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En me livrant au travail que Votre Majesté honore de Ses regards, j’ai besoin d’oublier sans cesse devant quels yeux il doit paraître; pour peu que je voulusse me laisser aller à cette réflexion, je n’aurais jamais le courage d’expédier une seule feuille de cet insigne barbouillage. Il me faut à moi non le courage d’une âme tranquille et ferme qui juge et apprécie le danger qu’elle court, mais celui d’un homme étourdi par la grandeur du péril qui se jette les yeux fermés tout à travers les dangers que son métier lui attire et reproduit sans cesse et qui ne peut s’en tirer qu’en oubliant qu’il a des spectateurs. La lettre de Votre Majesté me rappelle que j’en ai un, et quel spectateur!

Grimm à Stanislas‑Auguste Poniatowski, 14 avril 1770[1]

Ainsi Friedrich Melchior Grimm s’adressait‑il au roi de Pologne dans sa lettre du 14 avril 1770, écrite en réponse à diverses considérations du monarque sur le travail des peintres, elles‑mêmes rédigées en réaction à la réception du Salon de 1767 transmis sous forme de Supplément aux abonnés de la Correspondance littéraire[2]. En mettant en valeur le regard d’un des « spectateurs » de ses livraisons bimensuelles, l’épistolier insistait sur le « danger » qu’il encourait, depuis 1753, avec cette production exclusivement réservée à des têtes couronnées[3]. Témoins des liens inextricables s’étant établis, au fil des ans, entre le périodique et les correspondances particulières qui en accompagnaient l’expédition, les lettres échangées entre le rédacteur et le roi de Pologne constituent un ensemble de choix pour approcher la figure du lecteur princier auquel s’adressait Grimm, qu’il s’agisse de celle — idéale — du récepteur qui se profilait dans ses feuilles ou de celle — individuée — qui se mit en place au sein de cet échange privé, le plus complet qui nous soit parvenu entre Grimm et l’une de ses « pratiques[4] » du temps où il en était le principal rédacteur[5]. Cette relation épistolaire nous révèle la complexité d’un ethos princier implicite et idéalisé, certes, mais tout à la fois modulé par la figure mouvante et multipliée des princesses et des princes abonnés. Forcément construit dans un mouvement dialectique avec celui du rédacteur, cet ethos a non seulement servi de socle à l’entreprise de ce dernier, mais aussi d’horizon grâce auquel il aura pu, au terme de 20 années de Correspondance littéraire, se départir de son « détestable » et « vilain métier[6] ». Représentatif de la manière dont Grimm nouait des liens avec ses pratiques, et riche des rétroactions du lecteur de Varsovie, cet ensemble de lettres particulières nous donne à voir un correspondant nettement plus ferme et intègre que le flagorneur qu’en a fait une certaine tradition critique[7], tout en nous permettant d’interroger l’efficace des représentations — amicales, mondaines, philosophiques – déployées dans son périodique grâce aux échos qu’on y retrouve. Surtout, cette correspondance nous laisse apprécier les talents d’équilibriste d’un rédacteur qui, malgré des articles et des refus susceptibles de déplaire au roi de Pologne, aura trouvé en ce dernier un lecteur complice, et même un « ami couronné[8] ».

Le faiseur de feuilles et son auguste lecteur

C’est toujours un de mes étonnements, comment un homme né dans l’obscurité, sans autre mérite qu’un coeur droit et sensible, sans ambition, sans projet, sans cabale, a pu se trouver au pied des trônes, et pour voir de près et presque dans l’intimité que l’égalité et l’amitié seules procurent les plus grands et les plus augustes personnages de son temps.

Grimm à Stanislas‑Auguste Poniatowski, 1er novembre 1776[9]

C’est en correspondant littéraire fort de 14 années d’expérience que Grimm adressa, le 1er février 1767, son premier « paquet » à Stanislas‑Auguste[10]. Comme le lui rappelait Madame Geoffrin dans une note jointe à cet envoi, le roi lui avait préalablement confié que « les feuilles de M. Grimm lui seraient agréables[11] », ce qui avait donné l’occasion à la Parisienne de lui servir d’intermédiaire auprès d’un habitué qui fréquentait sa résidence depuis de nombreuses années. La Correspondance littéraire comptait alors six lecteurs : la future landgrave Caroline de Hesse‑Darmstadt, le duc de Saxe‑Gotha, la princesse Sophie‑Erdmuthe de Nassau‑Sarrebruck, la reine Louise‑Ulrique de Suède, l’impératrice Catherine II de Russie et Georges‑Guillaume, landgrave de Hesse‑Darmstadt. Quelques mois plus tôt, Grimm avait perdu l’abonnement du roi de Prusse, mais il allait bientôt ajouter le nom de Christian IV, duc de Deux‑Ponts à sa prestigieuse liste de pratiques, dont le nombre doublerait encore au début des années 1770[12]. C’est donc à l’aube de la période la plus florissante des « feuilles de Grimm » que Poniatowski joignit son réseau d’augustes lecteurs.

La première lettre particulière que Grimm adressa au roi consistait essentiellement en une demande d’indulgence pour un « travail dont le principal mérite consiste dans la célérité, et qui, par conséquent, ne peut être susceptible d’aucun soin, d’aucun degré de perfection, serait‑il digne des regards d’un monarque qui doit à d’éminents talents ce que les autres princes ne doivent qu’à un hasard aveugle[13] ». D’entrée de jeu se profilent, dans cette introduction, les grands traits de la représentation que forgeait Grimm de lui‑même, de ses écrits périodiques et de ses abonnés, à tout le moins dans ses lettres privées : « pauvre diable […] naturellement assez content de son sort » et menant à Paris « la vie du monde la plus laborieuse » et la plus « retirée » du fait de son « mauvais métier », il renvoyait l’image d’un « homme médiocre […] aisément accablé » et « tellement écrasé par [sa] besogne [qu’il désespérait] de [se] retrouver au niveau avant [sa] mort », mais aussi celle d’« un bon diable de chien » perpétuellement reconnaissant de recevoir « de la part de quelques têtes couronnées des marques d’estime et de distinction fort au‑dessus de [son] état et de [son] mérite[14] ». Ses lecteurs apparaissaient, pour leur part, tels des dispensateurs de bontés et de bienfaits dignes de constants hommages. Creusant l’écart des conditions, le correspondant littéraire adoptait volontiers le vocabulaire des sentiments — c’est avec « un attendrissement extrême » qu’il disait recevoir « les gages d’une bonté si touchante » de la part d’un monarque aux pieds duquel il déposait régulièrement « l’hommage de [son] coeur[15] » — et ne dédaignait pas la métaphore divine pour appuyer ses éloges. Il écrivait ainsi à Poniatowski, à la fin de l’année 1772, que ses bontés étaient « aussi nécessaires à [son] existence que l’air [qu’il respirait] », après quoi il ajoutait : « il est juste qu’on ait dans les rois la même confiance qu’en Dieu, et qu’on ne craigne pas qu’ils retirent ce qu’ils ont accordé gratuitement[16] ». Quoique plus discret dans les lettres au roi de Pologne, ce type de comparaison se déployait avec force dans les épîtres de Grimm à ses premières lectrices où l’on retrouve le style encomiastique propre à la manière dont on construisait, depuis la Renaissance, la persona de la princesse sensible au progrès des arts, des sciences et des lettres[17]. Malgré cette différence d’intensité, l’on voit bien que, en ayant recours à cette posture de dévotion, le rédacteur insistait sur sa soumission et son infériorité. Cette déférence presque outrée, mais traditionnelle au xviiie siècle « comme une composante obligatoire du dialogue entre un souverain et un simple mortel », rappelle Sergueï Karp[18], se doublait d’un discours mettant aussi en valeur le mérite de ses abonnés, dont il disait la liste « composée de noms encore moins illustres par le rang de souverain qui les décore, que par le mérite éminent dont ils l’ont relevé[19] », ce qui s’appliquait d’autant mieux à Poniatowski que la Pologne était une monarchie élective et que celui qui allait en être le dernier roi avait été élu, comme l’épistolier y faisait d’ailleurs allusion dès sa toute première lettre.

