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Les éditions des Essais dites « de Gournay »

Dans une lettre adressée à monsieur de Pelgé, maître à la Chambre des comptes où il avait été avocat général au milieu des années 1580, Étienne Pasquier parle de Montaigne, rappelant à son destinataire la vie et les honneurs publics de celui qu’il appelle un « autre Sénèque en notre langue[1] ». Pasquier termine son texte en décrivant la mort du philosophe, moment qui, selon les dires de Michèle Fogel, scelle « l’union de deux héritages, l’un matériel, l’autre spirituel[2] » :

Il laissa deux filles; l’une qui naquit de son mariage, héritière de tous et chacuns de ses biens, qui est mariée en bon lieu; l’autre, sa fille par alliance, héritière de ses études. Toutes deux Damoiselles très-vertueuses. Mais surtout je ne puis clore ma lettre, sans vous parler de la seconde. Cette-ci est la Damoiselle de Jars […] laquelle ne s’est proposé d’avoir jamais autre mari que son honneur, enrichi par la lecture de bons livres; et sur tous les autres, des Essais du Sieur de Montaigne; lequel faisant en l’an 1588, un long séjour dans la ville de Paris, elle le vint exprès visiter, pour le connaître de face[3].

En tant que témoignage officiel recueilli par l’auteur des Recherches de la France[4] qui avait vu Montaigne peu de temps après sa rencontre avec Marie de Gournay, ces mots contribuent à fonder légitimement l’histoire de cette alliance. En raison du rapport privilégié qu’elle entretient avec Montaigne, Marie de Gournay se considère comme la seule personne « autorisée à donner l’édition ne varietur de ces Essais qu’elle se fait un devoir de diffuser et de protéger de l’incompréhension et de la malveillance[5] », après la mort de l’auteur. Elle s’identifie dans le rôle de mère protectrice du « texte orphelin[6] » et se réclame la seule et légitime garante de cet ouvrage, sur la base du fait qu’elle a connu son auteur personnellement, ce qui devrait lui permettre, en cas d’ambiguïté, de restituer les pensées de Montaigne dans leur pureté. Aussi rappelle-t-elle son refus à corriger le texte par respect pour la volonté ultime de son auteur disparu et, en dernière analyse, « l’amour filial qui l’habite, compensera toute défaillance éventuelle de sa part[7] ». Par le biais de ce travail d’édition, Marie se voit investie finalement de l’immense pouvoir de redonner vie à jamais à son père spirituel.

Or, l’aventure éditoriale des Essais commence en 1595, date de la parution à Paris de la première édition posthume du chef-d’oeuvre de Montaigne[8], chez Abel L’Angelier, le libraire qui avait déjà réalisé l’édition de 1588[9] et qui, incapable à ce moment de se charger tout seul des risques financiers du gros volume des nouveaux Essais, s’associe avec l’un des fils du libraire Sonnius. La première différence remarquable entre la nouvelle édition de l’ouvrage et les éditions précédentes concerne le format. Alors que les exemplaires de 1580 et de 1588 étaient respectivement in-8o et in-4o, celui de 1595 « reçoi[t] l’honneur de l’in-folio, le grand format solennel des ouvrages importants[10] ». La page de titre reprend celle de 1588. Mais, au lieu du court « Advis » que le philosophe avait placé en tête de l’édition de 1580, notre éditrice se résout à rédiger une longue préface – dix feuillets imprimés à part, dont les caractères italiques marquent la séparation par rapport au texte – aussitôt regrettée et remplacée dans les cinq éditions qui suivent. Les rééditions de 1598, 1600, 1602, 1604 et 1611 seront accompagnées d’un texte plus discret, une petite préface-repentir. Le long discours liminaire de 1595 reparaît, bien que légèrement révisé, à l’ouverture de l’édition Nivelle de 1617 et, par la suite, de celles à l’enseigne de Dallin de 1625 et de Camusat de 1635, publiées avec la participation ou sous la responsabilité de Marie de Gournay.

