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L’avènement de L’Occupation a amené les intellectuels à faire des choix. Pour les uns, ce sera la Résistance; pour les autres, ce sera la Collaboration. Ce choix, parfois difficile, est tout à fait représentatif du statut d’intellectuel tel que le définissent Pascal Ory et Jean-François Sirinelli dans Les Intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours. Il s’agit en effet

[d’] un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie. Ni une simple catégorie socioprofessionnelle, ni un simple personnage, irréductible. Il s’agira d’un statut, […] mais transcendé par une volonté individuelle, […] et tourné vers un usage collectif[1].

L’engagement, que nous pourrons définir comme la participation active à la vie politique et sociale de la « Cité », est ici au coeur même de la définition de l’intellectuel. Cet engagement est soumis à un système de valeurs variant en fonction des individus, de leur destinée personnelle et de leur situation à un moment donné[2]. Ce système de valeurs regroupe des valeurs multiples, qui revêtent plus ou moins d’importance lorsqu’un individu prend une décision. Dans l’analyse de l’engagement durant l’Occupation, l’idéologie paraît l’emporter sur toutes les autres. À côté de l’idéologie, d’autres valeurs ne sont pas négligeables dans les prises de position des individus : la famille, l’argent, le pouvoir et le travail, par exemple. L’engagement dans la Résistance et la Collaboration va directement dépendre de cet ensemble de valeurs. Et si l’idéologie y tient une place importante, elle ne constitue pas le seul déterminant du choix.

Dans le cadre de notre étude, nous analyserons les modes d’engagement des intellectuels dans la Collaboration, et plus particulièrement des hommes de lettres. Comment les écrivains et les éditeurs deviennent-ils des collaborateurs, plutôt que des résistants? Et pourquoi? Dans ce cas, l’idéologie prime-t-elle sur toute autre considération? Dans cet article, nous essaierons de dépasser l’image romantique de l’écrivain engagé, souvent ancrée dans l’imaginaire collectif. Pour ce faire, nous nous intéresserons à l’écrivain populaire Jean de La Hire (1878-1956) et à son engagement dans la Collaboration. Cet engagement se manifestera d’une part par la publication de cinq ouvrages collaborationnistes, et d’autre part par son activité d’éditeur à la tête des Éditions Ferenczi aryanisées. Il sera donc de facto engagé aux côtés de l’Allemagne. En étudiant successivement les causes de son engagement dans la Collaboration, puis les formes concrètes prises par cet engagement, nous analyserons la teneur de ses sentiments proallemands. On verra que les choix effectués par Jean de La Hire tiennent surtout de la simple prise de position publique dans le débat, et qu’il s’agit d’un choix beaucoup plus confortable qu'idéologique, visant à s’attirer de bonnes grâces et des revenus substantiels.

Un collaborateur en herbe

Alors que l’Occupation allemande vient de débuter, Jean de La Hire exprime déjà son ralliement intégral au nouveau régime. La défaite française à peine consommée, Jean de La Hire publie en effet le feuilleton intitulé Le Crime des évacuations. Les Horreurs que nous avons vues dans le quotidien Le Matin en juin 1940. Un mois plus tard, le texte est publié aux Éditions Tallandier[3]. Jean de La Hire produit ici un témoignage à chaud, un reportage « vérité » décrivant le périple des Français jetés sur les routes de l’exode. L’écrivain, fuyant lui-même les troupes allemandes, a été le témoin privilégié de la déroute des soldats français qui, au lieu de protéger les civils, tirent sans distinction sur leurs ennemis comme sur leurs compatriotes. En décembre 1940, il publie un nouvel ouvrage au titre révélateur, Par qui souffrons-nous pourquoi?[4], qui prolonge la réflexion engagée précédemment et doit permettre au lecteur de comprendre les « VRAIES CAUSES [DES] SOUFFRANCES[5] » du peuple français. Nous assistons ici à une soumission complète et particulièrement rapide aux nouveaux dirigeants du pays. Dans quelle mesure Jean de la Hire est-il sincère?

Un mois à peine après la défaite française, Jean de La Hire tire les leçons de la débâcle dans Le Crime des évacuations. Les Horreurs que nous avons vues, récit au ton outré et « racoleur ». Les horreurs de l’exode dont Jean de La Hire a été le témoin privilégié — vieillards et enfants apeurés, familles séparées, tirs français fauchant « malencontreusement » les réfugiés — n’est que le résultat de la politique menée par ces « politiciens médiocres et cupides[6] », que sont « Paul Reynaud, président du Conseil et ministre de la Guerre [et] Georges Mandel, ministre de l’Intérieur[7] ». Ces hommes ont failli à leur devoir et à leur fonction, car ils n’ont pas su faire preuve de la clairvoyance et de l’organisation, nécessaires à l’homme de pouvoir. Ils n’ont fait qu’attiser la peur des Français, qui ont cru voir bientôt déferler un ennemi décrit comme «  une immense horde de barbares assoiffés de destruction, de stupre et de sang[8] ». Au lieu de rester à leurs postes, ils ont préféré fuir devant l’ennemi, et ils ont abandonné la place qui était la leur à la tête de l’État. Le triomphe des armées allemandes n’est que plus éclatant face aux armées françaises désemparées, dépenaillées et désorganisées. Si les soldats français sont à l’image de la nation qui les a vus naître, il en va de même pour les soldats allemands. Et cette Allemagne est à l’image de son dirigeant : rajeunie, organisée et vraiment socialiste grâce au national socialisme. Car Hitler est un chef littéralement formidable. Par ses succès militaires, il a subjugué l’armée française; par ses réformes politiques, il a fait renaître « un grand pays aryen », qui « se reconstruit magnifiquement moderne, en un esprit de fraternité, d’égalité hiérarchique, et de liberté disciplinée[9] »; et par le traitement qu’il impose ensuite à la France, il se révèle être un dirigeant magnanime et bienveillant. Jean de La Hire fait ainsi du National-Socialisme une doctrine généreuse et profondément sociale. Il rend alors hommage à l’action de l’assistance sociale du parti nazi, en citant par exemple in extenso l’article publié « par tous les journaux de Paris » et explicitement intitulé « Six millions de réfugiés français secourus pas l’Assistance sociale du parti national-socialiste[10] ».

