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Si les écrivains, plus que d’autres utilisateurs de dictionnaires, ont avec eux un rapport privilégié, c’est aussi une forme d’allégorie : celle du rapport entre lire, écrire et le temps. Car l’écrivain est celui qui met du temps dans les mots, leur donne plus que du temps, il leur donne le temps, par le pouvoir qu’ils ont ensuite de continuer d’agir[1].

Diderot composant Le neveu de Rameau, Flaubert penché sur le manuscrit de Madame Bovary, Pennac inventant les dernières aventures de la tribu Malaussène... On se les imagine entourés de feuilles éparses et de livres aux pages racornies parmi lesquels se trouvent, immanquablement, quelques gros dictionnaires. De fait, s’il est un objet que l’on associe naturellement à la figure de l’écrivain, c’est le dictionnaire. Et pour cause. Les écrivains, selon André Goose et Jean-René Klein, se caractérisent par leur pratique des dictionnaires, « qui va des “consulteurs” réguliers et avoués aux lecteurs assidus, aux dévoreurs de lexiques; […] [aux] écrivains gagnés à la pratique lexicographique au point de devenir eux-mêmes auteurs de dictionnaires et, enfin, la catégorie plus moderne de ceux pour qui le modèle, le texte même du dictionnaire, deviennent source d’inspiration, sinon de fantasmes[2] ».

Dans leur correspondance ou leurs écrits autobiographiques, nombre d’écrivains ont de fait témoigné de leur attachement et de leur admiration pour cet outil précieux, voire indispensable. Gustave Flaubert y voit la figure de l’autorité; dans une lettre à J.-K. Huysmans, il écrit :

« Quand l’écrivain emploie, par lui-même, un tas de mots qui ne sont dans aucun dictionnaire, alors j’ai le droit de me révolter contre lui. Car vous me blessez, vous gâtez mon plaisir. Qu’est-ce que maboule, poivrots, bibines, godinette, du tape-à-l’oeil, etc.? Pourquoi dire des frusques, au lieu de hardes ou habits[3]? »

Stéphane Mallarmé, Jean Cocteau et Francis Ponge « ont vu dans le dictionnaire, selon Roland Barthes, une “machine à rêver”[4] ». Pour sa part, Georges Perec, à l’instar notamment de Romain Gary et de Michel Leiris, est considéré comme un véritable « lexicomane », dont l’oeuvre « s’enracine, puise une bonne part de sa substance dans les répertoires lexicaux ou dans la forme même qu’ils symbolisent[5] ». Il aurait, écrit-il, « vécu dans la compagnie de dictionnaires, au fin fond d’une retraite provinciale, le matin je me serais promené dans les bois, l’après-midi j’aurais noirci quelques feuillets […][6] ».

De nombreux lexicographes français ont ouvert leurs pages aux auteurs acclamés ou négligés, à la mode ou dépassés. Après tout, rappelle Alain Rey, « ce sont les attestations d’écrivains qui garantissent, mieux que tout autre texte, la pertinence d’un usage et la valeur sociale de la langue que l’on décrit[7] ». Ces auteurs ont quant à eux prêté à certains personnages leur indéfectible compagnon, pour qu’ils le consultent ou le compulsent, le citent, le lisent ou l’étudient, y contribuent pour gagner leur vie ou en fassent l’oeuvre d’une vie, s’y assoupissent, s’en servent comme pupitre ou projectile, bref, qu’ils l’utilisent au gré de leur imagination. À son tour, donc, le dictionnaire trouve sa place dans les romans, nouvelles, contes et autres oeuvres littéraires, desquelles se dégagent, par les associations d’idées qui s’y déploient, les réseaux sémantiques et lexicaux créés, les emplois figurés privilégiés, des images typiques du dictionnaire et de ses usagers.

Les pages qui suivent proposent un portrait du dictionnaire tel que représenté et symbolisé dans les oeuvres d’écrivains de langue française, et qui s’articule autour de six grands axes : le dictionnaire-référence, le dictionnaire-autorité, le livre dictionnaire, le dictionnaire-production, l’objet dictionnaire et le dictionnaire-image. Ce portrait a été établi sur la base d’extraits de romans et de pièces de théâtre provenant des bases de données Frantext et Gallica, et qui couvrent principalement le xixe et le xxe siècle.

Le dictionnaire-référence

Ménalque, « quand il doutait d’un mot, […] le cherchait dans son dictionnaire de Lachâtre en deux volumes[8] ». Bien d’autres personnages fictifs consultent le dictionnaire pour confirmer leurs intuitions linguistiques, trouver le mot juste ou… un mot, tout simplement. Ayant besoin d’une épithète, le petit Jacques explique sa méthode : « Je prends dans le dictionnaire le mot qui fait l’affaire, quand même il dirait le contraire de ce que je voulais dire[9] ». On recourt au dictionnaire pour vérifier l’orthographe d’un mot, découvrir son sens ou se renseigner sur son usage, ou encore pour aller y chercher la rime « comme on va chez le charcutier acheter du boudin[10] ».