À la prière des éditeurs, dans les éditions de 1617, 1625 et 1635, la « fille d’alliance » admet la présence de quelques appendices – une Vie de l’autheur extraicte de ses propres escrits par exemple – que son père d’élection n’avait pas prévus et qu’elle n’aime pas non plus, mais que le public au contraire semble bien apprécier. Aussi, dans l’exemplaire de 1617, notre éditrice décide-t-elle d’ajouter la traduction des citations latines dans les Essais. Si, d’un côté, ce choix correspond à une opération éditoriale favorisant une meilleure compréhension du texte, de l’autre, il constitue une occasion pour Marie de faire preuve à la fois de son érudition et de ses compétences. Plus tard, en vue de l’édition de 1625, elle entreprend la tâche de traduire en français même les citations grecques et italiennes. Or, comme on peut le lire dans le court texte adressé par « Les Imprimeurs au Lecteur[11] », celle-ci a tous les aspects d’une entreprise commerciale. Il s’agit d’une édition collective à laquelle prennent part 13 libraires et imprimeurs. Marie de Gournay a donc perdu l’exclusivité de son rôle face aux Essais, à tel point que, dans l’avis au lecteur, elle n’apparaît plus que comme une « Demoiselle » ayant collaboré à un travail d’équipe.

La prise en compte de l’appel rédigé et adressé par Marie « Au Lecteur » à la fin du volume pourrait nous faire supposer cependant que la « fille d’alliance » elle-même ne voulait sans doute pas que son nom apparaisse dans cette édition correspondant, pour des raisons diverses, au genre de travail qu’elle réprouvait. L’activité sur laquelle elle met l’accent dans cette circonstance est en effet plutôt celle de correctrice et traductrice :

L’imprimeur m’a pressee de traduire ces passages Latins des Essais, sur le desir qu’il pretend que plusieurs ignorans de leur langage, ont de les entendre. Ce desir est assez creu : veu qu’un Lecteur qui cognoist ces passages-là, n’est pas plus prest de mesler ce Livre à poinct, que celuy qui ne les cognoist pas, s’il n’est d’ailleurs ferré à glace. Neantmoins pour servir à l’utilité du mesme Imprimeur, je me suis flechie à les tourner. […] J’ay traduict les Grecs aussi, sauf deux ou trois, que l’Autheur a traduits luy-mesme, les inserant en son texte. […] Je me suis restreinte dans les loix d’une austere traductrice[12].

Malgré tout, Marie songe encore aux Essais comme à une chose à elle. Et le « Privilège » qu’on lui accorde le 13 septembre 1633 pour une durée de six ans est en ce sens un heureux hasard lui conférant une sorte de propriété intellectuelle du chef-d’oeuvre de Montaigne. Mais les visées de la « fille d’alliance » sont bien plus ambitieuses. Le 28 août 1635, elle cède finalement le « Privilège » à Jean Camusat, dans l’espoir de créer les conditions propices à l’établissement d’une édition définitive de l’ouvrage et, surtout, proche de l’édition L’Angelier de 1595 qu’elle considérera toujours son point de repère éditorial. L’exemplaire de 1635 prend néanmoins de plus en plus la forme d’un somptueux monument à la gloire du philosophe. Dédiée à Richelieu, cette édition est en effet précédée d’une épître adressée par Marie de Gournay « A Monseigneur l’Eminentissime Cardinal, Duc de Richelieu », où l’on peut apercevoir la certitude, de sa part, d’avoir touché à sa dernière édition des Essais. Sentant le poids du temps qui s’écoule et « preste de tomber dans le sepulchre[13] », l’héritière intellectuelle de Montaigne confie le chef-d’oeuvre de son « père d’alliance » aux soins du cardinal de Richelieu qu’elle indique comme « Tuteur et […] protecteur[14] », dans l’espoir que « les mains impures, qui depuis longtemps avoient diffamé ce mesme Livre, par tant de mal-heureuses editions, n’oseront plus commettre le sacrilege d’en approcher[15] ». Suivi d’un Sommaire Recit, sur la Vie de Michel Seigneur de Montaigne, extraict de ses propres Escrits et se terminant par la traduction des citations et un index des sujets traités, l’exemplaire de 1635 servira de base à toutes les éditions successives des Essais, jusqu’à celle de 1669, avant la mise à l’Index de 1676, de même que l’édition de 1598 l’avait été pour celles précédant l’édition de 1635. Si l’on prend en considération la seule première moitié du xviie siècle, entre 1600 et 1669, on ne compte peut-être pas moins de 35 éditions des Essais, ce qui fait en moyenne un tirage tous les deux ans.