L’insistance de Grimm sur le rang de ses lecteurs et sur l’écart hiérarchique qui l’en éloignait inscrivait en outre son périodique dans le sillage d’une longue tradition philosophique. Sans faire de lui et de ses collaborateurs des conseillers des princes à proprement parler, ce contexte de réflexion et d’écriture, aussi symbolique et imaginaire fût‑il, lui conférait un statut d’interlocuteur auprès de ses lecteurs, ce qui impliquait que les premiers pussent s’exprimer avec transparence et que les seconds s’engageassent au secret[20]. Les lettres à Poniatowski confirment la fermeté avec laquelle Grimm demandait à ses abonnés de ne pas diffuser ses feuilles et le fait qu’il n’hésitait pas, au besoin, à leur rappeler cette condition. Aussi, lorsque le roi mentionna, après réception de la livraison du 15 mars 1770, que « les larmes de tout un cercle[21] » avaient fait l’éloge de l’héroïne de La Religieuse, cet « horrible complot dont [Grimm avait été] l’âme de concert avec M. Diderot et deux ou trois autres bandits de cette trempe de [leurs] amis intimes[22] », le correspondant littéraire répliqua :

je ne me permettrai jamais de remontrance sur l’usage que Votre Majesté jugera à propos de faire de mes mauvaises feuilles. Pourvu, Sire, que Vous ne souffriez pas qu’on en tire copie, pourvu qu’il n’en revienne jamais à Paris ni imprimée ni en manuscrit, je suis tranquille. Ici aucun de mes amis n’en a connaissance, cette restriction est indispensable, et excepté les princes à qui cette correspondance est adressée, nulle âme vivante ne la connaît ni en totalité ni en partie de mon fait[23]

Si Grimm admettait que ses feuilles puissent être lues en compagnie de quelques proches[24], il redoutait plus que tout qu’elles circulent. Rappelons à cet effet que, à la suite du décès de Caroline de Hesse‑Darmstadt, l’une de ses plus anciennes et fidèles abonnées, il demanda à ce que le « fatras de correspondance littéraire qu’elle a eu depuis vingt ans » soit détruit[25]. L’une des raisons de cette exigence visait à le préserver, ainsi que ses collaborateurs — qui d’ailleurs n’étaient pas toujours au fait de l’être —, de toute « tracasserie » d’ordre social en leur évitant le risque de se brouiller avec les artistes, gens de lettres et gens du monde dont il était question dans sa production, et dont certains pouvaient d’ailleurs être des proches. Cette situation se produisit notamment avec Galiani, dont Grimm transmit à Poniatowski l’extrait d’une lettre à Madame d’Épinay dans laquelle l’abbé fulminait d’avoir appris que le nonce du pape à Varsovie rapportait « que Sa Majesté polonaise passait son temps à lire un recueil de [ses] lettres à [ses] amis en France[26] ». Dans cette économie, le lecteur princier (qui, en l’occurrence, fit chaque fois amende honorable et chercha à rassurer son correspondant[27]) devenait forcément un complice, mais un complice redevable à celui qui affirmait avoir mis entre ses mains « [ses] intérêts et ceux de [ses] amis[28] ».

En plus de la configuration qu’entraînait ce pacte explicite, le statut du rédacteur se consolidait dans la forme conversationnelle qui était donnée à nombre de ses articles. L’interlocuteur le plus présent dans le périodique était bien sûr Diderot, par ailleurs critique lui‑même à ses heures; mais on y retrouvait aussi l’abbé Galiani, dont les réparties ponctuaient plusieurs articles, de même que Mme d’Épinay, qui y apparaissait de façon plus discrète, sans être nommée[29]. Cette « femme d’esprit » se devinait, par exemple, derrière les traits d’une « marquise » débattant avec Grimm de la traduction de divers romans; tantôt « le philosophe » réfléchissait avec son ami au gré d’une promenade nocturne près de la Seine, tantôt il faisait l’histoire du christianisme au coin du feu en compagnie « du charmant abbé[30] ». De tels éclats de conversations amicales avec des proches que les lecteurs finissaient par reconnaître à la mention de leurs seuls surnoms conféraient à ces feuilles une aura d’intimité; mais on y retrouvait tout aussi bien ce vernis de mondanité dont étaient avides les lecteurs, puisque Grimm agrémentait régulièrement ses textes de bons mots et d’anecdotes puisés ici et là dans la rumeur incessante du beau monde. C’est d’ailleurs un élément que recherchait Poniatowski, lui qui était resté fortement attaché à la capitale depuis le séjour qu’il y avait fait en 1754. Par‑delà son ancrage dans la vie culturelle parisienne, la Correspondance littéraire constituait néanmoins un espace à l’écart où l’on pouvait d’autant mieux critiquer le monde et la frénésie de Paris que l’on s’en soustrayait grâce à l’impératif de silence et à l’aura d’amitié qui le préservaient de tout regard indiscret.

Représenter l’échange intellectuel dans « l’intimité que l’égalité et l’amitié seules procurent » était une manière de susciter la connivence des lecteurs en les conviant implicitement à partager les réflexions du petit cercle dont Grimm soignait méticuleusement l’image dans ses feuilles, aussi bien par les portraits élogieux qu’il brossait de ses rares membres que par la mise en valeur de leurs idées et de leurs écrits[31]. C’était, pour le roi de Pologne, l’un des charmes indéniables de cette production, comme il le confiait, le 30 décembre 1769, après avoir reçu des articles de Diderot qui lui avaient particulièrement plu :

Une des choses qui me font le plus aimer vos feuilles, c’est qu’elles me font pour ainsi dire causer quelquefois avec ce philosophe que vous avez tant raison de chérir, et de la main duquel votre numéro XXI du 1er novembre contient quelques articles. Faites‑moi parler avec lui, ou plutôt lui à moi, le plus souvent que vous pourrez. Bien entendu que vous resterez toujours en tiers de la conversation[32].

