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Figure 1

Jean-Michel Bertoyas, Norak, le fils de Parzan/Kobé n° 24, p. 37.

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Depuis maintenant plus d’une dizaine d’années, l’auteur lyonnais Jean-Michel Bertoyas dessine et auto-publie une série de fanzines de bande dessinée nommée Kobé, avec laquelle il a obtenu une reconnaissance en tant que « forcené de la micro-édition[2] ». Si son travail appartient à un contexte marginal de la micro-édition, certains de ses fanzines ont également été réédités par des plateformes éditoriales indépendantes ayant un pied dans le circuit de distribution traditionnel, comme Les Requins marteaux et L’Association. Ces rééditions ont contribué à faire connaître Bertoyas à un plus large public, donnant une seconde vie à des productions autrement confidentielles, marginales et éphémères. Cependant, l’auteur ne semble pas intéressé outre mesure à intégrer ce circuit et à réorienter sa production en fonction de ce marché. Malgré cette « récupération », que nous interrogerons plus en avant, Bertoyas exhibe une forme de résistance à l’adaptation et à la domestication de la bande dessinée au sein de l’institution du livre. L’artiste lyonnais semble avant tout ancré dans un monde du fanzinat et de la micro-édition qui se construit comme une communauté avec une histoire et une conscience propres. Ceci est évident dans les références explicites de Bertoyas au microcosme dans lequel il évolue et aux enjeux particuliers qui le caractérisent. Ainsi, on trouve dans son opuscule Parzan un personnage qui, protégé d’un sarcophage de boue séchée aux vertus médicinales, s’exclame : « Pourquoi la micro édition est-elle devenue un tel papier peint bourgeois? Pourquoi les “indés” sont-ils si auto-satisfaits? » (fig. 1). Bien que faite en passant, cette remarque ne manque pas de pointer du doigt certaines des dynamiques et des débats qui animent les questions d’indépendance et de dissidence dans le domaine de la bande dessinée. L’exemple de Bertoyas, typique des « littératures sauvages » décrites par Dubois[3], offre donc un aperçu de ces formes alternatives de production et de distribution qui se sont largement développées en dehors de la chaîne traditionnelle du livre. Celui-ci nous invite à mieux comprendre ces pratiques éditoriales en marge de l’institution, pratiques encore fortement méconnues. Par l’analyse d’un cas singulier mais certainement pas isolé, nous espérons non pas conduire à la légitimation un auteur relativement confidentiel, mais plutôt procéder du particulier pour saisir des spécificités plus générales de la pratique du fanzinat, tant au niveau de ses supports et formats matériels que de ses usages sociaux et de ses rapports à l’édition établie. En définitive, le fanzinat apparaît comme un choix esthétique assumé, basé sur la trivialité de ses formes et sur la « crasse » de ses modes de production et de circulation.

Fanzinat et édition sauvage en bande dessinée : une question de supports

Si le fanzine occupe une place notable au sein de la bande dessinée contemporaine et de son histoire, il reste difficile de l’appréhender tant il est hétérogène, marginal et éphémère : pour reprendre le titre d’un volume consacré au phénomène, le fanzine demeure « below critical radar », il échappe aux cartographies de la bande dessinée[4]. Cette « invisibilité » du fanzine n’est pas sans lien avec l’éphémère de ses supports. Dans le contexte de la bande dessinée francophone, l’album s’est établi, depuis les années 1970, comme le support privilégié, remplaçant largement la presse. Sylvain Lesage décrit ce changement comme un véritable bouleversement : « [e]n passant de la presse au livre, l’album bouleverse le régime symbolique de la bande dessinée et sa légitimité culturelle. [...] L’entrée de l’album en librairie l’a rapproché de la littérature, dans ses thématiques d’abord, puis dans ses formes mêmes[5]. » Ce rapprochement de la bande dessinée avec la littérature s’est aussi traduit dans le discours critique et historiographique, qui tend souvent à privilégier la forme de l’album ou du roman graphique. Lesage met bien en lumière comment « le livre patrimonialise cette histoire de la bande dessinée[6] », reléguant les autres supports comme la grande presse ou les petits formats aux marges de cette histoire. Ce constat est aussi valable pour le fanzine, même s’il faut noter que celui-ci est de plus en plus accueilli par les institutions garantes de la mémoire culturelle[7]. Bien que les fanzines autant que les petits formats soient qualifiés de « littératures minoritaires », ces deux types de production diffèrent cependant par leurs rapports à l’édition. Alors qu’on trouve d’un côté une littérature de masse, marginalisée au sein de l’institution pour son statut infra-culturel, le zine se rapporte plutôt à ce large agglomérat de productions diverses que Jacques Dubois a dénommé l’« édition sauvage », désignant ces pratiques scripturales qui « ne participent d’aucun des réseaux de production-diffusion, qui s’expriment de façon plus ou moins spontanée et se manifestent à travers des canaux de fortune[8] ». Là où le petit format est bien intégré aux cycles commerciaux de l’institution, le zine se targue d’un imaginaire contre-culturel qui revendique la marge comme espace anti-institutionnel et plateforme de liberté pour l’expression de soi.

