technologies numériques nous contraignent donc à repenser le système de publication tout entier. Afin de mieux l’intégrer au « système d’information scientifique », il s’agit de mieux cerner le rôle de « l’éditeur », car c’est bien lui, dans les lignes ci-dessus, qui semble poser problème et son rôle est à redéfinir : « L’éditeur doit être vu comme un intervenant qui produit une valeur ajoutée pertinente et significative, tant pour le processus d’édition (indépendamment du support de diffusion) que pour son intervention dans le contexte de l’électronique[42] ». « Doit être vu » : cette formulation, proche de l’impératif, montre que semblable définition est l’occasion d’un tri. Telle est effectivement la position qu’adopte ce rapport en retenant avant tout des missions consistant à gérer des structures de certification de l’information (« assurer la qualité et la pertinence du contenu diffusé[43] »), esquisser les modalités de la présentation de celle-ci (« traiter le contenu de façon à le rendre disponible aux lecteurs[44] »), et veiller à son inscription dans ce que nous nommons personnellement une « bibliothèque de devenir » (assurer « la diffusion et le rayonnement des travaux universitaires auprès de la communauté scientifique[45] »). Il n’est ici jamais fait mention de sa capacité à présenter des projets éditoriaux ou à devenir une force de proposition pour la publication. L’éditeur est avant tout vu comme participant à ce que Béatrice Milard nomme « le régime de la preuve scientifique[46] » et ses prérogatives semblent entièrement repensées à l’aune de l’« appui » qu’il est appelé à fournir pour des recherches à venir. Ce faisant, l’éditeur n’agit plus pleinement dans le cadre d’une entreprise d’édition, mais apparaît bien plus comme un personnage pleinement intégré à un système d’information scientifique et technique.

Or à partir de cet éditeur « repensé » émerge un modèle propre aux sciences humaines et sociales : la lutte contre une « dispersion » y est le fait des structures de diffusion plus que des structures de production. Tel n’est absolument pas le cas des autres domaines scientifiques, comme le signale le rapport à l’origine d’Érudit en insistant sur l’importance des « grands oligopoles » (tels Elsevier’s ScienceDirect ou Academic Press’s IDEAL) pour mieux « assurer une stabilité de leurs revenus par des ententes groupées (consortiums)[47] ». C’est encore l’avis de Marc Minon lorsqu’il pointe le fait que « la concentration est très variable [dans les disciplines des sciences humaines et sociales] : faible en lettres et en sciences humaines où le poids des cinq “leaders” ne dépasse pas 40 %, elle est par contre forte dans les disciplines les plus “professionnelles”[48] » (médecine ou sciences de l’ingénieur). Au sein des « sciences de l’homme », les acteurs économiques majeurs semblent ainsi être les « intermédiaires », c’est-à-dire les organisations ayant vocation à « agréger » du contenu et à organiser la circulation numérique de la publication. Et ces disciplines « atomisées[49] » peuvent être placées au fondement d’un singulier modèle se situant « entre la dispersion et le regroupement[50] ». Le vecteur d’un rapprochement y est l’intégration à un système d’informations plus que la fusion de structures d’édition. Et le lien entre structures de diffusion et de production du savoir devient ainsi pleinement structurant. Il s’agit de revoir le système de publication à l’aune d’une capacité à intégrer une « bibliothèque de devenir ».

Semblable conception de « l’agrégation » autorise dès lors à penser le système de publication des sciences humaines et sociales hors de toute concentration éditoriale et au-delà de « circuits de diffusion de l’écrit mal adaptés à des publications qui connaissent souvent des tirages limités, et qui s’adressent à des publics spécialisés[51] ». Marc Minon insiste en effet sur la nécessité qu’il y a, pour une revue entendant toucher un tel « public », à se lier plus étroitement à tous les partenaires partageant une même inscription dans la « bibliothèque de devenir », comme c’est le cas d’une université susceptible d’être placée « au coeur du numérique[52] », puisque « tous ses membres sont potentiellement aussi bien consommateurs que producteurs de textes et documents[53] ». En partageant un rapport au document fondé sur une confusion entre deux activités (lire et écrire, consulter et rédiger…), instances de diffusion et de production du savoir peuvent ainsi nouer directement des relations à travers – point d’orgue du rapport de Marc Minon – la remise en cause d’un modèle celui dit « B2C » (Business to Customer), dans lequel il s’agissait jusque-là de « toucher » un lecteur encore mal défini à travers une transaction passée entre le producteur et le consommateur final, au profit d’un modèle dit « B2B » (Business to Business). La transaction s’y opère cette fois entre organisations et porte sur des services et produits sélectionnés en fonction de l’intérêt qu’ils présentent pour une communauté de travail : offrir un ensemble de « bouquets » de revues disponibles sur abonnement[54] et mettre en valeur toute la diversité propre au champ des sciences humaines et sociales.

