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Dans leur dernier ouvrage, les historiens Robert Gagnon et Denis Goulet s’intéressent aux bourses d’études à l’étranger du gouvernement québécois. Deux programmes de bourses retiennent leur attention, le premier fondé en 1920 et le second, en 1947. Tous deux poursuivaient le même objectif : permettre à des étudiants des cycles supérieurs de parfaire leur formation à l’extérieur du pays, particulièrement en Europe et aux États-Unis. La date d’octroi des premières bourses (1920) et la date d’abolition des deux programmes (1959) sont significatives à plusieurs égards. L’abolition des programmes en 1959 rappelle que les grandes réformes des années 1960 emportent avec elles les politiques publiques des gouvernements précédents au profit d’une nouvelle vision de l’État et d’une diversification du soutien accordé aux étudiants. La création du premier programme en 1920 rappelle, quant à elle, que le Québec n’a pas attendu la Révolution tranquille pour se transformer de l’intérieur.
En cela, entretenir l’idée de « grande noirceur » masque souvent le fait que la société québécoise n’a jamais été statique ou figée, elle qui, au contraire, se transformait bel et bien grâce aux multiples institutions mises en place depuis le xixe siècle. Nous n’avons qu’à penser à la création de l’École Polytechnique de Montréal en 1873, à l’autonomisation de l’Université de Montréal en 1920, à la création de l’ACFAS quelques années plus tard, à l’ouverture de l’École des mines de l’Université Laval dans les années 1930 et à tous les autres établissements qui ont contribué à former et à soutenir des générations de jeunes francophones qui ont profondément influencé le devenir de leur société. C’est en partie à cette élite francophone que le livre de Gagnon et de Goulet s’intéresse. De fait, bien que le titre fasse référence aux « bourses d’études », c’est davantage le parcours des boursiers qui est au coeur de l’ouvrage.
À travers l’histoire des deux programmes de bourses, c’est l’histoire d’une élite en formation dont il est question. Une élite certes, mais une élite relativement nombreuse, puisque les deux programmes ont soutenu plus de 1000 boursiers pendant leurs années d’existence. Si certains d’entre eux ont par la suite pris leur place dans le champ universitaire à titre de professeurs ou d’administrateurs, ramenant avec eux un habitus de chercheurs dans des universités québécoises largement dédiées à l’enseignement, plusieurs autres se sont retrouvés dans la haute fonction publique, à la tête de sociétés d’État comme Hydro-Québec, dans l’arène politique en tant qu’élus, dans le champ économique comme fondateurs de grandes entreprises et même, fréquemment, dans le champ artistique dans des domaines aussi variés que la musique ou la sculpture. Puisque les boursiers n’ont jamais véritablement constitué un groupe social cohérent, malgré les tentatives de l’éphémère Association des anciens étudiants d’Europe fondée en 1928, c’est à titre individuel qu’ils ont contribué à ce que Gagnon et Goulet nomment le « processus de modernisation du Québec ».
Sans surprise, on constate que cette élite n’était pas sans capital hérité. Les auteurs signalent que les programmes de bourses ont aussi contribué à la reproduction sociale, plusieurs des boursiers ayant reçu de leur environnement familial un bagage important de capitaux, qu’ils soient culturels, sociaux ou économiques. Le mot d’ordre n’était donc pas celui de la démocratisation de l’enseignement supérieur, comme ce fut davantage le cas à partir des années 1960, notamment avec l’entrée rapide des femmes dans les universités. Toutefois, réduire les programmes à un simple mécanisme de reproduction serait trompeur. Certains candidats, perçus comme trop nantis pour recevoir le soutien de l’État, se sont même vu refuser une bourse en raison de leur appartenance à la haute bourgeoisie. C’est même vraisemblablement le cas de Pierre Elliott Trudeau, futur premier ministre du Canada.
L’ouvrage débute par un chapitre qui met la table aux trois parties qui suivent. Le premier chapitre est en effet distinct du reste de la monographie puisqu’il est dédié à la création des programmes de bourses et à l’analyse de leur fonctionnement. Après cette entrée en matière, les auteurs retracent dans la première partie les trajectoires universitaires et professionnelles des boursiers d’Europe de l’entre-deux-guerres. La seconde partie reprend la même logique, cette fois en s’intéressant à la période de 1940 à 1945, période pendant laquelle la Seconde Guerre mondiale pousse les boursiers vers les universités états-uniennes plutôt que vers celles d’une Europe en plein conflit. La troisième partie traite finalement de l’après-guerre, moment où les boursiers renouent avec le continent européen en général et avec la France en particulier. Toutes ces parties ont la même structure : elles sont subdivisées par les mêmes grands domaines disciplinaires, passant ainsi des boursiers du domaine médical, à ceux des sciences humaines et sociales, avant de traiter des boursiers en sciences naturelles et appliquées et de finir par ceux du domaine des arts.
Si cela a l’avantage d’être clair et de permettre à quiconque de trouver l’information désirée rapidement, c’est peut-être aussi la plus grande faiblesse de l’ouvrage. Mis à part l’analyse sociohistorique qui inaugure l’ouvrage, les chapitres sont essentiellement descriptifs et s’affairent à reconstituer minutieusement la trajectoire des boursiers, de leur parcours universitaire à leur insertion professionnelle. On découvre ainsi que des figures aussi variées que Hubert Aquin et Maurice Sauvé ont comme point en commun d’avoir profité du soutien gouvernemental pour effectuer des études à l’étranger et ainsi ramener au Québec certaines logiques des pays d’outre-mer ou de celui du sud de la frontière. Ce que le livre gagne en information, il le perd toutefois un peu en analyse. Étant donné son caractère descriptif, il se rapproche parfois d’un ouvrage de référence. Bien que cela ne soit pas problématique en soi, il aurait été utile que cette orientation soit pleinement assumée dès le début de l’ouvrage. Néanmoins, mentionnons que quiconque s’intéresse aux parcours des acteurs de la Révolution tranquille ou au Québec d’avant les années 1960 y trouvera des informations essentielles pour comprendre ces différentes périodes. Le riche index placé à la fin de l’ouvrage est en ce sens un outil fort utile pour les historiens, puisque ce livre de plus de 500 pages n’est peut-être pas une oeuvre à lire de bout en bout, mais plutôt une contribution fort bienvenue pour entreprendre des recherches sur le Québec du xxe siècle.