Dans les deux cas, leurs supports éphémères semblent avoir condamné ces productions aux confins de l’histoire de la bande dessinée telle qu’elle s’est institutionnalisée en adoptant le livre comme support de légitimité. Tant qu’ils ne sont pas réédités, les zines de bande dessinée restent très souvent invisibles dans le discours scientifique sur la bande dessinée, qui privilégie le support du livre. Même l’étude quantitative, englobante et ouverte, sur les lecteurs de bande dessinée qu’est La Bande dessinée : quelle lecture, quelle culture? n’intègre pas le zine comme catégorie à part entière au sein de ses questionnaires d’enquête, outrepassant les façons dont cette pratique culturelle spécifique se rapporte à une consommation plus large de bande dessinée. Cette relative invisibilité du fanzine dans une étude cherchant à mieux comprendre les circulations et les médiations du livre montre bien à quel point le fanzine est spontanément relégué en dehors du livre et de ses institutions[9]. Pourtant, les zines participent précisément de cette « culture de l’image » que Benoît Berthou décrit comme une « communauté de pratiques culturelles », où la bande dessinée joue un rôle fédérateur[10]. À partir de commentaires récoltés sur la scène contemporaine du fanzinat et de la micro-édition, le documentaire Undergronde, réalisé par Francis Vadillo, met bien en lumière cette place prédominante de l’image chez les fanzineux, qui mettent le dessin au coeur de toutes sortes de dispositifs, allant de la brochure à la sérigraphie, l’affiche et l’exposition, jusqu’à l’incitation de la pratique du dessin dans la logique du do-it-yourself[11].

C’est d’ailleurs souvent entièrement par le dessin que le fanzinat de bande dessinée rend compte de cette « expressivité immédiate, souvent brutale[12] », se faisant alors porte-voix d’un anti-académisme que l’on pourrait replacer dans la longue tradition de l’arabesque et du dessin excentrique, une veine comique et « polygraphique » que Thierry Smolderen a fait remonter jusqu’à William Hogarth et Laurence Sterne[13]. C’est depuis leurs propres positions marginales que certains zines articulent cette « force irruptive[14] » que Jacques Dubois attribue aux littératures sauvages. Et comme l’exprime Smolderen, « une marge peut toujours être dérivée d’une autre marge. L’histoire de la bande dessinée confirmera largement cette tendance, présente dès l’origine[15]. » Une partie de ce potentiel irruptif et transgressif du fanzine vient irriguer toute la bande dessinée indépendante, qui se constitue souvent à partir d’une pratique de l’autoédition[16] : selon Benoît Berthou, la centralité de la bande dessinée autobiographique au sein de la bande dessinée indépendante « dépasse le seul cadre esthétique » pour constituer « un véritable modèle économique » qui, à l’origine, se base sur une sorte de « pacte autoéditorial » par lequel l’auteur de bande dessinée se met en scène à la fois comme auteur et éditeur[17]. Mais il y a une différence nette entre l’entreprise d’auto-édition par un collectif d’auteurs et le fanzinat : « des circuits de commercialisation aux formes matérielles, le fanzine s’écarte du livre auto-édité, dont les enjeux et contraintes sont tout autres[18] ». Il s’agit donc de bien prendre la mesure des dynamiques qui animent les relations entre bande dessinée indépendante, auto-édition et fanzinat, pour mieux comprendre non seulement l’économie et la circulation particulière des zines de Bertoyas, mais aussi leur poétique du dessin excentrique.

Malgré sa spécificité, l’oeuvre de Jean-Michel Bertoyas nous invite ainsi à penser un cas d’édition sauvage en bande dessinée qui reconsidère les notions d’indépendance et de récupération, prolongeant ainsi la réflexion initiée par le groupe ACME autour des notions de « dissidence », d’« alternative » et d’« indépendance »[19]. L’ouvrage La Bande dessinée en dissidence met bien en lumière à quel point ces termes sont des notions extrêmement labiles, recouvrant des réalités plurielles et diverses. Tanguy Habrand démontre ainsi comment la notion d’indépendance, en bande dessinée, désigne à la fois une catégorie restreinte d’éditeurs triés sur le volet (les « indépendants ») et une qualité de cette production (la « bande dessinée indépendante »), quelles que soient les modalités de sa publication et de sa diffusion[20]. En envisageant la bande dessinée comme « institution » (selon Dubois) et « monde » (selon Becker), Habrand propose une conception de l’indépendance en bande dessinée qui non seulement la relie à une généalogie plus large de l’indépendance éditoriale, mais surtout la révise comme une subversion des normes éditoriales et esthétiques qui prend place à l’intérieur du circuit institutionnel, « toute déclaration d’indépendance impliqu[ant], de son énonciateur, l’adhésion à une institution[21] ». Dans son analyse de la trajectoire de L’Association, éditeur ô combien symbolique de cette bande dessinée indépendante, Habrand avait déjà montré comment la maison se basait sur un « rejet de deux extrêmes, le fanzine et l’édition industrielle, position intermédiaire qui traversa toute l’entreprise de L’Association[22] ». En ce sens, redéfinir l’indépendance en bande dessinée comme

une voie médiane entre la sphère de grande production et la marge permet d’établir un partage entre des productions reconnues pour leur maîtrise ou leur caractère novateur par l’institution (les indépendants, mais aussi la production d’un label reconnu appartenant à un groupe) et des productions, à l’instar du fanzine parmi d’autres types d’autoédition, exclues ou marginalisées en son sein[23].

C’est bien là que réside l’opérabilité de cette conceptualisation, qui permet de cartographier plus nettement les rapports et les échanges entre l’institution et ses marges, en prenant compte des spécificités des pratiques culturelles et éditoriales des divers acteurs. Ce modèle aide ainsi à différencier l’« édition sauvage », qui englobe des zines de divers acabits, d’une édition indépendante qui adhère à l’institution tout en cherchant à en subvertir les normes. Cette optique permet dès lors de mieux cerner un cas comme celui de Jean-Michel Bertoyas, dont les bandes dessinées, bien qu’elles soient identifiées comme partie prenante de la bande dessinée « alternative » ou « indépendante », se développent en marge de l’institution, en retrait du marché du livre et de ses pratiques conventionnelles de production-diffusion. On y trouve une adhérence non pas à l’institution, mais bien plutôt à la micro-édition et au fanzinat comme monde en tant que tel, soit une communauté avec une culture et une histoire propres.