Après avoir exposé ces faits, Jean de La Hire entreprend six mois plus tard, dans Par qui souffrons-nous pourquoi?, d’en expliciter les causes. Il s’agit ici de nommer tous les coupables. Car derrière « ce Gouvernement abominable[11] » se cachent ceux qui ont vraiment déclenché cette guerre « inutile et ruineuse[12] » : les Anglais, farouchement impérialistes, qui ont voulu mettre à mal l’éclatante réussite de l’Allemagne[13]; les juifs qui, par leur volonté d’isolement, ont refusé de s’intégrer aux Aryens et ont alors poussé l’Europe à la guerre[14]; et, enfin, les francs-maçons qui sont traditionnellement liés au groupe juif et anglais[15]. La déclaration de guerre de l’Angleterre et de la France le 3 juin 1939 avait donc pour but non pas de sauver la Pologne, mais de détruire le Troisième Reich. Cette querelle, initiée par les Anglais, « l’Allemagne [l’] évita tant qu’elle le put[16] ». Pour Jean de La Hire, il faut alors accepter l’inévitable Occupation allemande : « Pourquoi [Français] vous êtes-vous laissés vaincre, si vous ne vouliez avoir à supporter même ce minimum d’humiliation et de gêne matérielle? Pourquoi vous êtes-vous laissés jeter dans la guerre contre un peuple que vous ne préféreriez pas voir chez vous[17]? »

D’ailleurs, les Français ne peuvent pas déplorer l’attitude des armées allemandes qui, au lieu de piétiner le vaincu, se sont montrées « dignes de la tâche d’humanité qui s’offrait à elles[18] ». Et les actes de violence qui ont pu être perpétrés ne sont que « [d]es représailles calmement décidées, appliquées avec une simple exactitude, pour les manquements aux prescriptions édictées[19] ».

Pourquoi s’engager? Entre sincérité et opportunisme

C’est un revirement complet d’attitude pour Jean de La Hire qui avoue lui-même combien son ralliement à la cause allemande a été rapide. Car dès l’entrée de l’armée allemande sur le territoire français, au mois de juin 1940[20], « certains, dont je m’honore d’avoir été, concluaient que nous avions été grossièrement trompés et qu’il fallait, en hâte, confesser cette erreur et accepter de l’Allemagne nazie une réconciliation sincère, une association de bons voisins[21] ».

Et si le changement a été rapide, il n’en a pas moins été radical. Jean de La Hire, homme de gauche depuis ses débuts[22], exalte aujourd’hui le triomphe des armées allemandes, « disciplinées et généreuses[23] » et admire sans modération ces jeunes soldats « corrects, [...] impassibles, […] souriants[24] ». Il oublie qu’hier il a lui-même fait partie de tous ceux qui ont fait du « Boche » « un monstre, coupeur de mains d’enfants et sadique tourmenteur de prisonniers[25] », quand, dans Voluptés de guerre[26], récit de son expérience de combattant de la Première Guerre mondiale, il a fait des soldats allemands d’immondes tortionnaires[27]. À la veille du deuxième conflit mondial, la vision de Jean de La Hire semble avoir bien peu changé. Lorsqu’en 1939, il met en scène un Allemand, le baron Glô von Warteck, seigneur du Schwalzrock, dans Lucifer[28], le personnage n’a rien de positif. Il décrit ainsi ce scientifique maléfique, qui possède « la tête d’un Méphistophélès sournoisement féroce, canaille et bas. […] tête diabolique et terrible, à cause des yeux verts et jaunes, cruels et vipérins, sombres et pourtant étincelants, profondément enfoncés sous l’orbite, avec de longs sourcils roux […][29] ». Quelques mois à peine avant l’éclatement du conflit, on est donc bien loin de ces Allemands « jeunes et athlétiques : génération de plein air, de travail rationnel, d’exercices militaires, d’entraînement joyeusement consenti[30] ».

Un ralliement si intégral ne laisse pas d’étonner. Pour comprendre le revirement subit de Jean de La Hire, il faut se rappeler que la défaite et l’invasion ont été vécues comme un véritable traumatisme par les Français. Ainsi, selon Robert Paxton : « Les Français, persuadés qu’ils étaient de jouer un rôle particulier dans le monde, ont été sérieusement traumatisés par les six semaines qui ont consommé leur défaite[31]. » Comment cet « ancien officier de réserve et l’écrivain français [qu’il a] l’orgueil d’être[32] » a t-il supporté de voir l’armée française en déroute et son pays écrasé sous la botte de l’envahisseur? Chez Jean de La Hire, la surprise, la douleur et l’humiliation ont dû être à leur comble lorsque l’on sait qu’il avait prophétisé dans les 1100 pages de son cycle La Guerre…. La Guerre, roman de demain[33] la défaite de l’Allemagne et de son alliée, l’Italie, quelques mois avant l’éclatement du conflit. Dans ce roman d’anticipation, la résistance de la France, soutenue par l’Angleterre et les États-Unis, conduit à la défaite inévitable de l’Allemagne et de l’Italie : « Ils peuvent gagner pendant huit jours toutes les batailles aériennes, ils peuvent rebombarder pendant huit jours des dizaines de grandes villes; ils peuvent garder Belfort et prendre Vesoul et Besançon… Et après[34]? »