C’est ce que font notamment André, Olivier et Lionel dans les exemples suivants. Après que le proviseur eut déclaré en lui tapant sur la joue : « Ah! il vient de Bonaparte… le collège des muscadins[11] », André Cornélis explique avoir eu, « le soir même, la curiosité de chercher ce mot dans le dictionnaire » et y avoir « trouvé cette définition : “Jeune homme qui a de la recherche dans sa parure…”[12] ». De son côté, Olivier découvrit très tôt « la grâce des sine qua non, des alea jacta est, des dixi et des in cauda venenum qu’il retrouvait dans les pages roses du Petit Larousse[13] ». Quant à Lionel, il n’a d’autre choix que de recourir au dictionnaire à la lecture d’une dépêche qui « produisit sur [lui] l’effet d’une énigme qu’il se proposa d’étudier dans sa chambre, à tête reposée d’abord, puis à l’aide de ses dictionnaires, auxquels il accordait rarement tant d’honneur[14] ». Et le jeune garçon d’en conclure qu’« une dépêche télégraphique est chose fort difficile à déchiffrer, [et] qu’il faut des dictionnaires de toutes sortes et de toutes langues pour en venir à bout[15] ».

Il n’y a pas que les dépêches qui donnent lieu à la consultation de dictionnaires « de toutes langues ». Dans ses mémoires, Simone de Beauvoir relate comment, à l’aide d’un dictionnaire, elle « prenai[t] grand plaisir à soulever […] le voile opaque des mots[16] » rencontrés dans les romans anglais qu’elle lisait. Dans la littérature, l’apprentissage d’une langue étrangère et l’exercice de traduction font presque inévitablement intervenir le dictionnaire. On n’a qu’à penser à Madame Bovary, qui « voulut apprendre l’italien : elle acheta des dictionnaires, une grammaire, une provision de papier blanc[17] », ou au petit bonhomme chauve imaginé par Jean-Paul Sartre, qui « lit en fronçant les sourcils; de temps en temps il pose son livre et consulte avec agitation un énorme bouquin. Brunet passe derrière lui : le bouquin, c’est un dictionnaire ». Et Brunet de lui demander : « Qu’est-ce que tu fais? », ce à quoi le petit bonhomme chauve répond : « J’apprends l’allemand[18] ». C’est aussi l’allemand qui intéresse Cécile, et ce, pour une raison bien précise. Laissée « un instant en tête-à-tête avec son Werther », elle fit en sorte qu’il aperçut « un dictionnaire allemand, une grammaire allemande, un Goethe qu’elle avait cachés ».

– Ah! vous apprenez l’allemand? dit Brunner [son Werther] en rougissant.
Il n’y a que les Françaises pour inventer ces sortes de trappes.
– Oh! dit-elle, êtes-vous méchant!... ce n’est pas bien, monsieur, de fouiller ainsi dans mes cachettes. Je veux lire Goethe dans l’original, répondit-elle. Et il y a deux ans que j’apprends l’allemand[19].

Serait-ce aussi pour impressionner sa dulcinée que Jacques entreprend de traduire un lied de Goethe?

Lisbeth remarqua que Jacques feuilletait un dictionnaire allemand, et perdit le peu qui lui restait de réserve. Elle voulut voir ce qu’il traduisait, et s’attendrit devant un lied de Goethe qu’elle savait par coeur, et que même elle chantait : fliesse, fliesse, lieber fluss nimmer werd’ich frob...[20]

Le dictionnaire s’impose tout naturellement à Stojilkovicz lorsqu’il se lance l’audacieux défi « de traduire Virgile en serbo-croate pendant sa détention », dans sa cellule « au sol jonché de papiers froissés, d’où émerge une table de travail croulant sous les dictionnaires[21] ». Quant à Émile, « il sortit une carte postale de sa poche et un petit dictionnaire anglais-français. Because c’était l’heure d’écrire à Rosy[22] » :

Croyez pas qu’il mit deux minutes à pondre sa missive. Ce serait mentir. Il mit exactement cinq Ricard à le faire. Il avait sans arrêt recours au dico et à des listes d’expressions toutes faites que lui avaient vendues à prix d’or un étudiant de la 1re B. […] Finalo, il trempa son timbre dans l’anisette et le colla à 1 F 20[23].

De même, il n’y a pas que les dépêches qui nécessitent le recours à des dictionnaires de toutes sortes. Le dictionnaire, ce « résumé du savoir universel[24] », cette source abondante de connaissances à laquelle on vient puiser pour divers motifs, vient en aide au protagoniste de diverses façons. Dans Le sang noir, par exemple, un dictionnaire de médecine – et le pharmacien qui le consulte – vient à la rescousse d’un groupe de curieux « jouant au[x] savant[s][25] » qui tentent de déterminer la maladie dont pourrait bien souffrir Cripure, professeur de philosophie aux pieds encore plus grands que ceux d’un géant de cirque.

