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Face au texte original, le traducteur est seul, absolument seul, ou selon moi devrait l’être, et en amont et en aval. Rappelons que, selon la théorie du skopos, l’original peut être soit un simple point de départ pour une adaptation, soit un modèle littéraire à transposer « fidèlement », ainsi que le rappelle Mathieu Guidère dans son Introduction à la traductologie[1]. Cela signifie donc qu’un même texte peut générer plusieurs traductions acceptables, chacune répondant à un skopos particulier. Dans le premier cas, la focalisation sur le skopos peut conduire à des choix inappropriés sur les plans lexicaux, syntaxiques ou stylistiques, la traduction étant réalisée ici pour atteindre une cible précise et non dans un souci de « fidélité ». J’ai toujours préféré l’approche benjaminienne, entièrement tournée vers l’original et les intentions propres à son auteur. Pour résumer, grossièrement sans doute, la teneur essentielle de « La tâche du traducteur[2] », Walter Benjamin prône la transparence dans le texte traduit qui accueillerait sans plus et autant que faire se peut « l’étranger », « l’autre » dans toute sa singularité. Benjamin pose d’emblée l’inutilité de prendre en compte un récepteur, même idéal. La traduction n’a pas à être enserrée dans un schéma de communication; on ne traduit pas un message, mais une forme, et la traduction est envisagée comme continuation de l’oeuvre et comme relation intime entre les langues.

Et c’est aussi mon intime conviction : amener le lecteur à l’auteur, et non l’inverse, telle fut et demeure ma devise, ce qui n’invalide en rien ma volonté de respecter la langue cible ou, dans des cas extrêmes, de la violenter peut-être, mais sans jamais la « violer » ou la « barbariser » – savant dosage entre l’approche cibliste et l’approche sourcière de Jean-René Ladmiral. C’est donc sans ménagement aucun ni pour les acteurs de la chaîne éditoriale ni pour le lectorat multiple et inconnu que j’ai toujours traduit.

En ce qui concerne l’éditeur d’abord, une méfiance extrême s’impose. Force est de constater que bien des lecteurs de maison d’édition ont pour principe de « raboter » un style riche de reliefs et « coupable » d’écarts de la norme, pour le lisser et lui faire passer la rampe. C’est ce que j’ai appelé « péché de nivellement[3] ». Je traduis un discours, une parole, et non une langue avec sa grammaire, sa syntaxe et son lexique normatifs. Si le texte original traite la langue comme un instrument dont il réussit à extraire des sons particuliers, voire insolites, qui en font toute la singularité et la poésie, au traducteur de jouer de son instrument propre, la langue cible, de telle manière que des sons semblables ou similaires en sortent. Quant au lecteur de la traduction, il ne demande qu’à croire que le texte qu’il a sous les yeux est un second original auquel il fait généralement une confiance aveugle. Confiance telle, même, qu’il en oublie souvent que le texte qu’il lit est une traduction et qu’il s’enquiert rarement du nom du traducteur – confiance, certes, qui se révélera injustifiée dès le moment où la qualité de la traduction devient suspecte (même sans avoir l’original sous les yeux, il est souvent aisé de percevoir des erreurs, comme le manque de cohérence textuelle, ou la formulation impropre, etc.).

Me voici donc face à mon texte et à son trésor de difficultés multiples, que l’auteur parfois peut m’aider à surmonter; parfois, mais pas toujours, puisqu’il faut bien avouer qu’un grand écrivain non seulement écrit, mais tout autant « est écrit », nous y reviendrons plus loin. Ce que le traducteur doit alors éviter à tout prix, c’est de livrer sa prise de sens particulière. Sensible à la polysémie du texte, il comprendra que son devoir est de rendre la polyphonie, la polyvalence, la multiplicité des lectures possibles. Voilà donc la tâche incommensurable qui lui incombe et que nous nous proposons de mettre maintenant sous la loupe.

Qu’en est-il donc du sens d’un texte littéraire? Et d’abord : du sens ou de la signifiance? Ou des deux? Et en quoi consiste la construction ou la reconstruction?

