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Au début du xxe siècle, les lignes maritimes qui relient l’Europe de l’Ouest à l’Amérique du Nord concentrent les deux tiers de tous les échanges maritimes mondiaux[2]. Les paquebots effectuent la traversée en moins d’une semaine et leur service est régulier et assez fiable[3]. Pour autant, le voyage transatlantique demeure malaimé, craint, et ne parvient pas à se détacher d’une image profondément négative aux yeux des passagers[4]. Mobilisant leurs départements publicitaires, les armateurs européens vont travailler à changer l’image des traversées qu’ils proposent : « They produced alternative narratives that re-constructed the ship as a symbol of national identity, luxury lifestyles and a modern marvel that would not only deliver one safely to one’s destination but would prove to be a destination in itself[5]. » Entraînés, dans le même mouvement, par le courant d’une « culture médiatique[6] » qui valorise de plus en plus le progrès technique, les steamers vont relayer à leur tour de nouvelles histoires, plus belles et tournées vers l’avenir. Le succès sera tel que, bientôt, ce sont les transatlantiques eux-mêmes qui, filant toute vapeur décrocher les rubans bleus, sembleront entraîner la modernité dans leurs sillages.

Avec cet article, nous saisissons un objet particulier, inhérent au devenir moderne des liners transatlantiques qui embarquent publicités et consommation de masse. Ainsi du Journal de l’Atlantique, un titre distribué sur des paquebots dès le début du xxe siècle, qui lie, dans les discours d’alors, prouesse technique et confort de traversée inédits.

À partir d’un travail effectué sur un corpus de numéros parus entre 1907 et 1912, nous constaterons d’abord que le Journal de l’Atlantique est lié à la position centrale d’une célèbre compagnie internationale en matière de communications sans fil. Nous verrons ensuite que l’on peut considérer ce titre comme une connexion entre ligne éditoriale et ligne maritime, en ce qu’il incarne autant la modernité qu’il la raconte dans ses colonnes. Il faudra enfin se rendre à l’évidence : le Journal de l’Atlantique a aussi quelque chose de rassurant, susceptible d’aider les passagers à mieux vivre leur traversée.

Un journal de bonne company

Le Journal de l’Atlantique était un titre disponible sur les paquebots de la Compagnie Générale Transatlantique (CGT), communément appelée la French Line, lors des traversées de l’Atlantique Le Havre/New York. Il fut lancé en avril 1906, lors du premier voyage du paquebot La Provence, qui était alors le navire amiral de la compagnie. Le Journal de l’Atlantique sera publié ensuite sur tous les transatlantiques de la French Line jusqu’en 1974 et le désarmement du France.

Figure 1

Le Journal de l’Atlantique (1907-1912). Archives Association French Lines.

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Il s’agit d’une publication au format folio de 18 pages, imprimée sur papier couché, qui paraît le matin, pendant les six jours que dure la traversée : six jours, six numéros. Principalement composé en français et en anglais, il est distribué gratuitement aux passagers de première classe.

Outre ces spécificités, la singularité du Journal de l’Atlantique se révèle également par sa fabrication. Il est en effet composé et imprimé en deux temps. Ainsi, la plus grande partie du titre est mise sous presse sur la terre ferme, chez un important imprimeur lillois (Lefebvre-Durocq). Ce sont des pages imprimées avant publication : des pages dites « froides » (figure 2). Si le dessin de ces pages s’inspire des revues illustrées d’alors, calquées sur le modèle des « magazines » anglo-saxons[7], il est issu aussi des manuels, plaquettes ou brochures que les voyageurs pouvaient consulter dans les diligences, les trains et les vapeurs transmanche, dans les deux premiers tiers du XIXe siècle[8]. On y parle de théâtre, de tourisme, de mondanités; des romans-feuilletons y paraissent la durée d’une traversée. Plus spécifiquement, on y fait la promotion des divers services offerts à bord et proposés par la French Line en général; les lecteurs y trouvent en outre des informations pratiques pour réussir une arrivée sans encombre au Havre ou à New York. À l’instar des magazines anglo-saxons encore, la publicité y est déjà omniprésente : souvent de très bonne facture, les annonces de luxueux hôtels, grands magasins ou maisons de parfums participent à l’esthétique soignée de la publication.

