IntroductionLe traducteur et ses lecteurs[Record]

  • Véronique Béghain,
  • Shirley Fortier and
  • Patricia Godbout

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  • Véronique Béghain
    Université Bordeaux Montaigne

  • Shirley Fortier
    Université de Sherbrooke

  • Patricia Godbout
    Université de Sherbrooke

Parmi l’abondante littérature produite dans le champ traductologique, le lecteur peut sembler étrangement absent. Il y paraît, en quelque sorte, présent partout et nulle part. Comme le notait, du reste, Lance Hewson en 1995, parce que Ce n’est pas faute d’être évoqué et invoqué dans les articles et ouvrages universitaires, aussi bien que dans les préfaces et postfaces de traducteurs. Le lecteur est, de fait, constamment présent à l’esprit des traducteurs, ne serait-ce que parce que « tout écrivain est d’abord un lecteur et toute oeuvre est référence à celles qui l’entourent et à celles qui l’ont précédée », comme le rappelle Georges-Arthur Goldschmidt, traducteur de Peter Handke notamment. C’est aussi que le traducteur est lui-même avant tout un lecteur, sans doute le meilleur lecteur de l’oeuvre qu’il traduit, dès lors qu’il parle, comme le note Christine Chollier, « la langue du contexte, celui-ci étant le plus large possible puisqu’il peut aller du morphème au corpus générique, intertextuel ou culturel ». Il est, de plus, son propre lecteur, voire, dans les cas de retraduction ou de traduction-relais, un lecteur de traductions. Il n’est pas même nécessaire qu’une traduction ait un authentique lectorat pour que la figure du lecteur se situe au coeur de l’activité de traduction et de ses représentations. C’est ce que nous invite à méditer la traductrice excentrique dont Rabih Alameddine dresse le portrait dans An Unnecessary Woman (au titre malheureusement affadi de Vies de papier dans sa traduction française), paru en 2014. Alameddine y représente une lectrice et traductrice compulsive, qui confine à la sphère de l’espace privé les 37 traductions réalisées en 50 ans, dans le plus grand secret; des traductions sans lectorat, soigneusement archivées et conservées dans une chambre de bonne et une salle de bains attenante. Praticienne, qui plus est, de la traduction-relais, traduisant vers l’arabe des traductions anglaises et françaises de chefs d’oeuvre écrits à l’origine en allemand, en portugais, en russe, en italien, en espagnol, en norvégien ou en néerlandais, cette « femme non nécessaire », traductrice invisible et infatigable lectrice, témoigne à sa manière radicale de la nature protéiforme du lecteur saisi dans son rapport à la traduction. Aussi avons-nous souhaité, dans ce numéro, faire une place de choix non pas au lecteur, saisi dans une dimension singulière qui serait nécessairement problématique, mais aux lecteurs de la traduction, dont la variété s’incarne tant dans les figures du consommateur de livres traduits que dans celles du traducteur lui-même, de l’éditeur, du correcteur, du réviseur, du critique littéraire, voire de l’auteur. Il convient, du reste, de garder à l’esprit que l’oeuvre traduite constitue à de nombreux égards une oeuvre collaborative, fruit de multiples lectures et relectures qui « performent » en quelque sorte l’oeuvre. Cette dimension collaborative se trouve fréquemment éludée, sans doute au premier chef parce que nous chérissons l’idée, en tant que lecteurs, d’avoir affaire à un esprit créatif dont l’oeuvre n’aurait fait l’objet d’aucune médiation : De là que le travail de révision comme le travail de traduction demeurent encore trop souvent invisibles dans les médias. Le lecteur ordinaire se nourrit en quelque sorte du fantasme d’un accès direct à l’oeuvre du créateur, dont il serait comme le premier lecteur. Rares sont ceux qui, à l’instar du traducteur Claro, réclament que soient signalés et remerciés, dans un ouvrage traduit, les divers relecteurs et correcteurs de la traduction. Et pourtant, le traducteur, qu’on peut voir comme un arrangeur auquel le texte-source est une manière de partition, prend place dans un continuum de performances, dont la recréation propre à la lecture qu’en font le consommateur de livres traduits ou le critique littéraire …

Appendices