Première étape dans le travail du traducteur : la lecture. Je découvre le texte comme un lecteur « normal ». Les lunettes que je chausse pour le lire entraînent une dioptrie conditionnée par mon bagage cognitif et émotionnel, et par mon contexte historique, socioculturel ou idéologique. Ce qui veut dire par exemple que la Madame Bovary que j’ai dégustée à 16 ans n’était pas la même que celle savourée à 30 ans ou encore celle relue à 60 ans. À croire parfois qu’il ne s’agissait pas du même livre, ce qui est bien compréhensible : entre 16 et 60 ans, le récepteur a eu moult occasions de modifier ses capteurs. C’est d’interactivité qu’il est ici question, et toute lecture suppose forcément une alchimie entre le vouloir-dire de l’auteur et la prise de sens du lecteur. Le dit du locuteur fait résonner en moi des échos personnels que le locuteur n’avait pas prévus, et ma lecture risque donc de dévoyer le sens voulu par l’écrivain. Rappelons à ce propos cet ouvrage remarquable qui fait le tour de la question, Lector in fabula, d’Umberto Eco. Une fois passé dans les mains de son lectorat, un texte échappe complètement à son géniteur et, en vertu d’une alchimie particulière, l’alliage du dit et du lu, de l’énoncé et du perçu, crée un texte nouveau et multiple. Comme le souligne Eco : « Un texte [...] représente une chaîne d’artifices expressifs qui doivent être actualisés par le destinataire »; « un texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner »; « un texte est un produit dont le sort interprétatif doit faire partie de son propre mécanisme génératif[4] ».

Or, le traducteur est un lecteur, mais privilégié, car actif dans sa tâche de re-création, ce qui signifie que son travail « d’actualisation » dépassera l’interactivité singulière et réductrice pour englober une série d’actualisations possibles par d’autres individus.

Deux décennies plus tard, dans un article intitulé « Souvent sens varie, le traducteur face à l’instabilité du sens[5] », Fortunato Israël met en exergue de ses réflexions cette citation de Paul Valéry (Variété, 1936) : « Il n’y a pas de vrai sens d’un texte. Pas d’autorité de l’auteur. Quoi qu’il ait voulu dire, il a écrit ce qu’il a écrit. Une fois publié, un texte est comme un appareil dont chacun peut se servir à sa guise et selon ses moyens. »

À cela s’ajoute qu’un texte littéraire est souvent au départ, c’est-à-dire avant toute prise de sens individuelle, polysémique en soi, et que cette plurivocité n’est pas toujours consciemment voulue par le locuteur, qui écrit aussi avec son inconscient. Par sa plume peuvent donc passer bien des choses à son insu. Mais un texte peut également être voulu ouvert par son géniteur, qui en fait consciemment un texte plurivoque se prêtant, du fait de sa structuration, à des lectures plurielles. Et Fortunato Israël de rappeler que, dans le domaine romanesque, le cas le plus souvent cité est sans doute Finnegans Wake de Joyce, où l’initiative concédée au lecteur dans la construction du sens devient un principe d’écriture!

Dans Les limites de l’interprétation[6], Umberto Eco fait la distinction des trois intentions sous-jacentes au texte : intentio auctoris, intentio operis et intentio lectoris. En ce qui concerne la construction du sens par le locuteur, l’intentio auctoris, il s’agit de la mise en oeuvre de son vouloir-dire et de son vouloir-faire; en d’autres termes, de ce qu’il veut transmettre et de la stratégie dont il use pour y parvenir. Quant à l’intentio operis, elle renvoie à l’autonomie de la parole écrite ou orale : « Ce que Eco appelle intentio operis, c’est la capacité qu’a un propos d’échapper à son auteur et, quel que soit le vouloir-dire de ce dernier, d’exister de façon indépendante, le texte est ici riche de significations autres que celles prévues à l’origine par le scripteur[7]. » Toutefois, le terme intentio dans ce cas-ci me semble inapproprié : un texte est un objet et ne peut avoir d’intention; en revanche, il recèle des possibilités interprétatives non contrôlées par le locuteur que pourront exploiter des lectures ultérieures. Si l’on peut faire une lecture psychanalytique de certains textes de Shakespeare, ce dernier ne pouvait forcément en être déjà conscient.

Vient enfin l’intentio lectoris, c’est-à-dire l’apport du lecteur au fonctionnement du texte et au dégagement de sa substance significative, et qui est sans doute la variable qui contribue le plus à l’instabilité du sens. Pour deux raisons, comme le rappelle Fortunato Israël : la première est l’intrusion de la subjectivité du sujet interprétant dans la perception du sens qui va porter, dans une large mesure, la marque de son identité; la seconde a trait à l’intrusion de l’esprit critique du lecteur. En effet, lorsqu’il aborde le texte de façon plus rationnelle, le sujet interprétant pose sur lui un regard informé, structuré par un certain nombre d’a priori personnels et collectifs.

