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L’édition africaine et ses discours

Tout propos portant sur la thématique de « l’édition africaine » devrait sans doute systématiquement préciser d’abord de quoi il est question et, ainsi, délimiter le champ concerné par la réflexion. L’édition africaine peut en effet être abordée en termes linguistiques (langues de production), d’espaces (régions et niveaux d’organisation et de développement de l’industrie éditoriale), économiques (marchés pris en compte et relations entre ces derniers), sectoriels (structuration et organisation de la chaine du livre en Afrique à travers ses différents agents), de genres (édition jeunesse, édition généraliste, édition scolaire, « non fiction »), sociologiques ou anthropologiques (agencement du « champ littéraire », logiques de développement dans un espace social ou culturel), ou encore en termes historiques (production du livre en Afrique à une époque donnée ou transition d’une période à l’autre). À travers cette liste, nous voudrions ici, et avant toute chose, souligner la complexité de la thématique « édition africaine », bien souvent approchée de manière globale, et selon une approche simplificatrice.

Il existe cependant un invariant lorsqu’il est question d’édition africaine : elle est un objet constant de discours. Ces discours s’agencent à deux niveaux : interne (les discours d’éditeurs africains sur leur marché) et externe (les discours portés sur l’édition en Afrique émanant de professions connexes : chercheurs, journalistes, consultants, etc.). Ces deux niveaux de discours, qui fonctionnent selon une logique de vases communicants, ont tendance à évoluer selon les dynamiques économiques, culturelles et institutionnelles du moment, et l’on observe un certain nombre de récurrences dans les discours de telle ou telle période : essor économique et technique des années 1960, affirmation culturelle et internationalisation des années 1970-début 1980, discours de crise des années 1980, promotion de la lecture, de la recherche et des collectifs durant les années 1990, revendications altermondialistes et associatives des années 2000, et enfin, globalisation culturelle et économique des années 2010. Chacune de ces périodes et les discours qu’elles génèrent mériteraient en soi une réflexion spécifique pour en préciser les contours, ce qui n’est pas l’objet de cet article. Nous souhaiterions ici interroger des « discours sur l’édition africaine » – internes et externes – issus de la période contemporaine, car ceux-ci se font le reflet d’un contexte et leur observation fournit d’autres clefs d’analyse sur le marché international du livre, de ses tendances économiques et intellectuelles et de la réception de tel ou tel corpus à l’intérieur d’un espace donné. Dans ce sens, l’édition africaine en tant qu’objet de discours nous semble présenter une fenêtre tout à fait intéressante pour l’étude des dynamiques du marché éditorial contemporain, ou du moins tel qu’il se développe depuis ce qu’André Schiffrin a associé à l’ère de la mondialisation éditoriale dans L’édition sans éditeurs (1999) et Le contrôle de la parole (2005), correspondant à une période allant des années 1980 aux années 2000 et qui est marquée par d’importants bouleversements au sein de l’industrie éditoriale africaine. Dans cette réflexion, nous nous intéresserons donc à cette relation entre discours sur l’édition africaine et histoire du livre africain contemporain, des années 1980 aux années 2010, à travers une analyse des évolutions économiques, culturelles et institutionnelles de l’édition d’Afrique francophone et différents positionnements d’éditeurs.

Des équilibres vacillants en période de crise (1980-1990)

En 1992, l’éditeur allemand Hermann Schulz[1] formulait une interrogation intéressante dans les pages de la revue Logos : « What kinds of African books are in fact exportable from Africa to Europe? Only those which satisfy needs for information, entertainment, art or new literary forms […]. To learn about African publishing, where can a German publisher go, except to Britain or France[2]? » À travers ce questionnement professionnel, il est possible d’identifier un discours venu de l’extérieur sur le livre africain, très empreint de déterminisme quant à ses perspectives de commercialisation en Europe (principalement en anglais et en français). Il convient ici de rappeler que Schulz a exercé une influence majeure dans le champ littéraire africain allemand des années 1970 aux années 1990[3]. On pourrait de même souligner le constat du centralisme maintenu par les anciens pays coloniaux sur le marché littéraire africain : d’après Schulz, seules la France et l’Angleterre offraient en 1992 à un éditeur germanique un accès au marché du livre africain pour commercialiser, traduire et publier des ouvrages africains à destination du marché allemand, dans une certaine limitation de genres. Le constat de l’éditeur est ici à replacer dans la situation internationale du livre africain des années 1980 au début des années 1990.