Au-delà de la cohorte de critiques[16] qui, au fil des siècles, ont visé la pratique éditoriale de Marie de Gournay, limitant sa tâche à celle de simple « réviseur d’épreuves », et contre l’opinion répandue qui la voyait comme seule responsable de la première édition posthume des Essais, il faut reconnaître qu’à la fin d’un parcours complexe et articulé, la « fille d’alliance » de Montaigne parvient à situer l’oeuvre du philosophe « dans les combats littéraires du temps, [à] en dire toute la grandeur et [à] en recueillir légitimement un peu de la gloire[17] ». Or, ce parcours controversé est manifestement évident dans les diverses étapes de la publication des « Préfaces » accompagnant ses éditions.

Les « Préfaces » de Marie de Gournay aux Essais. Un jeu éditorial?

Aussitôt l’édition de 1595 parue, Marie de Gournay désavoue le long texte liminaire dont elle l’a fait précéder, jusqu’à le supprimer. Ainsi, en 1596, dans l’exemplaire qu’elle envoie en hommage à l’humaniste néerlandais Juste Lipse, elle enlève les feuilles de la longue « Préface », en les remplaçant par quelques lignes à la plume, qui constituent un germe de l’« Advis » de l’édition de 1598[18]. C’est à cet effet qu’elle écrit à Lipse le 2 mai 1596[19] :

J’ay faict une preface sur ce livre là, dont je me repents, tant à cause de ma feiblesse, mon enfantillage et l’incuriosité d’un esprit mallade, que par ce aussi que ces tenebres de douleur qui m’enveloppent l’ame on semble prendre plaisir rendre à l’envy cette sienne conception si tenebreuse et obscure qu’on n’y peut rien entendre[20].

Quelques mois plus tard, elle retranche aussi le long texte des exemplaires qu’elle adresse aux principaux imprimeurs de Bâle, de Strasbourg et d’Anvers, y substituant une courte préface de dix lignes, comme elle l’explique une fois encore à Juste Lipse en lui écrivant le 15 novembre de la même année :

Vous verrez à sa teste huict ou dix feuilles coupées : c’estoit une préface que je luy laissay couler en saison où ma douleur ne me permettoit ny de bien faire ny de sentir que je faisois mal : que n’estois-je lors près de vous? Au lieu de celle là vous en trouverez une de dix lignes. […] Quand à celle que je suprime en ce lieu là, puisque je ne la sçaurois plus arracher au peuple, apres l’avoir repolie, je la feray mettre à la queue d’un petit livret que je fiz imprimer l’an dernier, enrichi de trois ou quatre fois de votre nom au lieu d’autre ornement[21].

L’éditrice explique finalement par ces mots son choix de supprimer la longue préface des éditions posthumes successives à celle de 1595. Ce texte ayant été écrit sous l’impulsion de la forte émotion provoquée par la perte de son père spirituel, Marie le renie et implore Lipse d’empêcher les imprimeurs de son pays de faire paraître les Essais avec la longue préface, dans l’attente d’une nouvelle version « corrigée » qu’elle va lui livrer sous peu. Or, si d’une part, Marie désavoue avec véhémence sa longue préface de 1595, d’autre part, elle annonce qu’une version remaniée et « repolie » de ce texte paraîtra « à la queue d’un petit livret » de sa main. L’ouvrage en question est le Proumenoir de Monsieur de Montaigne[22] et c’est en effet à la fin de la troisième édition de ce récit, publiée en 1599, que la longue préface retouchée trouve la place que l’éditrice juge la plus convenable.

