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La production de livres en langue anglaise au Canada connaît ses débuts dansce qui deviendra la province de Québec, alors que des imprimeurs s’y installentdès le xviiiesiècle et produisent des périodiques, des courts romans, des recueils de poésieet d’autres formes d’imprimés. Montréal, centre culturel et économique duCanada, voit l’évolution d’un marché du livre canadien passer par la vente delivres par souscription et l’impression d’éditions piratées de livresbritanniques et américains avant d’atteindre un niveau d’autonomie relative ausein du marché du livre anglophone[1]. À la fin du xixe siècle, la division des sphères del’imprimerie et de l’édition marque les débuts de l’évolution de deuxdisciplines séparées qui ne se rejoignent que rarement dans le siècle à venir.Au tournant du xxe siècle, l’édition de langue anglaiseadopte la ville de Toronto comme centre de production, et l’édition de livresanglais au Québec, qui ne cesse jamais complètement, connaît une baisseconsidérable. Les années 1970 voient cependant une augmentation de la productionde l’industrie de l’édition anglo-québécoise avec l’arrivée des small presses. L’une d’entre elles,Villeneuve Publications, gérée par le couple Robyn Sarah et Fred Louder, suit lemodèle des presses privées, et Louder imprime lui-même les recueils de poésieproduits dans la cuisine familiale. Il s’agit de la seule entreprise d’éditionanglophone de cette sorte au Québec, et bien que sa production soit modeste,elle apparaît néanmoins dans l’histoire de l’édition anglo-québécoise comme unmodèle unique d’édition artisanale. Cet article retrace donc l’évolution despresses particulières, depuis leurs origines britanniques jusqu’à leurinscription dans le paysage culturel canadien. Après un bref aperçu descirconstances entourant la création et l’évolution de Villeneuve Publications,quelques réflexions seront faites sur les processus de lecture, d’interprétationet d’adaptation de l’oeuvre par l’éditeur-artisan, dans ce cas, le typographe etimprimeur Fred Louder. En nous inspirant des réflexions de Renaud Muller sur lephénomène de la bibliophilie ainsi que des concepts élaborés par PhilippeSchuwer en ce qui concerne les recherches sur la typographie, les lettrines etles couvertures, nous verrons quel type de lecteur est susceptible d’aborder lelivre non seulement comme le véhicule d’un message, mais également comme unobjet d’art qui affiche un lien perceptible et appréciable entre la forme et lefond.

Avant de commencer cette étude, des précisions quant à la terminologieemployée s’imposent. Isabelle Jameson définit clairement les concepts de« small press », de « livred’artiste » et de « livre d’art », termes souvent confondus. Au sujet du livred’artiste, elle écrit :

Pour les Anglais, le livre d’artiste relève davantage d’une tradition desmall press, c’est-à-dired’imprimeur indépendant réalisant des livres à petite échelle. […] En effet,jusqu’aux années 1980, c’était les livres de bibliophilie que l’onconsidérait comme livres d’artistes, donc ceux réalisés dans des éditionslimitées, relevant souvent d’une tradition plus artisanale de la conceptionmanuelle de l’ouvrage[2].

C’est la définition que nous retenons et qu’il ne faut pas confondre avecles notions de livre d’art, de magazine d’art, de livre-objet ou de livred’artiste tel que nous l’entendons aujourd’hui, c’est-à-dire « des oeuvres d’artexistant à l’intérieur de la structure formelle des livres[3] ». Quant aux private presses, aussi appelées « pressesparticulières », elles sont« l’expression typographique d’un idéal conçu dans la liberté et maintenu dansl’indépendance[4] ».Ces petites entreprises d’édition artisanale forment un créneau bien précis dansle domaine de l’édition canadienne depuis 1930[5].

Enfin, il est pertinent de nous arrêter sur le concept même de la lecture :nous avançons l’hypothèse que la lecture d’un éditeur-typographe a ceci departiculier qu’elle se traduira par une typographie et une mise en pageoriginales, et que la lecture que fait l’éditeur-typographe de poésie sedistingue de celle que ferait un typographe d’un texte en prose. Effectivement,ce dernier n’a pas le même souci des coupures de pages ou de l’interaction desens entre le message et sa mise en page. Les small presses[6] canadiennes étant étroitement liées au champ de la poésie, ilest approprié, voire essentiel, d’étudier l’évolution de l’un à la lumière del’évolution de l’autre et de réfléchir tant au message qu’au médium, élémentsqui, dans le domaine de l’impression artisanale, deviennentindissociables.