Les années 1980 représentent effectivement une période charnière pour le livre africain, qui s’ouvre avec la Foire du livre de Francfort 1980 et son évènement central « Africa: a continent asserts its identity ». Cet évènement voyait le jour sous la notable impulsion du directeur de la foire Peter Weidhaas et de son prédécesseur Sigfred Taubert, ainsi que d’un groupe de spécialistes parmi lesquels Julian Behrstock[4], alors consultant pour le groupe japonais Kodansha, ou encore Hans Zell, responsable du projet éditorial « African Book Publishing Record » depuis 1975[5]. La Foire 1980 incarnait un moment d’internationalisation du livre africain qui faisait suite à une série de rencontres organisées par l’Unesco et différentes institutions africaines[6]. Ce choix thématique s’inscrivait également dans la continuité de l’évolution de la politique de la Foire au cours des années 1970, laquelle accordait alors une place croissante à la World-Literature et à une ouverture de la représentation éditoriale en son sein, hors Europe et Amérique du Nord[7]. Dans cette continuité, l’édition 1980 hébergeait la remise du premier Prix Noma de publication en Afrique, financé par la fondation japonaise Shoïchi Noma (du groupe éditorial nippon Kodansha). Pour cette première édition, le prix récompensait l’écrivaine sénégalaise Mariama Bâ et son roman Une si longue lettre, publié par les Nouvelles Éditions Africaines (NEA, Sénégal)[8]. L’ouvrage sera par la suite traduit dans 14 langues à travers le monde[9]. Sur les plans technique et scientifique, les années 1980 voyaient également se développer des programmes de promotion, de renforcement et de diffusion du livre africain dans le monde, à l’image du Centre Régional d’Édition et de Publication du Livre en Afrique (CREPLA), au Cameroun, mis en place avec le soutien de l’Unesco[10], le Répertoire du Livre et de la Presse en Afrique édité par Hans Zell entre 1977 et 1989, ou du quatrième tome dédié à l’Afrique de la collection « The Book Trade of the World » dirigée par Sigfred Taubert et Peter Weidhaas et publiée par les éditions munichoises K. G. Saur entre 1972 et 1984. Du côté francophone, l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT) et le Ministère français des Affaires étrangères soutenaient la publication de plusieurs anthologies et répertoires. Parmi ceux-ci : le Guide de littérature africaine de Patrick Mérand et Séwanou Dabla (L’Harmattan/ACCT, 1979), et le Dictionnaire des oeuvres littéraires négro-africaines de langue française dirigé par Ambroise Kom (Naaman/ACCT, 1983), tous deux financés par l’ACCT; le numéro 94 « 2500 titres de littérature africaine : Afrique subsaharienne » (1989) de la revue Notre Librairie, financée par le Ministère français des Affaires étrangères. Ce numéro donnera lieu à l’édition de la Bibliographie francophone de littérature africaine de Virginie Coulon (1994), publiée par l’AUPELF[11] et Édicef, et prolongée par la création de la base de données numérique LITAF (« Littérature africaine francophone »), toujours en ligne en 2019[12]. Si ces différents projets francophones prenaient en compte les publications africaines, ils étaient cependant axés sur la diversité littéraire plutôt que sur la diversité éditoriale, et financés par des organismes en charge de la promotion de la langue française (ACCT) ou de la culture française à l’étranger (Notre Librairie, publiée par l’Association pour la diffusion de la pensée française, ADPF[13]). Différentes instances de promotion et de légitimation des littératures africaines francophones ont également été établies à cette époque : collection « Monde-Noir Poche » aux Éditions Hatier (1980), Prix international Alioune Diop pour les lettres africaines de l’Institut Culturel Africain (1982), Congrès mondial des littératures de langue française de Padoue (1983). Ces différents projets de promotion faisaient la part belle à l’édition française de littératures africaines, et il est ici frappant de constater que la plus ancienne récompense accordée aux littératures africaines, le Grand prix littéraire d’Afrique noire – créé en 1961 par l’Association des écrivains de langue française (ADELF) – qui avait été décerné à neuf reprises à des auteurs publiés sur le continent entre 1961 et 1991, a ensuite cessé de récompenser des ouvrages publiés en Afrique de 1992 à 2012[14].

La présence éditoriale africaine francophone au sein de ces projets va en effet en s’amenuisant avec la crise économique des années 1980 et la mise en place du « Plan d’ajustement structurel » par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international à partir de 1979, synonyme de politiques d’austérité sur le continent, directement répercutées sur les investissements publics dans le secteur culturel[15]. Ainsi, lorsque des maisons d’édition francophones comme les NEA ou les Éditions Clé de Yaoundé – jusqu’alors en plein essor sur la scène internationale – disparaissent ou voient leurs productions diminuer drastiquement au cours des années 1980, ce sont les éditeurs du Nord – essentiellement français – qui vont ensuite occuper les répertoires, la recherche et la couverture médiatique consacrées à la production littéraire et intellectuelle africaine, à destination principale du lectorat septentrional et en dehors du secteur scolaire africain largement demeuré le pré carré des éditeurs français[16]. Le CREPLA voit, lui, les états africains qui participaient à son développement se désengager progressivement, et seul l’État camerounais continuera par la suite à investir dans le programme, qui perd peu à peu son envergure internationale au cours des années 1980[17].

Il est par ailleurs frappant d’observer le vivier d’auteurs africains qui gagnent l’espace public et littéraire français et francophone entre la fin des années 1980 et le début des années 2000 : Alain Mabanckou, Fatou Diome, Calixthe Beyala, Abdourahman Waberi, Sami Tchak, Kossi Efoui, etc. Tous sont publiés en France et portés par ce foyer éditorial français, alors en plein renouvellement[18] : L’Harmattan, Karthala, Silex, collection « Monde-Noir poche » des Éditions Hatier, Éditions du Serpent à Plumes, collection « Afrique » d’Actes Sud (désormais « Lettres africaines »), « Continents Noirs » des Éditions Gallimard, etc. Le travail de ces éditeurs sera renforcé par l’essor du festival Étonnants Voyageurs organisé à Saint Malo depuis 1990 ou du festival Fest’Africa créé en 1993 à Lille. Ce foyer est assorti de récompenses littéraires françaises reçues par ces auteurs de manière ininterrompue depuis le milieu des années 1990[19]. Une telle concentration des perspectives éditoriales en France mène l’écrivain camerounais Yodi Karone à affirmer, dans un entretien accordé en 1998 à Françoise Cévaër, que :

[…] la majorité des livres africains publiés en France ne sont pas édités par des maisons d’édition françaises. N’empêche que ce sont elles qui lancent les mouvements littéraires et les auteurs africains […]. Les maisons françaises font en fait souvent des « coups ». Elles profitent de l’attente du public, d’une urgence; et elles lancent comme ça un auteur, un mouvement. L’éternel problème, c’est de savoir bien se positionner dans le système, au moment propice[20].