L’instabilité du sens étant ainsi mise en évidence à ses niveaux divers, on comprendra mieux le rôle majeur et la responsabilité capitale du traducteur désireux de s’effacer dans sa lecture pour devenir le lecteur modèle prévu par le texte et par l’auteur modèle. Ainsi, la lecture du traducteur qui relève d’une approche générative/interprétative et vise à la seule identification du vouloir-dire exprimé dans le texte se distingue de la lecture ordinaire qui, elle, peut être subjective et critique.

Une fois encore : lorsque j’aborde un texte, mon intention est bel et bien d’oublier ma prise de sens individuelle ou mon sens critique et de me sensibiliser à la polysémie de l’énoncé – que celui-ci me concerne de près ou non –, mais aussi à l’implicite. « Un texte se distingue d’autres formes d’expression par sa plus grande complexité. Et la raison essentielle de cette complexité, c’est qu’il est un tissu de non-dit[8]. » Car, ne l’oublions pas : la langue littéraire transgresse les normes de la langue courante, elle crée de nouveaux sens, des sens occultes et multiples ainsi que des connotations impalpables, comme le souligne Sandiz Kasar dans sa contribution au Sens en traduction[9]. Et cela nous amène à un autre concept inhérent au sens, à savoir la signifiance, concept qu’a remarquablement analysé un troisième contributeur à ce volume : Geneviève Roux-Faucard[10]. Il est à côté du sens, ou à l’intérieur du sens, un facteur de restitution à respecter, auquel le traducteur doit se colleter, et il est de taille : l’effet produit et à reproduire, concept proche de celui de signifiance. Meschonnic définit ainsi cet « effet » : « ce que les mots ne disent pas, mais ce qu’ils font[11] ». Une traduction bien faite devrait opérer sur le lecteur d’arrivée les mêmes effets que ceux produits par l’original sur le lecteur de l’original. Toute la difficulté tient dans le « déplacement de l’environnement » : reproduire un effet dans un autre lieu, voire un autre temps, et en ayant recours à d’autres référents culturels. Sans parler de l’autre vision du monde et de l’approche dissemblable des grandes catégories comme le temps, l’espace, la vie, la mort, qui se décantent toutes dans la grammaire (notons que les meilleurs alliés du traducteur dans ce type de restitution sont souvent le hasard, la chance, la coïncidence interculturelle ou interlinguale, les universaux, en l’absence desquels le traducteur devra, certes, recourir à d’autres expédients). C’est donc ici, dans la « trouvaille », que se manifestera le second lieu de sa créativité, le premier étant l’énonciation.

Revenons à l’analyse pertinente de Geneviève Roux-Faucard, qui pose la question de savoir, parmi tous les invariants potentiels d’un texte à traduire, quel est celui qui, pour un texte littéraire, doit être « l’invariant prioritaire » (elle se réfère à la définition du traductologue allemand M. Schreiber[12] qui parle de « la transformation interlinguale d’un texte, basée sur une hiérarchie de demandes d’invariances »). Elle avance que la signifiance est un candidat possible au statut d’invariant prioritaire. À côté de la « production de sens » et du « sens pour quelqu’un », que nous venons d’évoquer, elle met en évidence l’idée d’un sens décalé, oblique : quelque chose qui fonctionne comme symptôme, comme métaphore d’autre chose (cette notion de signifiance a d’ailleurs été évoquée, d’un côté par Meschonnic, précédé par Benveniste et Kristeva, de l’autre, par Eco et Riffaterre qui se réfèrent l’un et l’autre à Pierce). Geneviève Roux-Faucard appelle « signifiance » un processus de constitution du sens déclenché et contrôlé par le texte, processus qui aboutit à l’apparition d’un signifié second greffé sur un signifié premier de type référentiel. Et elle cite comme exemple la description par Kafka (dans Le château) du vol de l’aigle, pour lequel l’auteur fait une utilisation non conventionnelle de la langue, avec changement des règles habituelles du code et/ou de la référence. Il y a dans une phrase de cette description deux verbes étonnants : nachweisen (prouver, démontrer) et widerlegen (réfuter), qu’elle nomme « agrammaticalités » et qui ressortissent au discours de l’argumentation, non du vol d’un oiseau. En réalité, ce que Kafka ne peut ni prouver ni réfuter, c’est l’existence de Dieu, non pas le regard de l’oiseau. Et Geneviève Roux-Faucard insiste à juste titre : pour rendre possible au lecteur étranger ce décrochage vers un niveau de sens non référentiel, la traduction devra conserver l’agrammaticalité et rester strictement littérale : « Il pensait à son regard perçant tourné vers le bas qu’on ne pouvait jamais prouver ni réfuter. » Elle conclut : la traduction sera donc satisfaisante si le texte traduit peut assurer la même signifiance que l’original; c’est donc le détour par la signifiance qui permettra la constitution d’équivalences. Cette autre chose que le texte signifie, qu’il n’exprime pas directement, mais qui est sa raison d’être, constitue un « texte » non visible : l’hypotexte. Le passage de l’hypotexte au texte constitue le processus de production d’écriture. Les signifiants du texte visible, au lieu de référer au monde extérieur, réfèrent donc à l’hypotexte. Voilà un écueil majeur auquel nous sommes régulièrement confrontés, nous traducteurs : la référence à l’hypotexte, qui ne peut à aucun prix nous échapper.