Figure 2

Exemples de pages « froides », imprimées à terre (1907). Archives Association French Lines.

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Restent quatre pages, laissées en blanc, qui sont éditées, composées et imprimées à bord, lors des traversées. Cette partie « chaude » du journal (figure 3) est d’abord constituée d’informations pratiques : on y fait le point sur la distance parcourue depuis le départ et celle restante, on y annonce la météo, les concerts du jour et ceux du soir, ainsi que la liste de tous les autres paquebots avec lesquels La Provence a communiqué et ceux avec lesquels elle sera en contact dans la journée. Mais la véritable spécificité de ces pages fabriquées en mer – et celle du journal lui-même – est incarnée par la rubrique « Dernières nouvelles du monde entier » (« News received daily by wireless telegraph »). Cette double page contient des informations internationales, sous forme de dépêches, parvenues jusqu’au steamer via les appareils de télégraphie longue distance dont le navire est équipé – appareils Marconi.

Figure 3

Exemples de pages « chaudes », imprimées à bord (1907). Archives Association French Lines.

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Le mot, le « nom », est lâché, car pour décrire correctement le Journal de l’Atlantique, on ne peut faire fi de la Compagnie Marconi et de ses nombreuses filiales. En fait, en ce début de xxe siècle, la Marconi’s Wireless Telegraph Company poursuit une dynamique victorieuse, en se bâtissant une situation de monopole technique et commercial dans le secteur de la télégraphie sans fil maritime (TSF). À cette époque, la force de « Marconi » – nommons-la ainsi, tant ce nom se confond avec le groupe qu’il désigne – tient sans doute à sa capacité de proposer un service de télécommunications « clef en mains » aux armateurs[9]. La « formule Marconi » repose sur trois piliers (figure 4). Elle consiste d’abord à louer aux compagnies maritimes tout le matériel de TSF et à l’installer sur les paquebots transatlantiques. Les steamers de la Cunard Line seront les premiers équipés. Moins de 10 ans plus tard, toutes les compagnies en sont dotées et, dans l’intervalle, la télégraphie sans fil est devenue télégraphie sans fil « longue distance ». Ensuite, avec l’équipement, Marconi fournit l’opérateur qui va le faire fonctionner, c’est-à-dire que chaque paquebot muni d’un système de TSF longue distance embarque aussi un télégraphiste employé par Marconi. Enfin, Marconi assure la construction et l’exploitation des postes côtiers équipés d’émetteurs-récepteurs longue distance. Ainsi, grâce à la médiation des paquebots transatlantiques, Marconi exploite un réseau qu’il a lui-même conçu et construit et dont il détient l’expertise technique et commerciale.

Figure 4

À gauche, le logo de la Marconi’s Wireless Telegraph Company avant la Première Guerre mondiale; au centre, une station télégraphique Marconi à bord d’un paquebot en 1913[10]; à droite, la station radiotélégraphique longue distance Marconi, à Poldhu, en Cornouaille anglaise (Journal de l’Atlantique, 9 juin 1907, Archives Association French Lines).