Perte de force économique de l’édition africaine, d’un côté, et essor de l’environnement littéraire africain en France, de l’autre côté, renforcent la domination de l’édition française sur le marché du livre africain francophone, en particulier dans le secteur clef du scolaire. En 1998, l’éditrice ivoirienne Caroline Ogou, du Centre d’Édition et de Diffusion Africaines (CEDA), jugeait ce rapport de force « indéniable » à la lumière de l’expérience de coédition d’ouvrages scolaires du CEDA avec son actionnaire majoritaire, l’éditeur français Hatier :

Il suffirait de rentrer dans les subtilités de la coédition, de notre partenariat avec Hatier, et là vous verriez qu’ils sont très forts et très puissants. Ils ont de toute façon les moyens de leur politique. Nous, éditeurs locaux, non seulement nous sommes inféodés à des grands éditeurs français, mais en plus nous n’avons pas véritablement les moyens d’agir de façon autonome[21].

Il faudra plutôt attendre les années 2000 et l’évolution des politiques de mécénat international dans le secteur culturel – qui prolongent les coopérations bilatérale et multilatérale française et francophone[22] –, ainsi que la mise en place de nouvelles politiques nationales du livre dans plusieurs pays d’Afrique francophone[23], pour que des prix, notamment, y émergent à nouveau, récompensant des auteurs publiés sur le continent, à l’image du Prix Alioune Diop pour l’édition africaine de la Foire du livre et du matériel didactique de Dakar (FILDAK, Sénégal) lancé en 2002, ou du Prix Ivoire pour la littérature africaine d’expression française (Côte d’Ivoire) inauguré en 2008.

Polarisation linguistique de l’industrie du livre africain dans les années 1990

Si les politiques d’austérité des années 1980-1990 ont eu des répercussions négatives sur l’industrie du livre en Afrique anglophone également, celle-ci voit l’émergence de « contre-feux » durant les années 1980. Il y a tout d’abord un positionnement économique d’éditeurs africains anglophones en marge de rencontres internationales au milieu des années 1980[24]. L’éditeur tanzanien Walter Bgoya et la consultante britannique Mary Jay font le récit de la mise en place de ces projets dans leur article « Publishing in Africa from Independence to the Present Day » :

Un groupe de dix-sept éditeurs, tous actifs en Afrique subsaharienne, s’est réuni à Londres en 1985 pour discuter des obstacles à surmonter et de la manière dont ils pourraient coopérer pour y répondre. Ces […] éditeurs ont donc décidé d’établir [African Books Collective] au Royaume-Uni en regard de leurs catalogues essentiellement anglophones, pour ensuite commercialiser et distribuer leurs titres internationalement, au sein des marchés du Nord, principalement en Europe et aux États-Unis, et plus largement dans tous les pays non africains […]. À cette époque, qui correspond à l’ère du marketing pré-numérique, l’Europe et les États-Unis représentaient alors les marchés les plus accessibles. Ainsi, à l’instar des grands éditeurs internationaux, les fondateurs d’ABC ont choisi d’établir leur propre organisation au centre des marchés qu'ils cherchaient à pénétrer[25].

La rencontre de Londres, qui mène à la création de l’African Books Collective en 1989, est une clef de lecture de la situation décrite par Hermann Schulz en 1992. Les collectifs et projets internationaux qui émergent alors concernent davantage les éditeurs africains anglophones et vont beaucoup contribuer à leur développement économique et à leurs échanges.

Bellagio Publishing Network

Ce réseau créé en Italie en 1991 avec le soutien de la Fondation Rockefeller, dont les bureaux étaient basés à Oxford, rassemblait de manière informelle des organisations (éditeurs, experts indépendants, ONG des secteurs public et privé) dédiant leurs activités et leurs réflexions au renforcement de l’édition locale et au développement du livre en Afrique. Sous l’impulsion notable du chercheur américain Philip G. Altbach, le Bellagio a développé jusqu’en 2002 des publications en anglais couvrant un large éventail de réflexions consacrées au marché du livre africain, à travers une lettre d’information et la collection « Bellagio studies in publishing » largement animée par Altbach. Le Bellagio a cessé ses activités en 2002 en raison de la diminution de ses sources de financement.

African Publishers Network (APNET)

Ce collectif qui fédère des associations d’éditeurs et des maisons d’édition du continent a été fondé en marge de la Zimbabwean International Book Fair en 1992, à l’initiative de bailleurs de fonds internationaux (parmi lesquels la Banque mondiale). Le réseau publiait, entre les années 1990 et le milieu des années 2000, des études sur les métiers de l’édition en Afrique et une lettre d’information à destination de ses membres. La publication rassemblait des contributions de spécialistes et professionnels sur les réalités des marchés du livre en Afrique. Son siège a été transféré de Hararé à Abidjan (Côte d’Ivoire) en 2003, lorsque l’éditeur guinéen Mamadou Aliou Sow en a pris la présidence, ce qui a alors ouvert le champ à des collaborations entre le monde du livre africain anglophone et francophone[26]. Le siège du collectif a ensuite été resitué à Hararé, puis à Accra entre la fin des années 2000 et le début des années 2010, avant l’arrêt d’une grande partie des activités, jusqu’à leur relance en 2017, avec le soutien de l’International Publishers Association (IPA) et de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI). L’APNET a recommencé à diffuser une lettre d’information en février 2019[27].