Plutôt que la préface en tant que telle, ce que Marie de Gournay met en cause est alors le lieu de parution de ce texte. Selon François Rigolot, « sans doute, […] s’était-elle rendue compte que son premier mouvement apologétique pouvait passer pour un naïf enthousiasme de néophyte aux yeux des spécialistes; elle s’était laissée aller un peu trop loin pour le goût de ses contemporains[23]». Dès sa parution, la première « édition Gournay » des Essais envisage de fournir des réponses aux détracteurs de l’ouvrage de Montaigne. Faisant quasiment écho aux six objections[24] que la censure pontificale avait opposées au texte de son « père d’alliance » auparavant, l’éditrice, au cours de sa première préface, sélectionne « six types d’objections auxquelles elle oppose six types de réponses correspondantes[25] ». Répondant par exemple à la deuxième objection de la censure du Vatican ayant réprimandé l’éloge, dans les Essais, de Théodore de Bèze que Montaigne avait inscrit parmi les plus excellents poètes de son temps[26], elle réplique que « ceux qui pretendent calomnier sa [de Montaigne] religion, pour avoir si meritoirement inscript un heretique au rolle des excellens poetes de ce temps, ou sur quelque autre punctille de pareil air, monstrent assez qu’ils cherchent à trouver des compagnons en la desbauche de la leur[27] ».

Ainsi, contre ceux qui blâment le chef-d’oeuvre de son « second père », Marie tisse l’éloge des Essais, qu’elle définit comme un « livre d’un air nouveau. […] Les autres [livres] enseignent la sapience, il desenseigne la sottise [28]». Elle s’en prend également à ceux qui « reprennent au langage [des Essais] quelque usurpation du Latin, et la fabrique de nouveaux mots [29] ». À ces critiques, elle répond :

Le besoin d’exprimer nos conceptions nous contraint à l’emprunt de ceulx là : et le besoin de ce personnage tout de mesme, l’a contraint d’emprunter […] ceux cy, pour exprimer ses conceptions […]. Je sçay bien qu’il faut user de bride aux innovations et aux emprunts : mais […] on ne peut representer, que les conceptions communes par les mots communs. Quiconque en a d’extraordinaires, doit chercher des termes à s’exprimer. C’est au reste l’impropre innovation qu’il faut blasmer, et non l’innovation, aux choses, qu’on peut rendre meilleures[30].

Derrière cette défense des choix linguistiques de Montaigne dans les Essais, on aperçoit déjà les germes de ce que sera la réflexion sur la langue dans l’oeuvre personnelle de Marie de Gournay. On comprend dès lors que ce péritexte ne correspond pas à ce que l’on attendait d’une préface à cette époque, à savoir une présentation de l’ouvrage qui suit. Marie y « est indiscrète, se met en scène, utilise Montaigne et son oeuvre pour se faire valoir[31] ».

L’éditrice se rend compte alors que, pour une jeune fille peu connue, telle qu’elle l’est à ce moment, le fait de se placer « ostensiblement sur le devant de la scène […] pouvait passer au mieux pour de l’indélicatesse, pour de l’outrecuidance peut-être et même de l’arrivisme[32] ». Au lieu de l’aider à faire carrière comme elle le souhaitait, son obsession de défendre et valoriser coûte que coûte son travail éditorial risquait ainsi de lui nuire dans les milieux lettrés. C’est sur la base de ces constats que l’on peut comprendre finalement comment, pour la jeune éditrice, le même texte qui ne convient pas en 1595 comme préface des Essais peut très bien être inséré dans un ouvrage dont elle est l’auteur. Pareillement, la longue préface est pour Marie momentanément inconvenable entre 1595 et 1611, mais elle redevient concevable à partir de 1617.