Adhérer à la marge

Bertoyas apparaît comme un exemple frappant d’une figure d’auteur-éditeur particulière qui redéfinit, pour le fanzine, l’image de l’« autodidacte passionné[24] », si présente chez les petits éditeurs et a fortiori dans le domaine de la bande dessinée indépendante. L’histoire du fanzine étant intimement liée à celle de la démocratisation des moyens de reproduction – du miméographe à la photocopieuse, jusqu’à, aujourd’hui, l’impression digitale et les plateformes de publication en ligne –, l’accessibilité du fanzine en fait une filière très ouverte, qui ne requiert pas le même degré de professionnalisme que le monde de l’édition établie. Le fanzine s’apparente alors souvent à une « stratégie d’entrée dans le champ de la bande dessinée, une inscription au sein de l’espace de publication par le biais de l’amateurisme[25] ». Le cas de Bertoyas, cependant, montre que le fanzine n’occupe pas seulement cette fonction d’entrée dans le champ : l’auteur revendique en effet un attachement, autant éditorial qu’esthétique, au fanzine comme support matériel et comme culture partagée. Il ne s’agit en effet plus du tout d’envisager le fanzine comme un moyen de se constituer un portfolio ou de bâtir une première expérience avant de démarcher des éditeurs établis. Bien que ménageant d’autres contraintes, le fanzine et la micro-édition apparaissent ici comme des espaces de liberté hors des contraintes de l’édition traditionnelle et ouvertement positionnés en rupture avec celle-ci.

Offrant un point de vue personnel et militant sur l’histoire du fanzine dans son essai Des fontaines ubérales jailliront mille couleurs, Bertoyas se montre d’ailleurs pleinement conscient de cette position singulière et décrit bien la valeur qu’il attache à la modestie et à la marginalité des réseaux dans lesquels le fanzine s’inscrit :

la micro-édition, le fanzinat, l’opuscule photocopié est habité d’une certaine modestie de moyens, d’assemblage, de diffusion, privilégiant d’autres réseaux, plus humains, rarement subventionnés, quelques fois rageurs ou mieux à prix libre, emballés dans une économie informelle non imposable et brassant des sommes dérisoires, remboursant les frais d’impression. Travail de passionnés. Paluches noircies à la nécessaire nécessité du faire[26].

L’artisanat et l’amateurisme y sont clairement revendiqués, tout comme le rejet de tout diktat hétéronome à la production. Cette « modestie de moyens » traduit alors une véritable contestation des canaux de production et de diffusion de l’institution du livre. Celle-ci transparaît très clairement dans l’oeuvre de Bertoyas, quasi entièrement articulée autour d’une série de fanzines autoédités sous le nom de Kobé. Ces divers opuscules s’inscrivent dans une appropriation assez classique du format du fanzine. Si la littérature sauvage circule en marge de l’institution, elle n’échappe pas, ce faisant, à certaines conventions, contraintes et règles établies, ne serait-ce que celles motivées par certains aspects pratiques ou économiques[27]. La matérialité des fanzines de Bertoyas reste des plus classique pour ce genre de production : peu importe leur pagination, les signatures sont photocopiées en noir et blanc, sur du simple papier à imprimer au format A4, avec une couverture en couleur imprimée sur du papier plus épais, le tout ensuite plié et agrafé pour former un livret aux dimensions A5 (fig. 2)[28].

Figure 2

Collection de fanzines épars auto-édités par Jean-Michel Bertoyas.

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C’est là un des formats les plus courants dans le fanzinat, car il ne demande que l’usage simple et peu onéreux d’une photocopieuse. En recourant à ce format classique, Bertoyas ne cherche donc pas à s’inscrire dans l’expérimentation avec la matérialité du support, une tendance extrêmement présente sur la scène de la micro-édition et dans le secteur du graphzine. Ce choix d’un format largement partagé traduit plutôt une filiation avec une tradition du zine comme création personnelle où prime l’expression débridée, telle qu’elle a été popularisée depuis les années 70 et 80 dans le contexte contre-culturel de la scène punk. Le fanzinat de bande dessinée nourrit ainsi des liens privilégiés avec des phénomènes marginaux tels que le mouvement punk et l’art brut[29]; c’est là qu’on retrouve cet « idéalisme rageur[30] », décrit par Stephen Duncombe dans un livre consacré aux zines et qui transparaît également dans les lignes de l’essai de Bertoyas citées plus haut.

