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Dans la presse des premières décennies du xxe siècle au Québec, le lecteur ignorait le plus souvent l’identité des auteurs des textes. La majorité des articles, en effet, ne portait aucune signature, et bon nombre de textes d’opinion étaient présentés sous une fausse identité inventée par le journaliste ou le collaborateur du journal. L’usage de telles signatures fictives a été abordé dans la recherche québécoise essentiellement pour d’autres genres d’écrits, comme la poésie ou le roman. Or chacun de ces genres, selon les époques, commande son propre régime de signatures. Si pour le poète, le romancier et le journaliste, certaines des motivations à user de noms d’emprunt peuvent être semblables, celles qui touchent plus spécifiquement le monde de la presse seront analysées ici.

Les pratiques adoptées par deux rédacteurs et directeurs du journal catholique Le Progrès du Saguenay, au Saguenay–Lac-Saint-Jean, seront examinées dans le présent article. Nous retracerons les stratégies à l’oeuvre au moment de signer les textes journalistiques, dans une perspective non seulement individuelle, mais aussi éditoriale et institutionnelle. Les journalistes choisis, un prêtre et un laïc, ont des objectifs de carrière journalistique distincts et ne sont pas soumis aux mêmes contraintes professionnelles, ce qui se reflète dans leur utilisation de signatures inventées. Nous aborderons également la situation précaire du journal régional dans un champ médiatique profondément transformé par la presse à grand tirage de même que les objectifs de propagande de l’Église diocésaine[1].

Journalisme et pseudonymie au Québec

L’histoire du pseudonyme au Québec a surtout été étudiée dans le domaine littéraire ou dans celui de l’émergence d’une écriture féminine. Pour les femmes, la signature sous un nom « supposé », à savoir toute autre désignation que le nom légal d’après une typologie développée par Jean-François Jeandillou[2], a permis de s’aventurer sur des territoires autrefois réservés aux hommes. La journaliste et écrivaine Éva Circé-Côté, libre-penseuse comme l’a écrit Andrée Lévesque, a multiplié les pseudonymes tout aussi bien masculins que féminins, voire androgyne dans un cas[3]. La prise de parole publique des femmes dans les dernières décennies du xixe siècle et celles qui ouvrent le siècle suivant, s’accommodait mal de la modestie que l’on attendait d’elles[4]. Il y avait là transgression des moeurs de l’époque et de certaines valeurs largement dominantes dans la société.

Bien d’autres transgressions ont été associées à l’usage de fausses signatures. Pierre Hébert montre comment, chez l’auteur et critique Louis Dantin, pareilles signatures fictives distinguent l’homme demeuré en retrait de son « délégué transgresseur[5] » habitué des controverses. Dans un panorama embrassant l’histoire de la pseudonymie au Québec jusque 1979, Marie-Pier Luneau souligne que dans un premier temps, jusqu’au xixe siècle, certains cachaient leur identité par crainte de représailles des autorités en place, fussent-elles civiles ou religieuses[6]. Dans le cas de membres du clergé, elle a ainsi fait ressortir que la supercherie pouvait avoir pour but de tromper le supérieur hiérarchique, particulièrement dans le cas de débats portant sur des thèmes religieux. Au xxe siècle, elle montre qu’il est arrivé au prêtre et historien Lionel Groulx, dont elle a scruté les pratiques éditoriales, de procéder ainsi pour échapper à la désapprobation d’un évêque incommodé par ses idées. Mais la fausse signature pouvait aussi cacher l’identité du prêtre à la population plutôt qu’au supérieur, l’objectif étant alors de garder secrète l’intrusion d’un membre du clergé dans un débat ou un champ d’intérêt où l’autorité de l’Église n’était pas reconnue[7]. Cette stratégie pouvait très bien, cela s’est vu, être menée sous l’oeil bienveillant des autorités cléricales, une situation dont la présente étude livrera un exemple supplémentaire.

De nombreuses variations ont été observées quant aux autres motifs amenant les auteurs et les autrices à user d’une fausse signature. Par exemple, Lionel Groulx rédigeait parfois des comptes rendus élogieux de ses propres ouvrages afin d’en mousser les ventes[8]. Une étude de Lucie Robert a mis en évidence le besoin de certains écrivains exerçant une autre profession de cloisonner leurs deux vies professionnelles afin d’éviter que l’une nuise à l’autre[9]. Des hypothèses sur les stratégies de signature ou de non-signature traversant le xixe siècle ont été émises par Manon Brunet, mettant en jeu aussi bien le genre d’écrit (article de journal, poésie, roman, chanson, histoire) que le processus d’institutionnalisation littéraire dont elle perçoit les effets à compter de 1860. Pour elle, les masques de l’anonymat et de la pseudonymie fluctuent selon « différents moments de reconnaissance sociale d’une pratique d’écriture[10] », les voiles se levant généralement avec les gains en reconnaissance.

Qu’en est-il des journaux, où l’anonymat, puis la pseudonymie ont été les plus employés, à l’exception des pamphlets à caractère contestataire ? Il est connu que certains journalistes en ont abondamment usé, tel Jean-Charles Harvey, à propos duquel Guildo Rousseau écrira qu’il « y a autant de Harvey journalistes que de pseudonymes sous le couvert desquels il s’exprime pour ainsi dire en contrebande », entre autres pour critiquer le clergé catholique et sa mainmise sur l’éducation[11]. On comprendra l’intérêt de cette « contrebande » à la lumière de son licenciement comme rédacteur en chef du journal Le Soleil, immédiatement après que le cardinal Villeneuve de Québec eut condamné son roman Les demi-civilisés, paru sous son nom légal en 1934. Dans l’ensemble, si les journaux ont été examinés pour les signatures de chroniques et de pages féminines, ils ont pour d’autres questions échappé en bonne partie aux investigations savantes. Or chaque type d’écriture ou d’espace de publication, comme le souligne Chantal Savoie à la suite de Manon Brunet, impose des conditions spécifiques quant au régime de signatures, variant de surcroît selon les époques. Ainsi, certaines autrices qui signent de leur nom véritable des écrits de facture littéraire, continuent d’user de noms supposés dans leurs écrits journalistiques[12]. Les publications périodiques, touchant un vaste lectorat et dont les textes sont destinés à une consommation rapide et éphémère, ne jouissaient généralement au xixe siècle que d’une faible reconnaissance, progressivement consolidée durant la première moitié du xxe siècle. Ces particularités étaient susceptibles de générer, quant aux modes de signature, des stratégies propres aux périodiques.