Ce qui se construit autour de la publication des préfaces de Marie de Gournay aux Essais prend ainsi progressivement la forme d’un véritable « jeu éditorial[33] », dont la jeune « fille d’alliance » va apprendre les règles. Dès la rédaction de son premier long texte liminaire, elle a un projet précis en tête. Mais les protestations et les attaques qui suivent immédiatement la parution de sa préface alertent la jeune femme, qui attribue l’inconséquence de son choix à « ces tenebres de douleur » où se trouvait son âme après la perte de son père d’élection, une circonstance qui ne lui a permis « ny de bien faire ny de sentir qu [’elle] faisois mal ». Malgré cela, Marie reste toujours fidèle à son projet, et la préface devenue temporairement compromettante va reparaître à un moment plus convenable. Son but n’est que reporté. Une fois qu’elle aura acquis sa propre identité littéraire, elle arrivera à mener à bien ses desseins, sans être accusée d’avoir agi pour son avantage personnel, au détriment du nom de Montaigne.

La projection des Essais vers l’avenir

À l’égard de sa pratique éditoriale, un critère sûr sur lequel Marie de Gournay revient avec force dans sa préface est le respect scrupuleux du texte original des Essais. Elle affirme avoir secondé les « inventions » du philosophe « jusques à l’extreme superstition », sans apporter aucun changement, « soubs ceste seule consideration que celuy qui le voulut ainsin estoit Père, et qu’il estoit Montaigne[34] ». C’est pourquoi, pendant longtemps, le texte des Essais mis au jour en 1595 par la « fille d’alliance » a joui d’une confiance exclusive. Quand on a commencé à relever des divergences entre la première édition posthume et l’exemplaire de 1588 annoté par Montaigne, la fiabilité accordée au travail de Marie de Gournay a été mise en doute. Diverses hypothèses ont été avancées par les spécialistes et les explications les plus convaincantes sont tout à fait récentes.

Pendant presque trois siècles, on a cru que Marie s’était rendue en Guyenne après la mort de Montaigne dans le but de rassembler tous les documents manuscrits de l’auteur. Suivant cette idée, la jeune femme aurait établi toute seule l’édition de 1595. Reinhold Dezeimeris a montré le premier que Marie n’était pas allée en Guyenne avant, mais après la mise au jour de sa première édition posthume. Par conséquent, selon cette piste, lorsqu’elle entreprit l’impression à Paris, la jeune éditrice avait sous les yeux un exemplaire de l’ouvrage préparé par Pierre de Brach, alors que l’exemplaire « authentique », celui avec les annotations de Montaigne, était resté entre les mains de la famille. Or, d’après la reconstruction de Reinhold Dezeimeris, c’est ce dernier le volume qui fera partie du fonds de la Bibliothèque Municipale de Bordeaux, appelé par la suite « Exemplaire de Bordeaux[35] », après avoir appartenu sans doute aux Feuillants de la même ville. L’existence d’un second exemplaire des Essais, outre EB, moins chargé des annotations de l’auteur, justifierait, de l’avis de ce spécialiste, le manque de correspondance entre les deux textes. Ce qui lui semble alors le plus probable, c’est que Françoise de la Chassaigne et Pierre de Brach choisissent « l’exemplaire no 2, le moins chargé des notes de Montaigne, pour y ajouter soit sur les marges, soit sur des feuilles volantes, la copie des additions qui étaient propres à l’exemplaire no 1[36] ».