Neuf mois plus tard, il écrivait encore : « Je voudrais en un mot réfléchir, causer avec vous deux[33]. » L’idéal personnel de Grimm qui consistait à « vivre heureux et obscur dans ce sein de l’amitié et de la philosophie[34] » imprégnait tous ses écrits, périodiques comme épistolaires, et rapprochait conséquemment chacune de ses pratiques des amis qu’il représentait avec lui. Si bien, d’ailleurs, que le roi, en demandant à son correspondant toutes sortes d’informations sur son entourage, lui écrivait à l’automne 1774 : « Fait comme vous êtes, vos amis font partie de vous‑même. C’est donc toujours de vos nouvelles que je demande dans tout cela[35]. »

Solidaires, les livraisons bimensuelles et les lettres particulières dans lesquelles Grimm adoptait pourtant des rhétoriques et des postures bien distinctes procédaient d’un même idéal d’amitié philosophique. Dans le périodique, cet idéal se traduisait par des représentations mettant à l’honneur l’échange des idées et la forme du dialogue, ce qui faisait du prince un égal dans l’espace de conversation ainsi créé, mais un égal forcément contraint au rôle de spectateur. Silencieuses, ses réactions ne pouvaient trouver leur expression que grâce au canal encore plus personnalisé et privilégié de la correspondance privée, complément essentiel à la Correspondance littéraire et qui, dans le cas de roi du Pologne, favorisa effectivement le développement d’un tel sentiment. Contre toute attente, c’est à la faveur de critiques virulentes d’oeuvres appartenant au roi que s’établit entre eux un premier rapprochement.

Le critique et son spectateur

Il était écrit au livre du destin, chapitre des peintres et des rois, que trois bons peintres feraient un jour trois mauvais tableaux pour un bon roi; et au chapitre suivant des Miscellanées fatales, qu’un littérateur pusillanime épargnerait à ce roi la critique de ces tableaux; qu’un philosophe s’en offenserait, et lui dirait : « Quoi! Vous n’avez pas de honte d’envoyer aux souverains la satire de l’évidence; et vous n’osez leur envoyer la satire d’un mauvais tableau? »

Diderot, Supplément à laCorrespondance littéraire de 1767[36]

C’est par cette mise en abyme que Diderot commençait sa seconde critique de trois des quatre grandes oeuvres picturales commandées par le roi de Pologne, lesquelles avaient été présentées à l’exposition bisannuelle de l’Académie royale de peinture et de sculpture de 1767. Destinés à la Chambre des Seigneurs du château royal de Varsovie, ces tableaux devaient respectivement symboliser la justice, l’émulation, la magnanimité et la concorde suivant la volonté du roi, qui en avait par ailleurs déterminé les sujets[37]. Des extraits du Salon que rédigea Diderot après avoir vu cette exposition, comme il le faisait pour Grimm depuis 1759, furent expédiés en Pologne au début de l’année 1770, soit bien après que les peintures y furent elles‑mêmes reçues. Et le roi ne manqua pas de réagir aux satires du philosophe dans les lettres privées qu’il adressa à Grimm par la suite.

L’évocation d’un différend qui aurait opposé le critique d’art et le correspondant semble de prime abord indiquer que certaines considérations auraient pu freiner l’indépendance et la liberté que Grimm ne cessait de revendiquer. L’on pourrait d’ailleurs être tenté d’accorder d’autant plus de foi à cette accusation de pusillanimité qu’elle provenait d’un ami cher. Or, le rapprochement de ce dialogue et de la lettre particulière qui l’accompagnait nous amène à nuancer ce reproche en attirant l’attention sur l’habileté rhétorique avec laquelle Grimm saisit cette occasion pour insister sur la nécessaire sévérité qui incombait à ceux qui pratiquaient son métier :

J’ai balancé longtemps si je soumettrais à Vos augustes regards cette suite du Salon de 1767. J’ai longtemps combattu; les bontés que Votre Majesté a bien voulu me témoigner pour l’auteur [i.e. Diderot] en dernier lieu me décident. Je suis sûr que Votre Majesté ne verra point dans ce cahier l’envie de nuire parce qu’elle est étrangère à l’âme du philosophe et que sa sévérité aux yeux d’un prince aussi éclairé que juste ne passera que pour une qualité indispensable du rôle qu’il s’est imposé. Le métier que nous faisons, le philosophe et moi, pour le service de Votre Majesté, n’est point fait pour prendre garde aux petites convenances; nous avons le droit d’enlever un auteur à son cadre, à son siècle, à sa situation particulière pour le comparer à tout ce qu’il y a jamais eu de plus grand dans les arts ou dans les lettres, et pour le juger en conséquence, mais le tout sans conséquence[38].

Afin de préparer la réception des articles de Diderot, Grimm employait cette formule qui, sans doute, résume le mieux l’esprit de la Correspondance littéraire et de son secret : « juger en conséquence, mais le tout sans conséquence ». Opérant de manière complémentaire, le débat des rédacteurs tel que relaté dans le périodique et les réserves émises dans les lettres de Grimm forgeaient, en creux, l’image d’un mécène éclairé et ouvert à la « satire de l’évidence ».

Le « meilleur des trois tableaux » faits pour le roi de Pologne était, selon le philosophe, celui de Noël Hallé : Scilurus, roi des Scythes, se voyant près de mourir, fait rassembler ses enfants. Bien qu’il semble positif, ce jugement portait sur un tableau dit « médiocre » et « détestable de tout point, de dessin, de couleur, d’effet, de composition; pauvre, sale, mou de touche, papier barbouillé sous la presse de Gautier : ce n’est que du jaune et du gris[39] ». Ayant commenté la pauvreté d’expression des personnages, dont certains n’évoquaient pour lui rien de plus que des « brigands échappés de la Conciergerie », Diderot demandait ensuite à Grimm, à qui ses Salons étaient systématiquement adressés — « car vous savez qu’il faut toujours qu’il parle à quelqu’un », se plaisait à rappeler ce dernier dans l’introduction de celui de 1761[40] :

Et vous croyez qu’on aura le front d’envoyer cela à un roi? Je vous jure que si j’étais, je ne vous dis pas le ministre, je ne vous dis pas le directeur de l’Académie, mais pur et simple agréé, je protesterais si fortement, que M. Hallé garderait ce tableau pour faire peur à ses petits‑enfants, s’il en a, et qu’il en exécuterait un autre qui répondît mieux au bon goût, aux intentions de Sa Majesté polonaise[41].

Dévastatrice pour l’artiste (qui de toute façon n’allait jamais la lire), cette critique s’ouvrait sur un commentaire flatteur à l’égard du « bon goût » du monarque. Grimm, qui avait pour habitude d’intervenir à même les critiques de Diderot, renchérissait ensuite sur ce point en faisant remarquer à ses lecteurs que « jamais sujet ne fut mieux choisi pour décorer le palais d’un roi de Pologne[42] ».