Le mouvement arts and crafts britanniquede la fin du xixesiècle et son influence au Canada anglais

Si les métiers de typographe, d’imprimeur et de relieur sont, depuisGutenberg, inhérents à la production livresque partout dans le monde, lesprogrès technologiques qui jalonnent la montée de l’industrialisation auxxixe etxxe sièclesrelèguent peu à peu ces pratiques au rang d’artisanat. Toutefois, à la fin duxixe siècle,le mouvement britannique arts andcrafts rassemble des individus qui conçoivent la fabrication dulivre comme la création d’une oeuvre d’art et qui retournent aux méthodestraditionnelles d’édition. L’éditeur joue alors le rôle de maquettiste, detypographe, d’imprimeur, de relieur et de distributeur. Le mouvement naît avecla fondation de la Kelmscott Press par William Morris, en Angleterre, en 1891.Cette petite entreprise privée a rapidement acquis une réputation de maisond’édition de luxe par la typographie, la mise en page, les enluminures et lesgravures de ses livres, tous signés par son éditeur ou par quelques prochescollaborateurs. D’autres maisons d’édition suivent cette première. Leurséditeurs ont une mission semblable, soit celle de s’approprier tout le processusde fabrication du livre, de la mise en page à l’impression, à des fins nonlucratives, motivés par l’envie de produire du beau livre et par le plaisir deperfectionner les techniques de sa fabrication. Ces maisons créent par le faitmême non pas un objet commercial, mais bien un objet d’une grande valeursymbolique. La Vale Press, ainsi qu’Eragny Press, Essex House, Ashendene Presset Doves Press, sont autant de maisons d’édition artisanales privées qui sontcréées en Angleterre au tournant du xxe siècle et qui s’inscrivent dans lemouvement arts and craftsbritannique.

Ce mouvement a des échos aux États-Unis et au Canada. La création artisanalede livres connaît une vive renaissance après la Deuxième Guerre mondiale, oùl’on suit les traces des presses particulières américaines fondées au début duxxe siècle,notamment la Cranbrook Press (Détroit, Michigan, 1900-1902), la Elston Press(New York, NY, 1900-1904) et la Mountain House Press (Chillicothe, Ohio,1922-1950)[7].L’important héritage anglo-saxon dans le domaine de l’édition et de la créationde livres se manifeste un peu plus tard, au Canada, avec la Golden Dog Press, àToronto, créée par J. Kemp Waldi en 1933. Le phénomène de la presse particulièreprend véritablement son essor en 1946 lorsque Robert R. Reid fonde à Vancouversa maison d’édition, la Private Press of Robert R. Reid. Reid collabore avec denombreux artistes canadiens à la création de ses livres d’artiste, que RichardLandon qualifie de « plus beaux livres jamais imprimés au pays[8] », jusqu’à ce quel’éditeur cesse ses activités en 1962.

Après la Deuxième Guerre mondiale, un nouvel engouement se fait sentir pourla typographie et l’impression artisanale en Ontario. Pendant les décennies 1950et 1960, on assiste à une prolifération de presses particulières dans cetteprovince : Gus Rueter fonde la Village Press en 1957, le poète Richard Outram etson épouse Barbara Howard créent la Gauntlet Press, à Toronto en 1960 et WillRueter met sur pied l’Aliquando Press en 1962[9]. Le père de ce dernier, Gus Rueter, contribuenotamment à la professionnalisation des créateurs de beaux livres en mettant surpied, avec Carl Dair, Harold Kurschenska, E. J. Mulrooney et John RobertColombo, la Guild of Hand Printers en 1959. Ce groupe, actif jusqu’en 1979, viseà « promouvoir la communication dans le domaine de la conception au Canada enparallèle avec le développement et la croissance de la pratiqueprofessionnelle[10] ». Dans les années 1970, d’autres maisons d’édition voient le jouren Colombie-Britannique : la Fireweed Press, de Vern et Wendy Bender, en1973[11], et laBarbarian Press, de Jan et Crispin Elsted, en 1978[12].

La tradition de l’édition artisanale au Québec

Bien que Villeneuve Publications émane de la tradition anglo-saxonne despresses artisanales, le Québec est un territoire riche en production de livresd’artistes, de livres d’art et de beaux livres. Ainsi, il est possibled’identifier un éventail de livres luxueux produits au Québec, parmi lesquelsnous comptons les recueils de Villeneuve Publications. Nous relèverons iciquelques entreprises qui nous permettront de situer la production de VilleneuvePublications dans un contexte plus local et d’appuyer les propos de Jean-MarcelDuciaume, qui met en lumière les caractéristiques distinguant le livre d’artistede tradition anglaise de celui relevant de la tradition française :

Cette nostalgie du livre bien fait donne naissance, dès la fin duxixesiècle, à une double tradition européenne, l’une anglaise, l’autrefrançaise, qui toutes deux auront leur répercussion en Amérique. […] [Dansla tradition anglaise], c’est l’activité typographique qui est au coeur même[du] travail d’édition. […] Deux éléments importants font que la traditionfrançaise se distingue de l’anglaise : l’accent mis sur l’illustration d’unepart, et la notion même de livre qui éclate[13].