L’hypothèse de la présence d’une autre copie, hormis EB, s’est révélée cruciale pour l’élargissement des perspectives de la recherche dans ce domaine, et bien des spécialistes l’ont suivie en l’enrichissant. Marjorie H. Ilsley, par exemple, est partie de l’aveu fait par l’éditrice dans la longue préface, à propos de la difficulté de lecture du manuscrit, pour jeter quelques ombres sur l’interprétation de Dezeimeris. Or, à ce chapitre, Émile Faguet expliquait que Montaigne avait laissé, à sa mort, deux exemplaires de son ouvrage, corrigés et augmentés de sa propre main, et que l’un d’eux avait été déposé dans la bibliothèque de la communauté des Feuillants, à Bordeaux, où il aurait dormi pendant deux siècles. À l’époque de la Révolution, lorsque la bibliothèque est devenue la propriété de la ville, il aurait revu le jour et été consulté. Suivant cette version, Marie de Gournay aurait basé son travail éditorial sur un deuxième exemplaire, mais toujours de la main de Montaigne[37]. Les études récentes vont dans cette direction et s’entendent sur le fait que le texte imprimé de 1595 se réfère à une copie de EB de la main de Montaigne lui-même, fait qui justifie à lui seul les variantes entre le manuscrit et la première édition posthume de l’oeuvre.

Ensuite, ce sera grâce au travail de collation, effectué par voie de rapprochement avec le texte de EB et accompli sous la direction de Fortunat Strowski depuis la publication, par la Municipalité de Bordeaux, de l’exemplaire annoté de 1588, que l’on arrêtera d’opposer les deux témoins. Lorsque la lecture de EB est devenue possible, au début du xxe siècle, à l’aide de « l’édition municipale (désormais EM), qui l’établit assez fidèlement, il avait cessé de paraître opportun de le comparer avec 95[38] ». À la fin des années 70, les recherches de David Maskell ont marqué un nouveau tournant dans le débat critique. Ce spécialiste a parlé d’une deuxième copie suivant chronologiquement EB, copie qu’il a appelée la « Copie de Montaigne » et qui consiste en une transcription exacte de EB, mais avec d’ultérieures corrections et modifications sanctionnées par le philosophe. Et il a expliqué à ce propos :

On croit généralement que EB resta au château de Montaigne jusqu’à la mort de sa veuve en 1627. Mais Bernadau dans une lettre du 26 août 1789 à l’Abbé de Fontenai, parlant de l’Exemplaire de Bordeaux dit : « J’ai appris des Feuillants que ce précieux exemplaire des Essais leur fut donné par la veuve de l’auteur, lorsqu’elle fit transporter les cendres de son mari dans leur église ». Or d’après le Registre des fondations des Feuillants, 1611, les cendres de Montaigne furent déposés chez les religieux le 1er mai 1593 (v. Inventaire de la collection des ouvrages et documents réunis par J.F. Payen et J.-P. Bastide, éd. G. Richou, Paris, 1878, p. 330-331). Voilà l’Exemplaire de Bordeaux chez les Feuillants sept mois et demi après la mort de l’auteur, mais un an avant l’envoi des Essais à Mlle de Gournay. Puisqu’il n’était guère vraisemblable que Mme de Montaigne donnât EB aux Feuillants tant que Brach en avait besoin, la « Copie de Montaigne » achevée par Brach a pu donc être prête pour l’impression un an avant son envoi à Mlle de Gournay. Pourquoi ne pas la lui avoir communiquée plus tôt? Peut-être attendait-on une conjoncture plus favorable. Ce n’est que le 25 juillet 1593 qu’Henri de Navarre abjure le protestantisme, le 27 février 1594 qu’a lieu son couronnement, le 24 mars 1594 que les troupes espagnoles sont chassées de Paris. C’est à cette dernière date que Mlle de Gournay reçoit les Essais pour les faire imprimer[39].

Peu importe que EB soit passé ou non chez les Feuillants, Marie de Gournay ne l’emploie pas, car elle sait que la « Copie de Montaigne » est postérieure et qu’elle représente par conséquent l’état le plus authentique de l’ouvrage. D’ailleurs, on aurait dû s’étonner du contraire, à savoir que la « fille d’alliance » ait tant insisté sur l’authenticité et la fidélité de l’édition de 1595, sous l’oeil de Madame de Montaigne, tout en étant bien au courant que cela ne correspondait pas aux dernières volontés de son « second père ». Une attention majeure à l’humanité de cette femme pourrait donc constituer la clé résolutive de bien des questions. Ainsi envisagée, Marie de Gournay apparaîtra comme une éditrice travaillant dans un constant souci de restituer scrupuleusement le chef-d’oeuvre de Montaigne[40].