De telles stratégies sont à examiner également à la lumière de l’effet que peut avoir la signature fictive sur le lecteur, qu’il s’agisse de celui produit directement par le nom inventé, ou par la conscience que peut avoir le lecteur de lire une fausse signature (désigné dans ce dernier cas comme l’effet-pseudonyme, une notion proposée par Gérard Genette et reprise par Marie-Pier Luneau[13]). La fabrication d’une fausse signature journalistique, se livrant comme telle au lecteur ou, au contraire, simulant un nom véritable, obéit, estimons-nous, non seulement à des considérations personnelles d’auteur, mais aussi à celles de la direction et de la rédaction. Toujours en quête de lecteurs, ces dernières tenaient sans doute compte des réactions attendues du lectorat lors de la décision d’apposer ou non une signature à la fin des textes et, le cas échéant, lors du choix de celle-ci. Il en va de même de la construction du personnage nommé, auquel des traits de personnalité, des champs de compétences, voire une biographie peuvent être attribués : le patriote qui aborde le sujet du jour avec fougue et fierté, le blagueur facétieux qui se gausse des politiciens et de leurs partisans, le défenseur d’une morale stricte, etc. C’est ce qui est exploré ici à partir des textes de deux journalistes ayant travaillé tour à tour, entre 1918 et 1943, comme rédacteurs et directeurs du principal journal régional du Saguenay–Lac-Saint-Jean, Le Progrès du Saguenay. En s’attardant aux journalistes et à leur métier ainsi qu’aux pratiques éditoriales plus qu’aux contenus et aux idéologies véhiculées, le présent texte entend contribuer au développement de l’historiographie de la presse, tel que souhaité par Fernande Roy et Jean de Bonville en 2000 et, plus récemment, par Dominique Marquis[14]. Il s’inscrit aussi dans la lignée des travaux de Marie-Ève Thérenty explorant la poétique des supports de publication, travaux où elle fait notamment ressortir les contraintes qu’exerce sur l’écriture la « matrice médiatique » de la presse[15]. On le verra, celle-ci a également ses effets sur la signature.

Rédacteurs et directeurs au journal

Un journaliste laïque et un prêtre, à savoir l’avocat Eugène L’Heureux et l’abbé André Laliberté, ont été choisis pour cette étude. Tous deux ont publié bon nombre de textes sous des signatures fictives. Le premier quitte Québec en 1918 pour entrer au Progrès comme rédacteur, répondant ainsi à une invitation de l’abbé Eugène Lapointe, éminence grise du journal[16]. L’influence de ce dernier, faut-il le préciser, s’étend alors bien au-delà de l’hebdomadaire, puisqu’il occupe le poste exécutif de vicaire général du diocèse de Chicoutimi de 1908 à 1928, ce qui en fait le bras droit de l’évêque[17]. Vers 1912 ou 1913, il redéfinit les orientations du journal jusqu’alors mené par des politiciens et des hommes d’affaires locaux qui en avaient fait leur porte-parole et leur organe de lutte contre les partis politiques et les chefs d’industrie adverses. Suivant en cela une nouvelle optique favorisée par l’épiscopat catholique, le journal se dira désormais « neutre », c’est-à-dire indépendant des partis politiques, libre de critiquer les uns et les autres en s’inspirant des lignes directrices tracées par l’Église dont il s’agira avant tout de propager la doctrine. Le Progrès s’inscrit à cet égard dans une mouvance provinciale marquée notamment par la création à Québec en 1907, sous l’égide du haut clergé, du journal qui deviendra L’Action catholique en 1915[18].

Le Progrès a opéré cette mutation vers un journalisme catholique affranchi des partis politiques environ cinq ans avant qu’Eugène L’Heureux y rédige ses premiers articles. Il y travaille d’abord sous la direction de l’abbé Joseph-Calixte Tremblay. Tous deux n’ont toutefois pas la même vision de la forme que doit prendre le journal. L’Heureux, ambitieux et soucieux de concurrencer la presse populaire à grand tirage non alignée sur les directives de l’Église, veut introduire tout un ensemble de nouveautés : disposition particulière des publicités et des cartes d’affaires, ajout d’annonces classées, développement d’un service de nouvelles locales, regroupements d’articles pour présenter une page ouvrière, une page agricole, une page féminine, une page de jeunesse et autres modifications. Les tensions deviennent telles qu’au début de 1923, Eugène Lapointe doit arbitrer leur différend. L’un et l’autre lui expliquent en de longues lettres leurs positions respectives[19]. Finalement, l’abbé Tremblay démissionne en septembre 1923[20], laissant la voie libre à L’Heureux, qui dirigera le journal et mettra en oeuvre ses idées, par exemple celle des pages spécialisées, jusqu’à son départ pour Québec et pour le journal L’Action catholique en 1931.

Entretemps, à partir de décembre 1925, un protégé d’Eugène Lapointe, l’abbé André Laliberté, se joint à L’Heureux comme rédacteur au moment même où le journal annonce qu’il paraîtra bientôt deux fois par semaine plutôt qu’une fois. D’autres collaborateurs s’ajoutent au fil du temps, notamment lorsque le journal devient un quotidien en 1927. Mais Le Progrès doit revenir en 1932 à la parution hebdomadaire en raison de difficultés financières. Eugène Lapointe, encore une fois, contribue à la relance du journal dont la parution a été brièvement interrompue. Concernant le Syndicat des imprimeurs du Saguenay auquel Le Progrès appartient, Lapointe écrira d’ailleurs en 1933 de façon limpide : « C’est moi en réalité qui en suis le propriétaire[21]. » Avec son appui, après le départ de L’Heureux, Laliberté dirige le journal jusqu’en septembre 1943, moment où l’évêque du diocèse de Chicoutimi lui confie d’autres tâches.

L’inventaire des signatures des deux journalistes ainsi que de leurs articles a reposé sur plusieurs sources. Un dictionnaire de pseudonymes a d’abord été consulté, livrant déjà quelques informations pour Eugène L’Heureux[22]. Les fichiers de la Société historique du Saguenay ont confirmé ces informations et permis d’ajouter des signatures pour André Laliberté, dont un fonds d’archives conservé à l’évêché du diocèse de Chicoutimi a également été consulté. De courtes biographies ou éloges des deux journalistes ont livré quelques noms d’emprunt, généralement déjà repérés dans d’autres sources. La recension des articles de journaux s’est ensuite faite en deux étapes principales. Une liste initiale de références a d’abord été constituée à l’aide de bibliographies des écrits de L’Heureux et de Laliberté[23]. Elles ont été vérifiées dans les journaux La Vérité et Le Progrès du Saguenay ainsi que dans la revue L’Alma Mater du Séminaire de Chicoutimi, ce qui a donné lieu à des corrections. Dans une deuxième étape, des titres additionnels ont été trouvés, d’une part, dans l’index de la revue L’Alma Mater pour André Laliberté et, d’autre part, dans Le Progrès du Saguenay à l’aide de l’outil de recherche par mots-clés, disponible sur le site de Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Cette dernière démarche a permis d’accroître considérablement le nombre d’articles de notre corpus, particulièrement pour André Laliberté dont la bibliographie ne couvre qu’une partie de la carrière journalistique. Nous avons ainsi repéré, durant la période où Eugène L’Heureux utilise plus d’une signature de 1917 à 1927, 698 de ses articles dont 359 sous pseudonymes. Pour André Laliberté, 926 articles, dont 675 sous des signatures fictives, ont été retracés. Cela inclut, pour ce dernier, des textes publiés sous des rubriques récurrentes, à savoir un échantillon de « Sur le pont de Ste-Anne » (150) et de « Petite tribune » (20).