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Au départ, l’installation par Marconi de la TSF longue distance sur les transatlantiques est liée à des enjeux de sécurité[11]. Cette technologie permet en effet aux navires de n’être jamais coupés de la terre, de faire connaître leur position à tout moment, et rend aussi possible la communication avec d’autres steamers croisant à proximité. Dans un ouvrage informé paru en 1913, un professeur britannique, spécialiste en télégraphie sans fil, estime que cette technique aurait alors déjà sauvé pas moins de 5000 personnes de la noyade, en permettant de dépêcher des navires au secours des naufragés[12]. Des articles de journaux du début du xxe siècle, qui parlent de la TSF embarquée, listent les nombreux naufrages où des vies humaines ont pu être épargnées grâce aux alertes lancées par les télégraphistes[13]. Ainsi de la célèbre collision entre les paquebots Republic et Florida qui eut lieu par un épais brouillard à quelques encablures de l’île de Nantucket, au début de l’année 1909. Le journal La Croix rapporte, le 26 janvier, l’appel de détresse émis par TSF, « cet extraordinaire moyen de communication » : « De toutes parts, les armateurs prévenus partent à la rencontre du bateau en détresse : ils le trouvent sans difficulté et tous les naufragés sont arrachés à leur destin[14]! » La veille, Le Petit Parisien annonçait déjà qu’en cette affaire « plus de 700 existences humaines [venaient] d’être sauvées d’une mort certaine, grâce à la télégraphie sans fil qui constitue une des plus remarquables conquêtes scientifiques[15] ». Ajoutons qu’après le naufrage du Titanic en avril 1912, les nouvelles conventions internationales maritimes vont recommander l’installation et l’exploitation de lignes de télégraphie sans fil sur tous les navires[16].

Or, grâce à la TSF, les passagers voyageant en première classe ne sont plus, eux non plus, isolés du monde, puisqu’ils peuvent à leur tour envoyer des télégrammes, des « marconigrammes », à des interlocuteurs à terre, pendant toute la durée de la traversée. Dans la même veine, la TSF permet aussi de recevoir des dépêches du monde entier, transmises par les agences Reuters et Associated Press (AP). Et, en ce cas, Marconi propose un service all inclusive, où il va finalement ranger, ordonner ce flux d’informations internationales au moyen d’un journal qui paraîtra tous les jours à bord, et dont il est l’éditeur : c’est le Journal de l’Atlantique.

À ce stade de la démonstration, nous pouvons, en quelque sorte, nous projeter sur les quais du Havre, au départ pour New York en 1906 : le steamerLa Provence embarque une séquence de 12 numéros préimprimés du Journal de l’Atlantique, pour les six jours de l’aller et les six jours du retour. Chaque jour, les télégraphistes embarqués réceptionnent des dépêches d’information Reuters et Associated Press (AP). Ils opèrent une sélection, puis les éditent de manière à les rendre utilisables pour les imprimeurs du bord, chargés ensuite d’en achever l’impression, en remplissant les blancs avec ces dépêches. Finalement, s’il s’agit d’une prestation de services de Marconi à la French Line, basée sur un monopole, celle-ci n’empêche toutefois pas un certain partenariat entre les télégraphistes Marconi et les imprimeurs French Line.

Le Journal de l’Atlantique n’est pas le seul journal embarqué, ni même le premier. Nous avons évoqué précédemment la compagnie britannique Cunard Line, pionnière dans l’utilisation d’appareils de télégraphie sans fil sur ses transatlantiques. C’est aussi elle qui va se doter en premier d’un journal, dès 1904 : le Cunard Bulletin. Nous savons que le Journal de l’Atlantique paraît deux ans plus tard, en 1906. En peu de temps, l’éditeur Marconi réussira à signer des ententes avec toutes les grandes compagnies de transatlantiques en proposant des journaux sur le même modèle (figure 5). Ainsi, le Journal de l’Atlantique sera aussi distribué sur des navires de la Compagnie Belge Maritime du Congo, tandis que The Atlantic Daily News est proposé sur les steamers de la Holland-Amerika Lijn et sur ceux de la Scandinavian American Line. Das Atlantische Tageblatt est quant à lui édité pour la compagnie Hamburg-Amerika Linie, et The South Atlantic Gazette, pour la Royal Mail Steam Paket Company. Notons enfin que, sur ses lignes vers le Mexique, la compagnie French Line offrira un autre titre, le Diario del Atlantico, distribué également sur les paquebots de la Koninklijke Hollandsche Lloyd.

Figure 5

En plus du Journal de l’Atlantique, Marconi édite quatre autres titres, destinés à l’une ou l’autre des sept grandes compagnies maritimes avec lesquelles il s’est entendu avant 1910. Archives Association French Lines.