Grâce aux recherches de Günter Abel, on est arrivé à avancer une hypothèse d’identification du texte que David Maskell a appelé la « Copie de Montaigne ». Dans la lettre du 15 novembre 1596 à Juste Lipse, Marie déclare qu’elle va envoyer à l’humaniste néerlandais trois exemplaires des Essais, dont un lui est destiné, alors que les deux autres sont pour les imprimeries les plus importantes de Bâle et de Strasbourg. Or, le recouvrement au Musée Plantin-Moretus, à Anvers, de l’un de ces trois exemplaires (désormais Anvers 1) corrigés de la main de Marie de Gournay a permis de dresser la liste des variantes entre ce dernier et le texte de l’édition de 1595. C’est aussi dans cet « Exemplaire d’Anvers » que la jeune éditrice explique à la fois pourquoi la préface de Montaigne « Au Lecteur » est absente des exemplaires Sonnius de l’édition de 1595 et pourquoi les exemplaires L’Angelier en donnent un texte fautif : « Cette preface recorrigée de la derniere main de l’autheur ayant este esgarée en la premiere impression depuis sa mort, a naguere esté retrouuee[41] », écrit-elle. Serait-ce à dire que la jeune éditrice « reçut la préface et la perdit au cours de l’impression à Paris, ou que, la feuille qui la portait ayant été égarée au château, on ne put la communiquer à Mlle de Gournay[42]? ». David Maskell semble pencher pour la deuxième hypothèse. Mais c’est Philippe Desan qui éclaircit ultérieurement ce fascinant débat de l’histoire littéraire aussi bien que de l’édition française.

Partant de la prémisse de l’existence de deux copies, Philippe Desan affirme qu’il y a eu un moment à partir duquel Montaigne « considéra EB comme un exemplaire de travail et non plus comme l’Exemplar qui devait servir à l’imprimeur[43] ». Toutefois, l’identification exacte des circonstances de cette transformation reste laborieuse. Reprenant le terme technique qui indiquait au xvie siècle le manuscrit utilisé par les imprimeurs lors de la fabrication d’un livre, Philippe Desan emploie le premier le terme d’ « Exemplar » pour désigner la copie de EB. Comme le fait remarquer Jeanne Veyrin-Forrer à l’égard de la fabrication d’un livre au xvie siècle :

[…] les livres imprimés ne sont pas constitués de feuillets isolés, mais de feuilles intégrant un certain nombre de pages qui doivent être pliées pour former un cahier. Une signature en lettre, portée sur la première page (ou premier feuillet recto) de chaque cahier indique le mode d’assemblage des feuilles selon leur ordre alphabétique. […] L’histoire matérielle d’un livre commence avec la copie, texte remis aux typographes qui prend aussi le nom d’exemplar, de prototype ou de minute. […] À moins d’être […] retournée à son détenteur ou à ses ayants-droit, la copie semble d’ordinaire considérée comme quantité négligeable dès l’instant qu’elle a été utilisée, et se trouve rarement conservée. Sans doute, est-elle, le cas échéant, déreliée pour être livrée aux compositeurs. […] La copie une fois rangée, marquée et divisée, commence le véritable travail de fabrication qui comporte deux actions principales, la composition et l’impression[44].

Or, dans EB, il y a deux sortes de graphies qui, non seulement nous permettent de déduire l’existence d’un second exemplaire également annoté de la main du philosophe, mais nous instruisent également sur la pratique du recopiage concernant l’Exemplar. Philippe Desan montre que :

L’existence de brevets intercalés ne peut être expliquée que si l’on admet que l’Exemplar n’était pas relié. S’il était relié, et nous le démontrerons plus loin, alors l’existence de brevets dans un volume relié est très dangereuse car ces feuilles peuvent plus facilement être égarées lors de la manipulation de l’ouvrage. On doutera que Montaigne ait pu prendre un tel risque[45].