Jean-Marcel Duciaume conclut, dans sa revue historique du livre d’artiste auQuébec, que les artisans appartenant à la tradition anglaise privilégientdavantage le travail manuel, les matériaux nobles et les reliures artisanales,tandis que les créateurs de livres d’artistes adhérant à la tradition française,plus nombreux au Québec, prônent « le livre grandiose[14] », c’est-à-dire un livre dont laqualité et l’originalité des illustrations, qu’elles soient des lithographies,des estampes ou des gravures, font de l’objet-livre une oeuvre d’art en soi.Comme nous le constaterons, les éditeurs de beaux livres québécois, influencéspar ces deux courants, tendent à réunir les caractéristiques des éditionsanglaise et française pour faire un produit tout à fait unique.

La production de beaux livres québécois est essentiellement un phénomène del’après-guerre, mais des éditeurs canadiens-français se lancent dans ce créneaudès les années 1940. En témoigne la fondation de l’École des arts graphiques, àMontréal, en 1942. La même année, les Éditions Lucien Parizeau ouvrent la voieen publiant une édition des Îles de lanuit d’Alain Grandbois, illustrée par Alfred Pellan[15]. Mais ce sontvéritablement les Cahiers de la file indienne, créés en 1946 par lesjournalistes et poètes Éloi de Grandmont et Gilles Hénault, qui font connaîtrele livre d’artiste aux Québécois :

[Les éditeurs] privilégient le travail artisanal et favorisent lacollaboration entre poètes et artistes. Les trois recueils qu’ils publienten 1946, Le Voyage d’Arlequind’Éloi de Grandmont, Théâtre en pleinair de Gilles Hénault et LesSables du rêve de Thérèse Renaud, sont illustrésrespectivement par Alfred Pellan, Charles Daudelin et Jean-PaulMousseau[16].

Associant le souci de l’artisanat et de l’interrelation entre texte et artsvisuels, les Cahiers de la file indienne constituent un lieu de rencontre de latradition anglo-saxonne, axée sur la fabrication manuelle, et de la traditionfrançaise, qui privilégie l’illustration. Roland Giguère crée quelques annéesplus tard, en 1949, les Éditions Erta[17], qui demeurent aujourd’hui l’exemple québécois leplus connu d’édition de livres d’artistes et de livres-objets. La distinctionentre le livre d’artiste et le livre d’art est particulièrement importante chezcet éditeur, puisqu’elle illustre bien l’audace de Giguère, qui va jusqu’àpublier un volumen de dix mètres delongueur monté sur rouleaux de bois[18], créant de cette manière un livre-objet, soit« un objet sculptural reprenant les caractéristiques physiques ou conceptuellesdu livre[19] », et nonun livre d’artiste, défini précédemment.

Les Éditions du Silence, quant à elles, créées en 1980 par Pierre Filion,pourraient être l’homologue francophone de Villeneuve Publications et comptentparmi les rares presses particulières des années 1980 au Québec. Dans unexcellent tour d’horizon de la bibliophilie contemporaine québécoise, NaneCouzier, en reprenant le texte de présentation de la maison d’édition, ensouligne les principales caractéristiques : « typographie au plomb, caractères àla casse, composition à la casse, impression sur presse à bras, monotypes,cartons à la cuve[20] ».Comme Fred Louder, Pierre Filion est aussi imprimeur; toutefois, contrairement àVilleneuve Publications, les Éditions du Silence incorporent aux titres de leurcatalogue des dessins, des sérigraphies, des estampes ou des gravures. Enfin,les Éditions Henri Rivard, fondées en 1995 par un ébéniste de formation ayantétudié la reliure de livres sous la direction d’Albert Dumouchel à l’Institutdes arts graphiques de Montréal, représentent aujourd’hui le summum du beaulivre au Québec, imprimant des « livres de prestige » dont les prix d’achattournent généralement autour de 135 $. Privilégiant lui aussi le travail à lamain et les matériaux fins, ses livres sont ornés de tranches dorées, dereliures de cuir ou de toile, de médaillons et d’autres matériaux onéreux. SelonAnnick Duchâtel, « l’éditeur orchestre la rencontre entre le lecteur et le livrecomme une histoire d’amour[21] ». Les Éditions Henri Rivard ne publient généralement que deuxlivres par année, mais ont connu de grands succès, notamment avec L’oeuvre littéraire de Félix Leclerc et avecl’Histoire du Québec, de JacquesLacoursière, parus respectivement en 1997 et en 2001. Stimulant visuellement etintellectuellement leurs lecteurs, les livres des Éditions Henri Rivards’inscrivent dans la plus pure tradition du livre d’artiste. Ce survol,forcément incomplet, permet de relever les caractéristiques proprementquébécoises de la production du livre d’artiste, du livre d’art et du livreartisanal, caractéristiques qui amalgament la tradition française et latradition anglaise de création de beaux livres. Elles correspondent à l’image dela population québécoise qui relève de plusieurs patrimoines culturels etnationaux. En 1976, lorsque Robyn Sarah et Fred Louder fondent Vehicule Press,une presse particulière ou micro-maison d’édition publiant presque exclusivementdes livres de poésie typographiés, imprimés, reliés et distribués par leurssoins[22], ilsadhèrent à la conception du livre d’artiste, du livre d’art et du livreartisanal expliquée précédemment, et se positionnent donc dans le champ deproduction restreinte.

