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Dans la présentation du premier numéro du Musée des familles (octobre 1833), Jules Janin écrit :

Le riche, le pauvre, l’artisan, la coquette, le dandy, le cavalier, le poète, le rêveur, le romancier, l’historien, qui encore? Toute cette foule d’esprits, de moeurs, d’intérêts, de positions, de besoins, ce mélange de gaieté et de tristesse, d’humeurs et d’opinions si opposées, trouvera à se satisfaire, dans ce recueil, dans ce journal, dans ce livre, dans ce magasin, dans cette encyclopédie, dans ce musée, dans ce je-ne-sais-quoi à deux sous. […] Ainsi c’est un livre pour tous les goûts, pour toutes les positions, pour toutes les fortunes, pour tous les âges[1].

L’élan qui caractérise le texte programmatique de Janin traduit bien la curiosité suscitée par cette publication d’un nouveau genre. Adressé à une élite ainsi qu’à un public populaire, misant sur un lectorat tant masculin que féminin, jouant sur la pluralité des codes et des tons (« gaieté » et « tristesse »), le Musée des familles reprend la formule des magazines anglais du xviiie siècle, tout en substituant l’image du « musée » à celle du « magasin ». Dynamisé par l’homme de presse Émile de Girardin, le périodique semble proposer un contenu fourre-tout, hétéroclite et encyclopédique, préparé à l’attention d’un public de masse – ce qui annonce déjà la consolidation des industries culturelles des xixe et xxe siècles. Un imaginaire des supports est ainsi mis à contribution, le musée devenant journal, puis livre, pour finalement retomber à « ce je-ne-sais-quoi à deux sous ». Entre les lignes, Janin traduit bien l’entrelacement des secteurs éditorial et journalistique durant la décennie 1830, mais surtout, les usages et les sensibilités des lecteurs et des lectrices confrontés à un objet qui s’apparente, tantôt à de larges feuilles où les voix fragmentaires se rassemblent sous le sceau d’une cacophonie propre aux poétiques journalistiques[2], tantôt à une ébauche de livre tablant sur le récit littérarisé des connaissances du monde. Le Musée des familles constitue en soi une première extension maximale du genre magazine dans l’aire francophone, annonçant la venue, en France, de La vie heureuse et de Fémina[3], au Québec, de La Revue moderne et de Châtelaine[4]. Plus largement, il illustre, tant par ses pratiques discursives que par sa matérialité, les nombreux embranchements du littéraire et du médiatique.

Au-delà de l’exemple du magazine ou de celui des revues francophones[5], c’est sur la voie des rapports entre presse et littérature que s’engage le présent dossier de Mémoires du livre / Studies in Book Culture. Plus spécifiquement, c’est le support, ici triplement appréhendé comme moteur poétique, valeur échangeable et matériau d’édification d’une posture singulière ou collective, qui intéresse les auteur.e.s réuni.e.s dans ce numéro.

Depuis plusieurs années, et dans le sillon du renouveau de l’histoire culturelle, les études sur la presse ont été augmentées et enrichies par la mise sur pied de chantiers visant à réévaluer l’histoire de la culture médiatique en Occident[6]. Dans l’aire francophone, les collaborations internationales et interuniversitaires[7], portées par un décloisonnement disciplinaire largement observable dans le champ des sciences humaines, ont notamment permis d’envisager le journal « comme une oeuvre[8] », faisant ainsi se croiser des pratiques d’écriture et des supports médiatiques avec les méthodes d’analyse traditionnellement dévolues aux textes publiés en livre. En France, la synthèse scientifique proposée par le collectif de rédaction de La civilisation du journal dit bien, par son titre, l’orientation poursuivie dans ces travaux : mettre en relief une culture mêlant le grand récit de l’information à l’analyse de poétiques, de discours, de sensibilités et de supports inscrits autour, dans et par l’objet médiatique. Comme le précisent les directeurs de l’ouvrage à propos d’une histoire littéraire de la presse, « la littérature ne peut être limitée aux vieilles catégories génériques où on la cantonne traditionnellement et […] en particulier, le journal, parce qu’il accomplit avec une efficacité inouïe l’antique mission médiatrice dévolue à la communication littéraire, mérite peut-être plus que toute autre forme culturelle, d’être compté parmi les supports les plus légitimes de la littérature[9] ».