Ce travail n’a aucune prétention à l’exhaustivité. Ainsi, une recension complète des rubriques aurait grandement rehaussé le nombre de textes retenus. Surtout, comme l’a justement observé Manon Brunet dans une étude sur l’écrivain et critique du xixe siècle Henri-Raymond Casgrain, l’anonymat et la pseudonymie rendent généralement bien difficile la reconstitution des oeuvres complètes de ceux qui les pratiquent[24]. L’Heureux et Laliberté ont publié dans Le Progrès du Saguenay quantité d’autres textes sans les signer et ont probablement usé d’autres pseudonymes. Ainsi, dans la décennie 1920, les signatures « Albert des Érables » et « Boniface » apparaissent dans le journal en même temps que les pseudonymes connus de L’Heureux et disparaissent dans la période où il abandonne ces derniers. Or dans quelques-uns des textes parus sous ces signatures, l’auteur s’exprime au nom de la rédaction ou de la direction du journal, ce qui réduit les possibilités à un cercle restreint de deux ou trois personnes[25]. N’ayant pu identifier clairement le ou les auteurs cachés sous ces pseudonymes, les articles n’ont pas été retenus. Autre difficulté, certaines rubriques récurrentes ont été écrites tour à tour par plus d’un auteur sous des signatures fictives, (« Au fil de la plume », « Billet de la semaine », par exemple), sans qu’il soit toujours possible de les départager. Quoi qu’il en soit, le corpus, dont les textes sont clairement attribués à leurs auteurs, constitue une base amplement suffisante pour scruter les usages que font le laïc et le prêtre de la pseudonymie et en dégager quelques stratégies individuelles, éditoriales et institutionnelles.

Le journaliste laïque

Eugène L’Heureux, né en 1893 à Sainte-Foy, écrit en 1917 et 1918 dans le journal La Vérité, antérieurement dirigé par Jules-Paul Tardivel, un fervent catholique ultramontain et nationaliste canadien-français. Il signe ses articles de son propre nom ou utilise les pseudonymes « Jean-Baptiste Constant » et « Loyaliste de Sangfroid ». Il fait ses débuts au journal de Chicoutimi, Le Progrès du Saguenay, en novembre 1918 et pendant quelques années, y écrit uniquement sous pseudonymes. Les premières apparitions de son nom légal surviennent à titre de secrétaire de la Chambre de commerce ou de l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française. Puis, à partir de février 1923, le journaliste commence à signer ainsi des textes d’opinion. Dans le premier de ces textes, il justifie l’attitude critique du Progrès à l’égard du gouvernement provincial[26]. Cette prise de parole au nom du journal survient alors même qu’il vient de réclamer auprès d’Eugène Lapointe plus de responsabilités dans l’équipe de direction. Par la suite, la signature « Eug. L’Heureux » revient régulièrement au pied d’éditoriaux sur une vaste gamme de sujets et en quelques années, les pseudonymes sont retirés l’un après l’autre. Entretemps, L’Heureux aura fait de ces derniers différents personnages ayant chacun son domaine d’expertise et son champ d’intervention. « Jacques Terreneuve », « Jules Civique » et « Jean-Baptiste Constant » sont bien distincts aux yeux du lecteur.

Jacques Terreneuve (38 articles repérés) voit le jour dès l’arrivée de L’Heureux au journal en 1918. Ses sujets de prédilection sont directement rattachés à sa signature puisqu’il traite de colonisation (donc de terre neuve) et d’autres thèmes associés à celle-ci, comme l’immigration et l’émigration ou l’agriculture. Il se fait l’apôtre de l’exploitation du sol par les Canadiens français, solution à leur exode vers les États-Unis ou l’Ouest canadien, et donc remède à leur extinction par assimilation aux populations anglophones et non catholiques. La région, à l’en croire, offre de magnifiques possibilités d’établissement pour des paysans courageux, disposés à défricher leur lot et à cultiver la terre. On y trouverait l’espace nécessaire pour rapatrier bon nombre de Canadiens français partis aux États-Unis. Terreneuve connaît bien le sujet. Il exhorte les gouvernements à mieux soutenir les colons, exige des réformes au ministère provincial responsable de la colonisation, dénonce les privilèges des « marchands de bois » sur les sols arables et, à l’inverse, applaudit les efforts consentis pour stimuler le mouvement d’occupation agricole de ces sols.

Son collègue, Jules Civique (96 articles repérés), fait son entrée en 1920 et possède un autre champ d’expertise, également en lien avec sa signature. Son premier article, intitulé « Pour le progrès civique », propose la création d’un comité d’étude à Chicoutimi devant concevoir et mener des actions destinées à intéresser la population aux affaires publiques[27]. Ces dernières constitueront son champ d’intervention, limité toutefois presque exclusivement au territoire local, parfois régional. À lui, les réunions de conseil de ville, la sécurité publique, les campagnes d’embellissement, l’application locale de la loi des liqueurs, les travaux de voirie, les noms de rues, le poste de pompiers, l’établissement d’un marché, la qualité du lait, la construction de logements, la fanfare, etc.

Jean-Baptiste Constant, lui, a migré de La Vérité au Progrès du Saguenay. Ses vues sont plus vastes. La politique provinciale et fédérale, les questions internationales lui reviennent sous des thématiques variées. En politique canadienne, il s’insurge contre la tendance de nombreux politiciens à emboîter le pas aux visées impérialistes de l’Angleterre. Au palier provincial, il s’attaque à diverses politiques du gouvernement libéral, tout en soulignant parfois celles qui lui paraissent appropriées. Constant, c’est le journaliste des grandes questions, celui qui s’adresse aux dirigeants du pays ou de la province, celui qui, durant une première période, rédige le plus souvent ce que l’on appelle à l’époque l’article « de tête », à savoir l’éditorial. C’est aussi le pseudonyme de L’Heureux le plus fréquent (221 textes repérés). Pour ce rôle de premier plan, le journaliste s’est confectionné un pseudonyme qui évoque une forme de sapience canadienne-française à la fois patriotique, catholique et pérenne, en accolant Jean-Baptiste, le saint patron national, à la qualité de la constance, ce qui évoque d’un même trait la rectitude, la détermination, la fermeté et la résilience. Vraisemblablement, la composition de ce pseudonyme traduit l’image idéale qu’il se fait du journalisme catholique au Canada français et du journaliste qu’il veut être.

La division des tâches entre les personnages d’Eugène L’Heureux se maintient jusqu’à ce que l’auteur en vienne à revendiquer ses textes d’opinion en son propre nom. Ses doubles disparaissent, perdent leur raison d’être lorsque leur créateur s’empare de leurs thématiques. Terreneuve quitte la scène dès l’année où la signature de L’Heureux apparaît en 1923, donc l’année même où le journaliste devient directeur du journal. Il est suivi de peu par Jean-Baptiste Constant. Jules Civique survit plus longtemps, mais ses apparitions se raréfient et sont cantonnées à de courts textes portant sur des questions de peu d’envergure. En 1927, lorsque survient un débat sur le journalisme « impersonnel » dans la presse de Montréal et de Québec (débat dont il sera question plus loin), L’Heureux en a presque fini avec la pseudonymie. Manifestement, il est devenu partisan d’un journalisme à visage découvert, où il sera connu et reconnu pour ses prises de position et son professionnalisme. Bref, les trois personnages fictifs cèdent la parole au journaliste Eugène L’Heureux, sans doute satisfait de se faire un nom sans avoir à l’inventer.

Le prêtre journaliste

L’abbé Laliberté, natif de Normandin, donc de la région contrairement à L’Heureux, devient collaborateur à la rédaction de 1925 à 1931, puis codirecteur et directeur du journal jusqu’en 1943. Il utilise les noms supposés de façon nettement plus luxuriante. Un décompte sans nul doute incomplet de ses signatures dépasse en effet les 70 variantes. Certaines sont d’usage fréquent, d’autres paraissent n’avoir figuré qu’une seule fois. Voyons ce qu’il en est.