Qu’en est-il enfin de ce cas particulier qu’est l’effet esthétique? Qu’on l’appelle « jouissance esthétique » (Eco) ou « plaisir du texte » (Barthes), que l’effet esthétique soit défini comme résultat de « l’adéquation du sens et de la forme » (Israël) ou de la constitution du texte en signe « iconique » (Eco), que le plaisir du texte soit expliqué par la suractivation, la surdétermination des éléments du langage au service d’un sens ou par la réduction, voire l’annulation, de l’arbitraire du signe, la notion d’effet esthétique pointe toujours ce moment bien précis où, pour son plus grand bonheur, le lecteur se trouve brusquement submergé par quelque chose que le texte, pourtant, ne dit pas : c’est exactement cela la signifiance. Cette notion recouvre donc, effectivement, une partie de ce que l’on met habituellement sous le terme d’effet. Mais une partie seulement, insiste Geneviève Roux-Faucard. La lecture du texte littéraire exige du lecteur et, en l’occurrence, du traducteur un certain nombre de « compétences interprétatives », auxquelles il faudrait sans doute ajouter selon moi et dans son cas particulier, une « compétence imaginative ». Et Geneviève Roux-Faucard de conclure : « Il apparaît que l’on peut accepter la signifiance comme lieu spécifique du sens dans le texte littéraire. En traduction, elle constitue l’invariant prioritaire correspondant, de façon définitoire, à sa littérarité […]. Nous dirons finalement que la signifiance est une certaine modalité du sens[13]. »

Faisons appel à ce propos à un concept jamais évoqué, que je sache, dans les textes de traductologie : le concept lacanien de « point de capiton » (au départ, c’est un terme d’ameublement, un fauteuil est « capitonné », grâce aux différents points de capiton qui fixent le rembourrage). Geneviève Roux-Faucard parlait du « lecteur brusquement submergé par quelque chose que le texte, pourtant, ne dit pas ». Et, en effet, souvent à la lecture d’un texte littéraire, hautement littéraire ou poétique, le signifié essentiel s’avère ne pas être dans les mots juxtaposés, voire savamment agencés, mais dans une somme qu’ils produisent et qui leur échappe, qui les dépasse; c’est ce « message » que semble véhiculer ce que l’on pourrait appeler la « voix du texte », qui parle entre les lignes, en palimpseste; c’est un continuum dont je dois percevoir, saisir au plus près la cohérence et le flux, à partir desquels il me deviendra alors possible de recréer le tout pertinent à l’aide de nouvelles parties équivalentes juxtaposées. Autrement dit, au fil de la lecture, la chaîne significative fait brusquement émerger un Sens unique, que je reconnaîtrai en filigranes dans la suite de la lecture. C’est ce Sens-là qui guidera alors mes options, et orientera ma créativité.