Villeneuve Publications : évolution d’une presse particulière

En 1975, les jeunes poètes Robyn Sarah et Fred Louder, récemment diplômés del’Université McGill, vivent ensemble sur l’Île de Vancouver, où ils font laconnaissance de Vern et de Wendy Bender[23]. Les Bender possèdent un petit atelierd’imprimerie, où ils exécutent des travaux d’impression à titre contractuel.Dans leurs temps libres, cependant, les imprimeurs font de l’édition privée.C’est à la suite d’une invitation de la part des Bender que le jeune Fred Louders’initie au monde de la typographie et de l’impression artisanale. Il découvrealors sa vocation. Louder apprend ensuite le métier de typographe de manièreautodidacte, faisant des lectures sur l’histoire et l’usage de la typographie.Lorsque les Louder reviennent à Montréal en 1976, l’occasion de se procurer unepetite presse Kelsey, fabriquée au Connecticut, s’offre à eux. Ils créent dèslors l’enseigne Villeneuve Publications avec l’idée d’y lancer une revuelittéraire[24].Précisons également que les deux éditeurs, Robyn Sarah surtout, sont de plus enplus déçus par la qualité de la poésie publiée au Canada et ailleurs à l’époque,poésie médiocre, selon Sarah, qui captait l’attention avec un vocabulairechoquant ou une prise de position politique. À son avis, le désir de présenterun nationalisme littéraire place des critères politiques devant des critèresdavantage esthétiques dans la publication de poésie canadienne[25]. À une époque où biendes revues littéraires refusent tout poème contenant des rimes (rappelons que lapoésie en vogue au Canada dans les années 1970 était fortement influencée par lemouvement beat américain), Fred Louderet Robyn Sarah souhaitent voir sur le marché du livre des recueils de poésieaffichant un souci de la forme et une élégance de langage qui ne sont toutsimplement plus de mise. Optimistes, les éditeurs choisissent la méthode« do-it-yourself » et optent pourla mise en pratique de leurs idéaux.

Chez les Anglo-Québécois, même si les duplicateurs de polycopies (mimeograph machines) étaient courammentutilisés pour produire de petites publications ronéotypées, personne n’avaitentrepris de fabriquer de véritables livres de A à Z, de la mise en page jusqu’àl’impression et la reliure. Après la cessation des activités éditoriales deVilleneuve Publications en 1987, aucun autre éditeur anglo-québécois ne reprendle flambeau; Villeneuve Publications est tout à fait unique dans le paysagelittéraire anglo-québécois. La maison d’édition est qualifiée de « bonsai press », par l’éditrice Robyn Sarah,afin d’illustrer sa faible production[26]. Publiant moins d’un titre par année, leséditeurs doivent jongler avec les exigences familiales (ils ont à l’époque deuxjeunes enfants à charge) et celles du travail à temps plein, qui sert à payerles comptes personnels et les dépenses de la maison d’édition en encre, enpapier et en cases typographiques. Ils consacrent à leurs travaux éditoriauxquelques soirs et les fins de semaine seulement. La maison d’édition faitparaître neuf recueils de poésie sur une période de onze ans, en plus de deuxrevues littéraires, Versus (1976-1978)et Four by Four (1982-1984), de mêmeque quelques éditions de tête sur grand papier[27], ou broadsides, des poèmes-affiches typographiés et imprimésmanuellement, insérés dans les numéros de la revue Versus.