Lorsque l’édition africaine de langue anglaise renforce sa présence internationale au tournant des années 1990 à travers le Bellagio ou l’APNET, l’édition d’Afrique francophone est-elle au même moment davantage visibilisée à travers sa production de jeunesse, notamment à la faveur des politiques de soutien de l’Unicef[28]. Sa promotion est par ailleurs et en grande partie assurée par Le Bulletin de la Joie par les livres, créé au sein du département de jeunesse de la Bibliothèque nationale de France en 1989 (et devenue en 1994 Takam Tikou). La chercheure Mathilde Lévêque souligne ainsi que, « [e]ntre 1990 et 2000, la littérature de jeunesse s’impose quant au volume des productions et à leur prise en compte par les éditions locales[29] ». L’action de Takam Tikou s’inscrit également comme un renfort de la politique de coopération culturelle française en Afrique, laquelle s’oriente vers le développement des réseaux de lecture publique au cours des années 1980-1990[30]. Des maisons d’édition comme Ganndal (Guinée), Le Figuier (Mali), Bakame (Rwanda), BLD (Sénégal), Ruisseaux d’Afrique (Bénin) ou Akoma Mba (Cameroun), toutes créées durant les années 1990, vont alors récolter une grande partie de l’audience de l’édition africaine francophone[31], avec la Foire du livre de Bologne 1999 et l’exposition « Amabhuku » dédiée à l’illustration de jeunesse en Afrique comme pinacle[32]. À la même période, l’édition généraliste et scientifique relance très progressivement son industrie en Afrique francophone, sur fonds majoritairement privés[33].

Durant les années 1980-1990 et avec l’arrêt progressif des activités internationales du CREPLA, on observe trois dynamiques francophones. La première concerne les investissements internationaux dans la chaîne du livre en Afrique francophone, plutôt axé sur le renforcement des bibliothèques et l’accès à la lecture avec l’implantation des réseaux de lecture publique développés dans le cadre de la coopération bilatérale française et ses « opérations de lecture publique[34] ». Cette dynamique est accentuée par l’action de l’ACCT qui lance son programme de Centres de lecture et d’animation culturelle (CLAC) en Afrique à partir de 1986[35]. Ce contexte francophone lié à la lecture publique apporte logiquement une attention marquée à l’édition jeunesse, dont la visibilité internationale est soutenue depuis par l’action de Takam Tikou et la Foire du livre de jeunesse de Bologne, qui a inauguré en 2013 le Prix du meilleur éditeur pour la jeunesse (catégorie Afrique). On notera toutefois la création du Centre africain de formation à l’édition et à la diffusion (CAFED) à Tunis en 1989, avec le soutien de l’ACCT, dont les formations participeront au renouveau progressif qui caractérise l’édition africaine francophone durant les années 1990. Le CAFED fait ici figure d’exception dans l’environnement du livre africain francophone de l’époque.

La seconde dynamique des années 1980-1990 concerne la multiplication des rencontres dédiées aux littératures francophones, laquelle correspond au renforcement de l’appareil institutionnel francophone. Un simple regard sur les 48 rencontres internationales consacrées aux seules littératures francophones du Maghreb tenues entre 1988 et 1990 donne une idée de l’ampleur de l’investissement institutionnel, académique et politique[36] en faveur de ces littératures, à une époque où la production littéraire africaine est très majoritairement publiée en France et où le programme du CAFED est seulement lancé[37].

La troisième dynamique concerne le secteur scolaire, dont les dispositifs d’appels d’offres ont été libéralisés après leur intégration au « Plan d’ajustement structurel » de la Banque mondiale en 1986[38]. Ce phénomène renforce la présence de l’édition française, plus concurrentielle sur les marchés locaux et bénéficiant indirectement de la crise qui frappe les éditeurs étatiques, jusqu’alors détenteurs d’une part importante des marchés, à l’image des NEA (Sénégal), du CEDA (Côte d’Ivoire) ou du CEPER (Cameroun), dont les activités cessent ou diminuent largement à cette période, menant ensuite à leur privatisation (CEPER), à leur rachat par des capitaux français (CEDA), ou à leur démantèlement (NEA)[39].

D’autre part, si ce n’est dans le cadre des activités de l’APNET au cours des années 2000, lorsque le siège de l’association est installé en Côte d’Ivoire, la francophonie s’avère marginalement connectée avec les dynamiques de l’édition africaine anglophone à la même période : alors qu’il récompensait sept auteurs publiés en Afrique francophone entre 1980 et 1996, le prix Noma ne récompensera plus aucune oeuvre francophone de 1997 jusqu’à sa dernière édition en 2009. À propos du Noma, l’éditeur écossais Hans Zell notait en 1996 : « a sharp drop in high-quality submissions from francophone African publishers[40] ». Le Bellagio Publishing Network[41] est, lui, principalement animé par des spécialistes anglophones, avec quelques rares et notables contributions d’éditeurs et de spécialistes du livre de l’espace francophone (l’éditeur guinéen Mamadou Aliou Sow ou le bibliothécaire français Christophe Cassiau Haurie, par exemple) et une couverture ponctuelle de l’actualité du livre dans l’espace francophone. L’article que Diana Newton publie en 1995 dans la lettre d’information du Bellagio « Bridging the Anglophone-Francophone Divide » problématise en quelque sorte cette dichotomie entre deux aires linguistiques qui n’ont que peu communiqué entre elles depuis la crise des années 1980 et la fin des activités du CREPLA, et qui ont par la suite emprunté des chemins parallèles à partir des années 1990. Seule l’implantation de l’African Publishers Network à Abidjan au début des années 2000 semble avoir offert une passerelle entre les deux aires linguistiques, mais elle entraine un déclin progressif des activités de l’APNET jusqu’en 2017, lorsque le collectif relance ses activités, principalement à destination de l’Afrique anglophone. On pourrait ainsi faire une double lecture du retrait francophone vis-à-vis des dynamiques de l’édition anglophone. Tout d’abord, ce retrait ne s’apparente pas à un isolationnisme programmé, mais se traduit plutôt comme une conséquence de la crise économique et d’investissements nationaux et internationaux surtout concentrés sur le développement de la lecture publique et l’alphabétisation dans l’espace francophone, ce qui favorise surtout la « niche » de l’édition africaine de jeunesse que l’industrie du livre africain francophone dans sa diversité. Deuxièmement, la répartition linguistique des bailleurs constitue une donnée importante de lecture de cette situation : les fondations Rockefeller, Ford ou la Swedish International Development Agency (SIDA) ont incarné des financeurs constants des opérateurs anglophones (African Books Collective, Bellagio, APNET), lorsque l’Institut français ou l’Organisation internationale de la Francophonie ont été les plus constants soutiens économiques d’opérateurs francophones évoqués dans le point suivant.