Une première série de textes sous des noms fictifs apparaît à partir de 1916 dans L’Alma Mater, journal du Séminaire de Chicoutimi[28] : Alceste (2 textes), Amicus (1), Cyrnos (1), Pauperculus (1), Yan Després (1) et Jean Despréaux (44). Bon nombre de ces articles sont écrits, de 1919 à 1925, lors d’un séjour de l’abbé Laliberté à Morinville en Alberta, séjour motivé par des problèmes de santé et qui l’amène à écrire sur la francophonie catholique de l’Ouest canadien. Une série de textes ont ainsi pour titre « Lettre[s] de l’ouest », souvent suivi d’un sous-titre. Plusieurs articles ont un caractère littéraire, poétique, ou encore empruntent un registre personnel, par exemple lorsqu’ils prennent la forme d’une lettre envoyée à un ami. Une dizaine d’entre eux sont ainsi intitulés « Lettre à Adolphe ». Ces particularités des textes soumis à L’Alma Mater contribuent probablement à ce qu’André Laliberté, livrant des expériences personnelles et des émotions, versant parfois dans l’intime, se retranche derrière des pseudonymes. Du reste, les auteurs de L’Alma Mater sont nombreux à signer par de simples prénoms sans patronyme.

À son arrivée au Progrès du Saguenay en décembre 1925, André Laliberté adopte un nouveau nom de plume, qui le suivra pendant toute sa carrière de journaliste et qui sera le plus couramment utilisé. Le premier texte paru sous le prénom de « Philippe » porte sur la survivance française dans l’ouest du pays[29], un thème qu’il reprend de Jean Despréaux. Philippe est un peu, pour l’abbé Laliberté, le Jean-Baptiste Constant de L’Heureux, en ce sens qu’il traite de la politique provinciale, nationale et internationale et qu’il est souvent responsable de l’éditorial. Il ne mâche pas ses mots, exprime son indignation lorsque tel ou tel politicien fait des choix qu’il juge inacceptables, dénonce ce qu’il considère comme les travers de ses contemporains, se fait souvent moralisateur. Comme L’Heureux, c’est un journaliste de combat. Il a des causes à défendre, celles du catholicisme et du nationalisme canadiens-français, et son engagement dans le journalisme est motivé par la conviction qu’il faut lutter contre l’influence d’une presse à grand tirage trop peu soucieuse des valeurs catholiques, trop influencée par les voisins américains et canadiens-anglais. Il porte donc ses idées avec vigueur sur la place publique, quoique sous le voile d’un simple prénom.

Quelques autres signatures ont souvent eu la faveur d’André Laliberté. « Pierre Dupont », par exemple, naît en 1933 et publie des textes jusqu’à ce que Laliberté quitte Le Progrès. « Jules Janin » (du nom d’un écrivain et critique français monarchiste du xixe siècle) a une durée de vie plus courte, de 1934 à 1940. L’un et l’autre ont fait leurs débuts au pied de la chronique « Sur le pont de Ste-Anne ». Pierre Dupont est aussi par moments responsable d’autres rubriques régulières dans le journal. C’est le cas de celles intitulées « Au fil de la plume » (que L’Heureux amorce en 1923 et qui sera reprise par Laliberté et d’autres collaborateurs) et de « Petite tribune », de 1934 à 1943. La rubrique « Au fil de l’heure » en 1927 est signée des initiales « J. D. » (Jean Despréaux ?). Ces rubriques sont organisées et présentées de façon semblable, avec quelques sous-titres correspondant à autant de sujets d’actualité sommairement traités.

Une rubrique en particulier, « Sur le pont de Ste-Anne », mérite un examen plus approfondi. Parue d’abord de façon anonyme quelques années avant l’arrivée d’André Laliberté au journal, elle peut difficilement lui être attribuée alors. Ses biographes, incluant un ancien collègue au journal[30], et sa bibliographe s’entendent toutefois pour affirmer que cette rubrique lui appartient. Nous estimons que « Sur le pont de Ste-Anne » relève exclusivement de Laliberté après qu’Eugène L’Heureux eut quitté la région en 1931. À partir de ce moment, la rubrique est presque systématiquement signée, toujours sous des appellations inventées qui, dès lors, se multiplient. De toute évidence, l’abbé journaliste y trouve du plaisir et, sans doute, entend-il amuser aussi ses lecteurs : outre Pierre Dupont et Jules Janin, il est tour à tour Aristote, Ésope (fabuliste de l’Antiquité grecque), Pindare (poète grec), Rapsode (artiste grec récitant des poèmes d’une ville à l’autre), Ovide (poète latin des débuts de notre ère), Polycarpe (disciple de l’apôtre Jean), Pontien (18e évêque de Rome et martyr considéré comme pape), Genséric (roi des Vandales et des Alains ayant joué un rôle dans la chute de l’Empire romain d’Occident), La Palice (militaire ayant légué son nom à ce qui est une évidence), Fréron (journaliste ennemi de Voltaire), Michel Sarrazin (médecin du roi en Nouvelle-France), Félix Pyat (journaliste et homme politique français du xixe siècle)[31]… La culture historique de l’ex-séminariste s’exprime dans ces choix qui représentent sans doute un clin d’oeil à ceux ayant en partage les mêmes connaissances, lesquelles échappent toutefois à une bonne partie du lectorat du Progrès du Saguenay. L’érudit s’adresse à ses semblables dans un média qui vise pourtant un large lectorat.

À l’inverse, certaines appellations fantaisistes feront rire de nombreux lecteurs, par exemple Coq Luche, Grain d’orge, Mangegosse (personnage de l’ogre dans l’opérette de l’abbé Auguste Thibault, Le Petit Poucet), Moutarde, Pic Pic, Picotte, Kifkif et Ti-Pit[32]. La dimension ludique ressort aussi lorsque sous un nom fictif, il commente les actions d’un autre de ses noms fictifs. Les idées farfelues de Polycarpe, en particulier, sont ainsi relatées par ses collègues dans de nombreuses parutions de la rubrique. Cette technique contribue à le caractériser encore plus auprès d’un public qui, peut-être, attend ses facéties. Enfin, toute une série de prénoms sont également utilisés, comme celui de Jean-Baptiste qui, dans la presse de l’époque, incarne souvent le Canadien français, mais aussi Luc, Marc, Marc-Eugène, Nestor, Hubert, Roch, Gaston, Blaise et d’autres auxquels il paraît difficile de rattacher une quelconque signification. Cette profusion de signatures fictives étaie l’observation de Gérard Genette à l’effet que « la pratique du pseudonyme est bien comme celle d’une drogue, qui appelle vite la multiplication[33] ».

Le plus souvent, la rubrique « Sur le pont de Ste-Anne » est composée de plusieurs entrées courtes d’une ou deux phrases se succédant sur une même thématique ou passant de l’une à l’autre. Ce sont en quelque sorte les « brèves » du Progrès. Ces entrées ont fréquemment vocation à faire rire, d’un humour badin, légèrement malicieux, mais aussi, par moments, ironique ou sarcastique. Au milieu d’une série de blagues ou de remarques plus ou moins anodines, un commentaire critique est souvent inséré concernant une question sociale, politique ou morale d’actualité. De nombreux personnages publics, en général des politiciens, se trouvent moqués, voire ridiculisés. Le lecteur, curieux de voir la pique humoristique du jour, reçoit ainsi les messages que l’abbé veut faire passer. Ces messages sont parfois l’écho en raccourci de l’éditorial publié par Philippe, incarnation plus « sérieuse » de l’auteur de la rubrique, ce qu’ignore le lecteur. Il arrive aussi qu’il n’y ait aucune intention de faire rire. Parfois, la rubrique en vient d’ailleurs à refléter un certain désabusement de l’abbé Laliberté, dont les propos prétendument drôles peuvent devenir acrimonieux. Y a-t-il usure de l’optimisme des premières heures, après une quinzaine d’années passées à répéter dans le Progrès les mêmes recommandations et directives, ou à commenter les ravages de la crise des années 1930 dont on ne sort que pour s’engager dans une guerre [34]? Quoi qu’il en soit, au moment de quitter le journal, l’abbé Laliberté fait ses adieux aux lecteurs d’un ton léger et joyeux, en signant le dernier « Sur le pont de Ste-Anne » d’un « LUC – MARC - ROCH – POLYCARPE - FELICE et cetera[35] ».