Cette idée de « communication littéraire », développée par les coauteurs de Lacivilisation du journal, et plus précisément par les travaux d’Alain Vaillant[10], rappelle les recherches fondatrices de Robert Darnton sur le « livre comme moyen de communication[11] ». En vérité, études sur la presse et histoire du livre et de l’édition empruntent à un même constat, soit la prise en considération de l’objet dans la production, la diffusion et la réception des « représentations collectives propres à une société[12] ». Autre pionnier de l’histoire culturelle, Roger Chartier exprime bien la prédominance du support dans l’étude de la circulation des formes discursives et des productions culturelles : « Il n’est pas de texte hors le support qui le donne à lire, pas de compréhension d’un écrit qui ne dépende des formes dans lesquelles il atteint son lecteur[13]. » À la base du présent dossier, le chantier inauguré par Marie-Ève Thérenty autour d’une poétique historique du support offre sans contredit quelques-unes des pistes de recherche les plus stimulantes dans le domaine[14]. Principalement, la conscience des supports (conscience « typographique », mais aussi « médiatique[15] ») qu’ont les auteurs, éditeurs, directeurs de presse et imprimeurs, motive une négociation constante entre le champ des possibles en matière d’écriture et les contraintes éditoriales; entre les usages du medium et l’imaginaire qui en émane; entre deux systèmes de production et de médiation imbriqués l’un dans l’autre – parfois fusionnés – et participant de façon pérenne à la transformation conjointe de la littérature, de l’information et, a fortiori, de l’espace public.

Dans cette perspective, les contributions de ce dossier proposent bien plus qu’un bilan des travaux menés dans le domaine des études littéraires et culturelles sur la presse et le livre. Elles illustrent les défis que suscitent, de façon paradoxale, l’abondance des corpus journalistiques et l’absence relative de sources (qu’on pense aux archives des entreprises de presse ou aux enregistrements radiophoniques), tout comme elles soulignent l’émulation provoquée par la lecture des quotidiens et hebdomadaires d’un temps révolu. Elles s’inscrivent également dans la foulée des grandes entreprises de numérisation et de mise en accès (de façon gratuite) de centaines de périodiques menées par les institutions culturelles, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique (Gallica et BAnQ). Enfin, elles offrent une synthèse des résultats obtenus par la recherche depuis 20 ans sur le journal et sur le livre, tout en en renouvelant la perspective et en proposant des pistes de lecture originales.

Sur le plan de la méthode, deux tendances complémentaires sont observables. La première, illustrée par les trois premiers textes de ce dossier, repose sur l’étude historique, exhaustive et poussée, de corpus de grande ampleur. En ressort une cartographie dynamique des systèmes croisés de production et de diffusion de la communication, en Angleterre et en France, depuis l’Ancien Régime jusqu’au seuil de la Seconde Guerre mondiale. Alimentée par la mise en place de chantiers collectifs et de bases de données invitant à réévaluer notre lecture des textes et notre compréhension des régimes d’écriture, cette tendance à l’exhaustivité constitue aussi bien une gageure qu’une avenue prometteuse, notamment pour la recherche émergente, souvent marquée du double sceau de l’interdisciplinarité et de la multiplicité des outils d’analyse (en particulier, les outils numériques). La seconde tendance, que condensent les six autres textes, consiste à faire l’étude transversale d’un cas particulier et significatif, témoignant des modalités de circulation des formes, des discours et des pratiques dans la sphère culturelle. Dans ce cas-ci, les contributeurs et contributrices abordent le « grain du support[16] » comme point de départ d’une réflexion plus large, permettant d’étayer deux aspects croisés de l’histoire littéraire et culturelle de la France et du Québec du tournant du xxe siècle, soit la relative autonomie des champs médiatique, littéraire et culturel, et la modernité des formes et des langages qui l’accompagne[17]. Du particulier au général, du singulier au collectif, les articles proposés dans ce dossier livrent ainsi des interprétations éclairantes et énergisantes sur les effets d’hybridation, de contamination et de circularité des pratiques et des discours opérés entre deux systèmes de communication et leurs objets; et a fortiori, sur les variations, les écarts et les disparités poétiques qu’ils impliquent.

Aussi, la proposition originale de Timothée Léchot nous invite à nous replonger dans les innovations matérielles et critiques de la première modernité en Europe. En se penchant sur la pratique de l’extrait dans les périodiques d’Ancien Régime, Léchot éclaire tout un pan de la circulation et de la promotion des textes, du livre au journal, de l’auteur au lecteur, en passant par le libraire et le journaliste critique, tout comme il met en relief les enjeux éthiques et sociaux entourant la diffusion des productions textuelles. Ce faisant, l’article engage à mesurer les ramifications du commentaire littéraire en contexte médiatique, et ce, bien avant la consolidation et la professionnalisation de la critique au xixe siècle. De son côté, forte des travaux qu’elle a elle-même conduits depuis plusieurs années, Laurel Brake s’intéresse à l’intrication des champs de l’édition et du journalisme en Angleterre du xixe siècle, en posant ici la sérialité comme pierre angulaire des rapports entre discours de l’information et discours de la fiction. Concluant cette première section, le texte de Mélodie Simard-Houde réussit le pari d’aborder la littérature aéronautique au confluent du journal et du livre. À partir des collections populaires et des fictions dédiées aux récits d’aviation, Simard-Houde débusque l’infusion progressive de la figure de l’écrivain-aviateur dans le champ culturel français de la première moitié du xxe siècle, tout en en éclairant les enjeux idéologiques et économiques.