Il serait alors très probable que Montaigne ait fait relier l’Exemplar en vélin souple, car il aurait ainsi été plus aisé de mettre le livre à plat en maximalisant l’usage des marges. C’est d’ailleurs le philosophe lui-même qui, à ce propos, au cours du chapitre XXVIII du Livre I, définit le texte qu’il a laissé comme un « corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n’ayants ordre, suite ny proportion que fortuite[46] ». On peut bien imaginer à partir de là les conditions de travail et, par conséquent, le problème éditorial auxquels la « fille d’alliance » est confrontée lorsqu’elle reçoit l’Exemplar à Paris. Faisant preuve de zèle et de passion, Marie de Gournay a fait de son mieux afin de bien lire les « allongeails » autant que les « repentirs », souvent tronqués ou répétés. Ainsi, cette éditrice, qui a eu le simple malheur d’être une femme de lettres, s’est attachée à restituer une forme lisible à un texte dont l’auteur lui-même admet la « monstruosité ». Et l’allusion à l’ « animal monstrueux » au sein de la « Préface » de 1595 va corroborer cette pensée :

Quoy? Si nous oyons parler d’un animal monstrueux, d’un homme plus hault ou plus petit que l’ordinaire, voire de je ne sçay quel bateleur qui fera des singeries nouvelles ou fauts bigerres; chascun, et les plus huppez, y courent comme au feu : et ceux qui reviendront d’un tel spectacle, ne rencontrent en leur chemin nul de leurs cognoissans ny de leurs voisins, qu’ils n’en abreuvent de fil en esguille : et si pensent estre obligez par devoir d’amitié de le mander aux absens, cuydans que si quelqu’un perdoit sa part de la merveille, il seroit à plaindre : iaçoit qu’il se voye tous les jours des choses semblables : et l’on nous voudroit faire accroire, que s’ils avoyent gousté ce livre, ils ne seroyent pas accouruz de toutes parts veoir et practiquer l’ame qui le conceut : ame, dis-je, qu’on ne veoit, ny souvent, ny rarement, mais unique depuis tant de siecles : ou pour le moins que ceux qui n’auraient pu luy venir toucher en la main, n’eussent pas cherché des inventions de le louer et proclamer, aussi hors d’exemple, que son merite l’estoit[47].

Ce passage a aussi poussé Philippe Desan à parler des Essais comme d’un « Freak Show[48] » prenant forme autour d’un auteur phénoménal et monstrueux. Marie de Gournay montre qu’elle connaît bien les lois qui gèrent le marché éditorial de son époque, en mettant en acte une stratégie de vente du livre « comme on faisait autrefois la publicité de l’homme au fil de fer ou de la femme à barbe à l’entrée des cirques[49] ».

Après le désastre éditorial qui avait ébranlé les éditions lyonnaises La Grange et Le Febvre, respectivement en 1593 et en 1595, Marie mène un travail acharné afin de soustraire l’ouvrage à d’éventuelles manipulations de la part des imprimeurs proches des milieux protestants qui avaient déjà exploité le texte après la mort de Montaigne[50]. Contre les dures attaques dont cette éditrice a été la cible privilégiée pendant des siècles, il est temps d’accorder une plus grande valeur à son projet éditorial, dont le principe guide a été le respect de la volonté de son père spirituel, à travers la reproduction la plus exacte possible des additions manuscrites dans les marges de l’Exemplar. Et quant à ce dernier, inutile de continuer à chercher : l’espoir de découvrir un jour le précieux Exemplar dans le fonds de quelque bibliothèque doit s’atténuer de plus en plus, car, comme l’exigeaient les lois de l’édition à cette époque, il n’a pas pu se soustraire à la destruction matérielle, naturelle et inévitable de toute copie manuscrite ayant servi à l’impression lors de la fabrication du livre.