Refuser d’oublier. Dans un monde d’hommes. Femmes, archives et histoire de l’impriméIntroduction[Record]

  • Marie-Andrée Bergeron and
  • Marie-Pier Luneau

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  • Marie-Andrée Bergeron
    U. of Calgary

  • Marie-Pier Luneau
    U. de Sherbrooke

À Plus on est de fous, plus on lit, le 1er septembre 2021, l’écrivaine à succès Arlette Cousture rapportait que « trois éditeurs avaient refusé le manuscrit des Filles de Caleb  ». Ce n’est qu’après avoir vu « sa femme et sa fille se battre pour le lire » que Jacques Fortin, directeur de Québec Amérique (dont le comité de lecture avait d’abord refusé le texte), a pris la décision d’ajouter le titre à son catalogue. Fortin aurait ensuite admis à Cousture avoir publié Les filles de Caleb, l’un des plus grands best-sellers de la littérature québécoise, « sans le lire ». Ce scénario est classique, et l’histoire de l’édition est remplie d’anecdotes qui réitèrent le double mépris dont sont frappés les manuscrits « écrits par des femmes, pour des femmes », d’emblée suspects d’être ennuyeux et prévisibles. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’autrice J.K. Rowling n’a d’abord voulu signer la série Harry Potter que par ses initiales, c’est-à-dire pour éviter d’être identifiée à son genre. Les exemples de l’entrée d’Arlette Cousture et de J.K. Rowling dans le champ littéraire attestent en soi de la difficulté, pour les autrices, de pénétrer « dans un monde d’hommes », tout autant qu’ils témoignent des préjugés dont on éclabousse, dans le même mouvement, leur lectorat. Les travaux de Mylène Bédard, d’Isabelle Boisclair, d’Adrien Rannaud, de Lori Saint-Martin, de Chantal Savoie et de Patricia Smart ont bien documenté comment les pratiques littéraires des femmes ont été, dans l’histoire du Québec, marginalisées et soumises aux rapports de force prévalant plus globalement dans la société patriarcale. L’objectif de ce numéro thématique est de déplacer la focale en insistant surtout sur la présence/absence des femmes dans tous les maillons de la chaîne du livre. Si notre connaissance de l’histoire des femmes écrivaines et journalistes s’affine de plus en plus, il reste à éclairer celle de leur présence au sein des maisons d’édition, du monde de l’illustration et du graphisme, des imprimeries, des librairies, des associations. Et qu’en est-il également de leur implication dans les périodiques, en particulier au sein de publications spécialisées s’adressant aux femmes et, pour cette raison même, longtemps boudées par la recherche? Souvent écartées de tout poste à responsabilité, les femmes ont développé des stratégies alternatives, qui nous obligent à appréhender autrement leurs pratiques. C’est notamment pour cette raison qu’il importe de fouiller des sources inédites, comme les correspondances et les autres documents d’archives, voire de questionner le type d’archives convoqué par l’histoire des femmes, dont la mémoire risque de s’exprimer dans des documents moins convenus (agendas personnels, calendriers annotés, notes éparses). Ces sources sont susceptibles d’offrir des données qui changent non pas le cours de l’histoire, mais notre façon de l’interpréter et, corollairement, de la raconter. La richesse des archives des maisons d’édition et des femmes de lettres (journalistes, chroniqueuses, autrices et écrivaines) nous permet de poser des questions différentes, afin de renouveler tant la perspective critique que l’approche méthodologique portée sur notre objet. Si le travail sur les corpus produits par des autrices et écrivaines se fait depuis quelques décennies déjà, il faut aussi chercher en amont des publications, dans le processus éditorial lui-même, pour rétablir avec le plus d’exactitude le fil du récit et faire émerger la voix des femmes qui, justement, n’en ont pas eue. Le présent dossier offre quelques pistes de réflexion à ce sujet. Certains des articles présentés se situent sur le terrain de la sociologie, d’autres sur celui des études littéraires, des sciences de l’information et de la bibliothéconomie, de l’ethnographie et de l’histoire. Le croisement des disciplines permet de varier les perspectives critiques …

Appendices