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Cette étude n’est ni une monographie ni un essai. C’est l’analyse d’un historien de longue durée qui a travaillé sur un sujet sur la longue durée avec l’intention de construire une compréhension de l’histoire intellectuelle du Québec sur deux siècles. Au commencement était le goût de la synthèse. D’une synthèse appréhendée de l’intérieur des sujets historiques, des consciences historiques qui s’étaient exprimées. Ni monographie, car je ne reviendrai pas sur les fondements du sujet mis en place[1]. Ni essai, au sens d’un genre où l’auteur s’essaie et explore un sujet. S’il y a exploration ici, c’est celle d’un objet connu scruté d’une certaine hauteur et sur la longue durée.

Il s’agit bien d’histoire intellectuelle, de l’histoire d’une idée – disons l’esprit – considérée dans le temps et dans le lexique évolutif de cette idée. C’est parce que je me suis intéressé à la laïcité que j’ai cherché à comprendre et compris, à ma façon, la religion en amont et en aval. L’histoire commence de façon explicite après 1930, après la secousse intellectuelle et spirituelle de la crise financière, économique, sociale et politique de la décennie. Avant les années 1930, l’esprit ne pouvait être que le Saint-Esprit et la pensée, que la servante de la Philosophie, qui était la servante de la Théologie.

L’histoire façonne les rapports entre l’État et les Églises

Au Québec, c’est l’histoire qui a rapproché l’Église de l’État. L’Église était alliée à l’État déjà sous le régime colonial français, mais avec le régime colonial britannique, le rapprochement prit un autre sens. Ayant perdu son statut légal au profit de la religion anglicane qui ne fut pas pour autant religion d’État, le catholicisme fut identifié au papisme, à son allégeance romaine. Pour assurer sa survie et celle de la religion qu’elle représentait, l’Église catholique a dû développer un rapport avec le pouvoir politique colonial et lui témoigner son loyalisme. Une même adhésion à la monarchie, donc à une même vision du pouvoir – monarchie absolue, puis constitutionnelle – facilita les choses. Tout obligée qu’elle fût, l’alliance des deux pouvoirs se façonna.

Après la révolution américaine, la révolution de l’ex-mère patrie en 1789 consolida la ferveur monarchique de l’Église catholique canadienne, mais surtout la rapprocha de Rome tout en l’éloignant de la France, la rapprocha de l’ultramontanisme – au-delà des monts (les Alpes) – tout en l’éloignant du gallicanisme, qui cherchait, en contexte révolutionnaire, à organiser l'Église catholique française de façon autonome par rapport au pape.

C’est ainsi que l’histoire construisit des relations inédites entre le gouvernement anglais, protestant et anglican et l’Église canadienne catholique romaine d’origine française mais de fidélité romaine. L’histoire façonna un rapprochement qui dût se maintenir, se renforcer pour des raisons qui prévalaient de part et d’autre. L’opposition aux idées républicaines états-uniennes et françaises alimenta les mêmes intérêts.

Pour tout dire dès maintenant, bien avant que la papauté n’officialise l’ultramontanisme et ne consacre le rapport des Églises nationales à Rome, l’Église catholique canadienne avait battu le sentier en cherchant sa propre voie.

Il fallait expliquer les rapports entre le gouvernement et l’Église catholique pour voir se façonner le rapport entre le religieux et le civil ou le politique. Il faut encore expliquer l’arrimage du spirituel et du temporel et en voir la première forme concrète.

L’enjeu spirituel des écoles

Le gouvernement colonial confie en 1801 à l’évêque anglican Jacob Mountain la responsabilité de la mise sur pied des écoles royales, avec le projet tout à fait attendu d’angliciser et de protestantiser la population majoritairement francophone et catholique du Bas-Canada. L’initiative fait long feu devant l’indifférence de la population francophone et l’opposition des curés. En 1824, le gouvernement, la Chambre d’assemblée et l’Église catholique s’entendent sur une loi des écoles dites de fabriques dans lesquelles les curés locaux ont une voix importante. Déjà dans une polémique qui avait alimenté la presse en 1819, l’Église avait fait valoir que l’école était un milieu de formation « mixte » où le temporel côtoyait le spirituel dont elle avait charge[2]. Tout comme elle a charge depuis le régime français du corps et de l’âme dans les hôpitaux et hospices. En 1829, les députés votent une nouvelle loi des écoles d’Assemblée, cette fois sous la responsabilité civile des élus. L’école est déjà un enjeu civique où l’Église fait valoir sa vocation spirituelle et sa volonté de regard sur la formation des enfants.