Quelqu’un ayant prononcé le mot d’acromégalie, on s’était fait expliquer la chose par le pharmacien. Le temps de consulter un dictionnaire de médecine et le pharmacien était revenu chez le bottier reluisant de science. Cette maladie mystérieuse, c’était une glande dite apophyse qui l’engendrait, quand elle fonctionnait mal. Toutes les extrémités : les pieds, les mains, la langue et autre chose itou, avait ajouté le pharmacien, avec un sourire canaille, se mettaient à croître sans mesure[26].

À l’adolescence, quand une autre forme de curiosité se manifeste, la discrétion du dictionnaire en fait la source par excellence du savoir interdit. Les jeunes Edgar et Pascal en savent quelque chose :

Edgar, un peu plus âgé que ses camarades, et qui savait déjà feuilleter un dictionnaire, se mit à chercher dans le sien quelques-uns de ces mots repoussés du langage honnête, et qui se prononcent à haute voix que dans les plus détestables compagnies[27].

[Pascal, rentré en étude] Son problème de mathématiques se brouille devant ses yeux. Il pense à autre chose. S’il regardait dans le dictionnaire? Les dictionnaires sommeillent entassés sur la cheminée, juste derrière Pascal. Embryologie. Bon. Maintenant il faudrait regarder embryon. D’embryon, il passe à foetus, de foetus à germe, à spermatozoïde, à sperme, à copulation. Les mathématiques s’en vont à l’abandon. Levet suit du coin de l’oeil, de sous son pupitre, les manigances de Pascal, qui rapporte les tomes du dictionnaire, en ramène un autre…

« M. Mercadier, dit le pion, finissez ces va-et-vient! »

Pas sans avoir regardé grossesse et pénis.

Mais Pascal s’arrête, à cause de son problème et aussi du fait qu’il n’a pas envie de mentir si on lui demandait ce qu’il cherchait tant dans les dictionnaires. Évidemment, si on avait le temps, on finirait par tout comprendre… Quelqu’un de renseigné, avec deux ou trois mots, remettrait en place toutes ces notions qui se bousculent[28].

Le dictionnaire-autorité

« Bien des mots, on ne le sait pas assez, ont quitté leur niche pour la rue grâce à la littérature[29] », observe Laurent Mailhot. Le dictionnaire a servi de relais à bon nombre d’entre eux. « L’écrivain contribue à donner une image de la langue, image dont les dictionnaires sont le reflet[30]. » L’union écrivain-dictionnaire est symbiotique : avant même que l’écrivain ne vienne puiser au dictionnaire, le dictionnaire s’abreuvait à la parole de l’écrivain. Il suffit pour s’en convaincre de consulter l’avertissement du Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, l’ancêtre des dictionnaires monolingues français publié par César-Pierre Richelet en 1680 :

J’ai fait un Dictionnaire François afin de rendre quelque service aux honnêtes gens qui aiment notre Langue. Pour cela j’ai lu nos plus excellens Auteurs, & tous ceux qui ont écrit des Arts avec réputation. J’ai composé mon livre de leurs mots les plus reçus, aussi bien que de leurs expressions les plus-belles. Je marque les diferens endroits d’où je prens ces mots, & ces expressions à moins que les termes & les manieres de parler que j’emploie ne soient si fort en usage qu’on n’en doute point[31].

Si la parole de l’écrivain sanctionne mots et tours de phrase, légitimant de fait leur inclusion dans le dictionnaire, ce dernier incarne pour de multiples écrivains – dont Flaubert, comme on l’a vu – une norme unificatrice, consécration ultime de l’usage. Il arrive d’ailleurs que d’illustres auteurs se voient contraints d’invoquer le dictionnaire pour justifier leurs choix lexicaux. Citons à ce propos George Sand qui, dans l’avant-propos de François le Champi, relate en ces termes une discussion qu’elle eut avec R*** concernant notamment le titre du roman :

– C’est donc l’histoire de François le Champi, repris-je, et je tâcherai de me rappeler le commencement sans altération. […]
– Un instant, dit mon auditeur sévère, je t’arrête au titre. Champi n’est pas français.
– Je te demande bien pardon, répondis-je. Le dictionnaire le déclare vieux, mais Montaigne l’emploie, et je ne prétends pas être plus Français que les grands écrivains qui font la langue. Je n’intitulerai donc pas mon conte François l’Enfant-Trouvé, François le Bâtard, mais François le Champi, c’est-à-dire l’enfant abandonné dans les champs, comme on disait autrefois dans le monde, et comme on dit encore aujourd’hui chez nous[32].

Bien des personnages créés par ces mêmes écrivains se retrouvent dans la même situation, comme l’illustre l’extrait suivant, tiré de Zazie dans le métro et mettant en scène Marceline et Bertin Poirée :

Marceline haussa les épaules.
– Eh bien vêtez-vous.
– Vêtissez-vous, ma toute belle. On dit : vêtissez-vous.
Marceline s’esclaffa.
– Vêtissez-vous! Vêtissez-vous! Mais vous êtes nul. On dit : vêtez-vous.
– Vous ne me ferez jamais croire ça.
Il avait l’air vexé.
– Regardez dans le dictionnaire.
– Un dictionnaire? mais je n’en ai pas sur moi de dictionnaire. Ni même à la maison. Si vous croyez que j’ai le temps de lire. Avec toutes mes occupations[33].