Les sciences humaines et sociales : vers un système documentaire?

Une telle position trace pour la revue une tout autre trajectoire au sein de la chaîne du livre. Aux liens avec une librairie n’ayant pas les moyens de la mettre en valeur (car la revue n’y bénéficie, selon Marc Minon, que d’une « faible exposition[55] »), il faut privilégier le travail avec une bibliothèque capable de fédérer « une population particulièrement prête à l’utilisation de services “en ligne”[56] » et donc plus réceptive à un mode diffusion se situant entre « la dispersion et le regroupement ». Mais pareille évolution n’est en rien anodine en ce qu’elle confère une tout autre mission à la publication. Celle-ci doit en effet désormais s’adresser à une collectivité, répondre aux besoins documentaires de chaque instance de production et de transmission du savoir. Tel est bien le rôle du bibliothécaire universitaire, nouvel interlocuteur de ces revues prises en charge par un « portail » : se situer aux antipodes d’une « clientèle captive » et prendre en main des « négociations documentaires au bénéfice de la communauté[57] », c’est-à-dire clarifier un projet d’établissement et se doter d’outils favorisant sa mise en oeuvre. À des publications numériques regroupées au sein de vastes structures de diffusion, répondent ainsi des bibliothèques se regroupant au sein de structures telles que le Réseau canadien de documentation pour la recherche[58] (RCDR, Canada), le Consortium universitaire des publications numériques[59] (COUPERIN, France) ou encore un International coalition of library consortia [60] (ICOLC, États-Unis) regroupant près de 150 consortiums dans le monde. Et celles-ci jouent à la fois un rôle commercial (tel COUPERIN dont l’un des objectifs est « la négociation au meilleur prix des conditions de vente des périodiques électroniques pour un groupe donné de Services communs de documentation d’universités[61] ») et scientifique (tel un RCDR entendant « bâtir une infrastructure de connaissance et une capacité de recherche dans les universités canadiennes[62] »).

Ces structures contribuent clairement à redéfinir le lien entre instances de diffusion et de production de la recherche comme le fruit d’une collaboration, ce qui n’est pas sans influence sur une publication prenant place dans un véritable système documentaire. Au sein de ce nouveau mode de commercialisation, les « portails de revue » deviennent en effet des « fournisseurs d’appuis » pour des institutions, qui souhaitent s’assurer que ces derniers jouent pleinement leur rôle, notamment en garantissant aux « établissements clients [la possibilité] de disposer via leur fournisseur d’un système de conservation réellement conçu pour être pérenne[63] ». Tel est en effet le premier fondement de ce que nous nommons « bibliothèque de devenir » : une inscription dans le temps nous pousse à penser la publication sur le mode de la collection et étendant ce faisant aux données numériques la vertu d’un papier faisant l’objet d’une pleine propriété (et pas seulement d’un droit accès) tout en constituant un support éminemment durable. Il est ainsi indispensable de poser les conditions d’un devenir patrimonial de la publication numérique, chantier auquel s’attelle en France le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche en participant à la mise en place du « portail » Persée[64]. Ayant vocation à numériser et mettre en ligne des revues de façon rétrospective afin de faire valoir « un riche patrimoine scientifique[65] », cet outil nous encourage à repenser « l’accès » aux instances de diffusion de la recherche : la revue prise en charge par un « portail commercial » est invitée à adopter une « barrière mobile » désignant un délai (généralement compris entre deux et cinq ans) au-delà duquel une publication pourra être librement consultable (et sera donc confiée par Revues.org, Cairn ou Érudit aux bons soins de Persée).

La publication : au-delà de la revue?