En commentant plus loin le César débarquant à Cadix de Jean‑Marie Vien, à qui avait été confiée, à la suite de la mort de Carle Van Loo en 1765, la représentation de César dans le temple d’Hercule au pied de la statue d’Alexandre par laquelle devait être illustrée l’émulation, le philosophe énumérait cette fois un ensemble de règles académiques qui, quoique suivies, ne produisirent à son avis qu’une « composition de tout point insignifiante », un « tableau sans aucun mérite que le technique » : « Il faut que tout pyramide; il faut une masse de lumière au centre; il faut de grandes masses sombres sur les côtés; il faut des demi‑teintes sourdes, fugitives, pas noires; il faut des figures qui contrastent; il faut dans chaque figure de la cadence dans les membres; il faut… », s’interrompait‑il, « s’aller faire foutre, quand on ne sait que cela[43] ». Si ce tableau était mauvais, c’était parce que le peintre n’avait pas su « entr[er] profondément dans l’esprit de son sujet »; aussi la statue d’Alexandre était‑elle sans « noblesse » ni « fierté », et le César qui s’offrait au regard ressemblait‑il à un « marmouset », « un autre bougre », « un fesse‑mathieu, un pisse‑froid, un morveux dont il n’y a rien à attendre de grand ». Conclusion : « Sujet d’expression, sujet grand, où tout est froid et petit[44]. » À la manière dont Diderot avait procédé dans sa première critique, et bien qu’il n’ait pas été fait explicitement mention du roi dans le cas présent, le choix du mécène était salué dans cet article où l’on démontrait essentiellement que la pauvreté de l’exécution de l’artiste était inversement proportionnelle à la grandeur du sujet proposé.

La critique de La Tête de Pompée présentée à César par Lagrenée pourrait ne pas avoir été envoyée au roi, bien que Grimm la lui ait dûment annoncée avec la suite du Salon de 1767[45]. N’empêche, puisqu’elle fut rédigée avec le même horizon de réception que les précédentes, l’on en considérera l’introduction qui illustre l’esprit d’intégrité et de franchise que le correspondant cherchait à instaurer dans son périodique :

Je ne sais quel pape demanda à son camérier quel temps il faisait. Beau, lui répondit le camérier, quoiqu’il plût à verse. Mon ami [i.e. Grimm], je ne veux pas, si je vais jamais à Varsovie, que Sa Majesté le roi de Pologne me prenne par une oreille et me conduisant devant ce tableau, me dise, comme le Saint Père dit à son camérier, en le menant à la fenêtre : « Vedi coglione » [« Vois donc, couillon »]. Que les souverains sont à plaindre! On n’ose pas seulement leur dire qu’il pleut, quand ils veulent du beau temps[46].

Quoiqu’il se soit associé, dans cette anecdote, à un officier du pape susceptible de se faire tirer par l’oreille, Diderot y revendiquait fermement le droit de dire ce qu’il en était de ses tableaux au roi et, ce faisant, hissait pour ainsi dire ce dernier à la hauteur de son mérite à titre de critique d’art. Tout comme la conversation abolissait, dans le périodique manuscrit, l’écart vertigineux des conditions en élevant les rédacteurs au rang d’interlocuteurs des princes, l’évidence[47] de la beauté servait ici de socle à un rapprochement qui, tout fictif fût‑il, opérait à son tour une sorte de renversement en conférant au mécène une acuité de regard équivalente à celle du philosophe.

En dépit de leur sévérité, les satires des peintures de la Chambre des Seigneurs proposaient donc un équilibre les rendant tout à fait recevables par le roi qui les avait commandées grâce à l’image d’un homme de goût averti qu’elles lui renvoyaient — ce qu’était effectivement Poniatowski[48]. D’ailleurs, sa réponse n’aurait pu être plus en conformité avec la réception ainsi conjointement préparée par les lettres de Grimm et l’économie dialogique du Salon :

Il y a deux ans que je possède ces tableaux, il y a deux ans qu’on m’a écrit de Paris que c’étaient d’excellents tableaux, peints par d’excellents maîtres, et je me suis résigné. Or, le mot résignation implique, comme on sait, ordinairement un sentiment de peine : plus cette résignation dure, et plus la peine est grande; et plus on a de peine, et plus on doit à qui nous en délivre. Vous conclurez de là que je suis très obligé au philosophe, votre ami, de m’avoir mis à mon aise au sujet de ces tableaux. Fort de son avis, j’oserai donc dire tout haut désormais, malgré tout mon respect pour des artistes qu’on révère en France, qu’ils ont fait à mon égard à peu près comme font les marchandes de mode de Paris, qui en triant leurs assortiments ont coutume de destiner pour les cours du Nord un paquet à part, composé de tout ce dont elles sont sûres de ne pas se défaire en France[49].

Certes favorable aux opinions exprimées sur ses tableaux, la réaction du roi était néanmoins accompagnée d’un jugement sévère à l’égard des artistes parisiens, jugement que le correspondant littéraire allait tâcher d’adoucir quelque peu dans sa lettre suivante. Il développa, pour ce faire, un commentaire qui se trouvait déjà en germe dans le Salon. Suivant son habitude, Grimm avait ménagé une réplique au « compliment » de pusillanimité que lui avait fait son ami en demandant : « N’est‑il pas vrai que si ces artistes sont bons, s’ils sont les premiers de l’académie, ils méritent des égards? », après quoi il concédait « que la vérité est inflexible, que la pitié est un sentiment étranger au métier que je fais, et que je vous remets [i.e. à Diderot] le glaive pour faire justice sévère[50]. » L’indépendance totale, affranchie et idéale que réclamait le génie du philosophe se trouvait ainsi enchâssée, mais aussi mise à l’honneur dans celle qui procédait d’un réseau de dépendances adroitement entretenu et qui appartenait en propre au doigté épistolaire de Grimm. Soucieux de vérité aussi bien que de tempérance, celui‑ci précisait donc au roi dans le particulier :

Non, Sire, nos artistes, en travaillant pour Votre Majesté, ne se sont pas négligés, ils ont certainement fait de leur mieux, mais c’est que leur mieux n’est pas grand‑chose, et j’entends dire que l’Italie n’est pas plus fertile en grands artistes dans ce moment que la France. […] Vous avez, Sire, envoyé des sujets sublimes, mais ils ne pouvaient être traités que par des Poussins et des Le Sueurs, et nous n’avons plus ces noms‑là[51].

La narration du différend qui serait survenu entre les deux critiques, la forme dialogique diversement conférée au Salon, la multiplication des mises en garde épistolaires de Grimm sur les exigences de son métier et ses nuances contextuelles concernant l’état général des arts concouraient à faire rayonner le jugement esthétique de Diderot tout en favorisant l’adhésion des « têtes couronnées » aux propos qui leur étaient envoyés — y compris celle du roi de Pologne, qui se trouvait loué par les deux rédacteurs, quoique chacun l’ait fait à sa manière.