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Marconi édite donc cinq journaux pour sept compagnies maritimes, à partir de bureaux installés à Londres, Bruxelles, Paris et New York. Dans le Journal de l‘Atlantique comme dans les autres publications, apparaissent parfois des bandeaux publicitaires qui présentent tous les titres que le groupe distribue en mer. S’il existe une régie publicitaire sous-traitante, destinée aux annonceurs européens, les bureaux belges de la compagnie possèdent toutefois la leur en propre, gérant les annonceurs de pays non européens. Il faut ajouter que Marconi est aussi propriétaire d’autres journaux, non embarqués ceux-là, dont les contenus sont parfois repris dans le Journal de l’Atlantique, qui en fait la promotion. C’est par exemple le cas d’articles du Marconigraph (figure 6), que reproduisent ponctuellement les pages du titre embarqué[17].

Figure 6

The Marconigraph est un autre journal édité par Marconi, qui traite de télégraphie sans fil, et dont le contenu paraît parfois dans les pages des titres embarqués.

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Finalement, ce que raconte le Journal de l’Atlantique lorsqu’on le déplie un peu, c’est Marconi construisant et exploitant un réseau mondial de télégraphie sans fil longue distance qui va de pair avec le développement exponentiel des lignes maritimes transocéaniques; le Journal de l’Atantique raconte aussi que Marconi se constitue, dans le même temps, en une entreprise médiatique, en un groupe de presse. Le Journal de l’Atlantique apparaît alors comme un objet qui s’insère dans un modèle commercial estampillé Marconi, un organe de la « Galaxie Marconi » pour ainsi dire.

Ligne éditoriale et ligne maritime

Mais le Journal de l’Atlantique s’inscrit aussi dans une autre dynamique, plus vaste. Si l’on peut trouver le Journal de l’Atlantique ou l’une de ses déclinaisons sur les ponts des premières classes, dans les cabines, les salons, les salles de spectacle, il faut garder en tête que les steamers transportent aussi beaucoup d’autres journaux dans leurs cargaisons; des journaux qui naviguent vers leurs abonnés de l’autre côté de l’océan (institutions ou particuliers). Ces titres voyagent d’un continent à l’autre, et participent à la circulation virale des nouvelles sur un axe atlantique[18]. Le Journal de l’Atlantique prend part à sa manière à ce flux médiatique, en évitant la déconnexion des passagers de première classe d’avec les nouvelles du monde. En ce sens, il participe à la « synchronisation internationale[19] » de la publication des informations. Au fond, il a sa place dans ce que Guillaume Pinson nomme la « culture médiatique[20] » d’alors. Métaphoriquement, il en est même une figure de proue.

D’abord, la TSF constitue un sujet en soi pour la presse, tout comme, d’ailleurs, les navires transatlantiques[21]. Le Journal de l’Atlantique, qui s’attache aux deux, incarne lui aussi une entité dont on parle dans les journaux[22]. Il entre dans une « continuité d’initiatives » qui traverse le flux des informations d’alors, et qui fait l’éloge de la modernité[23]. L’ensemble de la presse nationale grand tirage française porte en effet un regard admiratif sur le monde moderne; les lecteurs s’enthousiasment pour la traversée de terres reculées, pour la conquête des airs et des mers : autant de topoï qui relèvent de la construction de la modernité. Le Journal de l’Atlantique, en tant qu’objet caractéristique de la modernité, élève ce type d’éditorialité au carré. En outre, ce périodique distribué sur un paquebot raconte un monde sillonné par les aéroplanes, les automobiles et les expéditions lointaines (figure 7). Non seulement le flux de nouvelles ne s’interrompt plus sur les lignes transatlantiques, mais il est de surcroît expliqué au lecteur en mouvement que le monde moderne s’accélère encore. C’est assez vertigineux. Au fond, si les lignes transatlantiques alimentent les lignes éditoriales des journaux thuriféraires de la modernité, on peut dire que le Journal de l’Atlantique confond et transcende ligne éditoriale et ligne transatlantique.