L’édition africaine francophone entre positionnements alternatifs et réaffirmation économique (2000-2010)

L’édition africaine francophone connaît en effet un développement progressif au cours des années 1990, et va ensuite bénéficier de deux principales dynamiques impulsées durant les années 2000 en France. On observe tout d’abord une dynamique fédérative, avec la création de l’association des éditeurs francophones au Sud du Sahara Afrilivres (2002) et de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants (AEI, 2002). Ces différents projets vont participer à la visibilité de l’édition africaine à travers l’espace francophone prioritairement.

Alliance internationale des éditeurs indépendants

Ce collectif français a été créé en 2002 à la suite d’une rencontre organisée l’année précédente en Espagne par des éditeurs d’Espagne et d’Amérique latine en réaction à l’accroissement du phénomène de concentration éditoriale dans le monde hispanophone. Le lancement de l’Alliance a été réalisé dans la continuité de la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de l’Unesco (2001) et avec le soutien étroit de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme. La création de l’AEI représente un tournant dans le discours portant sur l’édition africaine francophone[42] : le collectif, qui s’organise en réseaux linguistiques autour de la défense de la notion de « bibliodiversité », intégrera dès ses débuts une majorité d’éditeurs africains dans son réseau francophone. Étroitement liée à Afrilivres, l’Alliance a mis en place dès 2003 une politique de coéditions (collections « Enjeux Planète » et « Terres solidaires ») sur le principe d’un achat de droits d’auteurs publiés au Nord pour des rééditions sous le label du « livre équitable » par des éditeurs membres de l’Alliance, africains en particulier. Selon les clauses des contrats de cession, ces oeuvres ne peuvent toutefois être diffusées au-delà d’une certaine aire géographique (Maghreb, Afrique). À l’exception d’une courte expérience de diffusion d’ouvrages de jeunesse en France[43], l’Alliance ne se positionne pas dans une dynamique commerciale. Au cours des années 2010 et notamment avec l’appui de l’Unesco et de la fondation hollandaise Prinz Claus, l’Alliance a développé deux interfaces de publication : la revue Bibliodiversity (2011) et « l’Observatoire de la bibliodiversité » (2016). En 2019, l’Alliance rassemble 32 éditeurs d’Afrique francophone.

Afrilivres

Cette association d’éditeurs d’Afrique francophone subsaharienne a été créée durant le festival Fest’Africa de Lille en 2002, avec le soutien des associations françaises Alliance internationale des éditeurs indépendants (fraîchement créée elle aussi), Africultures et « Culture et Développement », du Ministère français des Affaires étrangères, de l’Agence intergouvernementale de la Francophonie. L’objectif initial d’Afrilivres était de favoriser la visibilité et surtout la commercialisation en France des ouvrages des éditeurs membres, avec un accent particulier sur l’édition de jeunesse. De 2002 à 2006, l’association était présidée par Béatrice Lalinon Gbado (directrice des éditions de jeunesse Ruisseaux d’Afrique) et a mis en place un partenariat avec la société française Servédit pour la distribution des ouvrages de son catalogue. En 2003, Afrilivres avait notamment son propre stand au Salon du livre de Paris, où était lancé son site internet[44]. Cet essor sera néanmoins contrarié avec l’arrêt définitif de la distribution des ouvrages d’Afrilivres en 2005[45]. Après le déplacement du bureau de l’association de la France au Bénin en 2006, l’association a continué à être soutenue pour sa visibilité et son fonctionnement par l’AEI de manière constante, et par l’Organisation internationale de la Francophonie et l’Institut français de manière plus ponctuelle. Afrilivres rassemble en 2019 quelque 54 maisons d’édition.

La seconde dynamique des années 2000 est étroitement liée à l’AEI, qui promeut le concept de « bibliodiversité » issu des dynamiques altermondialistes qui ont pris corps dans le monde du livre d’Amérique latine et d’Espagne à la fin des années 1990 en réaction au processus de concentration et de capitalisation de l’industrie internationale du livre. L’Alliance fédérera par la suite et de manière croissante des éditeurs du monde entier autour de la défense du concept de « bibliodiversité ». En 2003, le collectif organise une rencontre internationale réunissant 50 éditeurs à Dakar, dont résulte une déclaration affirmant les objectifs suivants : « […] défendre et […] promouvoir l’édition indépendante; contre l’esprit de concentration, […] promouvoir l’esprit d’association [afin de] contribuer ensemble à la démocratisation de l’accès au livre, à la libre circulation des idées et des publications[46] ». L’Alliance bénéficiera du soutien de l’Unesco, qui en fait ainsi un de ses membres observateurs pour la société civile, dans la continuité du travail amorcé par l’institution à la suite de la Convention de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles[47]. À compter de ce moment et jusqu’en 2009 (date de la création du collectif français de diffusion L’Oiseau Indigo par une ancienne directrice des ventes des éditions Actes Sud), ce sont principalement les éditeurs africains membres de l’Alliance dont le discours est perceptible dans le monde francophone, porté par deux déclarations successives : celles de Guadalajara (2005) et de Paris (2007). Ce moment marque aussi un tournant dans le discours des éditeurs africains qui vont adhérer au collectif[48] et à sa politique influencée par les dynamiques altermondialistes impulsées dans le monde hispanophone, de même que par un de ses principaux sponsors, la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme[49].