Dans la même veine, le personnage du Commandant créé par Labiche dans Le Voyage de Monsieur Perrichon se justifie devant Perrichon :

Le Commandant. — Moi? je me suis borné à constater que mer de Glace ne prenait pas d’e à la fin : voyez le dictionnaire...
Perrichon. — Eh! monsieur, vous n’êtes pas chargé de corriger mes... prétendues fautes d’orthographe! De quoi vous mêlez-vous[34]?

Ayant pris un explorateur « en haine », Toulet, pour sa part, « lui prouva, malgré ses dires, demandant un dictionnaire au maître d’hôtel, que le Canada était plus grand que les États-Unis[35] ». Au dictionnaire-référence se superpose donc le dictionnaire-autorité, celui qui permet de trancher les questions litigieuses, de se sortir de quelque faux pas, voire de clouer le bec à l’interlocuteur importun.

Le livre dictionnaire

Dans d’autres situations, le dictionnaire-référence, d’ouvrage de consultation, se transforme en un imprimé que l’on parcourt ou feuillette sans but précis, ou que l’on lit de bout en bout. Certains personnages en arrivent là bien malgré eux. C’est le cas de ces « malheureux internes [qui dévorent] leur dictionnaire, faute de mieux, comme les percherons privés de paille s’en prennent au bois de leur mangeoire[36] ». En revanche, ceux qui se lancent dans une telle aventure de leur plein gré semblent en retirer plaisir et émerveillement. « Sur un rocher chauffé par le soleil, mangeant les beignets qu’il était censé devoir vendre aux Céphaloniens, le petit Salomon se délectait à la lecture d’un dictionnaire. Que de mots dans le monde[37]! » Lecteur compulsif, Louis Lambert

dévorait des livres de tout genre, et se repaissait indistinctement d’oeuvres religieuses, d’histoire, de philosophie et de physique. Il m’a dit avoir éprouvé d’incroyables délices en lisant des dictionnaires, à défaut d’autres ouvrages, et je l’ai cru volontiers. Quel écolier n’a maintes fois trouvé du plaisir à chercher le sens probable d’un substantif inconnu? L’analyse d’un mot, sa physionomie, son histoire étaient pour Lambert l’occasion d’une longue rêverie[38].

Il ne faut pas oublier Valentin, qui a « lu de la première à la dernière page, les roses y compris, le petit dictionnaire Larousse français et encyclopédique, ce qui avait ouvert en lui les écluses du savoir[39] », ni M. Peyralout, qui « détestait la lecture, sauf toutefois celle du dictionnaire Larousse parce que tous les mots y étaient rangés dans des casiers comme des vis à tête et des clous de 13[40] ». Barestéguy a des motifs peu louables pou étudier « des dictionnaires perfectionnés qui lui enseign[ent] prodigalement les façons les moins distinguées de dire les mots les plus orduriers en seize langues européennes[41] ». Même chose pour ce grand-père qui « passait ses soirées entières à “apprendre” le dictionnaire et à réviser sa géographie de la France pour “coller”[42] » sa descendance. Pour Jacquemort enfin, la lecture du dictionnaire se présente comme une activité qui se veut apaisante :

Les jours où Jacquemort se sentait intellectuel, il se retirait dans la bibliothèque d’Angel et lisait. Il n’y avait qu’un livre, amplement suffisant, un excellent dictionnaire encyclopédique où Jacquemort retrouvait, classés et ordonnés alphabétiquement sinon logiquement, les éléments essentiels de tout ce dont se composent les bibliothèques ordinaires sous un volume hélas encombrant.

Il s’arrêtait d’habitude à la page des drapeaux, où il y a de la couleur et où le texte, nettement moins dense qu’aux autres pages, repose et délasse l’esprit[43].

Pour conclure sur le dictionnaire-référence, mentionnons que celui auquel il est fait allusion le plus souvent dans la littérature n’a pas d’identité précise[44]; c’est au concept général que l’on renvoie. Pourtant, on peut penser que chaque écrivain a son ou ses favoris, ce que laissent entendre André Goose et Jean-René Klein, qui ont distingué « une sous-catégorie assez fournie de lexicophiles, celle des admirateurs de Littré. Amiel, Barrès, Bloy, Mallarmé, France, […] Duhamel, Gide, Julien Green[45] », notamment, font partie du groupe. Le Littré figure effectivement parmi les quelques dictionnaires identifiés nommément dans les oeuvres que nous avons consultées, tout comme le Lachâtre et le Petit Robert. Toutefois, c’est sans contredit le Petit Larousse, ou plus simplement le Larousse, qui remporte la palme à ce chapitre : « Qu’est-ce que vous voulez, monsieur, c’est le Larousse qui le dit : un diable, c’est quelqu’un qui calomnie[46] ». Certains auteurs ne le nomment pas comme tel, mais le simple fait de mentionner les pages roses permet au lecteur de le reconnaître. On en déduit, par exemple, que Marceline possède un Petit Larousse, puisqu’elle indique à Bertin Poirée que « c’est avant les feuilles roses qu’il faut regarder[47] » pour trouver le verbe « vêtir ».