Bertoyas assume ainsi une certaine forme de trivialité et d’amateurisme propre au zine[31]. Dans ce cas, pour le dire avec Duncombe, « l’enthousiasme des zines ne compense pas le manque de professionnalisme, mais propose de le remplacer[32] ». Les fanzines de Bertoyas exhibent cette attitude, en endossant pleinement les « erreurs » de production : fautes d’orthographe ou de typographie, problèmes d’impression et de transparence de papier, désordre dans la pagination, et autres marques d’un certain « inachèvement » dans la réalisation de l’objet. Par leur matérialité « sauvage », les zines de Bertoyas réaffirment le « primat de l’acte sur le résultat[33] ». Ce choix délibéré de la trivialité du support s’étend aussi à un refus d’inscrire l’objet même du fanzine dans une matérialité professionnelle. En effet, tout en jouant sur une imitation des codes paratextuels de l’édition, les fanzines Kobé semblent les adopter pour mieux les détourner de leur fonction structurante. La numérotation des exemplaires implique globalement une structuration dont l’ordre aiderait le lecteur à suivre le développement feuilletonnesque de l’histoire, ou bien simplement la production de l’auteur. Les numéros de Kobé, cependant, se dérobent plusieurs fois à cette fonction de structuration : non seulement au sens où la sérialité des fanzines est extrêmement chaotique, mais aussi, plus élémentairement, au niveau des numéros mêmes de chaque opuscule, dont certains livrent des informations contradictoires. Men in Blue, par exemple, est présenté sur la couverture comme Kobé n° 16, mais un colophon indique qu’il s’agit en fait du n° 17; de même, Lolch, n° 14 d’après la couverture, serait le n° 13 suivant d’autres indications à l’intérieur de l’opuscule. Dans la même veine, la pagination des livres est souvent imprécise ou fragmentaire, menant à des erreurs dans l’ordre des pages : Kobé n° 4, par exemple, inclut un erratum en page de garde précisant que quelques pages ont été interverties lors du processus d’impression (fig. 3). S’il peut s’agir de simples erreurs, l’inclusion de ces informations contradictoires marque le côté amateur, spontané et do-it-yourself, où les erreurs sont parfaitement assumées.

Figure 3

Jean-Michel Bertoyas, Kobé n° 4, s.d., erratum.

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La désignation de l’auteur est ouverte à ce même genre de légère subversion : Bertoyas est non seulement un pseudonyme, mais un pseudonyme relativement variable, puisque l’auteur signe également Juan-Miguel, JMB, Jésus Mohamed Bertoyas, Bertoss ou encore Jean Michel Bourthan, variations sur les mêmes sonorités qui prennent chaque fois des connotations sensiblement différentes. À ses débuts, l’auteur a par ailleurs eu recours à d’autres noms d’auteur, tels que P. Gullon et Paul Graff. Ce jeu de pseudonymie est aussi lié à l’hétérolinguisme débridé de ses bandes dessinées : bien que la plupart des fanzines soient rédigés en français, les dialogues de Kobé n° 16 et 21 sont présentés dans un anglais approximatif, bricolé et mélangé avec quelques expressions ponctuelles en allemand, espagnol ou italien. En outre, Bertoyas a plusieurs fois utilisé des expressions en swahili, comme dans Coux! et Parzan, ou même, plus occasionnellement, en sanskrit, comme dans Lolch (fig. 4). À côté de cet hétérolinguisme qui ne trouve que peu d’explications dans la fiction même, le français est lui aussi traversé d’expressions locales et d’argot, d’un langage parlé ponctué d’expressions et de phrasés peu transparents, ajoutant à une certaine « illisibilité » de ses bandes dessinées. Dans ce cas, le recours à la langue « dominante » n’est pas une façon de faciliter la circulation transnationale de ses fanzines – comme c’est souvent le cas dans le contexte de la micro-édition –, mais bien de mettre en crise le langage lui-même, de faire « un usage mineur d’une langue majeure », suivant les termes de Deleuze et Guattari[34], désignant une poétique « mineure » sur laquelle nous reviendrons.

Figure 4

Jean-Michel Bertoyas, Lolch, Kobé no. 14, s.d., p. 31.

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Cette adhérence à la marginalité du fanzine et la trivialité de ce support matériel est en outre impensable en dehors du bricolage de canaux de circulation, ces « réseaux plus humains » qu’évoque Bertoyas. L’aspect communautaire du fanzine constitue, on le sait, une de ses caractéristiques les plus importantes[35]. Celui-ci génère un effet social qui lui est propre : les salons et les festivals consacrés au fanzine sont importants, tout comme l’est l’échange par la poste ou de main à main. Bertoyas, qui assure une présence officieuse lors d’importants festivals de bande dessinée, n’y tenant pas de table et n’apparaissant pas directement sur le programme, est par exemple un habitué du Festival « Off » d’Angoulême, organisé strictement en marge de la programmation du Festival International de la Bande Dessinée, et représentant un lieu d’exposition et de réunion pour le monde « sauvage » du fanzinat et de la micro-édition. Même si l’auteur a également tenu des expositions dans des cadres plus traditionnels, il est significatif que l’exposition rétrospective dédiée à son travail à Angoulême en 2009 ait eu lieu non pas sur un site officiel, mais plutôt dans l’appartement d’un bédéiste angoumoisin, Lucas Méthé. Ce choix d’une scène d’exposition privée-publique manifeste bien la volonté de « tenir » à la marge et traduit l’ancrage de Bertoyas dans ce réseau que constitue l’édition sauvage de bande dessinée, un réseau informel mais dynamique, tissé de relations fortes et clairement doté d’un sens de l’organisation.