Sur un autre plan, l’AEI et Afrilivres ont directement bénéficié de la reformulation du projet institutionnel francophone et de la transition de l’ACCT vers l’Agence intergouvernementale de la Francophonie en 1998. Les années 2000 voient en effet un renouvellement et une sectorisation des investissements de l’institution francophone en faveur de la diversité littéraire en langue française, à l’image du Prix des 5 continents de la Francophonie instauré en 2000 ou du festival « Francofffonie » organisé au cours de l’année 2006, mais aussi d’actions ciblées de soutien aux opérateurs, projets et évènements du livre en Afrique francophone (soutien pour la participation à des évènements du livre, fellowships professionnels, développement de catalogues papier et numériques). On observe par ailleurs à cette période un accroissement de la présence des éditeurs d’Afrique francophone à des évènements internationaux du livre francophone avec le soutien de l’OIF ou de l’Institut français : Paris, Montreuil, Genève, Bruxelles, Alger ou Casablanca deviennent des lieux de rendez-vous réguliers pour les éditeurs d’Afrique francophone durant les années 2000. Jusqu’au milieu des années 2010 et la mise en place des programmes d’invitation à la Foire du livre de Francfort, seule la Foire du livre de jeunesse de Bologne a représenté un rendez-vous régulier et non exclusivement francophone pour les éditeurs africains de jeunesse. Il y a ici un lien, et d’une certaine manière une dichotomie, entre des politiques de financement d’organismes en charge de la promotion de la langue française ou des littératures francophones et la limite que de tels financements imposent indirectement aux éditeurs francophones dans leurs échanges avec d’autres marchés linguistiques. Il est ainsi intéressant de noter que l’AEI et Afrilivres ont vu le jour alors que l’APNET était implanté à Abidjan, mais que ces associations ont par la suite davantage contribué au renforcement des échanges entre éditeurs francophones (à travers les coéditions ou une présence au sein de rencontres du livre francophone), lorsque les activités de l’APNET sont demeurées principalement orientées vers l’Afrique anglophone. Ces différentes organisations n’ont ainsi que peu participé à une connexion entre éditeurs de différents réseaux linguistiques. En un sens, l’Alliance et Afrilivres n’ont pas développé de modèle économique éditorial.

À la lumière de ces différents programmes d’appui ou de promotion de l’édition en Afrique, on pourrait aller plus loin en interrogeant leur influence sur l’image de l’édition africaine, francophone en particulier. Des programmes internationaux financés par des organisations basées en France n’ont-ils pas contribué à la perpétuation d’une image de l’édition africaine sous assistance et sans capacités économiques autonomes? Une simple observation des thématiques des rencontres organisées au Nord et des publications consacrées à l’édition d’Afrique francophone dans la presse francophone spécialisée et généraliste depuis les années 2000 laisse percevoir un discours tournant invariablement autour des « difficultés » de la « petite édition » africaine[50]. Dans un sens, l’édition africaine francophone s’est davantage imposée dans les discours et agendas culturels francophones comme une exception culturelle menacée et à protéger[51], que comme secteur économique autonome ayant connu un important développement depuis la crise des années 1980. Il serait par exemple intéressant de comparer ici les sources de financements assurant une présence internationale à l’édition d’Afrique francophone par rapport à l’édition française : d’un côté, des dispositifs d’aide et d’appui majoritairement issus d’organisations basées en France, de l’autre, des financements principalement privés et, in fine, autonomes et désintermédiés. À un niveau plus global, il est évident que le discours lié au développement de l’édition africaine a persisté depuis depuis les travaux de Philip G. Altbach, Publishing in the Third World: Trend Report and Bibliography (1980) et Publishing and Development in the Third World (1992), jusqu’au récent programme de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) et de l’International Publishers Association (IPA), « The Publishing Industry in Africa and its Role in Education and Economic Growth »[52]. L’édition africaine au sens large demeure ainsi principalement considérée à travers la « lunette » du développement et de ses potentialités, plutôt que de ses performances économiques et de sa production intellectuelle concrètes.

Discours et positionnements d’éditeurs d’Afrique francophone contemporains

Nous voudrions alors, et dans un dernier temps, nous intéresser à plusieurs prises de parole et aux positionnements économiques d’éditeurs africains de l’espace francophone contemporain, liés aux structures évoquées plus haut et défendant différentes postures de rupture à l’intérieur de la francophonie éditoriale. D’une certaine manière, ces éditeurs apportent également une réponse à la question rhétorique posée en 1992 par Hermann Schulz : « What kinds of African books are in fact exportable from Africa to Europe? »

François Nkémé (Proximité, Cameroun)

Cet éditeur camerounais est membre de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants (AEI). François Nkémé se positionne principalement au sein de deux espaces littéraires, au niveau global francophone et au niveau local camerounais. Son positionnement francophone est tout d’abord d’ordre économique lorsqu’il affirme :

Je crois que nous devons effectivement sortir du carcan camerounais, que nous devons nous ouvrir, d’abord, dans l’intérêt du Cameroun. Une édition qui veut se développer a besoin d’un large public, forcément. Il y a un public francophone qui pourrait nous permettre de publier de grosses quantités de livres, de nous projeter dans une édition à grande échelle qui nous permette un développement[53].

À un second niveau, son positionnement à l’échelle camerounaise est lié à une revalorisation de la production locale à travers l’édition de grands noms qui participent à la légitimation de son catalogue :

Qu’est-ce qui peut être fait pour améliorer les écarts entre l’Afrique et l’Europe? Je vais dire qu’il faudrait d’abord qu’on passe en revue tout ce qui a déjà été fait parce que beaucoup a été fait, il faut l’avouer, surtout pour nous. Il y a par exemple l’action de la collection [de coéditions] « Terres solidaires » dont le principal avantage est la baisse des coûts. Nous avons les voix de grands auteurs comme Boubacar Boris Diop, Mongo Beti dont il est difficile d’obtenir les droits (de 10 000 à 25 000 francs CFA) et cela nous donne un peu plus de crédibilité. Tous ceux qui pensent qu’on ne peut éditer ces auteurs qu’au Nord viennent spontanément vers nous lorsqu’ils voient que nous les publions[54].