Figure 7

À l’instar des journaux plus classiques, le Journal de l’Atlantique raconte le monde moderne avec son ciel traversé par les aéroplanes, ses routes empruntées par les automobiles et son espace parcouru par les expéditions lointaines (1908). Archives Association French Lines.

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Hic sunt dracones[24]! Où est le journal?

Le Journal de l’Atlantique participe donc, dans sa matérialité, à travers son éditorialité, et même symboliquement, à une dynamique éditoriale typique de la Belle Époque, en vertu de laquelle beaucoup de journaux seraient des hérauts de la modernité, quand lui, Journal de l’Atlantique, en serait aussi un héros. Nous aimerions, avec ce troisième point, signaler une autre particularité d’un journal fabriqué, distribué et lu sur un navire. Car, malgré tout, même au coeur d’une modernité qui semble accélérer le rythme du monde, le bateau va son pas. « Une traversée semble inscrire celui qui l’effectue hors de l’espace et du temps[25] », avance Alain Corbin. Ainsi, qu’on le veuille ou non, lorsque l’on pose le pied sur une embarcation, a fortiori sur un transatlantique, on est happé par un espace-temps particulier, dérogatoire à celui de la terre ferme, et cela, TSF ou non, dépêches internationales ou non, Journal de l’Atlantique ou non. Dans une certaine mesure, si le Journal de l’Atlantique est porté par et porte lui-même un imaginaire de la modernité, il se trouve aussi, sur les paquebots, encadré, « noyé » par un autre imaginaire, celui des océans, là où l’histoire des hommes laisse place à l’inconnu (figure 8). Dans un chapitre consacré au médium-océan, John Durham Peters rappelle élégamment : « The Ocean was once roiling with dragons, Leviathans, and pirates – a merciless mix of fate, wind and weather that imperiled anyone brave or foolish enough to risk their life on ship[26]. »

Figure 8

« The Ocean was once roiling with dragons, Leviathans, and pirates ». Globe de Hunt-Lennox, 1510 (détails[27]).

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Si la traversée de l’Atlantique n’est sans doute plus une folie en ce début du xxe siècle, l’océan demeure un endroit très dangereux. À ce titre, les voyages transatlantiques étaient considérés comme des épreuves à endurer. Dans son travail sur l’imprimerie embarquée au xxe siècle, Teresa Breathnach indique ainsi : « Sea-sickness was inevitable and the idea that disease might spread from steerage caused anxiety. The danger of shipwreck was very real. This was even interpreted as a metaphor for the precariousness of the human condition[28]. » Les télégraphistes du bord le savent bien, à qui n’échappe aucun naufrage lors de la sélection des dépêches à éditer. C’est le thème le plus récurrent du corpus des dépêches (figure 9). De la même manière qu’on ne vit pas impunément dans un pays où les tigres sont chez eux, ainsi que le rappelle aux imprudents le romancier Jean-Marie Blas de Roblès[29], on ne traverse pas les océans à la légère. « Human at sea, écrit encore Duham Peters, are out of place, and transgress the bounds of their natural needs and habitat[30] ».

Figure 9

Les brèves quotidiennes regorgent d’informations relatives à des naufrages ou autres fortunes de mer (1907-1912). Archives Association French Lines.

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Les navires qui franchissent – qui tentent de franchir – les océans sont des espaces où les pensées deviennent existentielles[31]. Il apparaît difficile d’échapper aux redoutables questions surgies des profondeurs des eaux et liées à la vie et à la mort. Dans cette mesure, nous pouvons aussi considérer le Journal de l’Atlantique comme une sorte de remède, un onguent permettant d’apaiser ce genre d’état d’âme, d’éviter les dangers, comme l’avance Anselm Strauss[32]. Sur un paquebot transatlantique, avec l’oisiveté qui guette, l’esprit souvent s’égare, les angoisses l’assaillent. Au fond, tout est hostile hors le navire, hors du petit monde qu’il crée chaque jour, à chaque traversée. Le Journal de l’Atlantique aide à supporter l’épreuve. John Durham Peters encore : « Each ship creates its own world afresh, a firmament to withstand the chaos of the waters[33]. » À l’instar du steamer sur lequel il circule, le journal modifie la mer, il la rend plus navigable, plus traversable. En dernière analyse, ce que rappelle chaque jour le Journal de l’Atlantique aux passagers, c’est que tout cela ne va pas durer : la traversée va s’achever. Elle s’achèvera quand ils auront indiqué le dernier positionnement sur la carte prévue à cet effet (figure 10). Dans une certaine mesure, c’est le numéro 6 qui, au dernier jour de la traversée, « provoque » la fin du voyage.