De façon similaire, la présence de Bertoyas en ligne est erratique, fragmentaire : son blog (http://kobeblog-bertoyas.blogspot.fr/) offre un catalogue partiel de sa production, mais n’est plus régulièrement actualisé. Cette fonction est en partie reprise par une page Facebook (http://m.facebook.com/jeanmichel.bertoyas) qui permet à l’auteur de partager les expositions dans lesquelles ses oeuvres sont présentes et ses participations aux festivals, mais qui s’avère une plateforme beaucoup moins adaptée à l’identification d’un catalogue et à la distribution de ses fanzines. L’usage par Bertoyas de ces deux plateformes ne semble donc pas voué à faciliter la commercialisation en ligne de ses fanzines, alors même que l’essor du web a nourri un véritable boom de l’auto-publication. Outre les réseaux sociaux qui favorisent la création de canaux de diffusion propres, les initiatives de crowd-sourcing et les systèmes de souscription tels que Kickstarter ou Patreon sont aujourd’hui couramment exploités par les auteurs de bande dessinée qui pratiquent le fanzinat et/ou l’autoédition. De plus en plus, une certaine uniformisation des canaux de communication et de distribution semble se mettre en place autour de grandes plateformes qui tirent leurs sources de revenus en offrant gratuitement à leurs utilisateurs des outils et des interfaces que ceux-ci peuvent utiliser pour leurs propres besoins[36]. Bertoyas ne semble pas tout à fait se plier à une telle systématisation, puisque ses usages de tels outils facilitent simultanément la distribution de ses fanzines et le dialogue avec ses lecteurs, tout en faisant l’économie d’un emploi cohérent : ces interfaces fonctionnent plutôt comme des archives numériques des activités de l’auteur. Le blog recense ainsi les nombreuses affiches dessinées par Bertoyas pour divers concerts et évènements, retraçant un attachement à une culture punk et underground articulée non seulement autour d’un son, mais aussi d’une culture graphique et visuelle.

Si la pratique artistique de Bertoyas se situe aux antipodes de celle du professionnel intégré à l’institution et au monde de la bande dessinée, elle se réapproprie néanmoins cette figure de l’autodidacte passionné – omniprésente chez les petits éditeurs – et la redéfinit pour le monde du fanzinat et de la micro-édition. Cette position-posture oscille ainsi entre celle de l’artiste « franc-tireur » et celle de l’artiste « naïf » (plus proche de l’art brut), selon les catégories proposées par Howard S. Becker. Si les oeuvres de Bertoyas sont radicalement en marge du monde de l’art, elles portent également une forme de revendication de la marge et une forte affinité avec le monde de l’art brut. Suivant les termes de Becker, « [l]e franc-tireur choisit de produire des oeuvres si difficiles à assimiler que le monde de l’art rejette le défi. Et si le monde de l’art s’adapte, l’artiste en question n’est plus un franc-tireur, puisque le système de conventions englobe désormais tous les aspects de son travail[37]. » Comme le fait remarquer Becker – et Dubois est également très clair sur ce point –, les littératures sauvages et autres productions marginales peuvent être réintégrées au champ dominant C’est en partie le cas avec Bertoyas, dont les fanzines ont été réédités par des maisons d’édition ou des collectifs « indépendants », comme Terre Noire (Libro Verde), Les Requins Marteaux (Princesse, Le Flon) et L’Association (Ducon, contributions diverses à la revue Lapin, et Sphinx Song avec Léo Quiévreux). Ducon, par exemple, qui constitue sans doute le livre qui aura mené Bertoyas au-delà d’une audience confidentielle, est un opuscule auto-publié, puis réédité par Terre Noire et finalement repris par L’Association. Un tel cas nous invite à remettre en perspective la question de la récupération dans le milieu de la bande dessinée pour la repenser « par-delà récupérateurs et récupérés[38] », comme l’a proposé Tanguy Habrand : les éditeurs indépendants aussi « récupèrent » d’autres formes de productions, au premier rang desquelles se trouvent les zines. Cette forme de récupération, de la part de la bande dessinée indépendante, permet d’introduire à l’intérieur du champ établi une force de rupture, rendue opératoire au sein de l’institution; ce qui ne signifie pas pour autant que le système de conventions s’adapte rapidement. Par leur insistance sur un côté graphique « brut » et une narration chaotique, les zines de Bertoyas s’éloignent assez fortement de la bande dessinée « littéraire », que l’on pourrait associer à la bande dessinée alternative « récupérée », c’est-à-dire une vision de la bande dessinée dont l’édition établie a aujourd’hui pris acte et qui s’est modelée sur des cas exemplaires tels que L’Association, Cornélius ou Ego comme x.

En effet, l’esthétique de Bertoyas est plus en accord avec celle d’un éditeur typiquement « sauvage » comme Le Dernier Cri, dont le primat accordé au trait et à une graphie « crade » ainsi que le recours à la sérigraphie semblent avoir défini un large segment de la production de zines en France et ailleurs, et avec qui Bertoyas a ponctuellement collaboré. Dans le documentaire de Francis Vadillo, Undergronde[39], Pakito Bolino, fondateur du Dernier Cri, incarne un rôle de figure tutélaire et revendique ce positionnement en marge des canaux de distribution et de diffusion traditionnels : par sa longévité et la richesse de son catalogue, la maison a su néanmoins accaparer une certaine position « établie », nouant des liens avec différents acteurs et soutiens culturels, tout en préservant ses propres moyens de distribution. Dans une logique inverse, on peut voir d’autres cas d’éditeurs indépendants, comme Arbitraire, qui occupe précisément le créneau de la pérennisation de zines et autres opuscules auto-publiés par la réédition, leur conférant une seconde vie sur le marché du livre[40]. Arbitraire a ainsi réédité Norak, fils de Parzan en un seul volume, sous format « comix » avec couverture en sérigraphie et inserts agrafés, offrant à l’ouvrage une visibilité différente sur les étagères des librairies, tout en gardant un lien manifeste avec une matérialité proche des formats d’origine.