Il est ici intéressant de noter que la dimension altermondialiste des coéditions « Terres solidaires » opère une fonction première de légitimation pour François Nkémé.

Élisabeth Daldoul (Elyzad, Tunisie)

Également membre de l’AEI, cette éditrice tunisienne laisse percevoir un positionnement « francophoniste » dans ses prises de parole, revendiquant l’objectif de publier des ouvrages et de les faire circuler dans l’espace francophone. Elle précise à ce sujet : « I wanted to try to break away from the cliché perception of the north versus sub-Saharan Africa, and even of Northern European countries, particularly France, which is our main market. » De fait, Élisabeth Daldoul distingue le marché tunisien et la France, expliquant :

I realised that there are books which work in Tunisia and books which work in France and the northern francophone countries. In Tunisia, it’s Tunisian authors […]. You need to understand that Tunisia is an essay market, people read a lot of essays and not much fiction. Print runs for essays are much bigger. In France and the Northern European markets, Algerian authors sell best[55]

À un second niveau, se fait entendre un questionnement autour des relations Nord-Sud et la compartimentalisation du marché éditorial francophone dans le discours de l’éditrice : elle défend en effet une inversion du schéma traditionnel des éditeurs qui veulent faire connaître la littérature du Sud au Nord. Pour ce faire, elle prend l’exemple de sa collection, destinée aux marchés francophones du Sud, de textes consacrés aux femmes engagées du Nord qui se sont battues pour la défense du droit des femmes. Et de déplorer qu’à l’intérieur du marché du livre francophone :

[…] things are fixed, labelled. And being published in the South has a whole sub-text. That’s what I really care about; I don’t know if I’ll manage it before I retire, but I’d like to show that the South can publish books which are relevant and can hold their own just as well as a Paris-based publisher of francophone works. I think it’s pretty outrageous that today, in 2016, the centre of the publishing world is Saint Germain! With all the ways we can travel and communicate now, in the age of internet, Paris is still the home of francophone publishing and of the financial resources[56].

Dans le prolongement de son propos, Élisabeth Daldoul a cosigné en 2018 une tribune de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants dans Le Monde Afrique : « Nous, éditeurs indépendants, vivons et faisons vivre la francophonie », rappelant les enjeux de la préservation d’une diversité éditoriale francophone[57].

Dramane Boaré (Classiques Ivoiriens, Côte d’Ivoire)

Cet éditeur et distributeur ivoirien représente un tout autre cas de figure et de positionnement. Entre 2014 et 2018, il a été partenaire du projet de diffusion français l’Oiseau Indigo, qui a été intégré à la société Bookwitty en 2016[58]. Ce partenariat avait pour ambition de développer une antenne de Bookwitty à partir d’Abidjan, impulsant une diffusion intra-africaine intitulée « Circulation internationale du livre » (CIL). Dramane Boaré expliquait à ce sujet vouloir « amorcer la pompe d’un commerce régional jusque-là inexistant […]. Abidjan deviendra ensuite un pôle où l’on regroupera les ouvrages qui seront vendus en Europe et ailleurs[59]. » Ce discours fait écho à la communication de la société libanaise, laquelle aspirait à « devenir l’Amazon des livres en langue étrangère[60] » en tant que « Globalized Niche Bookseller[61] ». Le projet s’inscrivait par ailleurs dans une volonté de rupture à l’intérieur de l’espace francophone. Fondatrice de l’Oiseau Indigo et partenaire de Dramane Boaré, Isabelle Gremillet s’interrogeait à ce sujet :

Depuis combien d’années multiplie-t-on les colloques pour essayer de savoir comment diffuser les livres du Sud au Nord? Grâce à la connexion Oiseau Indigo/Classiques ivoiriens/Bookwitty, nous allons tout d’abord réussir une diffusion interafricaine entre la Côte d’Ivoire et ses voisins accessibles par la route; ensuite, une sélection de ces catalogues ouest-africains sera diffusée à destination de l’Europe; enfin, à terme, l’intégralité de ces catalogues sera disponible pour le monde entier[62].

À travers ce projet et jusqu’à la faillite de Bookwitty annoncée publiquement en juin 2018, Isabelle Gremillet et Dramane Boaré défendaient l’objectif « de faire mentir la formule selon laquelle le plus court chemin pour obtenir un livre d’un autre pays africain serait de passer par Paris...[63] ».

Sulaiman Adebowale (Amalion, Sénégal)