Dès lors, si l’on connaît la croyance profonde de Jean de La Hire en la victoire d’une Europe et d’une Amérique unies, on peut penser que le traumatisme de la défaite a dû être extrêmement violent. Assez violent pour remettre définitivement en cause ses convictions politiques? Selon Pascale Goetschel et Emmanuelle Loyer, la stupéfaction est totale chez les écrivains : « Il semble que les écrivains aient été abasourdis par la défaite et l’armistice[35]. » Pascal Ory et Jean-François Sirinelli parlent même de « choc spirituel[36] ». Toute une littérature du témoignage va d’ailleurs mettre en lumière un réexamen des valeurs humanistes, progressistes et démocratiques qui sous-tendaient l’équilibre ancien : Les Beaux Draps, de Céline (1941) ou encore Carnet de déroute, de Claude Jamet (1942). André Gide, avant de se rallier à la cause résistante, se ralliera un temps au principe de la Collaboration. Gide expliquera ce choix de 1940 avec cette citation de Goethe que l’on retrouve dans son Journal, publié dès 1944 : « composer avec l’ennemi d’hier, ce n’est pas lâcheté mais sagesse[37]. » Le traumatisme est tel que certains écrivains vont alors se tourner résolument vers la Collaboration, comme Jacques Chardonne (1884-1968). Il s’agit d’expier ce « châtiment[38] » qu’est la défaite. Car celle-ci n’est pas seulement militaire et politique, elle est surtout intime[39].

Cependant, le traumatisme de la défaite peut-il expliquer l’ensemble des ralliements au nouveau régime et des relations qui vont se nouer entre le monde littéraire français et les autorités d’Occupation? Le choc et le traumatisme consécutif y ont leur part; la défaite consommée, on ne croit plus à un sursaut militaire et la victoire de l’Allemagne paraît définitive[40]. Des écrivains, bien plus modérés que La Hire, vont ainsi se tourner vers le nouveau régime. Cet état d’esprit est présent chez nombre des écrivains qui ont collaboré au début de l’Occupation allemande en France. Valéry et Éluard contribuent comme Gide à la NRF de Drieu La Rochelle; Jean Cocteau invite le capitaine Jünger[41] à la lecture et à l’audition de ses pièces[42]; « Sacha Guitry [lui] offre des autographes[43] »; Paul Morand est même nommé en 1943 envoyé extraordinaire auprès du roi de Roumanie[44]. Le maintien d’une vie intellectuelle française à tout prix rentre bien en ligne de compte pour certains; mais, pour d’autres, l’Occupation est aussi une occasion inespérée de trouver une place dans le monde de l’écriture, tandis que de grandes figures en sont absentes. Car

au fond, on ne pleure guère la mort d’une République quasi unanimement honnie. Mieux, la présence de l’Allemagne peut paraître salvatrice. L’issue de la guerre n’est pas connue : pourquoi ne pas jouer cette carte, d’autant que les règles imposées par l’ennemi ne semblent pas à beaucoup inacceptables[45]?

La défaite est peut-être l’occasion de partir sur de nouvelles bases, et de permettre à la société française de retrouver son équilibre. Le monde de l’édition en fournit un exemple frappant. « En juillet 1940, l’édition française n’existe plus[46] »; mais très rapidement après la défaite, des éditeurs vont s’organiser pour faire renaître de ses cendres le monde de l’édition. Le 21 juillet 1940, le président du Syndicat des éditeurs, René Philippon, prend contact avec les autorités allemandes afin de discuter des conditions dans lesquelles pourra s’effectuer la reprise de l’activité éditoriale. Ces discussions aboutiront le 28 septembre 1940 avec la signature d’une « Convention de censure »[47] qui laisse aux éditeurs la responsabilité de leurs publications. À partir de ce moment, les Allemands sont assurés de la collaboration du monde de l’édition, car « À l’incertitude, les éditeurs ont préféré la garantie de pouvoir continuer leur métier dans les meilleures conditions possibles, c’est-à-dire en étant responsables de leur production[48] ». Certains, comme Bernard Grasset, voient en la défaite l’occasion de prendre la place qui leur est due dans le monde des lettres. Lui qui a « entreten[u ] depuis toujours le désir de jouer un rôle de premier plan dans son univers[49] », veut saisir sa chance. Pour Jean-Yves Mollier, cet éditeur « exprimait l’une des sensibilités présentes en 1940 dans l’édition française[50] » : savoir profiter de la conjoncture pour apurer les comptes.