Une première critique de l’alliance du spirituel et de la politique

Le processus de dissociation du temporel et du spirituel connaît un moment décisif à l’époque des rébellions; la raison en est l’intervention de la hiérarchie catholique et des curés dans la vie politique et civique, témoignage de son loyalisme. De mai à novembre 1837, à la suite du refus des 92 Résolutions par les 10 résolutions de Russell, les patriotes tiennent une cinquantaine d’assemblées populaires où sont votées des résolutions, dont la presse se fait l’écho, contre les positions de Londres, de l’autorité coloniale, des seigneurs et des curés. Selon une de ces résolutions, « l’alliance de l’Église avec l’État est une union dangereuse »; une autre résolution dénonce la religion comme « un engin d’intrigues politiques ». Au début de 1838, une déclaration d’indépendance rédigée en anglais par le docteur Robert Nelson, traduite par un patriote francophone et imprimée sur une feuille volante, statue à l’article 4 « [q]ue toute union entre l’Église et l’État est déclarée abolie, et [que] toute personne a le droit d’exercer librement la religion ou la croyance que lui dicte sa conscience ». Pour la première fois, la politisation de la religion et du spirituel est dénoncée, la séparation de l’État et de la religion est clairement et publiquement revendiquée.

Spirituel et temporel triomphants

Pour l’Église catholique, l’Union (1840-1867) est une période de reconstruction matérielle et de renaissance spirituelle. En reconnaissance de son loyalisme politique à l’égard du gouvernement colonial, elle se voit offrir la responsabilité de l’instruction publique, tout comme les Églises protestantes. L’Église recrute des effectifs à l’étranger, ouvre des séminaires, salue la fondation de communautés religieuses féminines, érige paroisses et diocèses, publie journaux et annales, fonde des associations culturelles, crée des bibliothèques et des librairies et adhère avec la plus grande orthodoxie à sa romanisation. Le réflexe lui en vient après 1848 lorsqu’elle voit qu’il lui faut défendre la papauté contre les libéraux italiens qui menacent ses territoires dans leur effort d’unification du pays et qu’il lui faut, au Bas-Canada, contrer les principes nationalitaires des libéraux radicaux et anticléricaux de l’Institut canadien de Montréal et de L’Avenir. Non seulement elle s’aligne sur Rome – Ite ad Romam -, mais elle trempe la doctrine ultramontaine dans son prosélytisme contre les républicains anticléricaux. Vers 1870, le vent a tourné : de militante qu’elle était depuis 1837, l’Église catholique apparaît de plus en plus triomphante. La doctrine ultramontaine s’est nommée et imposée : le processus de confessionnalisation de la vie vient avec l’affirmation de la doctrine ultramontaine : la primauté du spirituel sur le temporel, en général et dans des domaines dits mixtes, s’est imposée. Primauté de l’Église sur l’État, du religieux sur le civil, de la foi sur la raison, de la Théologie sur la Philosophie. Primauté et souvent confusion.

L’Église catholique triomphante, au-delà de l’organisation et de la richesse matérielles, correspond à cette pensée ultramontaine dont la doctrine plaide en faveur d’une installation et d’un maintien dans le temporel et la politique, avec une ambition et une réalité de pouvoir spirituel et temporel, politique et social. Ce pouvoir prévaut de 1870 à 1930. Le spirituel a alors de forts accents de justification de contrôle du politique, du social, du culturel; le spirituel, l’esprit se sont même estompés sous la réalité du pouvoir et de la richesse.

La crise spirituelle des années 1930

La crise financière, économique et sociale fait voir les limites de l’ultramontanisme de l’Église catholique : l’ampleur de la crise sociale montrait que la charité et la philanthropie ne suffisaient plus, suggérant du même coup que l’État devait dorénavant jouer un rôle plus que subsidiaire dans les domaines dits « mixtes ». Mais le changement fut limité, l’Église résistant à la perte de ses prérogatives devant un gouvernement libéral capitaliste, peu habitué et peu désireux de voir l’État intervenir.