Lecture et typographie

Généralement, un éditeur choisit les textes, les corrige et discute avec lesauteurs afin d’arriver à un manuscrit ou tapuscrit achevé, mais il relègue lesétapes de la conception du livre à des sous-traitants (graphistes, imprimeurs,relieurs professionnels). Quant aux éditeurs Fred Louder et Robyn Sarah,eux-mêmes poètes, ils prennent en charge toutes les tâches qui relèventtraditionnellement du métier d’éditeur, puis réfléchissent longuement au texte àpublier et à la meilleure façon de le représenter visuellement aux futurslecteurs, s’acquittant ainsi des tâches d’emblée reléguées au graphiste et àl’imprimeur. « Les choix typographiques répondent à des choix esthétiques maiségalement à des critères de lisibilité », affirme Philippe Schuwer[28]. En effet, Fred Louders’intéresse tout particulièrement au lien qui unit la forme et le fond, àl’influence d’une typographie soignée, sur la lisibilité, voire surl’interprétation du texte imprimé. Obéissant au principe de la « golden section » (ou « section d’or[29] », principes’apparentant à la notion du nombre d’or en imprimerie et en arts visuels),l’éditeur-typographe mesure ses pages afin d’identifier la largeur de ses margeset la zone de texte qui correspond au niveau de lisibilité idéal pour unelecture continue d’un poème (Figure 1). La très faible production de VilleneuvePublications permet notamment à Louder de s’attarder longuement à la conceptiondu livre, ajustant soigneusement les marges de chacune des pages pour mieuxreprésenter le texte qui doit y apparaître. Par conséquent, chaque page desrecueils publiés par Villeneuve Publications possède une mise en page qui luiest propre. La section d’or des pages étant respectée, le lecteur est à même des’approprier le poème plus efficacement que s’il avait été imprimécommercialement selon des normes uniformes et immuables d’une page àl’autre.

Figure 1

La section d’or[30]

La section d’or30

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En ce sens, Louder accorde à l’imprimé la possibilité de devenir l’analoguede la voix du poète, offrant un « engagement visuel de l’imprimé[31] ». Si le livre modernepossède des qualités typographiques qui sont « codifiées selon des normesd’atelier, par des opérateurs n’ayant plus aucune expérience ou attache avec latypographie conventionnelle[32] », Louder affirme qu’un livre soigneusement typographié peut,au contraire, exprimer l’âme du texte. Un croisement des perceptions s’opère, etles effets de voix se traduisent par des effets visuels. La typographie crée,selon lui, un effet tridimensionnel auquel le lecteur réagitsubconsciemment[33].L’éditeur emploie la métaphore de la musique ou de la peinture afin d’expliquersa conception du rôle de la typographie : par exemple, la réverbération d’uninstrument (Louder évoque l’orgue), phénomène insaisissable maisindiscutablement présent, ou encore l’épaisseur de la peinture laissée par lescoups de pinceau du peintre (pensons à la peinture impressionniste), influencentnotre appréciation de l’oeuvre[34]. De la même manière, le contact de l’encre et du papier ainsique les rapports entre les blancs et les lettres noires jouent sur notreperception du texte. Renaud Muller, auteur d’un ouvrage intitulé Une anthologie de la bibliophilie. Le désir de livre,abonde également en ce sens : « L’esthétique du texte éveille lessensations du lecteur, doit embrasser l’enluminure, la graphie et la mise enpage, [et] l’esthétique du contenant doit appuyer, voire préparer les sensationsà éveiller par le contenu[35] ». À titre d’exemple, chez Villeneuve Publications, latypographie et la mise en page des recueils de Jack Hannan, dont la poésiecontient beaucoup d’ironie et se veut parfois très solennelle, tentent derecréer ces caractéristiques sur la page. Fred Louder cherche à concevoir unepage austère, présentant, par des blancs typographiques et des lettressoigneusement espacées, des pointes d’illumination qui se retrouvent aussi dansl’oeuvre du poète. Points North ofA[36] estun exemple de recueil affichant une mise en page tout à fait singulière :imprimé en mode paysage (plutôt que dans le mode habituel du portrait), chaquestrophe du poème éponyme occupe à elle seule une page entière. Les lettrinessont exagérément grandes (voir l’exemple ci-dessous). Ces dispositions sur lapage permettent au typographe d’affirmer qu’effectivement, toutes les strophesdu poème fonctionnent de façon autonome, lettrines et changements de pageindiquant un changement de sujet, de perception. Les strophes disposées sur despages en mode paysage font prédominer le blanc sur le noir et évoquent le vide,le souffle, la rêverie, thèmes que l’on retrouve dans le poème lui-même. Latroisième strophe du poème montre bien ces qualités :

Jack Hannan, Points North of A,Montréal, Villeneuve Publications, 1980, 25 p.