Quitter la chaîne du livre et se lier directement aux instances de production de la recherche a ainsi un effet direct : la publication est repensée sur le mode du service, comme un pourvoyeur de « précédents » s’inscrivant dans un temps dépassant le cadre d’une propriété éditoriale. La valeur d’une revue ne résidant plus dans un « fonds » devenu patrimonial, nous sommes face à un mode de fonctionnement reposant sur la « nouveauté » et consistant à sans cesse fournir des informations permettant d’« appuyer » un effort de recherche. Nous en revenons ici à la définition de l’éditeur que propose le rapport Érudit, mais nous ne pouvons nier que nous sommes ici face à une nouvelle configuration de la publication. Connue sous le nom d’« open access », celle-ci suppose que l’accès aux travaux sélectionnés soit entièrement libre, publier consistant à mettre en ligne de documents et, comme le dit Paul Peters, à travailler avec « the major abstracting and indexing databases, search engines, archives, and repositories to ensure proper and timely coverage of their journals [66] ». La « valeur ajoutée » qu’apporte toute publication réside ainsi dans la pleine intégration de l’information scientifique dans les réseaux de recherche plus que sur l’exploitation commerciale de celle-ci. D’où, selon Ghislaine Chartron et Jean-Michel Salaün, un divorce entre une « économie symbolique[67] » – se fondant sur l’échange d’idées et la valorisation de leurs producteurs – et une « économie de biens[68] » – reposant sur l’échange de marchandises et la valorisation de ceux qui les réalisent. Les liens unissant instances de diffusion et de production du savoir deviennent ainsi un lieu de tension et posent avant tout le problème des limites de l’inscription des résultats de la recherche dans une communauté.

Ce nouveau modèle suscite ainsi effectivement des difficultés en ce qui a trait à l’« économie politique des publications scientifiques », car la question est clairement : à qui profite la diffusion du savoir? Prenant tout son sens quant à la publication de disciplines dépendant – quant à leur production et acquisition – bien plus du financement d’institutions que d’un réel marché, cette interrogation pose un problème de taille clairement perceptible au sein des travaux du plus ambitieux projet numérique français ayant trait aux sciences humaines et sociales. Constituant une structure de « concertation et de coordination[69] », le Très Grand Équipement Adonis entend « associer l’ensemble des acteurs, depuis la production et la préservation des données jusqu’à leur diffusion, en passant par toutes les formes requises de traitement et d’édition », afin de constituer un « méta-portails[70] » à travers le développement de plateformes numériques d’accès, de publication et de stockage. Mais s’il s’agit d’initier des collaborations au sein du système de diffusion du savoir, celles-ci passent dans ce cas précis par un dispositif affirmant clairement son « statut ambivalent[71] ». Aux dires de ses deux directeurs, Yannick Maignien et Benoît Habert, Adonis n’entend nullement se contenter d’être un fournisseur de technologies pour des éditeurs ou un ensemble d’outils de diffusion numérique : la réalisation « de tels instruments en SHS ne saurait être dissociée des besoins spécifiques de chercheurs et enseignants-chercheurs ». Et s’il s’agit de « mutualiser progressivement de nombreuses fonctions d'instrumentation, (mettre en accès, conserver, publier…) », c’est « pour mieux “libérer” la recherche » et ne pas « éloigner et couper ces services des chercheurs et des besoins spécifiques des laboratoires[72] ».

Ce Très Grand Équipement constitue ainsi un espace de rencontres invitant des acteurs (éditeurs, laboratoires, « portails ») aux logiques fort différentes à tout faire pour mieux se comprendre. Nous sommes bien dans le cadre de notre « bibliothèque de devenir ». Mais elle présente une originalité : la rencontre entre « accès » et « partage » esquisse des dispositifs excédant largement le cadre de ce que nous avons jusqu’ici placé sous le terme de « publication ». La notion de communauté scientifique fait ainsi partie intégrante de l’élaboration de ce nouvel outil d’accès au savoir, comme le montre clairement le compte-rendu d’une université d’été insistant dans ses propositions sur la nécessité de « formaliser et organiser les communautés d’utilisateurs[73] ». Le terme de « service » employé dans la lettre d’information citée ci-dessus est donc tout sauf anodin. Les « fonctions d’instrumentations » que ce TGE a pour objet de développer pourraient prendre la forme de blogs (permettant la mise en ligne régulière de billets), de wiki (reposant sur un travail collectif), de listserv (informant une population donnée) ou de data resources (permettent le partage de « données brutes »), instruments qui ne s’organisent nullement autour d’une forme comme l’article et d’un dispositif comme la revue. La recherche en sciences humaines et sociales tiendrait d’un dispositif de communication livrant des résultats de recherche, mais capable également d’initier des collaborations ou de faire circuler des messages faisant office de recensions… Lier diffusion et production du savoir permet ainsi de formuler une idée de la publication totalement inédite : « Publier à l'ère numérique, ce n'est pas seulement communiquer des connaissances, c'est s'adapter à des logiques d'acteurs toujours plus complexes, à des usages de plus en plus riches, et de fait, ce sera de plus en plus une condition de survie et d'existence de la recherche[74] ».