Les oeuvres de Bertoyas sont donc à la fois ancrés dans le contexte du fanzinat et de la micro-édition et ouverts, parallèlement, à une certaine appropriation par des acteurs qui font le pont entre l’institution du livre et ses marges. Pour autant, Bertoyas reste fortement attaché à la marge et à la pratique « sauvage » du fanzinat, et exprime une volonté de ne pas buter sur les écueils de l’auto-satisfaction, d’une révolte embourgeoisée ou d’une transgression inefficace :

Un plaquage au réel peu archivé, fertilisant une conscience et pourtant imbibé de la pisse des chiottes obscures de l’histoire. Un goût prononcé pour le collectif, l’invitation, l’échangisme imprimé. […] S’il s’agit de voguer hors des mass média, tant mieux. Si c’est pour gober la farce de la nouveauté, de la mode (frigide et toujours normative) ou de la transgression facile tant pis[41].

Cet attachement à une forme éphémère mais bien consciente d’elle-même ne se traduit pas seulement dans ses supports matériels et ses réseaux collectifs de diffusion; ceux-ci servent en retour un projet esthétique original, qui articule une poétique mineure basée sur la « crasse » que le travail du dessin génère.

« Paluches noircies à la nécessaire nécessité du faire » : une poétique mineure

En termes esthétiques et narratifs, l’oeuvre de Bertoyas se caractérise par un travail graphique à la limite de l’illisibilité, qui reprend deux aspects des littératures sauvages décrites par Dubois : tout d’abord, un « travail d’écriture à l’état brut ou primitif[42] » qui inscrit Bertoyas dans une expressivité du trait proche de l’underground et, en particulier, de figures comme Robert Crumb et Gary Panter; ensuite, un « retour dans des conditions nouvelles[43] » de certains aspects de la littérature populaire, via le principe de série et la reprise de bandes dessinées « populaires », allant de Little Lulu à Petzi jusqu’aux pockets de gare. Combinant ces deux héritages, Bertoyas adopte une position « minoritaire », que nous relierons à la philosophie de Gilles Deleuze et Félix Guattari.

Le concept de « minorité » proposé par Deleuze et Guattari dans Kafka, pour une littérature mineure désigne un acte de « déterritorialisation », c’est-à-dire un usage « mineur » des éléments traditionnels « majeurs » d’une forme culturelle qui force un nouveau regard sur cette forme[44]. Il s’agit d’une distanciation active à l’égard des caractéristiques dominantes. Cette distanciation, selon Deleuze et Guattari, est fondamentalement « politique », car chaque geste, trait, ou détail introduit, à sa propre micro-échelle, un « branchement de l’individuel sur l’immédiat-politique, l’agencement collectif d’énonciation[45] ». On trouve ainsi chez Bertoyas tous les éléments « classiques » et caractéristiques du « système de la bande dessinée[46] » : un usage du gaufrier, des dialogues en phylactères, une narration linéaire et causale, articulée autour de personnages récurrents dans les cases; mais tous ces éléments coexistent au sein d’une structure radicalement différente de leur arrangement traditionnel, mettant en crise le rapport aux codes conventionnels du médium. Au contraire d’une bonne partie du catalogue du Dernier Cri, par exemple, et du genre du « graphzine », Bertoyas n’abandonne pas toute idée de récit ou d’intrigue, mais utilise des formes familières au lecteur de bande dessinée pour les dévier de leurs fonctions conventionnelles.

Le modèle offert par Deleuze et Guattari ne se réduit pas à la littérature proprement dite. Des théoriciens comme Simon O’Sullivan pour la photographie et Jan Baetens pour la bande dessinée ont proposé de transposer le concept à d’autres médias et formes culturelles, articulant cette « traduction » transmédiatique autour de la description tripartite de Deleuze et Guattari : la déterritorialisation du langage, la nature politique d’une culture mineure, et son énonciation collective[47]. Ces trois aspects sont intimement liés dans l’oeuvre de Bertoyas : sa pratique d’une édition « sauvage » en marge de l’institution montre déjà à la fois la nature politique de son travail – qui revendique une économie de moyens et un bricolage éditorial en opposition à une approche capitaliste –, mais aussi fondamentalement collective, puisque Bertoyas souligne ce « goût prononcé pour le collectif[48] » qui anime la micro-édition.

Renforçant ces aspects politiques et collectifs, la poétique des fanzines de Bertoyas exhibe une déterritorialisation du langage dominant, caractérisée par l’apparition de « bruit – on pourrait dire de glitches – qui libère le langage de lui-même, ou du moins de sa fonction signifiante... une expérimentation avec, et dans, le langage. Une rupture de la représentation. Une interruption de l’habitude du “faire sens” ou de “l’être humain”[49]. » Au centre de cette poétique mineure, on trouve donc une mise-en-tension des propriétés signifiantes du langage : dans le cas de Bertoyas et de la bande dessinée, celle-ci se déploie au moyen des propriétés narratives et figuratives propres à ce que Philippe Marion nomme la « graphiation[50] », soit l’énonciation graphique de ses fanzines. L’un des piliers de la théorie de la graphiation est la tension entre transparence et opacité du dessin, deux aspects qui ne sont pas nécessairement incompatibles, dénotant le rapport graduel entre la perception de la trace graphique comme trace de la main, marque du « graphiateur », et sa fonction figurative et narrative, sa transparence dans la représentation du récit[51]. Pour faire court, on peut voir cette tension comme un conflit entre figuration/narration et abstraction, entre lisibilité et illisibilité; une tension que Bertoyas explore dans son travail graphique par la suggestion de tropes familiers, de lignes lisibles, et le brouillage de leurs codes, le floutage de ces genres et codes populaires.