Dans son texte intitulé L’Être et l’Un (notes du cours de Jacques-Alain Miller donné en 2011 à Montpellier), la psychanalyste Véronique Müller décrit ainsi le point de capiton – et l’on y retrouvera d’étonnantes similitudes avec l’analyse de Geneviève Roux-Faucard :

Point de capiton, c’est une notion que rend nécessaire le décalage du signifiant et du signifié. Au fur et à mesure que se déroule une chaîne signifiante […], il se forme une nébuleuse de significations jusqu’à ce qu’à un moment le signifié vienne s’ordonner, du moins on l’espère. […] On peut comprendre une signification sans avoir du tout la notion de pourquoi cela a été dit et où est-ce que cela mène, et puis ce moment de capitonnage se produit avec chaque mot, chaque proposition, chaque phrase, chaque paragraphe, au bout de l’heure du cours, et puis aussi, ensuite on espère qu’il se produise pour l’ensemble de ce qui a été dit sous le même chef. Autrement dit, le point de capiton est une notion nécessaire, vu le décalage signifiant/signifié, pour situer, ou s’imaginer situer, l’intention, l’intention de signification qui semble avoir été à l’origine du discours, l’intention qui aurait mobilisé le signifiant[14].

Le point de capiton est donc ce moment où un Sens vient se saisir d’une chaîne signifiante. Grâce au point de capiton, le sens jaillit aussi par effet rétroactif. Pour moi, aucune recréation ne sera valable ni valide si elle ne part pas de ce ton à la clé qu’est le Sens transcendant (le capitonnage) doublé de la signifiance.

Prenons un exemple concret illustrant cette convergence entre les trois intentio précitées : auctoris, operis et lectoris, en y ajoutant un ingrédient trop rarement mis sous la loupe dans le métier, soit l’empathie. Il s’agit de la traduction du journal intime d’une Berlinoise, intitulé Une femme à Berlin, et paru chez Gallimard, collection « Témoins ». L’intentio auctoris est claire : la diariste anonyme, journaliste de formation, partage, entre le 20 avril et le 22 juin 1945, le sort de ses congénères lorsque l’Armée rouge débarque à Berlin après la capitulation des Allemands et que les Russes violent des milliers de femmes qu’ils considèrent être leur butin de guerre. Pour préserver une certaine dignité malgré tout, la jeune femme, échappant à la masse des soudards ivrognes, décide de se donner à deux ou trois hauts gradés qui partageront sa couche et son appartement et lui permettront de survivre. En cachette, elle « crache » tout sur le papier, elle exorcise l’horreur subie et, dans le ton adopté par l’écriture, elle va loger sa dignité, sa lucide distanciation : c’est ici, très précisément, que réside la signifiance; l’écriture devient un lieu de préservation du Soi bafoué et jeté en pâture à la foule des envahisseurs. Ton lucide, empreint de noblesse, de générosité, voire de compassion, d’humanisme, parfois d’humour noir, de nostalgie aussi. C’est cette intentio auctoris, doublée de l’intentio operis sous-jacente à chaque ligne, que j’ai saisie dès la première page, sans doute en vertu du phénomène d’empathie.

Comme le rappelle Andrea Pinotti[15], « empathie » fait office de terme générique pour toute une trame de filiations catégorielles qui incluent des termes qu’on ne peut que partiellement lui superposer, comme projection, transfert, association, expression, animation, anthropomorphisation, vivification, fusion... « Empathiser » signifie s’identifier, revivre, compatir, consentir, imiter intérieurement, sympathiser. Cela dit, à partir de la moitié des années 1990, on découvre, d’abord chez les macaques, puis chez l’homme, une population particulière de neurones visuo-moteurs dans le cortex cérébral assignée à l’élaboration d’informations concernant les comportements d’autrui (les désormais célèbres « neurones miroirs »). Dans le cas de la relation auteur/lecteur ou auteur/traducteur, il s’agirait plus précisément d’une communauté d’imaginaire, de vécu, voire de structurations de la personnalité et du langage. « Dis-moi qui tu traduis et je te dirai qui tu es », telle était déjà l’hypothèse formulée par Valery Larbaud[16]. Il est un fait certain que les mots traduits, ou un style et un ton, viendront plus aisément et plus naturellement sous ma plume dès lors qu’ils créent en amont un écho existentiel dans ma psyché. Il y a là un phénomène de « reconnaissance » propice à la reproduction de bon aloi.