Figure 10

Le lecteur du Journal de l’Atlantique peut tracer sa route, chaque jour, sur une carte prévue à cet effet. Archives Association French Lines.

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En attendant, le journal rassure sans cesse ses lecteurs en leur rappelant les agréments et divertissements disponibles à bord (figure 11) [34]. Ceux-ci, surtout, ont en lui un ami indéfectible : « The Journal of the Atlantic, your travelling companion, wishes to be also your friend. Its aim will always be to give you pleasure[35]. »

Figure 11

Le Journal de l’Atlantique rappelle à ses lecteurs qu’ils vont bien manger, écouter de la jolie musique et danser (Journal de l’Atlantique, 1907). Archives Association French Lines.

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En fait, pour reprendre les mots d’Emmanuel Belin, tout se passe comme si le Journal de l’Atlantique aidait le passager à trouver son « flow[36] », à entrer en résonance avec l’océan, c’est-à-dire à en amortir les oscillations; grâce à la médiation du journal, « des situations peuvent être traitées de manière telle qu’elles glissent des zones d’anxiété et d’ennui vers les zones d’équilibre[37] ». Vu depuis l’intérieur du navire, le Journal de l’Atlantique participe en somme d’un dispositif de « mise en place de conditions simplifiées de l’environnement[38] ».

Conclusion

Finalement, la description du Journal de l’Atlantique nous oblige à considérer, avec Bruno Latour, que « l’échelle n’est pas un invariant[39] ». Le titre renvoie à la fois à un vaste sujet, en s’inscrivant dans les discours sur une modernité en marche, et à un objet plus modeste, en menant la pénible expérience de la traversée vers une zone de pacification. Nous avons ainsi voulu montrer que le Journal de l’Atlantique, parce qu’il s’attache à deux espaces-temps différents, est susceptible aussi de convoquer au moins deux types de lecture. En mer, il est un journal qui, permet d’apaiser les existences, d’« unifier l’expérience du parcours accompli[40] », dirait encore Emmanuel Belin.

Figure 12

À gauche, le Journal de l’Atlantique, pendant la traversée, permet d’apaiser les existences; à droite, l’éditeur conseille de le conserver après la traversée, car le titre est aussi un journal de la terre ferme (Journal de l’Atlantique, 1907). Archives Association French Lines.

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Une fois à terre, c’est autre chose. L’éditeur conseille aux passagers de garder les collections du Journal de l’Atlantique, parce qu’il est aussi un journal de la terre ferme; c’est un objet qui continue à être lu en ce qu’il incarne la modernité, en même temps qu’il la porte ou l’exporte partout (figure 12).

C’est ici que nous retrouvons Marconi, l’inventeur et capitaine d’industrie qui souhaitait « changer le rapport cognitif à la communication en général[41] ». Si l’on veut, comme celui-ci, tordre l’espace à son profit, il peut être effectivement utile de mener d’abord ses expériences sur un navire. Car, le navire recouvre aussi une allégorie de la civilisation; c’est le monde en petit. « Seacraft models statecraft[42]. »

Question d’échelle, avons-nous dit : le Journal de l’Atlantique est à la fois doudou et gourou. À ceux qui le manipulent en mer, il assure que « tout ira bien »; à ceux restés à terre, voire au monde entier, il proclame la possibilité et la prospérité du wireless comme médium d’une civilisation qui vient.

Figure 13

À gauche, le magazine Wireless World, édité par Marconi (juin 1913); à droite, livret édité par Marconi vers 1910. Archives AmericanRadioHistory.com en ligne[43].

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