Dans ce travail graphique sont perceptibles certaines affiliations avec les bandes dessinées punks nord-américaines des années 1970 et 1980, telles que celles de Gary Panter, Mark Marek et Mark Beyer, et puis, plus tard, du collectif Fort Thunder. En France, on trouve aussi un certain côté « ligne crade » ainsi qu’un Mattt Konture – plutôt qu’un Vuillemin – la pratique : proposé en opposition à la ligne claire, le terme de « ligne crade » désigne ce caractère « brouillon » et « sale » du dessin qui tend à privilégier l’expressivité de la graphiation, souvent avec une saturation d’encre qui noircit la page de traits et de taches. Bertoyas partage avec ces auteurs cette propension à l’expressivité d’un trait volontairement « crade », « sale », qui traduit bien une approche éditoriale elle-même conçue comme un travail salissant, « paluches noircies à la nécessaire nécessité du faire[52] », comme l’écrit l’auteur. Cette question de crasse et de noircissement, cette encre qui adhère au doigt, pourrait être qualifiée de sticky, pour reprendre la notion que Sara Ahmed a décrite comme « effet produit par l’histoire des contacts entre des corps, des objets et des signes[53] ». La façon dont Bertoyas évoque encore et encore cette encre collante n’est pas sans lien avec la matérialité triviale et éphémère de ses fanzines qui, à son tour, génère d’autres contacts. Les mains sales, ce sont aussi celles du lecteur dont les doigts se noircissent au contact de ces opuscules imprimés; cette « crasse » d’encre devient ainsi ce qui crée et relie.

En plus de ces affinités avec un style « punk » tout à fait en phase avec sa pratique éditoriale sauvage, le style graphique de Bertoyas se caractérise aussi par ses références et ses appropriations de personnages de bandes dessinées populaires, qu’il reprend dans son approche figurative. Travaillant à partir d’une table lumière facilitant le décalquage, Bertoyas n’hésite pas à redessiner directement dans ses fanzines certains éléments tirés de bandes dessinées populaires, véhiculant l’idée de « photocopillages aussi brutaux que lumineux », selon les mots de David Turgeon[54]. Bertoyas a parfois recours au collage, incorporant des visages découpés de petits formats, bandes dessinées populaires distribuées au format « pocket » dans les années 1960 et 1970. L’auteur s’approprie également des personnages plus aisément reconnaissables en tant que tels. En effet, la figuration des personnages, via la citation et l’appropriation, évoque le style ultra populaire aux États-Unis du bigfoot ou rubber hose, c’est-à-dire un style au trait rond, exagéré et cartoonesque tel qu’il fut popularisé à partir des années 1920, à la fois en bande dessinée avec le Popeye d’E. C. Segar et en animation avec des studios comme ceux des frères Fleisher et de Disney, bien sûr; un style qui serait omniprésent dans les bandes dessinées pour enfants des années 1940 et 1950, surtout chez des éditeurs comme Harvey Comics ou Dell, dont l’exemple de Little Lulu est sans doute le plus connu. Ce style eut une influence considérable sur la production de comix, comme le montre l’exemple de Robert Crumb. Ce sont toutes ces références, ancrées dans un réseau intermédiatique que revendique Bertoyas quand il s’approprie des personnages comme ceux de Little Lulu de John Stanley et Irving Tripp et, plus généralement, quand ses récits suivent une trame d’aventure mêlée à une représentation du quotidien tout à fait typique de ce genre de productions. Ainsi, dans Ducon, la plupart des personnages sont tirés de Little Lulu et on peut facilement reconnaître les corps de Lulu et de Tubby; de même, certaines protagonistes de Princesse sont directement décalquées des personnages de Petzi et de l’Amiral de la série Petzi dessinée par Hansen[55]. Cette appropriation implique un acte simultané de défiguration de ces personnages, dont les visages sont rendus méconnaissables, soit par des formes et des objets qui couvrent leurs têtes, soit par des hachures, des ratures et des taches qui font du visage un amas graphique opaque (fig. 5).

Figure 5

JM Bertoyas, Ducon, Paris, L’Association, coll. « Ciboulette », 2008, s.p.

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Le fait d’hachurer ou de défigurer le visage de ces personnages pourrait ne pas être seulement vu comme un acte d’auto-censure par rapport aux droits de reproduction[56] : il met en lumière un certain penchant vers l’abstraction caractéristique des fanzines de Bertoyas. D’une part, l’artiste se sert des personnages comme de purs éléments graphiques : des amas de traits variables que l’auteur réarrange constamment selon différentes formes, donnant à ses personnages des corps dont la métamorphose rend parfois difficiles le suivi et la distinction des protagonistes à travers les cases. Dans Kobé numéros 14 et 16, l’auteur recourt à des formes encore plus abstraites, laissant les seuls dialogues indiquer qu’il s’agit de personnages vivant des aventures plutôt triviales, tirées du quotidien. Néanmoins, la plupart du temps, les phylactères et les dialogues n’aident pas à « ancrer[57] » l’image pour en orienter le sens : ceux-ci pointent souvent vers des espaces hors-cadres ou sont partiellement obturés par un objet qui s’interpose à leur portée signifiante. En outre, le texte, quand il est accessible, ne dénote pas toujours l’image en guidant le récit : Bertoyas mélange aux conversations triviales et souvent vulgaires de ses personnages des citations complexes tirées des essais d’Althusser, de Malévitch ou de Marx – citations peu opérantes dans le récit même, si ce n’est qu’elles désignent un certain terreau politique dans lequel l’auteur ancre sa production. Même quand le dialogue traduit une intrigue en train de se dérouler, articulée autour de quelques personnages comme dans Coux!, les formes abstraites du dessin et ses taches bulbeuses ne permettent pas de constituer un récit organique basé sur la figuration du personnage. Cette abstraction est renforcée par un excédent de traits, lignes, taches et bavures sans rapport aucun à la figuration ni à la narration, donnant lieu à une forme de « bruit graphique », à un surplus de graphiation qui déborde parfois littéralement de la case (fig. 6). Bien que Bertoyas utilise la mise en page conventionnelle en gaufrier, une manière peut-être de « contenir » ce bruit graphique[58], les cases sont souvent troublées par la présence de lignes et de cadres hétérogènes à l’intérieur de leurs contours, perturbant la délimitation d’espaces contigus par laquelle se structure la séquence en bande dessinée.