Le dictionnaire-production

Ce n’est pas tous les jours que l’on rencontre un D’Arthez qui vit « d’articles consciencieux et peu payés mis dans des dictionnaires biographiques, encyclopédiques ou de sciences naturelles » et qui « n’en [écrit] ni plus ni moins que ce qu’il en [faut] pour vivre et pouvoir suivre sa pensée[48] ». C’est la fiction, essentiellement, qui nous permet de côtoyer des faiseurs de dictionnaires aux ambitions sans bornes, tel Albert Cinoc, qui, lui aussi, gagnait sa vie comme lexicographe :

Cinoc, qui avait alors une cinquantaine d’années, exerçait un curieux métier. Comme il le disait lui-même, il était « tueur de mots » : il travaillait à la mise à jour des dictionnaires Larousse. Mais alors que d’autres rédacteurs étaient à la recherche de mots et de sens nouveaux, lui devait, pour leur faire de la place, éliminer tous les mots et tous les sens tombés en désuétude. Quand il prit sa retraite […], il avait fait disparaître des centaines et des milliers d’outils, de techniques, de coutumes, de croyances, de dictons, de plats, de jeux, de sobriquets, de poids et de mesures […][49].

Une fois retraité et après avoir lu maints auteurs en prenant soin de noter les mots rares parsemant leurs écrits, Cinoc « décida de rédiger un grand dictionnaire des mots oubliés, […] pour sauver des mots simples qui continuaient encore à lui parler. En dix ans il en rassembla plus de huit mille […][50] ». De son côté, ayant l’idée d’entreprendre « quelque travail considérable », Le Riquier, alias Couci-Couça, dû s’avouer à lui-même

qu’il ne possédait guère de connaissances spéciales : la tannerie, le doctorat en droit, quelques notions d’espagnol…

L’espagnol, que les obligations de son commerce l’avaient jadis contraint d’apprendre, voilà pourtant ce qui allait suffire à préciser chez Le Riquier sa vocation d’érudit. Il avait encore dans un coin de sa bibliothèque […] un petit lexique franco-espagnol et hispano-français.

Ce lui fut un trait de lumière. Le Riquier eut soudain la vision superbe et merveilleuse d’un Dictionnaire Européen, le « Grand Dictionnaire Européen de Le Riquier », le « Le Riquier » (de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres) : en somme, il y a des dictionnaires franco-espagnols, franco-anglais, franco-allemands, etc. Il s’agissait de fondre tout cela en un ouvrage vraiment considérable auquel, lui, Le Riquier, attacherait son nom : un dictionnaire où l’on trouverait le même mot français traduit dans toutes les langues d’Europe[51].

Quant au malheureux professeur Delteil, ayant travaillé intensément pendant quatorze ans « à un grand dictionnaire grec[52] », il finit par en porter des séquelles :

Son dictionnaire avait tellement rempli les cases de son cerveau, qu’il était incapable de s’occuper d’autre chose[53].

[…]

Logeant dans des garnis médiocres depuis qu’il était dans l’instruction, trop timide pour entrer en connaissance avec ceux qui lui louaient, le professeur avait fini par croire que la vie était son grand dictionnaire. Ses notes manuscrites étaient ses enfants; hors de là, il ne soupçonnait rien dans le monde[54].

Le pauvre professeur « entrevoyait, plus beau qu’un palais des mille et une nuits, son grand dictionnaire édité par les Didot, discuté dans le journal des savants, et lui ouvrant peut-être les portes de l’Institut[55] », mais en vint à reconnaître que son dictionnaire avait « mangé [s]a vie…[56] ». Peut-être son sort a-t-il été inspiré de celui de certains lexicographes réels, notamment Furetière qui, au xviiie siècle, mourut de lassitude avant même de voir paraître l’oeuvre de sa vie.

L’objet dictionnaire

Les dictionnaires, « petits meubles commodes dont les tiroirs contiennent la réponse aux questions qu’on leur pose[57] », deviennent parfois, dans les romans comme dans la vie, de simples figurants. Ils remplissent alors une « fonction potiche », pour reprendre l’expression de Jean Pruvost, qui écrit à ce sujet :

Où installera-t-on […] les dix volumes du Grand Dictionnaire du xixesiècle, les vingt volumes de l’Encyclopaedia Universalis, les trente et un volumes de l’Encyclopédie générale de Marcelin Berthelot, ou plus modestement les dix volumes du Grand Larousse encyclopédique? En principe, dans une bibliothèque où les belles reliures auréoleront de leur prestige et de leur richesse. On évitera en effet de les cacher dans un placard : le dictionnaire est un beau meuble[58]!