Les jeunes catholiques qui se cherchent un emploi pendant près de dix ans adhèrent à l’initiative de quelques prêtres « sociaux » et concrétisent une nouvelle manière d’être présents dans le milieu, de mener une action « catholique » qui tienne compte de la division du travail. Les jeunes catholiques ouvriers s’engagent dans la Jeunesse ouvrière catholique (JOC), les jeunes étudiants dans la Jeunesse étudiante catholique (JEC), les jeunes agriculteurs dans la Jeunesse agricole catholique (JAC).

La crise ébranle les systèmes, les met en concurrence, oblige l’Église à se situer. Le capitalisme conquérant et monopolistique est profondément secoué et remis en cause. Le jeune dominicain Georges-Henri Lévesque est appelé à conseiller la hiérarchie épiscopale, à récuser le socialisme de la Cooperative Commonwealth Federation (CCF) et à opter pour un capitalisme régulé tandis que l’Église elle-même voit dans le corporatisme une solution politique, économique et sociale d’avenir. Le « système » communiste prend du galon, fait craindre le matérialisme et l’athéisme et mobilise contre le « péril rouge ». Les systèmes sont ébranlables, sont ébranlés et mettent en branle l’idée qu’on est devant une inventivité obligée.

La crise économique et sociale facilite la montée de sauveurs qui commandent une adhésion quasi inconditionnelle, qui rogne les exigences de la démocratie. Des chefs montent en popularité en Allemagne, en Italie, en Espagne, en Autriche. Les partis politiques cherchent une nouvelle direction.

Des fondements sont secoués. La crise est vécue, marquante, stigmatisante; des hommes seront de « la génération de la crise ».

Une primauté du spirituel nouvelle manière

Jacques Maritain publie Primauté du spirituel en 1927 comme sa conclusion essentielle à la crise intellectuelle qui avait mené à la condamnation de L’Action française de Paris en 1926. Rome avait vu un danger réel dans l’instrumentalisation de la religion par la politique et un risque lourd de conséquences d’une association trop étroite entre nationalisme et religion. L’affirmation de la primauté du spirituel avait été la manière de Maritain de prendre ses distances à l’égard de Maurras et de la revue après ses efforts de médiation entre Rome et le mouvement.

Maritain est lu au Québec avant d’y venir faire des conférences à compter d’octobre 1934[3]. Il ne sera pas le seul à valoriser le spirituel et l’esprit. Emmanuel Mounier, qui est près de son aîné Maritain et attentif à la notion de personne que celui-ci met en circulation, fonde en octobre 1932 une revue au titre programmatique, Esprit. Primauté du spirituel et Esprit sont une seule et même réponse à la crise politique; l’une sensibilise au retour du nationalisme qui, en Europe après la Première Guerre mondiale, commençait à montrer de nouveaux signes d’attrait; l’autre se voulait une réplique au communisme et au matérialisme qui se présentaient comme des solutions à la crise du capitalisme quinze ans après la révolution bolchevique. Le spectre de réponse était large et profond.

Au Québec, durant les années 1930, la notion de « primauté du spirituel » est associée à celle d’« humanisme intégral », autre titre de Maritain de 1936. La première trouve tout son sens dans son rapport à la deuxième dans la mesure où l’humanisme tel que Maritain le conçoit gravite autour de Dieu, qu’il entend corriger l’anthropocentrisme mis en place à la Renaissance et qu’il maintient un système de hiérarchie où le temporel doit s’accomplir dans le spirituel. Certains pourraient voir dans cette conception globale un retour de l’ultramontanisme aussi hiérarchique. Il y a plus, et c’est ce plus qui a enthousiasmé la relève des années 1930 et 1940. Ce plus correspond à une valorisation du temporel, à un consentement au temporel. La vie vaut d’être pleinement vécue; si la fin est là-haut, elle ne réduit pas l’ici-bas à n’être que pour là-haut. Il y a une faim du monde qui justifie un engagement dans ce temporel. Ce seront la JOC, la JEC, la JAC et cette attitude de l’engagement qui définira dorénavant l’intellectuel.

C’est cette conception qui inspire la « distinction » maritainienne de parler et d’agir « en catholique » ou « en tant que catholique ». La première formule fait référence au catholique individuel, à la personne catholique qui inscrit sa croyance dans le temporel. La deuxième évoque l’institution ecclésiale qui parle officiellement, en tant qu’Église. Cette conception permet un glissement de la primauté de l’Église ou de la primauté de la religion à la primauté du spirituel, à la primauté de l’esprit. Le glissement ne s’arrêtera pas là, mais pour l’heure, l’esprit avec minuscule a sa forme d’autonomie à l’ombre de l’Esprit.