Dans sa réponse, le roi renforçait même cette dynamique de complicité en prenant ses distances avec les artistes aussi bien qu’avec Mme Geoffrin, à qui il faisait allusion en mentionnant cette opinion reçue de Paris sur l’« excellence » des tableaux faits pour lui. Exprimé en termes de soulagement, son acquiescement conférait au point de vue de Diderot un statut tel qu’il allait l’autoriser, si on l’en croit, à adopter un avis tout différent de celui qu’il s’était cru jusque‑là devoir afficher. « Comment a‑t‑on pu défigurer cette image de la concorde, qui devait être si belle, si parlante, par une composition si ignoble? Comment a‑t‑on pu donner à César d’autres traits que les siens, si connus, si nobles et si fins? », demandait‑il en écho au philosophe. Surtout, au milieu de ses réflexions, il confiait :

toujours est‑ce une douceur d’en parler, et surtout quand c’est à gens comme vous et votre ami. […] Mais j’oublie que vous vivez heureux, au milieu des arts, des connaissances et de la philosophie. Vous n’avez que faire de mes raisonnements; mais voilà ce que c’est de toucher l’endroit faible : vous m’avez séduit, en me parlant d’un genre de choses que j’aime, peut‑être trop[52].

Certes, Grimm choisissait minutieusement ses pratiques afin de pouvoir jouir de la liberté à laquelle il prétendait[53]. Certes, Poniatowski incarnait bel et bien ce monarque éclairé à qui le rédacteur de Paris souhaitait s’adresser. Les lettres privées qu’ils se sont écrites le confirment et nous montrent, de surcroît, à quel point le roi aura contribué, par les témoignages qu’il offrit de sa réception, à la consolidation et à l’entretien d’un climat d’échange marqué par la franchise — mais aussi par le plaisir.

Le Parisien accablé et le monarque malheureux

Mais vous, messieurs, vous êtes à Paris; le monde est sous vos yeux et il vous amuse; mais ce monde a droit de vous dire : « Devenez miroirs et instruisez‑moi! » C’est du moins ce que vous dit cette partie du monde où je réside, qui a besoin en tout sens que le soleil du midi l’échauffe. […] Écrivez‑moi souvent. J’ai tout lieu de croire que vous me ferez toujours plaisir […]; vos lettres mêmes seront des feuilles souvent et vos feuilles tiendront lieu de lettres. […] Je vous dis encore que je serai charmé que vous entriez dans mes idées et que vous m’écriviez en conséquence; mais j’ajoute que si vous n’en avez pas du tout envie, vous n’avez qu’à me le dire tout net; franchise vaudra mieux que contrainte. Si vous travailliez sans plaisir, vous ne feriez pas bien; après tout, vous êtes le maître de votre temps et de votre sort, et je respecte la liberté, quoique roi.

Stanislas‑Auguste Poniatowski à Grimm, 9 mai 1770[54]

Les propos impitoyables de Diderot sur les tableaux du roi de Pologne n’eurent aucune suite négative — bien au contraire. La correspondance particulière du correspondant littéraire et de son lecteur couronné n’en devint même que plus soutenue, constante, et les réactions de ce dernier, plus détaillées, abondantes. Outre les demandes de « nouveautés de choix, en fait de livres, d’estampes, de cartes géographiques » et d’informations relatives aux ventes se tenant à Paris (ce qui fit de Grimm l’un des commissionnaires du roi, comme il le devint pour bon nombre de ses lecteurs[55]), on retrouve dans les lettres de Poniatowski écrites en 1770 plusieurs réactions positives au contenu du périodique, toutes empreintes de cet esprit d’ouverture qu’il ne cessa jamais d’afficher – « Cependant M. Grimm se souvient toujours que si je désire beaucoup de trouver ses feuilles les plus gaies, les plus intéressantes, les plus amusantes que possible, je veux premièrement qu’il soit lui‑même à son aise en les écrivant et que je suis bien éloigné de vouloir le moins du monde empiéter sur sa liberté », lit‑on sous sa plume dans celle du 8 août[56]. Après avoir reçu la livraison du 1er mai, qu’il avait trouvée « charmante » — « Je ne crois pas en avoir vu de meilleure », confiait‑il —, il rapporta à son correspondant, en novembre, que « [ses] trois dernières feuilles [lui avaient] fait grand plaisir[57] ». Voyons un peu en quoi consistait ce charme en consultant le contenu de la feuille du 1er mai, qui est celle que le monarque commenta de la façon la plus détaillée.

Cette livraison s’ouvrait par un article du philosophe sur une traduction de l’Éloge de la ville de Moukden composé par l’empereur K’ien‑Loung[58], lequel se terminait par une réflexion sur la transcendance linguistique de la langue poétique et sur la capacité de Diderot à y accéder. Ce texte était suivi d’un commentaire de Grimm qui, tout en avertissant ses pratiques que la lecture du poème impérial ne leur ferait « pas à la vérité autant de plaisir que l’extrait du philosophe [qu’ils venaient] de lire », entreprenait l’éloge de l’empereur, et par la même occasion de tous les princes animés de sentiments semblables aux siens, en s’exclamant : « Heureux les peuples qui sont gouvernés par de tels poètes[59]! » Plus qu’un miroir tendu vers ses abonnés, cet éloge constituait une invitation à l’émulation, en même temps que la version « façon Grimm » de la critique d’une traduction dont il n’était pas plus content que son ami, mais dont il tirait plutôt des réflexions sur cette « philosophie simple et sublime » qui consistait en « la soumission et la résignation du sage à la nécessité de l’ordre général ». D’entrée de jeu était donc mis en oeuvre ce principe dialogique que le roi disait tant aimer.

Suivait une anecdote plaisante sur les vaines tentatives de Mme Geoffrin de se défaire d’un visiteur écossais qui n’était pas au fait des règles de la politesse parisienne. Agrémenté d’un bon mot du célèbre acteur anglais Garrick, ce petit récit servait d’introduction à la transmission d’une lettre reçue par l’Écossais en question dans laquelle on rapportait une mésaventure du roi du Portugal. Cette « notice des dépêches étrangères » était complétée par une lettre de Galiani au baron d’Holbach dans laquelle l’abbé, inconsolable, se plaignait de son récent retour au Royaume des Deux‑Siciles — « Rien n’amuse ici », écrivait‑il; « points d’édits, point de réductions, point de retenues, point de suspensions de paiements : la vie y est d’une uniformité tuante; on ne dispute de rien, pas même de religion. Ah, mon cher Paris! ah que je te regrette! » Grimm donnait ensuite une définition et des exemples de charades, dont la pratique, expliquait‑il, grossissait alors « la passion nationale pour les jeux de mots, pointes, calembours, rébus, charades et autres nobles exercices de l’esprit », après quoi on lisait le « chef‑d’oeuvre des charades », composé par Diderot. Puis les abonnés purent prendre connaissance du projet d’érection de la statue en l’honneur de Voltaire dont on avait confié l’exécution à Pigalle, projet qui avait été établi, tout comme ses modalités de souscription (implicitement communiquées aux lecteurs par la même occasion), lors d’un souper ayant rassemblé la « chambre des pairs de la littérature » chez Madame Necker à la mi‑avril. Enfin, parmi une petite dizaine d’articles annonçant des parutions et quelques décès, il s’en trouvait un dans lequel Grimm rapportait des anecdotes sur deux actrices disparues, dont le raccourcissement des jupons de l’une avait, autrefois, secoué « la Sorbonne de l’Opéra ». Un bon mot de Galiani sur Sophie Arnould venait clore cet article.