Sous la plume des écrivains, on trouve effectivement les dictionnaires bien en évidence dans une bibliothèque, assumant un rôle esthétique, décoratif.

Les belles éditions, orgueil d’élie, vêtues de vélin ou de basane, tapissaient un étroit parloir, flanquées de quelques tomes éculés de généalogie ou d’histoire, de dictionnaires ou de compendiums, où les correcteurs, en cas de doute, étaient censés vérifier un nom propre, un mot insolite ou une tournure inusitée[59].

Les tomes du dictionnaire des sciences médicales, non coupés, mais dont la brochure avait souffert dans toutes les ventes successives par où ils avaient passé, garnissaient presque à eux seuls, les six rayons d’une bibliothèque en bois de sapin[60].

On les trouve également ouverts sur une table ou posés sur un bureau, « rangés en bataille[61] » ou « rangés en ordre[62] », traînant par terre… Parfois même, ils « dorm[ent] en paix sous un linceul de poussière[63] ». En somme, ils font partie d’un décor décrit au passage :

L’employé de mairie habitait deux pièces meublées très sommairement. On remarquait seulement un rayon de bois blanc garni de deux ou trois dictionnaires, et un tableau noir sur lequel on pouvait encore lire, à demi effacés, les mots « allées fleuries »[64].

[…] dans un coin, près de la fenêtre, le bureau, – un pauvre petit bureau de receveur d’enregistrement – tout chargé de vieux bouquins et de dictionnaires[65].

Rien qu’un filet de lumière venant de la bibliothèque, ce qu’on appelait la bibliothèque, un immense grenier encombré de dictionnaires, d’atlas, d’ouvrages de médecine et de grands volumes à dos rouges de la collection Panckouke[66].

L’environnement dans lequel se présente le dictionnaire n’est pas toujours aussi naturel qu’une bibliothèque ou un bureau. Ainsi en est-il dans la description que propose Ponson du Terrail de ce jeune capitaine anglais muni d’une « gibecière de voyage à laquelle étaient suspendus pêle-mêle un dictionnaire anglais-français, une longue-vue, un étui à cigares et une petite gourde remplie de rhum[67] », ou dans celle fournie par Roger Vailland :

Sur un bureau s’amoncelaient des journaux jaunis, un catéchisme, des sachets de graines, un catalogue de la manufacture d’armes de Saint-Étienne, une cuillère dorée pour la pêche au lancer, une carte de Russie avec les fronts successifs marqués au crayon bleu, une édition populaire d’un manuel pratique des cent manières de chiffrer un message, un rouleau de laiton qu’utilisent les braconniers pour faire des collets, un petit dictionnaire Larousse, un gros tas de tabac « de paysan », un jeu d’échecs, le tout repoussé pêle-mêle pour libérer une surface plane sur laquelle était étalée une carte d’état-major[68].

Par ailleurs, l’objet dictionnaire – que l’on présume alors de taille imposante – est par moments appelé à jouer divers rôles insolites : « Le premier soir, pendant que, dans sa chaire de bois noirci, le père Guiraud lisait, un jet d’encre, lancé avec dextérité par un cornet pressé entre deux dictionnaires, vint pleuvoir sur son livre[69] ». Pressoir ici, il s’utilise ailleurs comme pied de lit –« [u]n des pieds de lit est remplacé par un dictionnaire dont l’aspect laisse penser que, pour lui, la reine Victoria est toujours sur son trône, le Congo belge et le Titanic insubmersible[70] » –, ailleurs encore comme pupitre : « Comme la table était trop basse, il s’était fait un pupitre avec un de ses dictionnaires, et écrivait tranquillement sur cette étroite plate-forme[71]. » De plus, précise Jean Pruvost, « à défaut de se montrer moelleux, le dictionnaire constitue toujours un coussin aux mesures indéformables et sans concession[72] » :

Malgré tout, il regretta d’avoir glissé un dictionnaire sous sa tête en guise d’oreiller, le volume trop épais lui coupant la nuque […][73].

Il est assis sur une chaise massive, surmontée de deux dictionnaires. Il dessine[74].

Madame Burle allait reprendre sa place dans son fauteuil, lorsqu’elle s’aperçut que Charles, vaincu par la fatigue, venait de laisser tomber sa tête entre les pages ouvertes de son dictionnaire[75].

[…]

Quand elle eut reposé cette lampe sur la table, dans le silence et la nudité de la vaste pièce, elle resta un instant immobile, devant Charles qui dormait toujours, le visage entre les feuillets du dictionnaire[76].

Et quoi de mieux que de superposer des dictionnaires pour se construire le plus efficace des murs écrans?

L’air accablé, les oreilles bourdonnantes, ils ne venaient en étude que pour dormir, derrière une muraille faite de dictionnaires[77].