Dans le cas du journal intime de la jeune Berlinoise, il s’agissait de coller au plus près à ce ton, au Sens unique entre les lignes, ne pas en démordre, mais en suivre aussi toutes les péripéties et les tonalités. C’est ici qu’intervient, dans la construction du Sens, le facteur de créativité, ce moteur d’écriture trop rarement repéré et mis en valeur dans la tâche incommensurable du traducteur. Citons ici encore Fortunato Israël qui, à ce propos, dit très justement :

C’est au seul plan de l’énonciation que la présence du traducteur est palpable. […] Suivant le principe avancé par la Théorie Interprétative, si le traducteur a pour mission de restituer un sens identique, il ne peut y parvenir que par le truchement de formes équivalentes, puisque les idiomes sont par définition différents. Toute stratégie de reformulation quelle qu’elle soit est donc fondée sur la notion de choix, sur une négociation entre les exigences de l’original et le possible dans l’autre langue. C’est donc dans l’énonciation et non dans le traitement du sens lui-même que s’exprime la créativité du traducteur[17].

Ceci démontre par la bande théorique que le traducteur est un écrivain à part entière, car la reformulation du sens dans sa langue constitue un acte d’écriture créatif pur : trouver le mot, le phrasé juste, la mélodie adéquate faisant résonner l’original dans sa traduction. Prenons la première page d’Une femme à Berlin. L’incipit livre une description visuelle et sonore de l’environnement de la diariste, campant son paysage quotidien. L’isotopie de ce passage est parfaitement ciblée, elle a une double visée : d’une part, la guerre qui s’infiltre partout, que l’on peut renifler, entendre et toucher; d’autre part, un pauvre printemps qui tente désespérément de percer, mais est vaincu d’avance. Trois affects ressortent du choix lexical : la peur, la lassitude, l’espoir avorté. Cette isotopie devra se retrouver dans le texte français qui prendra alors le même sens, la même direction, le même ton. Au mot allemand souvent absent du dictionnaire et composé pour l’occasion, devra correspondre un mot français qui lui aussi s’écartera de la norme et sera même agrammatical. Ainsi de l’adjectif herrenlos, appliqué aux jardins et non pas à des êtres vivants ou à des animaux : Herr signifie seigneur, monsieur, maître, propriétaire; los est un suffixe qui marque l’absence, le retrait : « sans ». Donc littéralement, sans propriétaire, sans maître là-derrière. L’idée est celle d’un jardin abandonné, dont plus personne ne s’occupe pour en maîtriser la croissance anarchique : voici un point de capiton, où la créativité du traducteur est interpelée et consciente qu’il faut investir le mot de toute la nostalgie contenue dans cette magnifique épithète « herrenlos » – un de ces mots à sonorité poétique indéniable, comme nevermore… –, de cette tristesse qui marque de son empreinte toute la chaîne significative du paragraphe. Par exemple en traduisant par : « des jardins sans maîtres ». Voici la version française du passage[18] :

Vendredi 20 avril 1945, 16 heures

Oui, c’est bien la guerre qui déferle sur Berlin. Hier encore ce n’était qu’un grondement lointain, aujourd’hui c’est un roulement continu. On respire les détonations. L’oreille est assourdie, l’ouïe ne perçoit plus que le feu des gros calibres. Plus moyen de s’orienter. Nous vivons dans un cercle de canons d’armes braquées sur nous, et il se resserre d’heure en heure.

À intervalles, les longues pauses d’un silence devenu inhabituel. On remarque soudain le printemps. Des ruines noircies du quartier s’élèvent par bouffées les senteurs de lilas oubliés dans des jardins sans maîtres.

Si l’on récapitule : quand je traduis un texte littéraire, je me trouve face à un écrit produit par un locuteur déterminé à dire quelque chose, usant pour ce faire d’une certaine stratégie scripturale, exprimant cette chose fondamentale à des niveaux différents, parfois de manière oblique, conscient ou inconscient de ce qu’il écrit, explicitement ou implicitement, et créant sans le vouloir ou en le voulant des effets bien ancrés dans son « terroir » et au-delà, dans son idiosyncrasie. C’est cet amalgame d’une effarante complexité qu’il appartient au traducteur de percevoir très précisément, et de recréer sans y changer un iota, avec tous les outils dont il dispose de naissance et de par sa formation : ceux de la langue d’abord, de son bagage cognitif et émotionnel ensuite, et surtout de son imaginaire. Cette tâche incommensurable de difficulté et de responsabilité serait impossible sans doute sans l’aiguillon d’un élément sur l’importance duquel j’aimerais conclure cette analyse finalement optimiste de la tâche du traducteur : le plaisir qu’implique tout acte créatif.