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Le typographe veut ainsi rendre compte, par sa typographie et sa mise enpage, des intentions premières du poète, c’est-à-dire du sens du poème et desimpressions que celui-ci doit soulever. Il peut exister « de subtils rapports desurface et d’épaisseur, de flexibilité ou de rigidité[37] » dans le livre que le lecteurtiendra en mains. Par conséquent, les manipulations de l’éditeur-typographeauront comme effet de conditionner la réception de l’oeuvre auprès du public, etla réflexion qu’il apporte à son travail découle d’une volonté d’influencer lalecture du poème par un tiers.

Lecture et bibliophilie

Les livres de Villeneuve Publications relèvent aussi de l’impression deluxe, définie par Jean-Marcel Duciaume comme réunissant des

publications [faites] par des particuliers se consacrant à l’art et qui,en général, exécutent et supervisent toutes les étapes de la production :choix du texte, maquette, composition typographique, illustrations,impression […] et reliure. Très souvent, le livre devient à son tour unobjet d’art. Ces éditions dont le tirage limité va d’un seul à quelquescentaines d’exemplaires, souvent numérotés et signés par l’auteur etl’artiste, s’adressent au bibliophile[38].

Cette définition correspond en tous points aux activités de VilleneuvePublications. Les tirages des petits chapbooks n’ont jamais dépassé les 300 exemplaires (sauf lelivre d’August Kleinzahler, tiré à 500 exemplaires, chacun signé et numéroté parle poète)[39]. Les 100premiers exemplaires de tous les autres titres sont également signés etnumérotés par l’auteur, respectant une tradition de longue date dans le domainedes presses particulières. Investissant leur production d’un important capitalsymbolique, les éditeurs ne cherchent pas pour autant à faire des livres luxueuxou des objets de collection : le prix demeure abordable (moins de dix dollars),les matériaux sont simples et communs (couvertures cartonnées), mais la valeurdu livre se reflète tout de même par son caractère artisanal : l’aspect « fait àla main » est souvent ce qui attire les lecteurs bibliophiles.

Si la lecture est une façon de « consommer » un livre, il en existe pourtantd’autres. Le bibliophile s’intéresse davantage à l’objet-livre, à la matérialitéde l’oeuvre, et son appréciation du livre peut être enrichie par la valeursymbolique et/ou monétaire de l’objet. Renaud Muller se penche sur la notion debibliophilie et avance des définitions qui permettent d’avoir une meilleure idéedes lecteurs possibles des petits livres publiés par Villeneuve Publicationsentre 1976 et 1987. Il suggère entre autres que la bibliophilie peut être perçuecomme étant « une communauté fraternelle d’individus qui partagent le même désirdu livre[40] », et quele livre, en plus d’être le véhicule d’un message, a une fonction esthétiqueainsi qu’une fonction sacrée : pour le bibliophile, le contenant a le pouvoird’anoblir le contenu. Le lectorat des livres de Villeneuve Publications, quiserait composé en grande partie de l’intelligentsia anglophone du Québec, sepréoccuperait tant de la beauté du livre que de la beauté de la poésie. Sansnécessairement cibler un marché de lecteurs fortunés – il ne faut pas oublierque les livres de Villeneuve Publications sont tout de même peu dispendieux –les éditeurs s’adressent à un marché averti et cultivé, qui connaît le poids dela tradition anglo-saxonne. La petite maison d’édition anglo-québécoises’inscrit dans une lignée qui remonte jusqu’à la Kelmscott Press de WilliamMorris, tradition qui englobe également les activités de la prestigieuse HogarthPress de Leonard et Virginia Woolf. C’est d’ailleurs sur une presse presqueidentique à celle que ces derniers utilisaient que Sarah et Louder produisentleurs recueils. En se positionnant ainsi dans le champ littéraire, VilleneuvePublications se dote d’un important capital symbolique qui, s’il ne représentepas pour autant des gains de capitaux économiques, correspond à unereconnaissance et à une légitimation au sein de cette communauté très restreinted’amateurs de poésie traditionnelle et de beaux livres.