[Le nouveau] était un vrai pur potache immédiatement à la coule de tout comme le plus ancien des anciens. À preuve son premier mot sur le pion :

– Il a rien l’air chien.

À preuve aussi sa façon de ranger tout de suite ses bouquins devant lui, les dictionnaires empilés pour faire un rempart afin de pouvoir lire ou bavarder en cachette[78].

Certes, le sort fictif du dictionnaire n’est pas toujours heureux – certains personnages vont jusqu’à le voler[79] ou à le faire brûler[80],[81] –, mais il a au moins l’avantage d’être le fruit d’une créativité débordante. Il se révèle parfois un allié docile lors de certains jeux improvisés, dont l’un consiste à

placer devant un dictionnaire plusieurs morceaux de papier sur chacun desquels est inscrit un nom de cheval. On ouvre et on ferme le dictionnaire avec rapidité. Celui des morceaux de papier que ce petit coup de vent porte le plus loin [gagne] le prix, et ceux qui ont parié sur lui se partagent les enjeux[82].

Un autre jeu est décrit par Huchon :

Il me suffit d’une épingle et du Petit Larousse. Je saisis le Petit Larousse dans ma main gauche, l’épingle dans ma main droite. Je ferme les yeux, et je plonge l’épingle dans la tranche du dictionnaire. Puis j’ouvre les yeux et le volume, à la page que l’épingle m’indique. Je lis le premier mot à gauche. Parfois – ô bonheur! – je tombe sur les pages rouges[83].

Enfin, le dictionnaire se transforme en projectile, en « objet volant non identifié[84] », lorsqu’une bande d’écoliers, « sous le prétexte de chasser le hibou, […] se lancèrent à la tête leurs dictionnaires, leurs livres, leurs cahiers[85] ». Souhaitons qu’il ne s’agissait pas de volumes du Littré…

Le dictionnaire-image

La façon dont on aborde le dictionnaire dans les oeuvres consultées, les usages et usagers auxquels on l’associe, les décors dans lesquels on le présente, l’aspect qu’on lui prête, contribuent à en créer une image multidimensionnelle. En ce qui concerne son aspect, il est tantôt gros et lourd :

Avec peine, il posa l’énorme dictionnaire sur ses genoux[86].

[…] la plume de l’étudiant grinçant sur le papier, ses gros dictionnaires lourdement remués […][87].

Parfois, l’explication donnée, père disait : « vérifions! » Il ouvrait, sur la table, un tome pesant du dictionnaire de Littré. Tous ceux qui savaient lire venaient se grouper autour de cette bible[88].

C’est dans cet esprit qu’on en vient à comparer Volpe à un dictionnaire :

Les mains derrière le dos, le ventre en avant, sa silhouette rappelait celle d’un dictionnaire. […] Volpe, qui venait par intérêt dans ces réunions, savait quand même s’amuser de ces imitations. Le dictionnaire ambulant nous raconta avec les citations à l’appui les coutumes singulières des domestiques. […] Quand, sur le boulevard, Volpe s’écarta en nous faisant remarquer avec toute la vulgarité désirable le motif de son isolement, celui que je comparais à un dictionnaire me tira par la manche […][89].

Tantôt, il est petit, voire minuscule :

L’Allemand chercha longuement dans un dictionnaire minuscule […][90].

Je cherchais un mot, dans un dictionnaire tout petit que mon père m’a donné à la place de Quicherat[91].

Il avait pensé aux siens, rangé au fond de la malle quelques boîtes de conserve, du vin, du café, quelques livres aussi, toute sa bibliothèque, et un petit dictionnaire où Pascal trouva des fleurs séchées[92].

Il est souvent vieux, usé, en triste état :

Ce large dos rouge, taché d’encre, est mon vieux dictionnaire grec[93].

[…] les futures générations de cancres aux doigts tachés d’encre, cherchant, le feu aux joues dans les dictionnaires tachés d’encre, aux pages cornées, à la reliure démantibulée, rafistolés, rapiécés, recouverts de papier d’emballage bleu ou beige et où des générations de grands frères ont déjà cherché avant eux […][94].

Meublant bureaux, bibliothèques et cabinets, manié par des professeurs et des érudits, il devient l’emblème de l’intellectuel ou du savant. « Un intellectuel; ça veut tout dire. Il se penche vers le sol comme sur un dictionnaire et tient sa binette comme un porte-plume[95]. »

Pas étonnant, dans les circonstances, qu’on en soit venu à désigner sous le nom de « dictionnaire » les personnes instruites, tel César : « J’apprenais dans les livres l’usage correct de la langue. César était mon dictionnaire; j’admirais qu’il sût tant de choses[96] ». Le lieutenant Woolgate est aussi du nombre des dictionnaires vivants :

À propos, s’écrit un jeune cornette à la physionomie candide, à peine débarqué dans le pays, j’ai besoin d’apprendre une foule de choses; quelqu’un est-il en mesure de me dire ce qu’est [le] fameux char de Jagernault?
Mathew hausse les épaules :
– Demandez à Woolgate, c’est le dictionnaire de poche de la garnison.
– Hip! Hip! Clamèrent les autres… un hurrah pour le Dictionnaire de poche!
Puis tous se tournèrent vers un lieutenant petit, sec, brun, au teint jaune, qui jusque-là s’était tenu modestement à l’écart[97].