La charade exceptée, tous ces éléments ont été relevés par Stanislas‑Auguste, qui commença sa lettre du 14 juin par « bien remerci[er] » Grimm « pour le voyage poétique de Moukden et le résultat vraiment glorieux pour les dix‑sept lettrés de Paris, de leur séance du 17 avril ». Tout en commentant l’épisode de l’invité écossais, il poursuivait en affirmant avoir « presque envie d’écrire à Mme Geoffrin » à ce sujet. Filant la métaphore religieuse pour parler des « caleçons des danseuses », il profitait de l’occasion pour rappeler à son correspondant qu’il « avait promis de temps en temps des dits mémorables de Soeur Sophie Arnould[60] » et, paraphrasant Galiani, sollicitait des ouvrages sur les « édits, barreaux, constitutions de rente, banqueroutes et autres facéties de cette espèce » au « natif ou habitué de Böhmisch Broda », c’est‑à‑dire à Grimm, qu’il incitait à « prophétiser sur ces matières » dans un clin d’oeil à son Petit prophète de Boehmischbroda[61]. Il lui demandait ensuite « tout ce [qu’il avait] d’authentique sur Kienlong in extenso[62] », y allait à son tour d’une petite anecdote sur le peuple chinois et reprenait des propos de Diderot pour les retourner au philosophe par l’intermédiaire de son destinataire.

La teneur de cette rétroaction nous permet de tirer certaines conclusions. Qu’avait aimé le roi de Pologne dans cette livraison? « Réfléchir » et « causer » avec Diderot et Grimm, respectivement sur la poésie et la philosophie d’un empereur chinois dont il désirait d’ailleurs recevoir le poème. Retrouver la résidence de Madame Geoffrin, les actrices de l’Opéra, et même tout Paris à travers la nostalgie de Galiani. Outre son penchant pour les arts et sa curiosité intellectuelle, la plupart des réactions du roi nous signalent sa sensibilité au ton de l’entre‑soi et son goût pour l’implicite. Réceptif et généreux, Poniatowski était cependant prompt à formuler toutes sortes de requêtes à l’égard du contenu des feuilles qui lui parvenaient; mais force est de constater, à la lecture des réponses qu’il reçut, que la plupart de ses demandes furent rejetées.

Quand le roi suggéra à Grimm de consigner autant que possible ses échanges avec Diderot afin de savoir « ce qui peut se penser et se dire de mieux et de plus agréable sur les arts, le goût, les sciences, la morale; sur les événements du temps, la politique, sur les hommes pour tout dire[63] », Grimm rétorqua que cela était impossible puisqu’il « pass[ait] quelquefois huit jours […], sans avoir vu l’homme [qu’il aimait] le plus[64] ». Lorsque Poniatowski lui conseilla d’abréger ses commentaires quand il « regard[ait] un ouvrage dramatique ou autre comme bien et dûment atteint d’être mauvais » et de « prononcer en juge souverain », se contentant alors de lui envoyer « le résumé du procès[65] », le critique lui fit valoir que « ce qui [le] port[ait] quelquefois à [s]’étendre sur les ouvrages dramatiques, c’est qu’ils [étaient] longtemps joués avant d’être imprimés[66] ». La proposition de l’établissement d’un « signe[67] » qui aurait permis à Grimm de dire au monarque, si ce n’est tout ce qu’il voulait savoir, du moins une partie, se buta pour sa part à un net refus :

Quant aux nouvelles, Votre Majesté ne saurait croire de quelle circonspection doit user celui qui les manderait sans avoir qualité. Il serait de la dernière imprudence de déposer dans le sein d’un ami son sentiment par écrit sur ce qui se passe. On se donnerait un air coupable en se le permettant avec un prince ou toute autre personne constituée en dignité[68].

Enfin, quand Stanislas‑Auguste écrivit à Grimm que ses feuilles étaient « quelquefois méchantes[69] », il reçut une vive protestation agrémentée d’une nouvelle présentation de ses occupations qui commençait comme suit :

Daignez cependant, Sire, ne pas trouver mes feuilles méchantes. Je suis obligé de dire mon sentiment sur toutes sortes de sujets, sans exception de personne, de m’expliquer sur des ouvrages qui me sont indifférents avec une liberté illimitée; voilà l’inconvénient d’un mauvais métier; mais le moyen d’y renoncer si je lui dois les bontés de Votre Majesté? Toutefois j’y renoncerais sans aucune difficulté si Votre Majesté y avait jamais aperçu la plus légère envie de nuire à qui que ce soit; mais j’espère que ce qui n’est pas dans mon coeur ne peut jamais couler sous ma plume[70].

Plus les liens épistolaires se resserraient, plus les demandes se multipliaient, plus Grimm tenait ferme ses positions afin de garder intact le climat de transparence qui lui était cher et qu’il estimait nécessaire à la « liberté illimitée » avec laquelle il entendait décider de la teneur des articles qu’il diffusait, le tout sans négliger la rhétorique de déférence et de sincérité qui lui était habituelle. Aurait‑il tiré cette leçon de sa mauvaise expérience avec Frédéric de Prusse à qui il avait vainement tenté de plaire pendant les trois années de correspondance qu’il fit pour lui en n’en tirant rien d’autre que du mécontentement[71]? Ses occupations étaient‑elles devenues si prenantes et son succès si important, au tournant de la décennie 1770, qu’il se serait moins soucié d’adapter ses envois aux goûts particuliers de ses abonnés? Il serait difficile de trancher ces questions. En revanche, les désirs exprimés par le roi semblent confirmer l’importance qu’aura eue, dans le processus d’adhésion des lecteurs, l’aura amicale que Grimm avait conférée à ses feuilles. D’ailleurs, le spectateur attentif, le lecteur bienveillant, l’abonné conciliant de Varsovie en vint même à prendre les traits d’un « ami couronné, généreux et sensible[72] » quand les deux hommes purent se rencontrer.

« L’homme obscur » et son « ami couronné »

Croyez que vous me faites réellement plaisir toutes les fois que vous m’écrivez, surtout depuis que je vous ai personnellement connu. […] Je suis très curieux de mon naturel, mais discret et peu exigeant. Vous vous arrangerez sur cela pour me dire (autant et pas plus que vous ne voudrez) de quels portraits sont composés mes futurs compagnons [sur l’« autel » où le coeur de Grimm « place tout ce qui lui est sacré »], et en général tous les détails qui vous regardent. J’espère qu’en cela vous démêlerez même quelque chose de plus que de la curiosité.