Nous avons trouvé 240 textes signés « André Laliberté, ptre », dont la rédaction s’est étalée tout au long de la période où il a travaillé au journal. Le champ d’expertise est alors clairement délimité. Ce qui touche à l’Église, à la religion lui revient. Cela vaut pour les textes traitant de piété, de dévotion et d’événements religieux, des persécutions de catholiques ailleurs dans le monde, du respect de la morale catholique ou des organisations confessionnelles, comme l’Association catholique des jeunesses canadiennes-françaises et l’Union des cultivateurs catholiques. Fervent patriote, comme ses doubles d’ailleurs, il s’intéresse également au sort des Canadiens francophones et catholiques dans l’ouest du pays, ce qui s’explique encore une fois par son cheminement personnel. Il se réserve aussi la critique de livres et les recommandations de lecture. Il est, faut-il le préciser, responsable de telles recommandations auprès des clients de la librairie tenue par le Progrès du Saguenay[36]. Dans un Québec où certains prêtres se distinguaient comme critiques littéraires, pensons à Camille Roy, ce rôle de conseiller littéraire n’est guère étonnant.

Stratégies

La fausse signature sera plus ou moins trompeuse pour le lecteur suivant les modalités de sa construction et les usages choisis. Le nom peut être fabriqué de sorte que chacun comprenne que la signature ne livre pas l’identité de l’auteur, une façon de faire mise en pratique par les deux journalistes. Il en va ainsi pour des signatures comme Jacques Terreneuve et Jules Civique, nommés d’après les thématiques qu’ils couvrent. Le leurre réside alors en partie dans leur utilisation simultanée donnant à penser que deux auteurs s’expriment plutôt qu’un. De façon encore plus évidente, le lecteur comprend bien qu’il y a une volonté de masquer l’identité de l’auteur quand Laliberté utilise un prénom uniquement (Philippe) ou les noms de personnages historiques qu’il affectionne particulièrement. D’autres signatures, en revanche, celles qui sont composées d’un nom plutôt banal, ne s’affichent pas d’emblée aux yeux du lecteur comme étant inexactes. Le Jean-Baptiste Constant de L’Heureux, le Pierre Dupont de Laliberté pourraient très bien révéler l’identité d’auteurs portant ces noms et prénoms dans la vie courante, hors du journal. La tromperie est alors plus complète, jusqu’au jour, évidemment, où l’identité dissimulée sous le pseudonyme est révélée au lecteur, comme cela se produit parfois. Aucun des deux journalistes n’a adopté une formule qui va encore plus loin dans la simulation en construisant une biographie validant l’existence d’un de ses personnages fictifs, ce dont on connaît divers exemples dans le monde littéraire.

Comment expliquer l’usage abondant de faux noms par ces journalistes qui se sont succédé à la rédaction et à la direction du principal journal régional du Saguenay–Lac-Saint-Jean ? Rappelons d’abord qu’ils évoluent dans un contexte où il est courant de ne pas signer ses textes. Le journal Le Devoir, dont les éditoriaux sont signés, fait alors figure d’exception[37]. On parlait alors de « journalisme impersonnel », un régime dominant dans le monde occidental, contre lequel des voix s’élevaient parfois. Ainsi, en 1927, Le Devoir de Montréal, Le Soleil et L’Action catholique de Québec ouvrent un débat, dans une série d’articles, sur la question de la signature[38]. Vaudrait-il mieux que les articles soient signés ? Au Soleil, dans des articles non signés, on explique que les rédacteurs présentent des idées traduisant la pensée de l’équipe éditoriale du journal, de sorte qu’il n’y a pas lieu d’en attribuer la paternité à un seul individu signataire. Ceux qui sont en faveur de la signature (au Devoir et à L’Action catholique) affirment que la connaissance de l’identité de l’auteur accroît la confiance des lecteurs et ils estiment que la reconnaissance du métier de journaliste s’en trouve rehaussée. La signature sous le nom véritable est donc liée à une recherche de reconnaissance pour un type d’écriture encore déconsidéré, une reconnaissance qui passe aussi par la professionnalisation[39].

À mi-chemin entre les journalismes dits personnel et impersonnel, participant de l’un comme de l’autre, se situe le pseudonyme ou, de façon plus large, le nom supposé. Certes, il ne révèle pas qui est vraiment l’auteur. Mais lorsqu’il est utilisé à répétition, il forge un personnage qui, d’un article à l’autre, acquiert auprès du lecteur une personnalité propre. C’est ce qu’avance Philippe, donc l’abbé André Laliberté, après que Le Soleil l’a pris à partie dans le débat : « Pour ce qui est de l’affaire à laquelle Le Soleil nous a mêlé, nous pensons bonnement que la signature en bas d’un article, fût-ce d’un pseudonyme, qui étant toujours le même détermine une certaine personnalité, impose un plus grand souci d’exactitude et de modération[40] ». Cette idée que le pseudonyme prend vie en quelque sorte, acquiert des traits que le lecteur lui reconnaît au fil des publications, présente une personnalité et des idées susceptibles de retenir le lecteur et même mène à un plus haut niveau de professionnalisme par le souci d’exactitude et de nuances correspondant au personnage choisi, cette idée est parfaitement illustrée par les pseudonymes de L’Heureux : chacun a ses intérêts et son champ d’expertise, est doté d’une individualité qui le détache de l’auteur et de ses autres signatures. Le journaliste se prête à un jeu d’acteurs, se glisse dans la peau de divers personnages qui auront chacun leur public.