Toutefois, selon Gisèle Sapiro[51], l’étude des milieux littéraires sous l’Occupation ne doit pas se réduire à une vision uniquement politique, qui occulterait la dimension sociologique de l’engagement. Les écrivains qui s’engagent le font aussi en tant qu’artistes et en tant qu’intellectuels. Il s’agit donc de s’intéresser à la spécificité de l’engagement des collaborateurs et des résistants issus des milieux littéraires. À la suite des analyses de Bourdieu, Gisèle Sapiro envisage le monde des lettres comme un champ régi par des lois et des hiérarchies de valeurs relativement autonomes. Nous nous intéresserons ici à l’examen des « logiques littéraires de l’engagement des écrivains ». Gisèle Sapiro définit « des propriétés sociales[52] » qui auraient une importance déterminante dans l’engagement — dans notre cas, pour la Résistance ou la Collaboration: l’âge, représentatif d’un effet de génération qui cristallise l’opposition entre « vieux et jeunes »; le rapport à l’école , qui est aussi la marque d’une certaine position sociale, de l’appartenance à un milieu plus ou moins dominant; et la position dans le champ littéraire, qui révèle les pratiques des écrivains (le poète confidentiel versus l’écrivain à succès, par exemple) et cristallise l’opposition entre petites et grandes revues, succès et échecs, grands et petits tirages. Finalement, en utilisant ce paradigme, Gisèle Sapiro pense le champ littéraire en termes d’ autonomie et d’ hétéronomie, qui déterminent la disposition à répondre — ou non — à une demande externe à la littérature, à mettre celle-ci au service de la morale et du maintien de l’ordre social. Sans dépendre uniquement de ses origines sociales, de sa formation scolaire, ou de ses modes d'insertion professionnelle, les positions politiques d’un homme de lettres pendant la Seconde Guerre mondiale découlent aussi des querelles d’avant-guerre. Appliquées au champ littéraire, ces propriétés ont une importance accrue : Sapiro parle même d’« effet de réfraction » opéré par le champ littéraire. L’analyse de Sapiro montre ainsi que les écrivains âgés d’au moins 50 ans, et surtout ceux âgés de plus de 60 ans au moment de l’Occupation allemande, s’engagent en majorité en faveur de la Collaboration. Dans leur rapport à l’école, ces collaborateurs sont des « héritiers déshérités », ce qui signifie qu’ils ont été déviés, la plupart du temps par un échec scolaire, de la carrière à laquelle leur famille les destinait. La position dans le champ littéraire est également déterminante : le romancier sera plus facilement collaborateur, tandis que le poète sera plus souvent résistant. Le genre pratiqué est donc un facteur structurant de l’espace littéraire, parce qu’il détermine une position sociale aussi bien dans le champ littéraire que dans le champ du pouvoir. Au genre pratiqué par l’écrivain sont associées des conditions d’exercice extrêmement différenciées : « […] du romancier à succès mensualisé par une maison d’édition, qui arrondit ses revenus avec des prépublications en feuilleton dans des périodiques à gros tirage, au poète qui doit recourir à des besognes alimentaires (ou exercer une autre profession) pour subsister[53] ». À la lumière de ces éléments, quelle analyse peut-on faire du cas Jean de La Hire? Au moment de l’invasion allemande, Jean de La Hire a 62 ans. C’est un romancier qui a consacré la plus grande partie de son oeuvre à la littérature populaire. Talentueux feuilletoniste, il est sous contrat avec Le Matin. Son cursus scolaire est assez bref : il a obtenu son baccalauréat, mais n’a pas poursuivi d’études supérieures pour se consacrer à la littérature. Dans son cas, on peut difficilement parler d’« héritier déshérité », puisqu’il a poursuivi la carrière de son choix. On peut noter, cependant, qu’il ne possède pas de diplôme sanctionnant des études supérieures[54]. Son âge, sa spécialisation dans la littérature populaire et son absence de diplôme obtenu à l’université ou dans une grande école déterminent la place de Jean de La Hire dans le champ littéraire : une position dominée. Il n’appartient pas, en effet, au groupe des écrivains au talent reconnu par leurs pairs, issu du monde intellectuel dominant.

Pour Jean de La Hire, l’Occupation peut alors devenir l’occasion d’enfin faire partie du monde intellectuel dominant. Dans le nouvel espace éditorial qui s’ouvre avec la guerre, Jean de La Hire a dû percevoir l’intérêt qu’il pouvait tirer des conditions nouvelles qui régissaient le monde des lettres françaises. Écrivain connu — si ce n’est reconnu, et ancien éditeur lui-même[55], il était presque naturellement voué à obtenir une place de choix dans ce « nouveau monde » qu’est la littérature française sous l’Occupation. L’analyse de Gisèle Sapiro fait de La Hire un écrivain « dominé »; de là à voir en lui un de ces « ratés » de Vichy dont parlait férocement Georges Bernanos[56], il n’y a qu’un pas : « À Vichy, on refusait du monde : c’était à qui se voulait le plus maréchaliste. Un point commun unissait cette cohue : les revanches à prendre. Stanley Hoffman caractérise le régime de Vichy comme "la grande revanche des minorités" […][57]. »

Le monde de l’édition est en pleine mutation avec l’Occupation : c’est donc le moment de profiter de la situation. Dans son premier ouvrage collaborationniste, il décrit l’humanité de l’armée allemande et rend hommage à la grandeur de l’Allemagne nazie — ce qui ne peut manquer de réjouir les autorités d’Occupation. Dans son second, il lance une annonce à peine déguisée au nouveau maître du pays : Jean de La Hire y offre clairement ses services à l’occupant. Il proclame en effet qu’ « [i]l nous appartient de rendre aisée la tâche des commandants allemands, qui se sont affirmés, déjà, tout le contraire des monstres qu’on nous avait mensongèrement dépeints[58] ». C’est bien là tout le principe de la collaboration, et plus particulièrement d’une collaboration active avec l’Occupant. Il proteste d’ailleurs de sa sincérité en épinglant tous ceux qui « se dépêchèrent d’oublier leur petite profession de foi gaulliste pour se découvrir nazis de naissance[59] ». Les Français qui, n’oublions pas, se sont laissés vaincre, doivent adopter cette nouvelle ligne de conduite. C’est ce que Jean de La Hire a l’intention de faire, et sans doute souhaite-t-il en tirer parti. Lorsque le conflit éclate, la situation financière de Jean de La Hire est plus que problématique. Malgré le succès que rencontrent ses nombreux ouvrages, l’écrivain souffre de problèmes d’argent récurrents. Il faut pouvoir entretenir le château qu’il possède en Indre-et-Loire, payer les fêtes qu’il y organise et financer les frais occasionnés par ses nombreux voyages. À partir de l’année 1935, il ne cesse de réclamer à la Société des gens de lettres des avances sur reproductions[60]. Dans ces conditions, la recherche d’une nouvelle situation, plus lucrative, pour l’écrivain vieillissant a pu jouer un rôle dans sa conversion.