Pas étonnant non plus que le jeune Lionel, après avoir tenté de déchiffrer la fameuse dépêche, en soit arrivé à une autre conclusion : « Quand on est savant […], il n’est pas besoin de se casser la tête à chercher dans les dictionnaires; on est soi-même un dictionnaire universel. C’est bien plus commode[98] ».

À la lecture des textes que nous avons examinés, et comme les exemples cités ont peut-être permis de le deviner, l’usager typique du dictionnaire, sous la plume des écrivains, n’est ni l’intellectuel ni le savant, ni l’adulte ni le vieillard. Il se prénomme André, Egdar, Jacques, Lionel, Louis, Olivier, Pascal ou Toussaint, et il est écolier. De plus, si l’on ajoute à cette liste les Émile, Jacquemort, Ménalque, messieurs Müller et Peyralout, et Stojilkovicz, l’usager du dictionnaire est de sexe masculin. Fort heureusement, nous sommes ici dans le domaine de la fiction…

Conclusion

Au terme de notre étude, les concepts d’unité et de multiplicité nous viennent spontanément à l’esprit. Dans la réalité, l’image que l’on se fait du dictionnaire de langue est relativement simple : il s’agit, comme l’explique Jean-Claude Boulanger, du « grand livre unique, irremplaçable, magnifié, soumis aux dieux de la norme lexicale, de la norme grammaticale et de la norme sociale. Livre précieux, gardien de la langue et du bon usage, le dictionnaire, puisque le plus souvent il s’agit d’un seul, est rassurant, sécurisant[99] ». Sur le plan matériel, ce livre se caractérise généralement par sa taille, son poids et son épaisseur, bien qu’il demeure tout de même maniable. De cette conception réelle relativement unitaire du dictionnaire découle, dans le monde de la fiction, une multiplicité de représentations qui n’a de limite que l’imagination de l’écrivain… ou de son personnage, comme l’illustre ce magnifique extrait du roman Les Amies de pension de Louis de Tesson[100], sur lequel nous souhaitons ici conclure :

Le collège de Saint-Sabas rouvrait ses classes, et des dictionnaires neufs venaient d’être distribués aux élèves de première année. Charles, ayant reçu le sien des mains du professeur, considéra ce gros livre lourd, compact, dénué de tout ornement, et le jetant à l’écart :
« Celui-là, dit-il, est à la fin par trop gros; s’il faut qu’on se mette tout ce fatras dans la tête, autant vaut dès aujourd’hui envoyer la science à tous les diables. Entreprenne qui voudra une besogne impossible! »
[…].
« Voilà un beau livre, dit Érasme; ça doit coûter bien cher un volume de ce calibre; à moi de le ménager; où en serais-je, ô mon Dieu! s’il fallait le remplacer avec mon argent? »
Et il se mit à écrire son nom sur la couverture, sur l’avant-titre, et jusque sur la tranche.
[…]
Benjamin, autre écolier, qui joignait à une très petite taille de grandes prétentions, se fit une hausse de son dictionnaire, et, s’étant assis dessus, parut tout fier et tout heureux de se trouver un peu plus grand que son voisin.
[…]
Philogène, chérubin de dix ans dont la fraîcheur enfantine s’altérait déjà par des veilles précoces, ouvrit son livre, prit sa tête dans ses deux mains, resta longtemps dans cette attitude, puis enfin s’écria :
« J’y suis! Je comprends! Donnez-moi tel mot que vous voudrez, je vais vous le trouver à l’instant; je vous dirai ce qu’il est, son genre, son espèce, ses modifications, tout ce qu’il signifie, au propre comme au figuré. Allons, c’est commode un dictionnaire! »
[…]
Edgar, un peu plus âgé que ses camarades, et qui savait déjà feuilleter un dictionnaire, se mit à chercher dans le sien quelques-uns de ces mots repoussés du langage honnête, et qui se prononcent à haute voix que dans les plus détestables compagnies.
[…]
Quant à Victor, dès que la cloche eut sonné la fin des études, il s’empara de tous les dictionnaires, en construisit une muraille sur la table, et quand il eut fini :
« Voilà, dit-il, ce que j’appelle un bastion; la garnison, c’est moi; vous êtes les assiégeants. Allons! À l’assaut!
[…]
« Parbleu! dit à son tour Frédéric, qui avait à peine jeté les yeux sur son dictionnaire, on nous a donné là un drôle de livre; pas une phrase achevée, pas une ligne qui ait le sens commun. En vérité, ce n’est pas la peine d’être si gros quand on est si bête. Parlez-moi de Victor, il sait au moins se servir d’un dictionnaire, et user des choses selon leur mérite! »