Figure 6

Jean-Michel Bertoyas, Princesse, Albi, Les Requins Marteaux, 2005, s.p.

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En troublant la traditionnelle « lisibilité » de la bande dessinée populaire qui mise souvent sur une transparence figurative, les fanzines de Bertoyas redirigent une partie de l’attention sur le trait même, dans un geste auto-réflexif repris à la surface des pages par ses propres personnages : « on est dans un comix! », s’écrit le personnage de Parzan; ou encore « fais toi à l’idée que nous sommes des marionnet[tes] de papier![59] ». Cette conscience des personnages n’est pas au service d’une réflexion métaleptique complexe, mais semble plus simplement attirer l’attention sur le fait qu’il s’agit bel et bien d’un comix, d’un théâtre de papier à apprécier tel quel. Une dimension superficielle émane de la façon dont Bertoyas évoque et utilise la pulsion du récit et les formules épuisées des genres populaires de la bande dessinée, avec des réactions de cause à effet, des rebondissements, des personnages se mesurant à leurs antagonistes. Ces « noeuds » du récit sont cependant basés sur des intrigues dont les enjeux sont difficiles à cerner; ce sont l’action et l’énergie débordante des personnages à travers les pages qui guident la propulsion du récit en avant. Bertoyas tisse souvent une forme de continuité sérielle entre ses fanzines, à travers la récurrence de certains personnages et de leurs noms en couverture, tels que Nicy et Parzan[60]. Des morceaux d’histoire semblent coller ensemble, et Bertoyas nous promet même un prolongement sous forme de l’indication « à suivre », sans pour autant assouvir cette possibilité. En même temps, ces « sagas » travaillent une incohérence fondamentale, sur l’impossibilité d’établir un fil narratif clair et logique tant les contradictions s’accumulent, telles que la typique réapparition d’un personnage mort dans le numéro précédent. La pulsion du récit, chez Bertoyas, ne se fonde donc pas sur la construction d’un univers diégétique plausible, mais se retrouve dans l’expressivité des personnages de papier, taches informes et amas de lignes qui bougent énergiquement de case en case. Comme l’indique le colophon de Lolch, il y a quelque chose qui déraille dans la narration, semant la confusion chez le lecteur : « Yôou! Tout ça a l’air bien confus, hein!! Vous croyez quoi? Une fresque ça a toujours un début duraille!! Un comix qui se veut capable d’englobuler des thèmes aussi divers que le socialisme, la chimie, le sexe… l’aliénation culturelle, super-prolo ou le bouddhisme hard-core… faut pas s’attendre à… heu…merde[61]! »

En guise de conclusion

Ces productions dont on ne cesse de perdre le fil narratif forment l’expression toute désignée de la pratique du fanzine chez Bertoyas, dont la continuité échappe tout autant, en raison d’une structuration éditoriale fragmentaire, erratique, et des canaux de distribution qui semblent se construire au hasard des rencontres. Cette déterritorialisation des codes de la bande dessinée s’arrime au contexte social et collectif d’une pratique « sauvage » de l’édition et de la création. Pour Jacques Dubois, les littératures sauvages pourraient être mieux perçues « comme parallèles que comme marginales[62] ». Dans le cas de Bertoyas, les lignes de démarcation ne sont pas toujours parallèles, puisque son travail a été repris et intégré au sein de l’institution par des éditeurs indépendants qui affirment leur adhérence à celle-ci; et pourtant, l’auteur semble rester complètement attaché au statut de marge.

Figure 7

Jean-Michel Bertoyas, commentaire dessiné paru dans Francis Vadillo, Undergronde + Commentaires sur carton brut, Genève, Hécatombe, 2015.

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Comme il l’exprime dans un commentaire dessiné en annexe d’Undergronde, « croire que c’est une étape avant », c’est déjà détruire la micro-édition (fig. 7) : le fanzinat chez Bertoyas constitue une voie en soi, et non pas une étape préliminaire au passage vers l’édition établie, d’où cette position ambiguë d’une forme de production sauvage que Bertoyas décrit comme « [u]n plaquage au réel peu archivé, fertilisant une conscience et pourtant imbibé de la pisse des chiottes obscures de l’histoire[63] ». Cette « crasse » dans laquelle se « fertilise » le fanzine, c’est aussi la « crasse » de la graphiation chez Bertoyas : le bruit graphique, le récit qui déraille, l’encre baveuse d’un opuscule photocopié. Cette encre qui colle traduit la stickiness qui anime tout entière le fanzinat et la micro-édition tels que Bertoyas les imagine, c’est-à-dire comme une micro-écologie sauvage, retranchée mais fertile : « si tout va bien, il y aura un sous-bois moussu et fécond, odorantes impressions, feuilles brillantes, nourricières, humus, chaos lichens, et nous, bestioles rassasiées à la source de noires encres productives[64] ».