C’est là une des formes importantes de la crise « spirituelle » des années 1930. Il faut bien voir que la crise généralisée fut tout autant politique et spirituelle que financière, économique et sociale. La crise spirituelle doit être dénouée.

« Distinguer »

Une étape est franchie dans la tradition d’alliance du spirituel et du temporel lorsqu’en 1935 le jeune dominicain Georges-Henri Lévesque invite à une distinction entre action catholique et action nationale à l’association desquelles est identifié le charismatique abbé Lionel Groulx, très présent dans le milieu étudiant. Distinction concrète où dans la formation des collégiens la religion catholique est défendue et promue en même temps que le nationalisme, façon d’assurer, il faut bien le voir, le maintien d’un certain type de nationalisme. Le moment est en un sens, dix ans plus tard, notre crise de l’Action française.

En ces années où les fascismes en Italie, en Allemagne, au Portugal, en Espagne, en Autriche compromettent parfois l’Église et où celle-ci consent à des appuis partisans, le jeune père Lévesque voit le risque de voir basculer l’Église catholique en faveur de partis locaux aussi en pleine crise.

Le débat devient public en 1941[4], et la popularité de la nouvelle action catholique des jeunes donne à penser que le vent a tourné et que le respect de l’autonomie du spirituel commande vigilance.

Il faut pour que l’esprit soit reconnu et voulu que la personne y trouve un lieu d’accomplissement, que l’esprit coïncide avec la conscience, que le « je » devienne une ambition, une réalité. Dans la quête du « je », le sujet s’approprie l’esprit, trouve son esprit. Le spirituel n’est plus ailleurs, externe; l’esprit est soi. Une sorte de cartésianisme non forcé, non militant, de repli fondateur d’une sensibilité à soi. Et même s’il y a eu une pratique du journal auparavant[5], dont celle de l’abbé Groulx, diariste, épistolier et bientôt mémorialiste, la marche à la découverte fébrile et douloureuse de soi trouve en Saint-Denys Garneau un moment fondateur durant la décennie 1930. Son journal tenu de 1929 à 1939 sera publié en 1954.

Le parti de l’esprit

La critique, depuis la fin du xixe siècle, de l’accaparement des forces vives par la politique, par l’esprit de parti – bleu ou rouge – et l’évolution de la politique au temps de la corruption et du fascisme conduisent certains à renverser la tendance et à affirmer contre l’esprit de parti, le parti de l’esprit. Y compris de l’esprit critique. On pense à Jean-Charles Harvey, Berthelot Brunet, Olivar Asselin, Jean-Louis Gagnon, Robert La Palme, Paul Bouchard, François Hertel, Dostaler O’Leary. Ces francs-tireurs dénoncent la peur, comme Arthur Buies l’avait fait au xixe siècle. L’affirmation de l’esprit et la croyance en sa valeur passent par la levée des peurs, par la conquête de la pensée individuelle et autonome[6].

De l’Esprit à l’esprit

De Cité libre en 1950 à Liberté en 1959, la liberté est l’épistémè de la décennie. C’est « en termes de liberté que se pose le problème spirituel » de la génération de Cité libre, écrit Maurice Blain, dans le numéro spécial de la revue Esprit de 1952 consacré au Canada français.

Cette génération « sans maître est à la recherche d’un humanisme nouveau », et elle y est parvenue « le jour où cette génération a lucidement accepté de faire l’examen de son malaise religieux », le jour où « l’incertitude d’une conscience divisée, déchirée lui est apparue, au centre de la crise de la liberté, comme la question majeure de son être spirituel ». Blain explique ainsi la transformation : « L’apparition de l’inquiétude religieuse doit être considérée comme le fait capital de ces dernières années. Elle seule explique décisivement le mouvement d’affranchissement spirituel qui frappe aujourd’hui la démarche des intellectuels. Elle rend compte de l’extrême confusion des esprits […]. » La crise de l’esprit est portée par la crise de la liberté.