Il y a là, pour le journal, une stratégie éditoriale. Aux yeux du lectorat, le nombre de collaborateurs grossit avec le nombre de signataires. Or ce nombre représente un enjeu majeur pour de petits journaux régionaux réduits à n’employer qu’une minuscule équipe de rédaction, composée parfois d’un ou de deux individus. Certes, des textes proviennent de collaborateurs externes, eux-mêmes souvent publiés sous des signatures fictives, mais un grand nombre de pages, quoique difficile à préciser, sont l’oeuvre de quelques plumes. Le nombre de signatures distinctes est particulièrement crucial dans les pages présentant des textes d’opinion. Souvent, dans une même page, les journalistes L’Heureux et Laliberté apposent deux ou trois de leurs signatures. Par exemple, le 8 juin 1922, Eugène L’Heureux signe comme secrétaire de la Chambre de commerce un texte sur un projet de route entre Québec et Chicoutimi ; Jacques Terreneuve, un texte sur la progression de la colonisation et Jules Civique, une suggestion relative à l’évaluation municipale, le tout en première page[41]. Autre exemple, dans une même parution[42], « André Laliberté, ptre » signe un éditorial s’attaquant au travail le dimanche ; « Luc » se charge de la rubrique « Le pont de Ste-Anne » et « Philippe » traite d’une pièce de théâtre écrite par un prêtre ainsi que d’événements survenus en Éthiopie et en Ontario, dans la rubrique « Petite tribune ». Il arrive aussi que L’Heureux, ayant signé l’éditorial de son nom complet, appose les initiales « E. L. » sous un autre texte. Tout cela aide à cacher au lecteur que ces gens, exprimant des idées parfois fortes et polémiques sur une grande diversité de sujets, ne constituent en fait qu’une seule et même personne. Pareille manipulation n’a rien de nouveau : au xviiie siècle par exemple, les deux journalistes ayant tenu l’éphémère Gazette littéraire de Montréal inventaient des auteurs débattant entre eux des questions soulevées[43]. Les trois experts de L’Heureux, qui s’occupent respectivement de la colonisation, des affaires civiques ou de la politique provinciale et nationale, paraissent plus crédibles qu’un seul individu couvrant toutes les thématiques à tous les paliers de gouvernance. Difficile, sinon, de voir dans Le Progrès du Saguenay un grand journal capable de rivaliser avec ses concurrents de Québec, plus largement diffusés. La supercherie du nom supposé apparaît ici bien plus comme une stratégie éditoriale que comme une question de protection personnelle ou de couardise. Autre avantage, lorsqu’une idée ou une opinion est reprise par des signataires prétendument distincts, le lecteur en retirera l’impression d’un consensus auquel il adhérera plus facilement qu’à l’affirmation d’un seul individu.

La multiplication des signatures dans le cas de la rubrique « Sur le pont de Ste-Anne » apparaît comme une tout autre stratégie éditoriale. La rubrique se veut comique afin d’attirer le lecteur. Souvent, les noms adoptés constituent en eux-mêmes une blague. Les signatures disparates, changeantes, parfois surprenantes, voire biscornues disent en quelque sorte au lecteur : « C’est encore moi, toujours le même, qui change de nom ». L’artifice est là pour le plaisir du lecteur comme de l’auteur. Ce côté ludique du pseudonyme, comme nous l’avons signalé précédemment, peut être utile pour insérer des propos plus graves sur des questions controversées. D’une certaine façon, le journaliste s’octroie ainsi la liberté et l’impunité du caricaturiste, dans un journal qui n’utilise pas cet autre moyen imagé de rire des personnages publics et de critiquer leurs actions.

L’usage de pseudonymes peut aussi servir à dissimuler l’identité du journaliste dans le cas où la personne qui est la cible des critiques et qui se sent diffamée décide d’entamer des procédures judiciaires, comme cela se produisait parfois[44]. À ce propos, Jean-Baptiste Constant écrit en 1922 qu’il faudrait « préciser les cadres entre lesquels la presse peut évoluer sans encourir de risques ni de châtiments[45] ». Pour lui, la presse « n’est pas libre » et il faudrait que le gouvernement légifère pour la protéger. Il n’est pas le seul à en débattre. Ainsi, Adjutor Rivard, juge et professeur à l’Université Laval de même qu’écrivain, publie l’année suivante un livre intitulé De la liberté de la presse[46], dans lequel il examine la question d’un point de vue juridique. Il conclut que si certains ajustements mineurs pourraient être apportés aux lois existantes, par exemple en accordant un droit de réponse aux personnes qui se sentent injustement attaquées, il n’y aurait pas lieu de légiférer sur la liberté de la presse. Il estime en effet approprié que les journalistes et les propriétaires de journaux soient astreints aux mêmes obligations et peines que tout autre citoyen en cas de libelle diffamatoire.

Il est arrivé que des politiciens s’estiment lésés par des articles parus sous de fausses signatures dans Le Progrès du Saguenay et qu’ils cherchent à en identifier l’auteur. En voici deux exemples. En 1920, le ministre provincial de l’Agriculture, Joseph-Édouard Caron, s’oppose vigoureusement à une recommandation faite au gouvernement fédéral par la Convention des unions ouvrières catholiques. Cette recommandation, affirme-t-il, nuit aux intérêts des agriculteurs. Un article acerbe paraît peu après, signé par « Un prêtre ouvrier ». À l’époque et dans ce journal, il est fort tentant d’attribuer pareille signature à Eugène Lapointe, le prêtre pionnier du syndicalisme catholique au Québec. Qui d’autre aurait obtenu de publier une série de six articles polémiques en première page, sans révéler son identité ? Il fallait que l’auteur soit proche de la rédaction, quoique nous n’ayons pas de preuve que cette intuition soit exacte. Quoi qu’il en soit, l’auteur accuse le ministre d’avoir eu une conduite « imprudente, déplacée, injuste, odieuse[47] ». Piqué au vif, Caron écrit au journal en réclamant que l’auteur mette « son nom au bas de son écrit » : « J’ai pour habitude de ne pas m’occuper des lettres qui ne portent pas un nom connu et responsable. Si votre correspondant tient à engager une discussion avec moi, qu’il enlève son masque, qu’il ait le courage de combattre à visage découvert[48]. » Son vis-à-vis lui répond qu’il n’a « pas peur » et que s’il a adopté un pseudonyme, c’est pour éviter que monsieur Caron soit tenté de faire dévier la discussion « sur le terrain des personnalités[49] » plutôt que des idées. Cela rejoint un raisonnement évoqué par les partisans du journalisme impersonnel, à savoir que l’identité de l’auteur ne changerait rien à la valeur des idées exprimées, ces dernières devant primer toute autre considération. Le titre d’un article paru dans Le Soleil est sans équivoque : « La signature n’est pas un argument[50]. »

André Laliberté, un proche d’Eugène Lapointe, a aussi maille à partir avec le ministre Caron en 1927. Les modalités du rachat des terres inondées lors du rehaussement du lac Saint-Jean sont alors âprement discutées dans les journaux de la province. Laliberté, sous la signature de Philippe, reproche au ministre d’avoir donné des conseils financièrement désavantageux à des cultivateurs lésés. Caron lui répond, dans une lettre envoyée à la direction du journal, que les informations livrées aux lecteurs sont inexactes, et il en fournit la preuve. Philippe admet son erreur tout en émettant un nouveau grief, que le ministre démonte encore une fois à l’aide de la copie d’une lettre. De mauvaise grâce, Philippe, toujours soutenu par le directeur du journal Eugène L’Heureux, doit encore se rétracter, mais en continuant de reprocher au ministre son attitude et celle de son gouvernement à l’égard des cultivateurs affectés par l’inondation[51]. Finalement, le ministre invite le journaliste à mieux s’informer avant de publier ses textes, ce qui sous-entend qu’il devrait faire preuve de plus de professionnalisme, puis il lui demande : « Pourquoi monsieur “PHILIPPE” ne consentirait-il pas à nous rencontrer ? Nous serions heureux de faire sa connaissance. Il apprendrait des choses qu’il ignore[52]. » De son côté, le ministre connaîtrait l’identité de celui qui l’attaque.

Faisant référence aux prises de position de Philippe durant la « fameuse discussion sur l’inondation », un journaliste écrit dans le journal Le Soleil de Québec que celui-ci, sous son nom d’emprunt, publiait « les plus violents, les plus iniques et les plus injurieux des articles ». Et d’ajouter :

Il eût pourtant été intéressant de connaître celui qui vitupérait avec tant de facilité et d’abondance dans la bonne presse. On eût peut-être appris que ce collaborateur, qu’un intérêt de famille égarait momentanément dans cette galère, n’était autre qu’un personnage dont le caractère et la fonction exigeaient plus de discrétion, de mesure et de retenue ; mais seule la curiosité eût été satisfaite, le nom ne changeant rien à la nature même des écrits[53].