Quand édition rime avec collaboration : Jean de La Hire à la tête des Éditions Ferenczi

Si les éditeurs tentent de reprendre le contrôle de leurs entreprises, tout ne leur est pas permis cependant. Outre la « Convention de censure » qui a introduit de nombreuses limites dans le choix de leurs publications — on n’oubliera pas la fameuse liste Otto —, les lois antijuives touchent également le monde de l’édition. Avec l’ordonnance allemande du 18 octobre 1940, toutes les entreprises juives doivent être placées sous la direction de commissaires-gérants, avant d’être vendues à des non-juifs ou aryens. Pour contrecarrer l’ « aryanisation » de ses entreprises et leur contrôle par des investisseurs d’outre-Rhin, les autorités françaises vont tenter d’y placer des commissaires-gérants défavorables à l’entrée de capitaux allemands. Trois maisons d’édition vont alors être concernées : Calmann-Lévy, Nathan et Ferenczi, qui va bientôt être dirigée par Jean de La Hire. La maison Ferenczi a été fondée par Joseph Ferenczi, juif d’origine hongroise, en 1879 et elle s’est très rapidement spécialisée dans la littérature populaire[61]. Romans d’aventure et romans sentimentaux constituent l’essentiel de son catalogue : ce sont la plupart du temps des publications bon marché dont le prix peu élevé permet de séduire un vaste lectorat. Jean de La Hire est l’un des auteurs phare des Éditions Ferenczi et ce, dès 1916[62]. En tant qu’ « habitué », Jean de La Hire connaît bien Henri et Alexandre Ferenczi, qui dirigent l’entreprise au moment où éclate le second conflit mondial. En 1940, les deux frères se réfugient en zone libre et la maison est alors gérée par leur fondée de pouvoirs, mademoiselle Paulette Alexandre. En octobre de la même année, en prévision des mesures qui allaient être mises en place, les frères Ferenczi demandent au Tribunal de commerce de nommer un administrateur provisoire. Le 4 décembre 1940, Raymond Durand–Auzias, associé de la Librairie générale de droit et de jurisprudence et trésorier du Syndicat des éditeurs, est alors nommé administrateur provisoire de la maison Ferenczi par le Tribunal de commerce de la Seine. En accord avec les associés (les frères Ferenczi et Paulette Alexandre), il entame des pourparlers avec Hachette, qui offre de racheter les Éditions Ferenczi et l’imprimerie qui y est rattachée pour huit millions de francs en s’engageant à la restituer après la guerre. Un compromis est alors signé. Mais très rapidement, la situation va changer.

La parution du Crime des évacuations aux Éditions Jules Tallandier a élargi la diffusion du texte de Jean de La Hire. Par qui souffrons-nous pourquoi? exprime toutes les opinions attendues chez le collaborateur : dénonciation de la perfidie anglaise en accord avec la propagande ambiante[63], haine des juifs et des francs-maçons, rejet complet de la iiie République, adhésion au nazisme, sympathie envers l’envahisseur. L’occupant allemand ne va pas tarder à remarquer et à employer un tel talent. Le 14 janvier 1941, Jean de La Hire est nommé administrateur provisoire des Éditions Ferenczi sur ordre des Allemands, remplaçant ainsi le précédent administrateur provisoire.[64] Cette nomination n’est pas du goût de l’administration française qui voit Jean de La Hire comme un homme totalement soumis aux exigences allemandes. La Hire n’a jamais caché ses opinions proallemandes avant sa nomination, et son livre, Le Crime des évacuations. Les Horreurs que nous avons vues, n’a pas été vu d’un très bon oeil par les autorités françaises[65]. À l’inverse, du côté allemand, cet ouvrage a été particulièrement remarqué et apprécié. Le texte de La Hire sera mis en avant par les autorités allemandes avec la liste mise au point par Bernard Payr, « Phönix oder Asche »[66], qui fait le point sur la littérature en faveur des occupants. Les autorités allemandes tiennent l’écrivain en haute estime; une note d'Otto Abetz du 1er mars 1941 retient le nom de Jean de La Hire pour participer à la création d'un Office central juif.[67] D’ailleurs, le Gruppe Schrifttum décrira l’écrivain en ces termes : « De la Hire est un méridional extraordinairement énergique et il est très ouvert aux intentions que le côté allemand lui a fait connaître. On peut s’attendre à ce qu’en très peu de temps, la maison d’édition passe dans des mains allemandes[68]. »

Le message transmis par ses deux premiers opuscules collaborationnistes est donc bien passé. Et on comprend déjà qu’il fera tout pour conserver sa place à la tête des Éditions Ferenczi et pour profiter des avantages de ce nouveau statut.

À la tête des Éditions Ferenczi, Jean de La Hire ne fera rien pour contrecarrer les projets allemands de rachat. Dès le mois d’avril 1941, l’entrée de capitaux allemands dans la maison d’édition Ferenczi est planifiée[69]. Le 29 décembre 1941, un contrat de vente est signé entre Maxim Klieber, propriétaire des Éditions Aufwärts à Berlin et fils de l’éditeur de Mein Kampf, et André Bertrand, hôtelier de son état, dont le rôle se borne à celui de prête-nom destiné à cacher la présence de capitaux allemands dans l’entreprise. Les Éditions Ferenczi, qui deviennent les Éditions du livre moderne, sont dès lors contrôlées par le pouvoir allemand. La maison d’édition a, pour la Propaganda Abteilung, un fort potentiel pour la propagande (« eine grosse propagandistische Bedeutung[70] »). Pourquoi avoir choisi une maison d’édition plus spécialisée dans la littérature populaire que dans la littérature politique? C’est bien dans cette spécialisation dans « les romans à l’eau de rose et bon marché[71] » que réside tout l’intérêt de cette société. Et le Gruppe Schrifttum l’a parfaitement compris. Dans son rapport d’activités pour la période du 2 au 9 août 1941, le Gruppe Schrifttum signale l’existence de la collection « Le Livre Moderne illustré », « qui a essentiellement contribué à populariser un certain nombres de poètes et d’écrivains[72] ». Avec cette collection et son catalogue, les Éditions Ferenczi sont assurées « [d’]une suprématie dans le domaine de la littérature de distraction, agréable et facile à lire[73] ». La stratégie qui pointe derrière ce discours consiste à utiliser cette suprématie et le lectorat déjà fidélisé pour développer une littérature de propagande à bon marché. Les ouvrages politiques bénéficieront ainsi de la renommée des autres collections publiées aux Éditions Ferenczi, collections rééditées par les Éditions du livre moderne. Pour mener à bien cette entreprise de propagande, la maison d’édition, alors « totalement dans des mains allemandes (Aufwärts-Verlag, Berlin)[74] » va s’adjoindre, dès 1943, les services de collaborateurs notoires qui dirigeront des collections destinées à « une propagande allemande indirecte qui, au moyen d’un parti pris neutre en apparence, peut être amenée à intéresser un cercle français plus large[75] ».