Notre dernier cas de figure concerne un positionnement transversal et relativement atypique dans le monde du livre francophone. Sulaiman Adebowale, fondateur des Éditions Amalion au Sénégal et diffusé par l’Oiseau Indigo jusqu’en 2018, est adhérent de l’Alliance des éditeurs indépendants depuis 2017. Le premier élément intéressant repose sur le fait que Sulaiman Adebowale n’est pas francophone « natif » : c’est un ancien journaliste nigérian, qui a été formé à l’édition dans les années 1990 au Royaume-Uni en étudiant au Centre for Publishing Studies de l’Université Oxford Brookes, puis en travaillant comme éditeur au Bellagio Publishing Network. Après avoir travaillé en tant qu’éditeur au Codesria de Dakar, il a fondé sa propre maison d’édition en 2009 avec un catalogue bilingue anglais-français. Le discours de l’éditeur revêt une forme d’hybridité. Adebowale explique en effet vouloir renforcer « the potential market of readers beyond the circle of university and academic or personal development to include any learned person with a basis secondary or university education[64] ». On peut ensuite relever un deuxième niveau de discours, à travers la volonté de l’éditeur « to shift the parameters of what is considered “knowledge” and which a lot of statistics about knowledge production seem to ignore as regards African, although they have a huge impact on how the continent is perceived and understood[65] ». Selon un positionnement « non francophone à l’intérieur de la francophonie », Sulaiman Adebowale dépasse en fait la problématique linguistique, « because publishing only in one language does not reflect the realities in Africa and it reinforces and exacerbates postcolonial barriers and frontiers to our understanding of Africa[66] ». Dans cette perspective, et comme ses activités de diffusion et d’édition l’inscrivent dans plusieurs espaces, il lie son approche de la diffusion à sa politique éditoriale, notamment dans le champ numérique, favorisant la construction d’une image éditoriale non connectée à un territoire linguistique ou économique, ce qui lui évite de s’inscrire dans un clivage linguistique ou institutionnel. Sulaiman Adebowale situe son activité d’édition – qui n’est pas définie comme africaine – au sein d’enjeux globaux, mondialisés et technologiques, lorsqu’on lui pose ces deux questions : « Le livre a-t-il encore sa valeur d’antan par rapport au développement expansif de l’Internet et des médias électroniques? Est-ce que les gens lisent beaucoup en Afrique?[67] » :

[…] on ne parle plus vraiment du « livre » en tant que tel, mais de son contenu – le sujet, l’histoire, l’information, les données, les idées et leur organisation, la langue et ses registres, le style etc., bref le titre et le texte dans son intégrale totalité. Quel que soit son format, l’importance pour la société est que le contenu d’un livre continue d’être produit, diffusé et disséminé par tous les moyens efficaces disponibles. Ceci concerne et englobe donc également tout document analogique ou numérique que l’on peut consommer à des endroits ou [des] plateformes fixes ou mobiles. Il est donc vrai que l’Internet prend une place de plus en plus importante dans la production et la diffusion des livres. Ce qui est valable en Afrique également[68].

Cette réponse est intéressante, car Adebowale ne répond pas ici à partir des « difficultés africaines », mais plutôt à partir de l’expérience numérique, dans une perspective globale et un « hors-sol » culturel et matériel.

L’édition africaine francophone dans une perspective « glocale »

Au fil de cette réflexion et à partir de l’interrogation initiale de Hermann Schulz, nous avons observé différentes dynamiques ayant influencé les discours sur l’édition d’Afrique francophone et sa réception, et son retrait relatif vis-à-vis du marché international du livre. À l’issue de cette analyse, nous pouvons penser qu’il y a une relation entre le phénomène de concentration éditoriale observé dans l’industrie du livre depuis les années 1980 et la crise économique à laquelle fait globalement face l’édition africaine à la même période, et qui demeure étroitement liée à la mise en place du « Plan d’ajustement structurel » en Afrique par les institutions de Bretton-Woods. Il est également remarquable que l’édition anglophone et l’édition francophone ne suivent pas des dynamiques similaires depuis cette période : l’édition anglophone a davantage su relancer une dynamique fédérative dans les années 1990 en captant plus efficacement des financements et des soutiens de bailleurs de fonds au Nord, avec notamment la Banque mondiale, les fondations Ford et Rockefeller ou la Swedish International Development Agency. Dans ce contexte où la dimension linguistique a représenté un levier stratégique pour l’industrie du livre du continent, l’édition francophone a tout d’abord remobilisé une édition de jeunesse à la faveur des politiques de l’Unicef, ainsi que des bailleurs internationaux francophones durant les années 1990 : ACCT et Ministère français des Affaires étrangères en tête. Elle a ensuite pu bénéficier de l’introduction de nouveaux capitaux privés et institutionnels au tournant des années 2000 pour développer différentes dynamiques associatives, alors que le courant fédératif anglophone s’essoufflait dans le cas du Bellagio et de l’APNET, ou qu’il s’acheminait progressivement vers l’autosuffisance dans le cas de l’African Books Collective[69]. Un développement diversifié de l’industrie du livre francophone a été accompagné durant les années 2000 par la reformulation de la politique de l’Organisation internationale de la Francophonie et par la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de l’Unesco (2001). Une constante semble toutefois demeurer : la visibilité et la diffusion internationale de l’édition africaine sont restées des enjeux de stratégies de réseaux basés au ou issus du Nord, et peu de structures éditoriales africaines francophones prennent aujourd’hui part à des évènements internationaux du livre sans l’appui d’organisations liées à ces mêmes réseaux du Nord, et le cas échéant de la France. On pourrait ainsi supposer que l’indépendance et la présence internationale de l’édition africaine francophone se discutent autant en termes de stratégies et de compromis d’affiliations que de logiques d’autosuffisance.

Dans un tel contexte, les discours d’éditeurs africains francophones faisant preuve d’une ambition internationale sont rarement neutres et laissent transparaître des positions, comme nous l’avons vu. Ces positionnements éditoriaux se confrontent aussi, répondent souvent, et s’opposent parfois à d’autres discours tenus de l’extérieur, où ont été établies des scénographies éditoriales face auxquelles il est pour ces derniers nécessaire de négocier. Entre leurs propres positionnements et ces discours extérieurs qui les poussent à occuper telle ou telle position, ces éditeurs se retrouvent ainsi dans une forme d’entre-deux, un « glocal éditorial », pour reprendre l’expression d’Eva Hemmungs Wirtén[70]. Cet entre-deux ne contribue pas au développement d’une perception sans étiquettes de l’édition continentale, encore rarement présentée comme édition « tout-court » à l’échelle internationale. À l’heure où la « Littérature-Monde » n’est pas nécessairement synonyme de diversité éditoriale, l’enjeu semble alors clairement porter vers une déconstruction des catégories de réception de l’édition africaine dans le monde du livre.