Portant sur le paysage littéraire français de la seconde moitié du xixe siècle, la deuxième section de ce dossier s’attache à quelques trajectoires d’auteurs et de périodiques permettant de réévaluer l’apparente bataille qui oppose le livre au journal[18]. Les contributions de Jean-Michel Gouvard et de Jérémy Naïm sondent les productions de deux auteurs devenus des « classiques » de la littérature française, Charles Baudelaire et Guy de Maupassant, mais en réinterprétant leur originalité à la lumière de la structure en tension du journal[19]. Sur les traces d’Alain Vaillant[20], Gouvard approfondit la question de la perméabilité des genres littéraires et des rubriques journalistiques au sein de l’écriture baudelairienne, tout en insistant sur le rôle de la posture d’« écrivain perdu dans les colonnes du journal[21] » comme motrice d’une réflexion poétique sur les supports. Naïm, pour sa part, s’intéresse au conte « La Bécasse » afin de comprendre les effets de sens entraînés par la publication dans la presse, puis en volume. Dans la foulée, la contribution d’Alexia Kalantzis aborde conjointement le phénomène des « petites revues » propre à la fin du xixe siècle en France, et la poétique de la chronique déjà bien balisée par les travaux de Thérenty[22]. Retraçant le parcours de textes publiés au préalable dans les petites revues, puis rassemblés en recueils, Kalantzis met en évidence le brouillage générique qui s’institue au passage d’un support à un autre, n’hésitant pas à évoquer l’idée d’un « roman-recueil » fondé sur la subjectivité et la cohérence narrative des chroniques mises bout-à-bout.

La dernière section du dossier déplace le curseur du côté du Québec de la première moitié du xxe siècle. En miroir de la contribution de Kalantzis, Liliana Rizzuto livre une réflexion pertinente sur l’hybridité des formes médiatiques et littéraires chez la journaliste Françoise (pseudonyme de Robertine Barry). Informée par les recherches de Chantal Savoie en histoire littéraire et culturelle des femmes, Rizzuto inscrit la problématique du support au coeur de la quête de légitimité et d’acceptabilité des femmes de lettres des années 1900-1910. Une hypothèse similaire guide le texte de Charlotte Biron, qui se penche sur les reportages de Damase Potvin et d’Albert Laberge, deux auteurs « diamétralement opposés », mais que les stratégies de placement et d’usage des supports livresques et journalistiques tendent à rapprocher étroitement. À l’instar de ce que suggère l’analyse de Biron, il n’est sans doute pas vain d’envisager une autre histoire de la querelle du régionalisme qui frappe le Québec[23], pensée non plus à partir des discours et des polémiques, mais à partir des lieux et des objets qui concrétisent le débat et lui assurent un rayonnement et une pérennité. Enfin, Stéphanie Bernier ouvre la réflexion en substituant au couple livre-journal une triade périodique-livre-radio. Le cas de Robert Choquette, directeur éphémère de La Revue moderne avant son saut à la radio, illustre tout aussi bien l’émergence de la culture moyenne dans le Québec de l’entre-deux-guerres et la polygraphie des écrivains-journalistes de cette période, que les mouvements de circulation des textes d’un médium à un autre et le système de valeurs qui y préside. Concluant ce dossier, l’article de Bernier nous convie à reconsidérer les rapports de complémentarité qui unissent la littérature, la presse et les médias de masse, au sein d’une grande histoire intégrée des supports de la communication, qui nous permettrait, a fortiori, d’éclairer et de complexifier les interactions si actuelles entre le texte et le numérique. Les travaux sur la culture médiatique et la chaîne du livre présentés dans ce numéro de Mémoires du livre constituent, j’ose le croire, des jalons de cette histoire en cours d’écriture.

En marge du dossier thématique, deux articles viennent compléter ce numéro de Mémoires du livre / Studies in Book Culture. Au « Varia », Joanie Grenier débusque le rôle d’une médiation apparue dans le monde du livre au cours des dernières années : la distribution numérique. En se basant sur l’exemple de l’Entrepôt numérique ANEL – De Marque, elle démystifie ce rouage peu visible et peu connu, en exposant les enjeux économiques, technologiques et culturels qu’il rejoue par rapport à la distribution traditionnelle. Enfin, pour le « Dossier », le comité de rédaction de Mémoires du livre a souhaité rendre disponible la version anglaise d’une réflexion initiée il y a dix ans par les membres du GREMLIN, et portant sur les articulations entre les phénomènes de médiation et ce qu’il est convenu d’appeler couramment aujourd’hui les imaginaires du littéraire. Par les voies de la sociocritique, ce texte stimulant invite à repenser ces concepts fondamentaux comme étant « en garde partagée », dans une perspective interdisciplinaire résolument assumée. N’est-ce pas, au fond, de ce décloisonnement dont se réclame l’ensemble des articles ici présentés?