À la tête de ces collections et de la maison d’édition, on retrouve Jean de La Hire. L’examen de la production de l’entreprise reflète parfaitement la stratégie adoptée par les autorités allemandes pour la gestion des Éditions Ferenczi, devenues les Éditions du livre moderne. Une grande partie des livres publiés est issue en fait du catalogue de la maison d’édition historique : les romans « grand public » (romans sentimentaux, humoristiques, d’aventures ou pour la jeunesse) voisinent les grands classiques de la littérature française. À côté de ces livres tournés vers le divertissement, quatre nouvelles collections destinées cette fois à la réflexion politique sont peu à peu introduites : « Le Livre moderne européen », la « Collection d’histoire et de critique », la « Collection Nouvelle Europe » et la « Collection nouvelle d’études politiques et sociales ». La nouvelle ligne éditoriale est ici mise au service de la politique de l’Occupant. Dans ces nouvelles collections, on peut lire des essais fustigeant la politique anglaise[76], des écrits des personnalités du nouveau régime traitant des thèmes chers à l’Occupant allemand[77] et des opuscules racistes[78]. À ces ouvrages politiques s’ajoutent également des traductions de romans allemands qui, sous couvert de distraire, ont clairement une visée politique, et tout particulièrement antiaméricaine : critique virulente de la société américaine dans Le pays sans coeur[79], mais également de sa démocratie et du féminisme ambiant dans Amazones de Broadway[80].

Cependant, les modalités d’exercice de la fonction de directeur des Éditions du livre moderne sont bien particulières. Jean de La Hire joue parfaitement son rôle de « rouage » dans la gestion de l’entreprise, sans pour autant intervenir dans la conduite de l’affaire. Il semble en effet que les innovations qui y sont introduites soient surtout l’oeuvre du capitaine Wintermayer du Gruppe Schriftum. Une grande partie de la gestion est apparemment assumée par son directeur adjoint, Georges Normandy : dans une lettre datée du 4 août 1943 qu’il adresse à Wintermayer (et non à Jean de La Hire), le directeur adjoint ne cite pas une seule fois le directeur des Éditions du livre moderne, alors qu’il s’emploie à dresser le bilan des actions menées.[81] Malgré son apparente « oisiveté », Jean de La Hire touche un salaire de 10 000 francs. Ce montant choque assez un fonctionnaire du Commissariat aux questions juives pour qu’il le note rageusement dans le dossier d’administrateur provisoire de Jean de La Hire[82]. Jean de La Hire demandera même une augmentation de 5000 francs à André Bertrand pour lui-même, pour Georges Normandy et pour le directeur de l’imprimerie, Jacques Cointe. Il obtiendra finalement une augmentation de 2000 francs [83].

Il s’agit de profiter au maximum de sa position et de son statut, comme le remarqueront les membres de la Commission d’épuration après la Libération, puisque l’activité de Jean de La Hire se résume à bien peu de choses. Après la Libération, une « Notice sur la maison J. Ferenczi et Cie » confirme que le capitaine Wintermayer était le vrai maître de l’entreprise : « […] Wintermayer semble avoir eu, en fait, la direction politique de l’affaire, Jean de La Hire lui étant tout acquis[84]. » Pour l’auteur de cette notice, les Français employés par les Éditions du livre moderne « acceptent cette situation par intérêt[85] ». L’activité d’éditeur de Jean de La Hire se résume alors à recevoir un salaire plus que confortable, et sans commune mesure avec les revenus qu’il touchait avant la guerre. En 1936, dans une lettre qu’il envoie à la Société des gens de lettres[86], Jean de La Hire note qu’il a reçu 18 400 francs de répartition en 1935, soit environ 1534 francs par mois. D’après, le « Coefficient de transformation du franc d'une année en euro 2009 » établi par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE)[87], Jean de La Hire gagne alors environ 1107 euros par mois[88], tandis qu’en 1941, il gagne 3169 euros par mois; ses revenus sont donc trois fois plus élevés en 1943 qu’en 1935.

L’écrivain dans la Collaboration : le nouveau thuriféraire du régime nazi

Si l’engagement de Jean de la Hire en tant qu’éditeur se résume à un laisser-faire, son engagement en tant qu’écrivain est bien différent. La première manifestation de son engagement se matérialise sous la forme de deux écrits, et c’est ainsi qu’il s’engage et manifeste son allégeance à la Collaboration en 1940. En parallèle de son activité d’éditeur, il maintient donc son activité d’écrivain : il publie une quinzaine de romans populaires, et expose sa pensée politique avec trois nouveaux essais[89]. Il tente même de se faire idéologue et vulgarisateur du national socialisme, notamment avec Le travail, les travailleurs et la Nouvelle Europe[90] et Hitler, que nous veut-il donc?[91]. Cependant, les idées développées par Jean de La Hire ne sont pas d’une très grande originalité dans le paysage collaborationniste. Comme beaucoup de Français et d’autres écrivains[92], il se réjouit de la chute de la iiie République qui symbolise un ordre ancien décadent. C’est le moment d’« apurer les comptes[93] » et de partir sur de nouvelles bases politiques et sociales. Comme nous l’avons vu[94], Jean de La Hire a tout de suite nommé les coupables : les hommes politiques et les francs-maçons, véritables artisans de la chute et de la défaite de la France. Il se met donc au diapason du régime vichyssois qui

s’attaqua au personnel  « républicain » […] jeta en pâture quelques  « responsables » de la défaite et […] interna un certain nombre de  « politiciens » qui refusaient de se rallier. […] Les francs-maçons, qui, pour tout bon clérical, étaient des suppôts du diable, et pour tout un chacun l’armature de feu la IIIe, furent eux aussi mis sur la sellette […][95].