Stanislas‑Auguste Poniatowski à Grimm, 23 juillet 1774[73]

Si la lettre qu’il a plu à Votre Majesté de m’écrire [le 5 octobre 1774] venait à se perdre sur un grand chemin, on ne devinerait jamais qu’elle est d’une tête couronnée, adressée à un homme obscur; on dirait, c’est la lettre d’un ami pleine du plus tendre intérêt. D’après cela, que Votre Majesté daigne juger de ma confusion et de ma reconnaissance.

Grimm à Stanislas‑Auguste Poniatowski, 10 décembre 1774[74]

La correspondance de celui qui n’arborait plus, depuis mars 1773, « l’enseigne de faiseurs de feuilles[75] » et du monarque qui lui témoignait le « plus tendre intérêt » devint le dépôt de marques de confiance et d’amitié à la suite du séjour de Grimm en Pologne, au printemps 1774. Comme le lui confiait « tout rondement » Poniatowski,

avant votre passage à Varsovie, je ne connaissais de vous que l’homme de lettres, je restais sur votre façon d’être et de sentir dans un doute, lequel votre présence a éclaircie d’une manière qui m’a donné pour vous non seulement de l’affection mais même de la confiance. Si bien que je crois en vérité que si vous vous trouviez jamais dans le cas de me rendre quelque service, d’avoir un avis sur mon sujet, vous direz et agirez en ma faveur uniquement par un motif de justice et de mérite, même à mon insu[76]

Ainsi que cela se produisit avec plusieurs autres abonnés, la possibilité qui fut offerte à Grimm de faire sa cour en personne au roi de Pologne consolida leur relation de telle sorte que « quelque chose de plus » s’ajouta au « plaisir » et à l’« intérêt » qui lui servaient déjà de socle[77], ce que l’on peut, à la lumière de tels commentaires, associer à une recherche commune de mérite et d’intégrité. De par la teneur politique que prirent alors certaines de leurs lettres, il serait même envisageable de penser que Grimm et le roi aient, un temps, imaginé que leurs rapports débouchent sur une nouvelle voie.

Les années au cours desquelles Poniatowski fut lecteur des feuilles de Grimm furent des plus sombres pour son royaume. Le roi avouait « tout net », le 8 août 1770 : « dans mon régime moral je compte vos feuilles parmi un des antidotes que j’oppose à cette suite de malheur et de chagrin qui m’userait le corps et l’esprit […], si je ne cherchais à m’égayer l’esprit autant que possible[78] ». Quelques années après son élection, en septembre 1764, l’impopularité de plusieurs de ses décisions avait suscité les protestations, puis l’insurrection de la noblesse polonaise lors de la Confédération de Bar, le 29 février 1768. Ayant rapidement pris les allures d’une guerre civile, ce conflit, dont émana même une tentative d’attentat contre le roi en novembre 1771[79], rejoignit le contexte de tension internationale qui opposait déjà la Turquie et la France à la Russie, à laquelle on reprochait d’avoir mis la Pologne sous tutelle. En 1772, deux ententes successives, d’abord entre la Prusse et la Russie, le 17 février, puis entre ces deux puissances copartageantes et l’Autriche, le 5 août, donnèrent lieu au premier démantèlement du territoire polonais. La même année, dans son envoi du 15 février, Grimm annonçait à ses abonnés que le comte de Wielhorski, représentant de la Confédération de Bar en France, s’était « adressé à tous nos grands esprits pour faire fabriquer une nouvelle constitution à la Pologne[80] » et que, parmi ces « grands esprits », figurait Jean‑Jacques Rousseau. Quelques mois plus tard, dans une lettre privée, il proposa à Poniatowski les Considérations sur le gouvernement de Pologne de ce dernier qui s’étaient rapidement mises à circuler sous le manteau :

J’ai eu occasion de voir cet ouvrage, et si Votre Majesté m’ordonnait de Lui en procurer une copie, je le pourrai, je crois, aisément en payant simplement les frais de copie. Cette copie ne me viendrait ni de l’auteur ni de Monsieur le comte de Wielhorski dont je n’ai pas l’honneur d’être connu. Je ne me permettrais pas d’y faire le moindre changement ni de retrancher les impertinences, d’autant plus coupables qu’elles sont écrites avec une ignorance des faits et une prévention extrêmes. Mais je connais trop la magnanimité de Votre Majesté pour craindre qu’Elle ne sache pardonner à un barbouilleur de papier, quelque éloquent qu’il puisse être[81].

Tout en annonçant les couleurs du compte rendu qu’il allait diffuser, en deux temps, dans les livraisons des mois de janvier et février 1773, et tout en prenant les précautions nécessaires à la discrétion devant entourer la copie et la transmission de cet ouvrage, Grimm se dissociait soigneusement des positions du « barbouilleur de papier » qui, dans ses Considérations, prenait le parti des confédérés.

Le 22 février suivant, il présentait comme suit au roi ses deux articles :

Rien ne prouvera mieux à Votre Majesté ma confiance sans bornes dans Ses bontés que la liberté, ou pour mieux dire, la témérité avec laquelle je parle de la constitution polonaise. Quand on fait un mauvais métier comme le mien, la première vérité qu’il faut se persuader, c’est que ce qu’on dit à tort et à travers est sans conséquence. Mais il est un autre point sur lequel je ne saurais être indifférent. Si le philosophe ou l’historien ou le raisonneur doit être en apparence apathique, je Vous crois, Sire, trop clairvoyant et trop généreux pour Vous tromper à mon air[82].

Plus qu’une nouvelle insistance sur la tranquillité et l’impartialité nécessaires au critique, toutes deux corollaires du discernement et de l’esprit de justice reconnus à son lecteur, et plus que la simple expression de son désaccord avec plusieurs idées défendues par Rousseau, cette mise en garde constituait une prise de distance par rapport aux positions d’autres hommes de lettres, dont Voltaire, qui s’étaient montrés favorables au partage de la Pologne. Dans sa réponse, Poniatowski revenait d’ailleurs précisément sur ce point en commentant les Considérations :

En y voyant les confédérés qualifiés de gens qui ont actuellement sauvé l’État, il m’a fallu sentir avec douleur combien nos philosophes modernes sont atteints du vice de la flatterie. […] Mais au moins Rousseau ne flatte que des gens qui sont eux‑mêmes dans le malheur, et peut‑être il n’a cru être que poli ou consolateur. Mais que dire des philosophes qui prodiguent l’encens à l’oppresseur heureux, sur l’objet même de ses injustices! […] Je sais que le rôle de censeur ne leur convient pas, mais leur silence unanime suffirait seul pour en imposer[83].