Le journaliste évoque ainsi un conflit d’intérêt que cacherait la signature. Peut-être pense-t-il aux prêtres Victor Tremblay et Laurent Tremblay, fils d’Onésime Tremblay, cultivateur ayant mené la contestation devant le gouvernement ? L’usage du nom supposé aurait alors donné lieu à une identification fautive de l’auteur, ce qui n’est certainement pas l’effet recherché par ce dernier.

Toutefois, le critique du Soleil n’a pas tort lorsqu’il évoque un personnage dont la fonction nécessiterait qu’il modère ses interventions, car on attend du prêtre qu’il préserve toute sa dignité en évitant de se colleter avec les politiciens et de s’ingérer dans des débats par trop éloignés de son sacerdoce. En outre, une partie du clergé hésite à afficher des positions hautement nationalistes depuis que le Saint-Siège à Rome envoie des signaux défavorables aux nationalismes, certains tout à fait contraires à l’idée partagée par bon nombre de prêtres qu’au Canada français, la langue française est la « gardienne de la foi[54] ». Plusieurs éditoriaux de Philippe, qu’ils soient nationalistes ou s’engagent fougueusement dans les luttes politiques du moment, ne peuvent être signés par un prêtre. Comme l’a déjà souligné Marie-Pier Luneau dans un article relatif aux fausses signatures de membres du clergé[55], il s’agit ici de dissimuler à la population la condition de prêtre de l’auteur, et non pas d’échapper à l’autorité épiscopale, ce qui serait en l’occurrence bien difficile. En effet, c’est l’évêque qui décide des affectations des prêtres du diocèse. Vraisemblablement sur recommandation de son principal assistant, à savoir le vicaire général Eugène Lapointe, il a d’abord placé l’abbé Laliberté à la rédaction du journal et ensuite à sa direction. Il peut également l’en retirer du moment que les contenus publiés lui déplaisent. Pour les membres du clergé, il peut paraître ironique et même frustrant qu’afin de préserver la respectabilité et, par conséquent, l’autorité morale de l’Église dans la société, ils doivent ménager leurs propos sur certains sujets davantage que les autres citoyens. L’abbé Laliberté, d’ailleurs, s’en indigne en 1936 à la suite d’une contestation judiciaire de résultats d’élections invoquant une influence indue de membres du clergé :

Que peut vouloir dire d’autre la raison alléguée d’influence indue ? Les propos tenus hors de l’Église et des fonctions ecclésiastiques par des membres du clergé ? Depuis quand n’ont-ils plus droit à leur opinion politique, et n’ont-ils plus droit de l’exprimer ? Sont-ils des citoyens inférieurs [56] ?

Que cette tirade soit signée par « Philippe », l’inconnu, et non par le prêtre montre bien que l’abbé Laliberté est conscient des limites à respecter. Il n’en clame pas moins que les tribunaux civils n’ont pas à se prononcer sur ce que disent les prêtres dans l’exercice de leur ministère. D’après lui, seule l’autorité ecclésiastique est en mesure de décider si l’intervention cléricale « n’est pas justifiée » ou dépasse « les bornes légitimes ». Cette prétention héritée de l’ultramontanisme du xixe siècle n’avait pourtant pas tenu la route en 1877 devant la Cour suprême du Canada, lorsque le juge Jean-Thomas Taschereau (frère de l’archevêque) avait statué que le prêtre est soumis aux lois civiles, comme tout autre citoyen, et qu’en ce qui a trait plus précisément à la loi électorale, il exerce « une influence indue en qualifiant de péché le fait de voter pour tel parti politique[57] ». De plus, dans une circulaire ensuite adressée au clergé dans la foulée d’une visite d’un délégué apostolique romain, l’archevêque Elzéar-Alexandre Taschereau et ses collègues de l’épiscopat avaient imposé à leurs prêtres une stricte neutralité politique, sauf autorisation expresse de l’autorité épiscopale. Il avait ainsi prescrit de ne « jamais » donner son opinion personnelle du haut de la chaire, de ne pas enseigner qu’il y ait « péché de voter pour tel candidat, ou pour tel parti politique » et, de façon générale, d’appliquer en matière politique « une sage réserve et une grande prudence[58] ». Ces directives étaient motivées par la crainte que des prises de position politiques en viennent à dégrader l’image du prêtre dans la population[59]. Certes, il pouvait arriver que certains ecclésiastiques se permettent des entorses à ces directives, comme ce fut le cas lors de l’élection provinciale de 1935, mais règle générale, il semble que la consigne ait été assez bien observée[60]. Dans une perspective plus large, au-delà de la politique, la circulaire de l’archevêque fait référence à une circulaire précédente, émise par les pères du deuxième concile local de Québec le 4 juin 1854, selon laquelle le « clergé doit, dans sa vie publique et privée, demeurer neutre dans les questions qui ne touchent en rien aux principes religieux ». De l’intérieur même de l’Église canadienne, des règles de conduite avaient ainsi été définies, restreignant les droits des membres du clergé en tant que citoyens. L’exercice de ces droits était en fait soumis au jugement des supérieurs ecclésiastiques, qui devaient décider « à quel point il est opportun d’en user », suivant cette fois une directive du quatrième concile local de Québec tenu en 1868.

Pour revenir à l’abbé Laliberté, il est clair qu’il a obtenu de l’évêché la licence d’exprimer des opinions sur une grande diversité de sujets ne relevant pas de la religion, en s’affranchissant de la « sage réserve » habituellement prescrite en politique. Il conservait tout de même une « grande prudence » par l’usage de fausses signatures permettant précisément de contourner la barrière au-delà de laquelle le prêtre s’engageait franchement dans les débats politiques. L’abbé Laliberté a ainsi disposé de 1925 à 1943 de libertés inhabituelles pour un prêtre. Dans les éditoriaux parfois sévères et combatifs de « Philippe », les commentaires de « Pierre Dupont » sur l’actualité, les blagues polissonnes et irrévérencieuses d’une inépuisable série de noms fictifs qui délaissent régulièrement le ton comique pour dénoncer et blâmer, l’ecclésiastique joue bien des rôles qui, à visage découvert, lui seraient interdits. Et il le fait de toute évidence avec l’approbation de son évêque, puisque celui-ci le maintient en poste. Une telle pratique, s’étalant sur environ 18 années, apparaît comme un accroc à ce qui est attendu d’un prêtre. Elle constitue une supercherie d’envergure et révèle un côté trouble du journalisme catholique de l’époque, du moins tel qu’il se pratique à Chicoutimi : ce qui est mal vu de la population, ce qui suscite la réprobation de la société québécoise, l’Église le fait en cachette. Par des voies détournées, l’institution qui se proclame gardienne de la morale et des moeurs transgresse elle-même les règles établies en cherchant à étendre son influence jusque dans les sphères politique et économique, quitte à s’attaquer aux gouvernements en place, aux partis et aux politiciens les plus en vue de même qu’aux entreprises du commerce et de l’industrie. L’abbé Laliberté s’assure tout de même de respecter la loi électorale : s’il critique certains politiciens, il n’incite directement personne à voter pour un parti ou un autre, même si le lecteur comprend bien, au vu des critiques adressées à certains politiciens, pour qui il ne votera pas, dans un contexte politique bipolaire opposant conservateurs et libéraux.