Dans ces revues d’idées, la liberté est d’abord celle de l’esprit. Alors, au dire de Blain, « la nature et l’étendue du pouvoir psychologique et moral » de l’Église sont telles qu’elles lui permettent de disposer d’une « contrainte permanente sur les esprits ».

La liberté loge dans la vie de l’esprit chez les intellectuels qui ont fait « cet acte de difficile lucidité : l’examen de leur conscience de catholiques devant les exigences de leur liberté ». La liberté spirituelle renvoie au respect de la conscience. En leur donnant un sens et une importance d’égale valeur, Blain pense que « la rédemption de l’esprit importe autant que le salut de l’âme, et qu’il y a quelque grandeur à poursuivre ailleurs que dans l’absolu la recherche de la vérité[7] ». Blain a pris le parti de l’esprit, de l’esprit avec un « e » minuscule, d’un esprit laïcisé.

Blain ouvre de façon inédite les voies d’un humanisme nouveau. S’il reconnaît que Camus avait été « l’exemplaire défenseur, sans évangile et sans dieu, de l’espérance en l’avenir humain[8] », c’est à la lecture d’André Gide qu’il se met à la recherche d’une spiritualité naturelle, d’une éthique sans transcendance, d’un humanisme agnostique et qu’il commence à préférer à l’humanisme chrétien l’humanisme grec.

Cette rencontre de Gide fournit l’explication inattendue de son évolution vers la laïcité, lui qui avait bien connu la philosophie et la tragédie grecques au collège. Blain revient à Gide en 1955 en trouvant dans la tragédie grecque explorée par l’écrivain français un modèle humaniste de son engagement en faveur de la laïcité de l’esprit et de la cité. Dans cet « affrontement de l’homme avec le divin » thématisé par les tragiques grecs, il voit l’homme « affranchi du mythe de la divinité », le projet « d’une humanisation du sacré ». Il cite Gide qui écrivait dans Thésée : « [L]’homme doit faire jeu des cartes qu’il a[9]. »

L’oeuvre de Gide, précise Blain, « redonnait droit de cité à l’humanisme laïque des cultures grecque et romaine ». Elle brisa « sans rémission le cercle théologique du thomisme, c’est-à-dire signait son arrêt de mort à l’aliénation d’un humanisme d’essence et d’hégémonie religieuses ». Avec Gide « moraliste », « la quête de vérité n’est jamais achevée[10]? »

Pour sa part, Pierre Vadeboncoeur estime qu’au « feu l’unanimité » (octobre 1960) de Gérard Pelletier, il faudrait ajouter « feu l’hypocrisie », car « sans culture de la liberté et de la sincérité d’esprit », « [n]otre liberté est morte d’une allégeance ambiguë donnée à une vérité qu’au fond nous n’acceptions pas et dont nous ne vivions pas ». Pour lui, c’est Borduas « qui a délié en nous la liberté », car « [p]ersonne, ou presque, n’avait été assez spirituel pour tenter enfin une véritable expérience. Borduas s’en est remis complètement à l’esprit. Il a tout joué. Le Canada français moderne commence avec lui. Il nous a donné un enseignement capital qui nous manquait. » C’est lui qui « fut l’exacte réponse à notre problème séculaire de la liberté de l’esprit » parce qu’il fut « le premier, peut-être, mais sûrement le premier maître à jouer son salut sur le mode majeur des choix de la liberté ». Sa démarche « reste une leçon sans prix », car « il fallait une révolution dans l’esprit d’un homme pour en fixer l’exemple. Il fallait que quelqu’un, par une démarche dans l’absolu, se mît d’emblée sur la route royale de la liberté ». L’esprit d’indépendance alimente l’indépendance de l’esprit, l’esprit d’indépendance chemine avec l’indépendance du spirituel[11]

Une histoire des idées menée sur deux siècles permet d’apercevoir des trames que des analyses ponctuelles ne font pas voir. Nous avons essayé non pas de faire une histoire « institutionnelle » de la laïcité, mais plutôt une histoire de l’esprit laïque, de l’esprit qui se laïcise. Une sorte d’histoire de la laïcisation faite de l’intérieur, faite à la lumière des motivations.

Aujourd’hui au Québec, l’esprit demeure dans des spiritualités aux formes diverses, le spiritualisme demeure dans le sens du sacré, dans l’attrait pour l’art, malgré le matérialisme consumériste. C’est là l’énoncé non pas d’une conviction, mais d’une hypothèse à fonder.