Néanmoins, la maison d’édition semble évoluer à contre-courant. À une époqueoù l’ordinateur fait son entrée dans le domaine de l’édition, Robyn Sarah etFred Louder adoptent des méthodes artisanales de fabrication du livre. De même,à une époque où la tendance est à la poésie avant-gardiste, éclatée et souventexpérimentale, les éditeurs privilégient une poésie dont les qualités formellessont plus rigoureusement définies. Les vers sont plus sobres, la forme obéit àdes règles de versification plus strictes, le langage employé ne rejoint pas lelangage populaire en vogue dans la poésie d’inspiration beat, mais reste dans un registre plus élevé.Les lecteurs de la poésie produite par Villeneuve Publications forment un petitnoyau d’intellectuels anglophones qui rejettent les changements que subit lapoésie contemporaine de la fin des années 1970 et s’attachent à une poésie quiépouse ouvertement la forme traditionnelle anglo-saxonne, ou qui, du moins,accorde autant d’importance à la forme qu’au fond. Cette volonté de sedifférencier du reste de la société et de s’assimiler à un groupe restreintd’individus n’est pas négligeable : sans vouloir diminuer l’importance de lapassion du bibliophile pour le beau livre et de son amour pour la poésie, ilfaut dire que l’achat des livres de Villeneuve Publications demeure un acte delégitimation auprès d’une communauté imaginée de lecteurs et d’autresbibliophiles. La signature et le numéro apposés sur chaque exemplaireinvestissent non seulement le livre d’un aspect sacré : ils en font un objetunique, et c’est cette quête de rareté, cette différence, pour paraphraserMuller, qui attire le bibliophile : ce dernier est fier de posséder ce quepersonne d’autre ne possède.

Celui qui se procure les livres de Villeneuve Publications correspondrait àce collectionneur d’avant-garde qui, selon Muller, « [essaie] de trouver destrésors alors que personne ne les a encore reconnus. Il achète donc pour unesomme modique ce qui a une valeur symbolique potentielle importante[41] ». Toutefois, malgréleur aspect artisanal et le capital symbolique potentiel qu’ils représentent,les livres de Villeneuve Publications ne se sont généralement pas élevés au rangde livre rare, et 30 ans plus tard, il est encore possible de se les procurer àdes prix relativement modiques. Par exemple, il a été possible d’acheter, 20 ansaprès la cessation des activités de Villeneuve Publications, un exemplaire deThe Space Between Sleeping andWaking, de l’éditrice Robyn Sarah, une poète canadienne-anglaiseaujourd’hui bien connue, ou un exemplaire de Getting on with the Era, de Bruce Taylor, et un autre deSigns and Certainties, d’A. F.Moritz, pour des prix variant entre cinq et vingt-cinq dollars, environ, via desréseaux canadiens de livres anciens ou de livres usagés. Toutefois, selon FredLouder, le premier recueil publié par Villeneuve Publications, The Sausage Master of Minsk, d’AugustKleinzahler, s’est récemment vendu au-delà de 800 $[42]. Kleinzahler, qui a remporté, en2004, le Griffin Poetry Prize aux États-Unis, est aujourd’hui un poète consacrétant au Canada qu’aux États-Unis[43]. Le coût d’un recueil peut ainsi augmenter considérablement dèslors qu’un poète remporte un prix littéraire prestigieux ou atteint une renomméenationale et internationale, l’ouvrage étant soudainement investi d’une valeursymbolique. Or, il est tout à fait envisageable que certains livres publiés dansles années 1970 et 1980 par Villeneuve Publications deviennent de véritablesobjets de collection convoités par des bibliophiles : les poètes Robyn Sarah, A.F. Moritz et Bruce Taylor, surtout, sont toujours très actifs dans le champlittéraire canadien. Leur réputation peut alors se répercuter tant sur la valeurtant symbolique que monétaire de leurs premiers livres.

Villeneuve Publications et le champ littéraire québécois

Il serait cependant faux d’affirmer que le phénomène de presse particulièreau Québec est dans les années 1970 et 1980 victime d’un effet de cloisonnementlinguistique. Au contraire, le livre a servi d’outil de rapprochement entre lesdeux solitudes au Québec. Fred Louder en est venu, au cours de sa carrière detypographe, à collaborer étroitement avec André Goulet, qui imprime lui aussi,aux Éditions d’Orphée, les livres de poètes anglophones et francophones[44]. De plus, Fred Louder anotamment assuré la mise en page, la typographie et l’impression d’un recueil dupoète québécois Michel Beaulieu, Hibernation,[45] et du recueil Petitesensation[46] de Louise Desjardins, pour n’en nommer que quelques-uns. En1988, après que le couple Sarah et Louder se soit séparé, ce dernier achètel’imprimerie d’André Goulet, qui a toujours été pour lui un modèle et qu’ilconsidère comme l’un des plus grands typographes canadiens[47]. Les deux imprimeurs se partagentdes locaux au 400, rue Dowd, à Montréal, durant deux ans, période au cours delaquelle ils mènent à bien individuellement leurs projets d’impressioncontractuels. Bien que Louder avoue que cette période de cohabitation n’ait pasété sans conflits, il affirme néanmoins que le célèbre typographe québécois acontribué au perfectionnement de ses connaissances en typographie et enimpression[48].