Le roi espérait‑il, par ce commentaire, influencer « l’opinion publique du continent », pour reprendre l’expression employée dans l’édition de cette correspondance pour présenter l’esprit des échanges du roi avec les « représentants des Lumières européennes[84] », dont Grimm faisait partie? Tentait‑il d’influencer celui qui, depuis son séjour à Pétersbourg, jouissait du « bonheur inopiné » de se voir « comblé de mille bontés par Sa Majesté Impériale » de Russie[85]? Il semble effectivement que Poniatowski ait, un temps, espéré obtenir des informations de la part de Grimm. Quand ce dernier lui écrivit qu’il avait reçu une lettre de la tsarine lui faisant voir « avec le plus sensible plaisir que ce [qu’il avait] pris la liberté de lui marquer de [son] séjour de Varsovie [n’était] pas tombé à terre[86] », en plus de demander à son correspondant de lui en dire ce qu’il pourrait, le roi de Pologne lui répondit le 7 janvier 1775 : « Vous avez si bien su me faire croire que, tout compliment mis de côté, vous prenez réellement un intérêt affectueux à moi, que je pense ne pouvoir mieux répondre aux questions [sur l’État de la Pologne] de votre lettre du 10 décembre qu’en vous envoyant la pièce ci‑jointe », laquelle pourrait avoir été les statuts du Conseil Permanent qui allait être imposé par la Russie à la Pologne[87]. Mais là s’arrêtèrent leurs éventuels espoirs diplomatiques. Et là commencèrent aussi à faiblir, tranquillement, leurs témoignages d’affection.

L’éloignement progressif des épistoliers, qui n’étaient plus en contact que par leurs lettres privées, pourrait trouver son explication dans la tournure fulgurante que le premier voyage de Grimm en Russie avait donnée à ses occupations et à son existence, de même que dans la « constante et véritable passion » qu’il n’allait dès lors cesser d’entretenir pour Catherine II[88]. D’ailleurs, à compter de 1776, année où il effectua son second voyage à Pétersbourg, les lettres du monarque furent parfois teintées d’un certain agacement face aux bontés prodiguées à Grimm par les « oppresseurs » de son royaume. Il ne manqua pas de rebondir, par exemple, sur le fait que « le roi de Prusse [avait] ordonné de tout temps [à Grimm] de passer par Potsdam » pour se rendre en Russie, ce qui aurait empêché son correspondant de prévoir un nouveau séjour à Varsovie, où il aurait revu, écrivait Poniatowski, « quelqu’un qui ne vous ordonne rien, mais qui se voit d’autant plus flatté de votre visite qu’elle serait purement l’effet de vos bontés[89] ». Cela dit, en considérant leur correspondance particulière par‑delà ce contexte politique, c’est‑à‑dire en prenant en compte la richesse des échanges épistolaires ayant eu cours du temps où le roi lisait les feuilles périodiques de Grimm, de même que sa déception d’avoir « inutilement cherché à retrouver[90] » la correspondance de ce dernier dans celle de son successeur, ce qui le conduisit, en 1779, à cesser d’y souscrire, il semble fort plausible que, le plaisir de lecture du roi ayant diminué, sa relation imaginaire avec le Parisien et son entourage s’étant étiolée, l’élan des échanges particuliers ait fini par s’épuiser. De fait, Grimm dut bientôt constater que sa « bonhomie » et son intransigeance l’avaient emporté, dans l’esprit du roi de Pologne — tout comme dans celui de Catherine, d’ailleurs, qui ne résilia toutefois pas son abonnement[91] —, sur la manière de Meister dont il ne disait connaître « d’autre défaut que d’être trop sage » et à propos duquel il demandait à Poniatowski, en tentant de le faire changer d’idée sur l’arrêt qu’il venait de prononcer : « Est‑il possible que Votre Majesté ait fait grâce jadis à toutes mes folies, à toutes mes extravagances, à toutes mes hardiesses, à toutes mes étourderies, et qu’Elle punisse aujourd’hui les qualités opposées, en leur refusant Son regard auguste, la plus glorieuse des récompenses[92]? » Si les pratiques épistolaires particulières de Grimm venaient réguler son commerce avec ses abonnés princiers tout en assurant ce qu’il appelait sa tranquillité, si elles lui ont permis de nouer des liens étroits avec certaines de ses pratiques, notamment avec Poniatowski, il semble bien, à tout le moins dans ce cas précis, qu’elles n’auront pu que s’inscrire dans le prolongement imaginaire du périodique, ainsi que le suggère l’évolution de la figure du lecteur de Varsovie.

* * *

Je ne puis que vous répéter ce que je vous ai déjà dit quelquefois, c’est que j’ai trouvé qu’une plume comme la vôtre ne se remplaçait point. Cette vérité ne détruit cependant pas le mérite de ceux qui, sans vous atteindre, courent après vous la même carrière. Mais vos feuilles à vous m’ont gâté. On n’aime point à déchoir. […] Si par quelque hasard il vous reprenait un petit accès, vous voudrez bien m’en faire parvenir les documents.

Stanislas‑Auguste Poniatowski à Grimm, 13 mars 1779[93]

La correspondance particulière de Grimm et de Stanislas‑Auguste ne prit pas fin avec la résiliation de l’abonnement du monarque à la Correspondance littéraire, mais elle devint ensuite beaucoup moins régulière. Bien qu’ils se soient écrit jusqu’aux balbutiements de la Révolution française, on ne compte plus que quelques lettres échangées annuellement à partir de 1775, et enore moins après 1777. Le roi éclairé et bienveillant que Grimm recherchait en son abonné, il le trouva effectivement, quels qu’aient été la teneur des critiques de ses tableaux faites par Diderot, les remarques formulées « avec témérité » sur l’histoire de son royaume et les refus opposés à ses suggestions concernant le contenu des livraisons; mais l’interlocuteur complice n’aura pas survécu à la sagesse de son successeur. Contrairement aux autres abonnés de la Correspondance littéraire qui devinrent proches de leur « faiseur de feuilles », le roi Stanislas‑Auguste ne fut jamais pour lui qu’un lecteur. Et quel lecteur! Un lecteur exemplaire, à en juger par la teneur de ses lettres particulières. Exemplaire, d’abord, parce que sa relation épistolaire avec Grimm est tout à fait représentative de la manière déférente et modeste dont ce dernier interagissait avec ses abonnés princiers tout en leur imposant avec fermeté ses conditions relativement à la transparence de ses critiques et au secret de leur réception. Exemplaire, ensuite, parce que leurs lettres permettent d’observer l’intrication du discours qui, en aparté, préparait les envois périodiques, complétait l’aura conversationnelle dont ils étaient imprégnés et concourait à soigner l’idéal amical et philosophique qui les portait. Exemplaire, enfin, parce qu’il aurait été le seul à renoncer à la Correspondance littéraire du fait qu’il n’y retrouvait plus la manière de son fondateur. Celui qui écrivait à Grimm, le 8 août 1770, « je suis certainement une de vos pratiques qui vous veut le plus de bien[94] », était devenu, de son propre aveu, un lecteur « gâté », c’est‑à‑dire à tel point investi dans la relation imaginaire qu’on lui avait proposée qu’il n’aura plus souhaité y prendre part quand l’ami qu’il y avait appris à connaître s’en fut retiré.