Il faut également assainir la France de toute influence étrangère, et plus particulièrement celle des juifs — qui sont juifs bien avant d’être Français — et celle des Anglais. Pour Jean de La Hire, les Anglais sont en effet les ennemis les plus redoutables de la France. Dans le sillage de la propagande antibritannique qui accable le pays, sa brochure Mort aux Anglais, vive la France[96]!, qui constitue un prolongement et un approfondissement de Par qui souffrons-nous pourquoi?, porte à son comble la haine antianglaise exprimée par La Hire. Il y évoque ainsi l’« invasion anglaise » qui avait corrompu tous les rouages du gouvernement français à la veille du conflit. La conclusion s’impose d’elle-même, et Jean de La Hire cite alors Philippe Pétain : « […] la France a un jour proclamé, par la grande voix de son Maréchal, qu’elle voulait rester la France et n’être plus une colonie de la Grande-Bretagne[97]. » Comme il l’avait déjà fait dans Par qui souffrons-nous pourquoi?, Jean de La Hire réécrit l’histoire pour mieux exposer les vraies causes de la guerre. Il affirme à nouveau que l’Allemagne n’est en rien responsable de l’éclatement du conflit : la situation actuelle est le résultat de l’odieux complot ourdi par les Anglais. Ce sont eux qui, par solidarité avec les juifs allemands et les francs-maçons chassés par le gouvernement nazi, ont appelé à la guerre et fait grandir la haine. Il s’agissait aussi de pousser le gouvernement français à commander des armes aux entreprises dirigées par les juifs anglais et les francs-maçons. L’invasion allemande de la France se comprend donc aisément : face à l’agression anglaise, l’Allemagne n’a eu d’autre choix que de se défendre. De plus, les démocraties — la démocratie capitaliste anglaise et française — se sont senties menacées par les succès du national socialisme. L’annexion de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie et l’invasion de la Pologne leur ont fait craindre une diffusion de cette doctrine dans toute l’Europe, mettant à mal leur domination capitaliste : « Les tenants de la démocratie — les tenants du capitalisme, ayant décidé ou pressenti qu’ils ne pouvaient survivre, sinon à la condition d’exterminer le concurrent, en appelaient aux armes, se résolvaient imprudemment à courir leur dernière chance [98]. »

Mais pour assainir la société et le gouvernement, il ne fallait pas seulement s’attaquer aux étrangers de tout poil, mais aussi « reprendre avec vigueur la chasse aux communistes[99] ». Le communisme ne pouvait être que néfaste au fonctionnement d’une nation, composée par les différentes classes qui la façonnent harmonieusement. Or, le marxisme prône la lutte des classes, et il ne peut y avoir de lutte au sein d’une nation sans que le corps social qu’elle forme ne s’étiole, ne s’autodétruise. Contrairement au communisme, le national socialisme pense avant tout à l’intérêt général plutôt qu’à l’intérêt d’un petit groupe : « [C]ette marche en avant de l’Allemagne fut surtout sociale. Entendons par là qu’elle visa surtout à défendre et à diriger les intérêts de la société, de la communauté, de l’ensemble de la nation et non pas, fragmentairement, égoïstement, de telle ou telle classe[100]. »

Au final, et de manière logique dans cette sociologie, La Hire peut affirmer que « La lutte des classes n’est au vrai qu’une forme de suicide[101] ». Cependant, la pensée exprimée par Jean de La Hire n’est pas dénuée d’ambiguïté vis-à-vis du communisme. Ainsi, Jean de la Hire affirme-t-il avec aplomb à propos de la conception idéale de l’entreprise :

Il ne s’agit plus qu’un groupe de particuliers, de capitalistes, s’assure des dividendes, édifie une fortune, en ruinant au besoin des concurrents pour se constituer un monopole ou garder la maîtrise du marché. Il faut produire et obtenir le meilleur rendement, avec la seule ambition d’augmenter l’aisance et la puissance de la communauté [102].

Le capitalisme serait à l’origine de contradictions générant des affrontements économiques, une lutte sans merci pour toujours plus de profits et pour plus de débouchés, et aboutissant à long terme à des monopoles; il serait mieux que tout le monde travaille ensemble, avec pour unique objectif l’accroissement du bonheur national. On pourrait croire qu’il s’agit ici d’un vibrant plaidoyer en faveur des thèses marxistes. En fait, il s’agit de montrer que le national socialisme est une amélioration de la doctrine marxiste, et un rempart au régime soviétique qui découle directement de cette doctrine. Si Jean de La Hire est anticommuniste, il croit en un idéal socialiste; mais l’URSS n’incarne pas cet idéal. Le véritable socialisme, à ses yeux, c’est celui d’Hitler, qui expurge les thèses de Marx de ses aspects les plus négatifs, pour les réinterpréter au mieux, et proposer ainsi un vrai projet pour la nouvelle Europe.

Hitler aurait été un dirigeant et un idéologue avisé. Jean de La Hire va d’ailleurs dresser un portrait héroïque du Führer et rendre un vibrant hommage à ses idées dans Hitler, que nous veut-il donc? Il publie ainsi la première biographie française d’Hitler, faisant naître un véritable héros sous sa plume. Mais il y est présenté comme un héros humain, en qui chaque Français pourra se reconnaître. Comme les Français trahis par leurs élites dirigeantes, Hitler aurait été d’abord une victime : victime des mensonges qui l’ont sali pendant vingt ans, des moqueries honteuses tenues à son propos, de ses « moustaches à la Charlot » à ses prétendus aboiements canins. C’est à cause de tout cela qu’Hitler serait resté un homme incompris — et c’est pour cela qu’il faut, selon La Hire, s’intéresser à lui plus avant. C’est aussi une victime de la vie en général. Rejeté de l’Académie de peinture de Vienne et gravement blessé lors de la Première Guerre mondiale, Hitler aurait tout de même été un soldat au parcours remarquable et aux états de service impressionnants. La Hire rappelle au lecteur toutes les souffrances qu’il a dû supporter : « Tel fut le soldat Hitler, blessé, gazé, cité et décoré, ayant pris part à quarante-huit combats en cinq ans de guerre sur le front de l’Ouest[103]. » La Hire nous décrit enfin l’ascension du chef de parti et le développement de son parti national-socialiste. Là encore, selon l’auteur, Hitler aurait montré des qualités rares, faisant preuve d’un authentique génie politique, et ne se laissant jamais abattre par les obstacles pourtant fort nombreux.