Ces courtes réflexions, qui demandent à être approfondies, auront servi àjeter un premier éclairage sur un mode de lecture trop rarement étudié : celuides éditeurs-typographes, qui sont en quelque sorte les premiers lecteurs d’uneoeuvre poétique et qui font de la mise en page un vecteur des enjeux et dumessage que véhicule le texte. Le soin que ces typographes apportent àl’identification des marges, au choix des caractères et à leur espacement sontautant d’éléments propres à conditionner la perception, puis la lecture qu’enferont les futurs consommateurs du livre. L’éditrice et poète Robyn Sarahprécise, dans un ouvrage portant sur son appréciation de textes poétiques, leseffets navrants d’une coupure de page mal choisie sur la lecture d’unpoème :

One of the trickiest jobs of a poetry editor is to anticipate as far aspossible how the sequenced poems will be distributed on the typeset pagesand how that may affect them – and to keep adjusting sequence and layout toensure that page breaks are rational and will not create confusion orseriously detract from the impact of a poem[49].

Cette citation illustre bien la tâche complexe du typographe, dont letravail dépend du contenu du texte à imprimer, mais aussi d’une interprétationdu poème, qui nécessite autant de connaissances littéraires que d’habiletésmanuelles et visuelles.

Qui plus est, nous voyons également, par le comportement des bibliophiles,que l’acte de lecture n’est pas toujours un acte personnel, introspectif etrelié au contenu d’un texte écrit, mais qu’il peut être une manifestationd’ordre communautaire et identitaire. Au-delà de la valeur intrinsèque du texte,la qualité matérielle ou la valeur symbolique du volume agissent sur laperception que le bibliophile se fait de l’objet-livre. Or, dans le domaine del’édition artisanale, le phénomène de la lecture prend une toute autre dimensionet se transforme en une activité partagée par les membres d’un groupe restreintd’intellectuels et d’amateurs d’art. Cependant, force est de constater unecertaine opposition entre la volonté de départ des éditeurs, à savoir publierdes livres accessibles par leur prix et les faire apprécier grâce au soinapporté à la typographie, et l’inclusion éventuelle du projet de VilleneuvePublications dans celui de l’impression de luxe telle que définie parJean-Marcel Duciaume. En effet, ce projet éditorial et artistique, dont lemandat est de faciliter pour tous la lecture de la poésie, n’est vraimentefficace qu’auprès d’un nombre limité d’individus, au fait des codestypographiques, pour en arriver à la conclusion recherchée. À propos du livred’artiste, Isabelle Jameson se questionne sur la réception efficace de l’oeuvre,puisque celle-ci « appelle à une connaissance par les sens et par la raison. [Lelivre d’artiste] nécessite une réflexion, un décodage des éléments mis à notredisposition pour révéler les propos de l’artiste qui se cache au-delà desmots[50] ». Dèslors, la lecture et l’appréciation de la typographie particulière utilisée parVilleneuve Publications deviennent difficiles pour le lecteur non-initié. Telque l’affirme Philippe Schuwer, « la bibliophilie vit en marge de l’édition. Lescréateurs partagent leurs complicités avec des taille-douciers, desartistes-éditeurs et quelques cercles ou unions de bibliophiles pour des tiragesvariant autour d’une centaine d’exemplaires numérotés. La diffusion relèvesouvent d’un circuit fermé […][51] ».

Fred Louder et Robyn Sarah ont effectivement occupé une place marginale dansle champ de l’édition littéraire canadienne-anglaise, tant par leurpositionnement géographique (à Montréal) que par le parti qu’ils ont pris deproduire des livres faits à la main, tout en sachant que la rentabilité duprojet serait presque nulle. Cependant, les livres de Villeneuve Publicationsrefont parfois surface, comme c’est le cas pour le premier recueil d’AugustKleinzahler, et acquièrent une toute nouvelle valeur symbolique dans le champlittéraire. Cela est d’autant plus vrai qu’aucun autre éditeur anglo-québécoisn’a entrepris un projet d’édition artisanale, même si ce modèle est présent surle marché du livre français au Québec. Le cas de Villeneuve Publications estdonc d’un intérêt tout particulier pour le bibliophile ou collectionneur delivres rares de même que pour l’historien du livre au Québec.