Il faut souligner enfin qu’au Progrès, Laliberté n’est pas le seul membre du clergé à publier des articles d’opinion hors de la sphère d’intérêt religieuse. Ainsi, de 1913 jusqu’à l’arrivée d’Eugène L’Heureux en 1918, Eugène Lapointe aurait signé des textes sous le nom de « John Black », un pseudonyme à consonance anglophone que personne, considérant ses convictions patriotiques canadiennes-françaises, n’aurait songé à lui attribuer. De 1934 à 1940, le prêtre Louis-Joseph Aubin, venu prêter main-forte à André Laliberté, signe de nombreux éditoriaux du pseudonyme « Émile Langis ». Cependant, outre les articles à caractère religieux, d’autres types de textes ne suscitant pas la controverse et ne soulevant pas les passions sont livrés sans masque par des prêtres, à l’instar de la longue série d’enseignements rédigée à partir de 1927 par l’abbé Narcisse Degagné, sous le titre « Questions de français[61] ».

***

Un journal catholique de région excentrée constitue un cas particulier parmi tous les types de périodiques de l’époque. Son examen révèle néanmoins des tensions et des contraintes, des mécanismes éditoriaux qui, à des degrés variables, ont certainement existé à bien d’autres endroits qu’au Saguenay–Lac-Saint-Jean.

L’une de ces contraintes réside dans le besoin, pour un journal à la diffusion relativement restreinte puisqu’elle est essentiellement cantonnée au Saguenay–Lac-Saint-Jean, de convaincre la population régionale qu’elle dispose d’un organe de presse dynamique, dédié à ses intérêts et doté d’un personnel compétent, apte à appuyer efficacement les projets de développement d’une région en pleine croissance. Si le journal répète qu’il est « publié dans la région, par des hommes de la région pour la population de la région[62] », s’il se dote de correspondants dans les municipalités du Saguenay et du Lac, il n’en reste pas moins que son équipe éditoriale demeure de petite taille, malgré une certaine croissance des effectifs durant les années de parution quotidienne. Or l’usage de diverses signatures par un même éditorialiste laisse croire au lectorat que Le Progrès du Saguenay dispose de plusieurs journalistes. Dans le cas de L’Heureux, chacun de ses auteurs inventés se rattache à un champ d’intérêt distinct, simulant une spécialisation à laquelle le lecteur associera une expertise. Ainsi, Le Progrès ne se présente pas comme le « petit journal » de quelques individus seulement, incapable de rivaliser avec Le Soleil et L’Action catholique, ses principaux concurrents publiés à Québec et largement distribués.

Une autre contrainte limite la prise de parole des membres du clergé dans les dossiers politiques ou économiques où l’Église et les préceptes religieux ne sont pas directement en cause. L’Église régionale, aux plus hauts niveaux avec deux évêques qui se succèdent au diocèse de Chicoutimi et l’influent Eugène Lapointe, encourage cette prise de parole, qui constitue une transgression des règles établies dans la société québécoise de l’époque et des directives papales défavorables à l’expression d’un nationalisme canadien-français liant religion, langue et nation. Elle le fait à l’aide du subterfuge des fausses signatures, donc par une voie en apparence respectueuse de ces règles, puisque le lectorat et possiblement d’éventuels représentants de la curie romaine ignorent que l’auteur est prêtre. Se disant « indépendante », c’est-à-dire indépendante des partis politiques, la presse catholique de la région n’est certes pas indépendante de l’Église, qui participe ainsi activement et directement aux débats de l’époque, quoique en catimini. Dans ce stratagème, l’abbé Laliberté est le principal agent, celui qui avance sur la place publique dissimulé derrière le masque du pseudonyme.

Pareille approche souterraine de la prise de parole religieuse tranche avec les modes de communication ostensibles adoptés par les ténors de l’ultramontanisme au xixe siècle. Marque-t-elle un tournant plus important de la part d’une Église qui, pour continuer à exercer son influence sur la population dans les domaines de la politique et de l’économie, doit opter pour l’action secrète, clandestine ? C’est, du moins, ce dernier type d’actions que de nombreux membres du clergé adoptent, aux côtés de laïcs, dans l’Ordre de Jacques-Cartier, une société secrète catholique et patriotique créée en 1926. Or il existe au Progrès des sympathies pour cette société. Monseigneur Eugène Lapointe en est nommé chapelain d’honneur en 1935[63], année où cinq commanderies de l’Ordre sont créées dans la région[64], et monseigneur Victor Tremblay, autre ecclésiastique collaborant au Progrès, en sera membre[65]. Pour ce qui est des deux journalistes étudiés, Eugène L’Heureux rédigera ou corédigera des rapports d’enquête pour l’Ordre dans les décennies 1930 et 1940, et si nous n’avons pu confirmer qu’André Laliberté était membre de l’organisation secrète, ses combats éditoriaux sont alignés sur des thèmes que privilégie la société (refrancisation et droits des minorités franco-catholiques dans les autres provinces, lutte contre le communisme et la franc-maçonnerie, par exemple).

Enfin, l’évolution de la pratique de la pseudonymie chez Eugène L’Heureux témoigne d’un recul de la fausse signature, laquelle nuit aux gains en respectabilité de la profession de journaliste. Le lecteur peut être intrigué par l’identité mystérieuse d’un éditorialiste, amusé même par un chroniqueur comme André Laliberté, qui joue avec ses identités auctoriales, mais en règle générale, il accordera plus aisément sa confiance à l’auteur qui ne se cache pas, qui agit au grand jour. Or à partir du moment où la presse fait la transition de la feuille de combat politique et d’opinion vers l’organe d’information idéalement objectif et neutre[66], cette confiance devient essentielle pour mousser les ventes. C’est dans cette perspective que se tient le débat de 1927 sur le journalisme « impersonnel », où deux journaux catholiques majeurs de la province, Le Devoir et L’Action catholique sous les plumes clairement identifiées de Georges Pelletier et de Thomas Poulin, prennent position en faveur de la signature des textes, du moins des textes d’opinion.

De tout cela, il ressort qu’en fait de noms supposés, la presse de la première moitié du xxe siècle au Québec procède de logiques qui lui sont propres, orientées ou contraintes par la matrice médiatique particulière de l’écriture de presse. La courte périodicité du journal, qu’elle soit hebdomadaire ou quotidienne, impose d’accroître le nombre de textes, souvent signés par un même auteur, particulièrement dans les journaux où la rédaction d’articles se limite à quelques individus. Ce rythme d’écriture soutenu a été stimulé par le développement de la presse d’information, les lecteurs s’attendant désormais à une couverture rapprochée et régulière de l’actualité. Si cette couverture aux thématiques nécessairement hétérogènes s’accompagne d’analyses et de prises de position, elle requiert une diversité de compétences dont le lecteur s’étonnerait peut-être qu’elles se résument à un même journaliste intervenant sur tous les fronts. D’où, à défaut de pouvoir s’adjoindre d’autres journalistes, la tentation de gonfler artificiellement les rangs de l’équipe de rédacteurs à l’aide de pseudonymes. S’ajoute à cela l’usage grandissant de formes journalistiques brèves et répétitives susceptibles d’atteindre un lectorat plus large, comme les billets et les chroniques, usage qui découpe la page en plusieurs espaces textuels courts, ce qui augmente encore le nombre d’articles à signer. Quant aux rubriques comiques destinées à rallier et à fidéliser toujours plus d’abonnés, telle « Sur le pont de Ste-Anne », leur boîte à outils inclut l’éventuelle plaisanterie des signatures « pour rire ».