Collaborer, … mais pas à n’importe quel prix

L’admiration sans faille de Jean de la Hire pour Hitler et son régime, son anticommunisme et la haine antianglaise qu’il professe, font apparemment de l’écrivain un soutien exemplaire du régime. Cependant, cette exemplarité interroge : La Hire serait une sorte de collaborateur parfait, dont les opinions radicales ne sauraient être mises en défaut. Faut-il voir là un calcul stratégique? Selon Olivier Wieviorka, l’opportunisme stratégique a une importance minime quand il s’agit de s’engager :

L'évolution du conflit et les pronostics que l'on peut porter sur son issue ne semblent guère expliquer la variation des effectifs résistants ou collaborationnistes. Si le recrutement des groupuscules nazis atteint un sommet en 1942, il ne chute pas nettement après cette date, alors que la perspective d'une victoire allemande s'estompe. Parce qu'elle révèle « un danger communiste plus considérable que prévu », la prolongation de la campagne à l'Est et le déclin, en France même, de la Révolution nationale, poussent à la radicalisation[104].

Si « le collaborationnisme n’était pas pour les plus extrémistes une adhésion éphémère[105] », comment expliquer qu’à la fin de l’année 1943, Jean de La Hire se retire dans sa résidence campagnarde située en Indre-et-Loire? Dans une lettre à Louise Weiss qu’il lui adresse le 3 septembre 1944, il précise que cette décision a été prise à la suite d’une « évolution de [son] esprit[106] », sans pour autant donner de détails à ce sujet. A-t-il compris que l’épuration ne tarderait pas et qu’elle n’épargnerait pas un homme qui s’était si ouvertement soumis aux autorités allemandes? Dès 1943 en effet, les signes précurseurs de l’épuration sont là : les collaborateurs savent à quoi s’en tenir avec le procès Pucheu et les déclarations de De Gaulle depuis Casablanca[107].

Lorsque l’épuration débute, Jean de La Hire n’est pas épargné. La Commission d’épuration l’a bien compris : c’est un opportuniste qu’elle doit juger. C’est en tant qu’éditeur, rouage conscient et zélé de l’entreprise collaborationniste, que Jean de la Hire est jugé. On accuse bien sûr La Hire d’avoir publié une quinzaine de livres collaborationnistes aux Éditions du livre moderne, dont trois sont de sa main (Le travail et les travailleurs de la nouvelle Europe¸ Hitler : que nous veut-il? et Mort aux Anglais! Vive la France!). Concernant la ligne éditoriale prise par les Éditions du livre moderne, le dossier d’instruction reproche principalement à La Hire d’avoir permis l’essor de la « Collection nouvelle d'études politiques et sociales ». Le point principal de l’accusation est, de toute façon, ailleurs. Ce n’est pas l’action de La Hire en tant qu’éditeur et écrivain engagé qui pose problème, mais plutôt sa reddition sans conditions aux exigences allemandes. On l’accuse surtout d’avoir offert ses services à l’Allemagne et d’avoir permis, par son absence d’actions et de réactions, la vente à un prix dérisoire de la maison Ferenczi. En dépit de ses publications clairement collaborationnistes, on ne voit pas Jean de La Hire comme un idéologue agissant délibérément pour la gloire des nazis[108]. Pour le rapporteur à la Commission d’épuration, La Hire, totalement soumis aux demandes allemandes, était seulement prêt à tout pour servir ses propres intérêts. Le rapporteur condamne irrémédiablement La Hire en résumant ainsi le fonctionnement de l’entreprise : « l’activité des Éditions du livre moderne […] est dirigée par le Capitaine Wintermayer de la Propaganda Staffel. Les Français qui y collaborent ne sont que des pantins entre ses mains[109]. »

Le jugement sera sans appel. Alors en fuite, Jean de La Hire sera condamné par contumace le 30 avril 1948 par la Cour de Justice de la Seine à dix ans de réclusion ferme et à la dégradation nationale. Mais ce n’est pas en idéologue du régime que Jean de La Hire a été jugé, mais bien comme un serviteur zélé de l’entreprise de la Collaboration : la Commission d’épuration parle de La Hire comme d’un « pantin » qui a accepté cette situation bien plus pour satisfaire des ambitions matérielles qu’idéologiques. À plus d’un titre, la trajectoire de Jean de La Hire est emblématique d’une des formes qu’a pu prendre l’engagement des collaborateurs du monde des lettres. La collaboration de plume a été, elle aussi, motivée par des raisons d’ordre « pratique »; les hommes de lettres ont pu se laisser séduire par la Collaboration principalement par intérêt. L’exemple de Jean de la Hire démontre ainsi l’importance des motivations matérielles dans l’engagement collaborationniste. La compréhension et l’analyse du fait collaborationniste nécessite donc de s’intéresser à des déterminismes variés. Il s’agit non seulement de déterminismes intellectuels, sociaux et idéologiques, mais aussi de déterminismes économiques. Ainsi, sans oublier l’importance de l’idéologie dans les formes de l’engagement des intellectuels[110], l’opportunisme est une donnée qui doit aussi être prise en compte. Car s’engager, c’est agir, penser et s’exprimer; mais c’est aussi faire des choix, par conviction et par intérêt.